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Article de revue

Politique et religion : limites de la séparation et illusions de l’autonomie

Pages 17 à 24

Notes

  • [1]
    Montesquieu, De l’esprit des lois, XXVI, 2.
  • [2]
    Certains des paragraphes consacrés à Luther dans cet article sont repris ou résumés du chapitre 2 du livre de Pierre Manent : La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, PUF, 2018.
  • [3]
    Voir Luther, Du serf arbitre, Paris, Gallimard, 2001, p. 333.
  • [4]
    Ibid., p. 213, 409.
  • [5]
    Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIaIIae, Q. 2 et 4.
  • [6]
    Luther, op. cit., p. 415-416.
  • [7]
    Ibid., p. 104-105.
  • [8]
    Ibid., p. 116.
  • [9]
    Le point est particulièrement souligné par Calvin, voir Calvin, Institution de la religion chrétienne, « De la liberté chrétienne », chap. XIV, in Œuvres complètes, Paris, « Belles Lettres », t. IV, 1961, p. 130-135.

1Mon propos sera limité. Je voudrais fournir quelques arguments pour regarder avec moins d’enthousiasme, et même avec une certaine méfiance la notion de séparation appliquée à l’ordre théologico-politique, et peut-être à l’ordre politique et social en général. Adam Ferguson a fameusement caractérisé l’époque moderne comme « l’âge des séparations ». On le sait, c’est d’abord pour répondre aux problèmes posés par le mélange des deux cités – celle de Dieu et celle des hommes – que l’on s’est engagé sur la voie des séparations. Avant la séparation des pouvoirs, avant la séparation de l’État et de la société civile, avant la séparation de l’économique et du politique, avant la séparation des faits et des valeurs, on avait conçu avec une parfaite netteté le principe de la séparation du politique et du religieux, même si la traduction institutionnelle complète de ce principe n’intervint que bien après sa formulation.

2J’emploie le terme de séparation comme s’il était clair. De fait, c’est parce qu’il semble si clair que le principe de séparation a paru non seulement plausible, non seulement judicieux, mais nécessaire, salutaire et pour ainsi dire irrésistible et irréfutable. La « séparation », c’est l’idée « claire et distincte » qui a fourni ce que j’appellerai la lumière opérationnelle du projet ou de l’entreprise moderne.

3Comment définir cette notion ? Comporte-t-elle une définition ? En tout cas, si l’on entreprend de séparer deux ou plusieurs choses, c’est qu’elles sont ou semblent séparables. Si elles sont ou semblent séparables, c’est qu’elles sont ou semblent distinctes. Donc séparer, c’est séparer ce qui était auparavant distinct mais joint ou mêlé. Or, dans la vie politique, sociale et morale, toutes choses sont nécessairement jointes ou mêlées puisque toutes choses y sont choses humaines, elles sont jointes ou mêlées dans la vie humaine. Dès lors n’est-il pas impossible, en tout cas difficile, peut-être dommageable ou dangereux d’essayer de les séparer ? C’est la crainte des conservateurs, et ce pourrait être leur définition : les conservateurs se méfient des séparations. À quoi les progressistes répliquent que c’est au contraire le mélange des éléments qui est dommageable ou dangereux car il est contraire à la nature des choses, ainsi que l’exprimait le plus persuasif théoricien des séparations, il s’agit bien sûr de Montesquieu. Le politique et le religieux sont-ils naturellement séparés ? Ou ne seraient-ils pas plutôt naturellement distincts, mais tout aussi naturellement joints ou mêlés ? Comment répondre à de telles questions sans prendre en compte les différentes espèces de religion et les différentes espèces de régime ou de forme politiques ? De fait, dans la cité antique, le religieux est naturellement et nécessairement joint au politique dont il est explicitement et officiellement une partie. Pour que le principe de séparation puisse apparaître comme une possibilité, il faut que l’on soit définitivement sorti de l’ordre païen, ordre auquel appartient encore le judaïsme antique dans la mesure où la loi y est inséparablement politique et religieuse. Le christianisme arrache l’humanité au mélange païen en proposant une communauté d’un genre inédit, une communauté dont le principe de vie et d’unité, soit la charité, est spécifiquement et exclusivement religieux : il est indépendant de toute communauté politique préalablement constituée. Cela ne veut pas dire que la séparation moderne soit la suite logique ou la conséquence nécessaire de la fondation chrétienne d’une Église universelle distincte des corps politiques, comme on le dit trop facilement aujourd’hui. Cela veut dire plutôt que le principe de séparation, séparation jugée conforme désormais à la nature des choses, a été élaboré et s’est imposé pour résoudre non pas n’importe quelle confusion, mais le mélange spécifiquement chrétien du politique, et en général du profane, et du religieux. La séparation moderne, loin de prolonger ce qui aurait été la séparation chrétienne originelle, a pour projet de débrouiller le mélange spécifiquement chrétien, un mélange incomparablement plus complet et pénétrant que la confusion païenne, parce qu’en vertu de son indépendance ontologique radicale, le religieux chrétien embrasse tous les aspects de la vie humaine auxquels donc il entend nécessairement se mêler.

4Comment le principe de séparation est-il devenu l’évidence qu’il est pour nous aujourd’hui ? Je ne vais pas reprendre cette histoire qui a été souvent faite et bien faite. Je voudrais considérer deux moments décisifs de cette histoire, dans lesquels les deux instances politique et religieuse prennent en quelque sorte leur indépendance, condition préalable à leur séparation ultérieure. En effet, et ce sera le sujet de ces remarques, avant de pouvoir être séparées, les deux instances durent être l’une et l’autre préalablement « épurées », détachées du tissu commun de la vie humaine. Leur mélange – le mélange chrétien – reposait en effet sur l’appartenance de l’ordre politique et de l’ordre religieux à un même ordre de la vie humaine, à savoir l’ordre pratique, l’ordre de l’action bonne ou juste. Montesquieu peut bien dire que la religion est naturellement séparée du gouvernement politique comme le « meilleur » est séparé du « bien » [1], il reste que le meilleur et le bien ne prennent sens que dans l’ordre pratique, dans l’ordre de l’action. Ce sont deux principes pour régler l’action, et au moment même où Montesquieu nous explique pourquoi il serait « naturel » de les séparer, il nous fait comprendre pourquoi ils étaient jusqu’alors naturellement unis. Du reste, pour le dire en passant, on voit comment la subtile manœuvre de Montesquieu ne trouve sa plausibilité qu’en reprenant implicitement la distinction catholique – distinction qui n’est pas une séparation – entre les commandements et les conseils.

5Quoi qu’il en soit de ce dernier point, l’important pour notre propos est de saisir que la séparation moderne du politique et du religieux – du religieux chrétien – réclame préalablement que l’on détache l’une et l’autre instance de l’ordre pratique. Il s’agit de deux opérations distinctes, conduites à des périodes différentes par des agents différents et indépendamment l’une de l’autre, même si l’on peut penser qu’une solidarité cachée reliait les deux démarches. Je considérerai d’abord la manière dont Thomas Hobbes émancipa l’organisation politique de l’ordre pratique, ensuite la manière dont Luther [2] détacha le geste ou l’effort religieux de ce même ordre pratique. Si je suis un ordre inverse de l’ordre chronologique, c’est simplement que la démarche de Hobbes est beaucoup plus clairement lisible que celle de Luther, ce qui ne veut pas dire que celle de Luther soit moins radicale ou moins significative.

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7Nous le savons, parce qu’il jouit d’un droit illimité concédé par ceux qui obéissent, le souverain hobbesien dispose d’une force irrésistible. Il résout ainsi le problème de l’ordre humain, qui a sa source dans cette pride qui pousse naturellement les hommes à la désobéissance. Léviathan résout le problème humain en résolvant le problème de la désobéissance humaine, en forçant les hommes à l’obéissance. Les hommes ont d’abord besoin d’une science de l’obéissance, et c’est cette science que Thomas Hobbes a le plaisir et l’honneur de leur fournir.

8Il est impossible de ne pas admirer l’ampleur et la cohérence de la doctrine de Hobbes, qui a le mérite supplémentaire, puisqu’elle fournit le plan de l’État moderne, d’être la doctrine politique moderne la plus opérationnelle, celle dont la relation à l’histoire politique moderne est la plus claire et la plus étroite. Il importe en même temps de percevoir l’énorme « trou » qui l’affecte, le « vide » qui est au centre du majestueux édifice, la faiblesse qui est le revers de sa force. Nous ne savons pas, nous n’avons aucun moyen de savoir, et Hobbes ne se soucie pas de savoir quels sont les principes d’action de celui qui commande souverainement. Étant une science de l’obéissance, non pas du commandement et des vertus et des finalités de celui qui commande, la science politique nouvelle est une science politique mutilée qui produit une institution politique mutilée, cet État qui est une institution organisatrice et pour autant directrice, mais une institution qui ne commande ni ne dirige politiquement, étant simplement l’instrument de ceux qui obéissent. L’État est bien le plus froid de tous les monstres froids dans la mesure où il est étranger à tout affect entraînant et liant, à tout mouvement vers une fin positive et désirable. On ne peut dire en effet que la paix soit proprement sa finalité, elle n’est que le résultat visé par les sociétaires, nul ne sait comment ce résultat souhaité par ceux qui obéissent peut devenir la finalité de ceux qui commandent, ou du moins qui sont en position de commander puisqu’encore une fois la perspective de celui qui commande est entièrement absente de la doctrine de Hobbes.

9Ainsi, la définition hobbesienne de l’État, c’est-à-dire la définition moderne de l’État moderne – l’État comme instrument souverain ou illimité de ceux qui obéissent – conçoit et contribue à produire une institution d’un type radicalement nouveau, une institution ultimement non politique, ou apolitique, quoiqu’elle joue un rôle majeur dans l’organisation de la vie commune, une institution, une organisation, un organon ou un instrument, qui tend à soustraire la vie des sociétaires à l’ordre pratique, à l’ordre de l’action proprement dit. Pourquoi cela ? Tout simplement parce que cette organisation qui embrasse toute la vie sociale, on est incapable de dire si elle commande ou si elle obéit, étant l’instrument de ceux qui obéissent. Cette indétermination signale que nous entendons nous organiser désormais en nous rendant indépendants des obligations et des paramètres inséparables de la vie pratique. Quelles obligations, quels paramètres ? Dans la vie pratique et politique, il s’agit d’être en mesure de répondre aux questions suivantes : qui gouverne et à quel titre ? Quelles sont les dispositions et les finalités de celui qui commande ? Quelles sont les finalités ou les règles qui gouvernent l’action commune et les actions sociales ? On ne peut répondre à ces questions en disant simplement qu’il s’agit pour tous et chacun de préserver et garantir les droits de chacun – ce qui est en effet la fonction de l’État. Le droit indéterminé d’être ou de faire ceci ou cela, ne dit rien sur la règle ou les principes de l’action. Imaginons un ordre humain entièrement étatisé, c’est-à-dire défini exclusivement par le fait que tous les droits humains, compris de la manière la plus étendue, y seraient garantis de la manière la plus complète et la plus rigoureuse, ce serait un ordre apraxique, l’action n’y aurait ni règle ni sens, il serait impossible d’y poser simplement la question « que faire ? » puisqu’à cette question on ne peut répondre qu’en indiquant une finalité ou en déterminant une règle, et que dans l’ordre des droits humains il n’y a place ni pour la fin ni pour la règle de l’action.

10On le voit, la construction de cette organisation apraxique qu’est l’État moderne fut une des deux conditions préalables à la séparation du politique et du religieux. Je l’ai dit, pour pouvoir séparer le citoyen et le chrétien, il fallait au préalable séparer et le citoyen et le chrétien de l’ordre pratique dans lequel l’homme agissant est nécessairement et inséparablement citoyen et chrétien. L’État moderne se charge d’une moitié de la tâche : il arrache le citoyen à l’ordre pratique. Il nous reste à voir comment la Réforme s’est chargée de l’autre moitié de la tâche.

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12Nous quittons la belle clarté hobbesienne. S’ouvre à nous un champ particulièrement obscur et tourmenté. Je crois pourtant qu’il est possible de parvenir à des résultats significatifs en considérant le centre de la doctrine réformée – le salut par la foi seule – non pas dans sa teneur ou sa pertinence théologique, mais dans la manière dont il affecte la compréhension de la vie pratique. Mon propos ici consistera simplement à me demander ce que devient l’agent, l’homme agissant, si la démarche spécifique du chrétien est la foi telle que comprise par la Réforme.

13Je considérerai principalement Du serf arbitre, texte dans lequel Luther répond longuement à la diatribe ou collation d’Érasme, Du libre arbitre. Pour Érasme, puisque l’Écriture est pleine de verbes à l’impératif, pleine de commandements, cela implique ou suppose que l’homme est en principe capable d’obéir à ces commandements qui autrement seraient vains [3]. À cette compréhension pratique des commandements, Luther oppose une compréhension gnoséologique de la Loi : « Toute la raison d’être et la valeur de la Loi sont dans le fait qu’elle fournit la connaissance, et la connaissance de rien d’autre que du péché, mais non dans le fait de montrer ou de conférer une puissance. » Et encore : « Car il n’y a pas de justice par la Loi, mais il y a connaissance du péché. Voilà en effet le fruit, la tâche, la fonction de la Loi : elle est la lumière pour les ignorants et les aveugles, mais une lumière susceptible de montrer la maladie, le péché, le mal, la mort, l’enfer, la colère de Dieu ; cependant elle ne porte pas secours et ne libère pas de ces choses-là : elle se contente de les montrer. Alors, l’homme, connaissant la maladie du péché, s’attriste, s’afflige ; bien plus, il désespère [4]. » Ainsi, la Loi, selon Luther, ne nous oriente pas, ne nous indique pas de chemin, ne nous commande pas des actions, éventuellement des actions qui seraient très difficiles, ou même impossibles, à accomplir sans l’aide de la grâce, mais qui seraient néanmoins l’objet pertinent de notre visée. Le désespoir induit par la Loi nous jette hors du régime de l’action, dans un état dont nous ne pouvons sortir que par une démarche qui est tout autre chose qu’une action. Cette démarche, c’est la foi seule.

14L’innovation de Luther ne réside pas tant dans l’accent mis sur la grâce que dans la manière dont il comprend l’acte de foi. Selon la tradition catholique, la foi est l’acte de l’intellect commandé par la volonté, elle-même mue par la grâce, l’acte de l’intellect qui donne son consentement au vrai bien, celui qui rend l’homme heureux [5]. La foi vise une vérité et un bien objectifs qui me concernent, certes, mais par une conséquence de mon appartenance à l’humanité objet de la bienveillance divine : j’ai besoin de la grâce de Dieu comme tous les hommes pécheurs, et c’est à cette vérité que j’adhère dans l’acte de foi. Si quant à moi particulièrement je suis « sauvé », si je suis « élu », c’est une question qui sans nul doute m’intéresse mais qui n’appartient pas comme telle à l’objet de l’acte de foi. Si elle devient l’objet d’un souci spécifique, je fais appel à des critères spécifiques, c’est-à-dire d’abord les critères contenus dans la Loi de Dieu tels que l’Église les explicite et les administre, des critères donc appartenant nécessairement à l’ordre pratique. La question de mon salut est alors inséparable de la question de mes actions ou de ma conduite, telles que ma conscience plus ou moins instruite, plus ou moins éclairée, plus ou moins pure, les évalue, évaluation et purification qui réclament l’instruction et l’aide sacramentelle de l’Église. Sauf révélation particulière, le plus que je puisse espérer dans cet ordre de choses, c’est de parvenir à une espérance raisonnable d’être sauvé.

15Comme on sait, tout cela est pour Luther un tissu d’absurdités que le Diable a brodées. Je ne crois réellement, je ne crois sérieusement que si je crois que je suis sauvé. Seule la certitude de mon salut garantit l’authenticité de ma foi. Luther oppose cette certitude à l’incertitude de ceux qui jugent leurs propres actions : « Interroge-moi (…) tous ceux qui font effort en vertu du libre arbitre pour voir si tu pourras en montrer un qui puisse dire sérieusement et sincèrement, à propos de quelque zèle et effort qu’il a eu : Je sais que cela plaît à Dieu. (…) Or, si (…) la conscience n’ose pas dire avec certitude et confiance que “cela plaît à Dieu”, il est certain que cela ne lui plaît pas. (…) c’est cela même le crime d’incrédulité : douter de la faveur de Dieu, qui veut que l’on croie, avec la foi la plus certaine possible, qu’il nous est favorable [6]. » On le voit, Luther rejette violemment ce que j’appellerais le régime naturel de la conscience, ce régime de la conscience pratique à laquelle la certitude est nécessairement étrangère. Il éprouve le besoin irrésistible d’une certitude entière, les scrupules du chrétien agissant devenant à ses yeux crime d’incrédulité. Il réclame, au lieu de la confiance ou de l’espérance raisonnable propre à l’action consciencieuse, une certitude d’un genre inédit, et fort difficile à concevoir puisqu’elle n’appartient ni à l’ordre pratique ni à l’ordre théorique. Elle résulte de l’effort de la foi du croyant, qui veut croire qu’il est sauvé et trouve la certitude dans sa volonté d’être certain. La vertu de foi tend à devenir un art de croire, et le croyant un virtuose de la foi.

16Luther veut échapper au clair-obscur pour lui angoissant de la vie pratique et en délivrer les chrétiens. La vie chrétienne traditionnelle reposait sur l’équilibre tant bien que mal maintenu entre la conscience du chrétien et l’autorité de l’Église visible. Luther s’attaque avec la même vigueur à ces deux principes dont il discerne la solidarité intrinsèque dans la condition pratique de la vie humaine. À ses yeux, l’autorité de l’Église visible prend les consciences du peuple au filet de fausses lois et de faux péchés, remplissant le monde d’hypocrites, alors qu’il serait si simple de régler les actions extérieures par les contraintes extérieures du magistrat civil [7]. Au lieu de la conscience intérieure perversement liée à l’Église visible, la séparation et la complémentarité de l’Église invisible et du magistrat civil. À la conscience ancienne qui liait l’agent à l’Église visible, Luther substitue la conscience libérée par l’Évangile, ou la liberté chrétienne [8]. À la conscience ancienne qui jugeait selon la Loi, il substitue une conscience qui ne juge bien que si elle juge sans la Loi ou hors de la Loi [9]. Ainsi, la conscience que la Réforme met au principe de la liberté chrétienne libère le chrétien de la conscience pratique que la tradition mettait au cœur de la vie de l’homme comme du chrétien. La conscience réformée libère de la Loi qui fournissait le critère principal d’orientation de la conscience chrétienne traditionnelle. Le chrétien réformé, virtuose de la foi, s’accomplit comme croyant, rejetant comme chrétien blasphémateur et homme hypocrite, le chrétien agissant, cet agent à ses yeux empêtré dans les liens d’une conscience liée. La vie du croyant, orientée sur la foi seule, s’arrache victorieusement au plan de la vie pratique où l’homme ancien, chrétien ou non, est assujetti aux obligations impossibles de la Loi.

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18Aussi sommaires que soient ces remarques, elles font apparaître le parallélisme entre la démarche de Hobbes et celle de Luther, entre la construction de l’État moderne et la Réformation de la religion chrétienne. Il s’agit dans les deux cas de sortir définitivement de la confusion ou du mélange dans lesquels l’ordre théologico-politique ancien était encalminé – de la confusion ou du mélange entre la nature et la grâce, les œuvres et la foi, le visible et l’invisible, les commandements politiques et les commandements religieux. Il s’agit pour Luther comme pour Hobbes de rompre radicalement avec la condition pratique des hommes, c’est-à-dire avec une vie caractérisée par l’action en quête de sa règle, une vie gouvernée par la loi qui commande. À partir de motifs et de soucis fort différents, Hobbes et les Réformateurs tendent également vers une vie définie par la « liberté », une liberté qui a quelque chose de rigoureusement « absolu ». Il ne s’agit pas en effet d’une liberté d’action, d’un exercice du libre-arbitre qui suppose toujours une loi ou une règle administrée par la conscience. D’un côté, l’État, dans sa souveraine indifférence, s’est élevé au-dessus de l’ordre pratique pour organiser et protéger un laisser-faire, laisser passer toujours plus large et plus complet. De l’autre, la grâce souveraine justifie le pécheur mais dédaigne de transformer pratiquement et visiblement la vie du chrétien. En somme, l’État moderne autorise comme le Dieu de Luther et Calvin justifie, c’est-à-dire sans se proposer de perfectionner le citoyen ou le chrétien. Ces deux impérieux souverains nous ont jetés dans une étrange condition dans laquelle nous nous trouvons depuis longtemps abandonnés et dont nous ne savons comment nous relever. Nous avons payé la séparation du politique et du religieux d’un prix en vérité exorbitant. En cherchant la « liberté » dans un saut hors de l’ordre de l’action, nous nous trouvons immobilisés dans notre condition d’individus libres ou autonomes, dont les perspectives d’action politique ou religieuse ont été progressivement mais implacablement réduites. Toute action digne de ce nom comportant une règle qui commande et ainsi transforme l’homme agissant, d’une part l’État a progressivement soumis, subverti ou discrédité toute règle commandante, d’autre part une idée toujours plus intérieure et toujours plus exigeante, ou méfiante, de la foi nous a dissuadés ou découragés de vouloir agir en chrétiens, de joindre la parole à l’action en tant que chrétiens. Que faire quand Dieu et l’État disent séparément mais ensemble que le commandement politique est contraire à nos droits et que la Loi religieuse aliène notre foi ? C’est bien la question : que faire ?


Date de mise en ligne : 22/01/2019

https://doi.org/10.3917/sdr.008.0017

Notes

  • [1]
    Montesquieu, De l’esprit des lois, XXVI, 2.
  • [2]
    Certains des paragraphes consacrés à Luther dans cet article sont repris ou résumés du chapitre 2 du livre de Pierre Manent : La loi naturelle et les droits de l’homme, Paris, PUF, 2018.
  • [3]
    Voir Luther, Du serf arbitre, Paris, Gallimard, 2001, p. 333.
  • [4]
    Ibid., p. 213, 409.
  • [5]
    Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIaIIae, Q. 2 et 4.
  • [6]
    Luther, op. cit., p. 415-416.
  • [7]
    Ibid., p. 104-105.
  • [8]
    Ibid., p. 116.
  • [9]
    Le point est particulièrement souligné par Calvin, voir Calvin, Institution de la religion chrétienne, « De la liberté chrétienne », chap. XIV, in Œuvres complètes, Paris, « Belles Lettres », t. IV, 1961, p. 130-135.

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