« Pays en ruine demeurent montagnes et rivières »
1Tous les faits passés du monde ne font pas forcément une histoire. Dans toutes les langues, il est commun de dire que le temps passe et, qu’en s’écoulant, il engloutit des corps et des âmes, des empires, des renommées (Virgile, Énéide, VII, 646). Le droit de l’environnement n’y ferait, à en croire quelque écrit, pas exception ; alors s’ensuit une enquête (Hérodote, Historiai) qui, appliquée à notre matière, n’est que trouble sans fin. Certes il est de la nature même de l’histoire que de faire usage d’une méthode investigatrice pour « …voir clair dans les faits passés… » (Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, L I, XXII). C’est autre chose de vouloir forcer l’essaim de mémoires à être un modèle explicatif à rebours du sens même de la pensée d’aujourd’hui.
2Oui, c’est une vue. Vite, elle est futile et l’impasse est au bout. Déceler ce qui pourrait constituer les vents d’hier pour expliciter les tempêtes d’aujourd’hui n’est pas aisé : « Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens, fuient comme une eau dormante, et mer morte, des narrations calmes : pour regagner les séditions, les guerres, où ils savent que nous les appelons » (Montaigne, Les Essais, L III, chap. XII, De la Physionomie).
3Et, de surcroît, s’acharner à mettre au jour une histoire ancienne du droit de l’environnement qui n’est pas, relève de la chimère.
4Nulle histoire mais un passé, et tout au plus rosée de sens. Voir et savoir les choses historiques du droit de l’environnement à son commencement… Nous ne disons pas que le droit de l’environnement est né ex nihilo, bien entendu. Il puise ses racines dans un substrat varié, plus ou moins ancien, en grande partie scientifique, et mêlant nature et culture en des fils généalogiques qui traversent finement les siècles, soies à lier en raison (Les dimensions scientifiques du droit de l’environnement. Contribution à l’étude des rapports de la science et du droit, Bruxelles, Bruylant & Vrije Universiteit Brussel Press, 1999, 808 p., thèse de doctorat). Primat des faits : Le droit de l’environnement est une pensée du réel, immanente – ou il n’est rien. Il s’enracine dans une vision du monde matérielle où il puise les fils de sa propre cause (causa sui), et s’élabore à l’aune du réel – ce que nous qualifions de « définition nominaliste ». Que l’on se souvienne des vers sublimes, miel de l’enfance et, avouons-le, évidence silencieuse de notre thèse de doctorat : « et utilitas expressit nomina rerum » (Lucrèce, De Rerum Natura, Livre V, fin du vers 1029, et l’utilité a extrait les noms des choses ; ou dit par Dante : « Nomina sunt consequentia rerum », Les noms sont la conséquence des choses, cf. Vita Nova, XIII, 4).
5Et ces traces forment son passé, c’est indéniable. Toutefois, en cette construction mentale d’une pensée du présent il est illusoire d’y voir, par une historiographie forcée, une histoire du droit de l’environnement, déployée en une longue durée et simultanée à l’évolution de l’emprise humaine sur la nature comme cachée, dissimulée derrière l’histoire écrite par les plumes de l’idéologie qui domine les époques successives. Nulle énigme ici donc, aucune contre-allée mystérieusement oubliée, pas d’esquisse sortie des brumes du temps irrémédiablement perdu.
6Il y a un contresens historique à le faire naître dans les temps antiques, ici ou là en Mésopotamie, en Inde, en Grèce, à Rome, que sais-je ? Certes, des traces de ce qu’il sera marquent la terre du temps mouillée par certaines pluies telles une doctrine qui à rebours paraît être du droit de l’environnement avant l’heure, ou une législation, une idée, une action. Pour autant ces traces sont juste ce qu’elles sont : des empreintes dont le sens s’est évaporé dans les ombres de ce qui fut. Elles ne préfigurent en rien le droit de l’environnement de notre temps tel qu’il est en lui-même. L’on accordera que ces traces existent dans l’histoire, mais elles ne sont pas une histoire singulière. Nul soleil en cette nuit. Si l’on peut faire quelque histoire de ces récits calmes « quand surgit l’Aurore du matin aux doigts roses » (Homère, L’Odyssée, Chant II), et c’est loisible, ne les faisons pas lanternes éclairant les temps modernes. En effet, les débuts du droit de l’environnement sont très récents, au plus loin datent-ils de l’âge classique. À considérer l’intelligibilité des faits du passé, la première structure cohérente – qui fait sens pour elle-même – jaillit du décret-loi du 15 octobre 1810 relatif aux manufactures et ateliers insalubres, incommodes ou dangereux. C’est là l’une des dates de naissance du droit de l’environnement selon nous (Droit général de l’environnement, LexisNexis, 2e éd., 2014, §27).
7Avant rien ne fait système. Donc les chroniques de l’ordre des Lumières environnementales peuvent s’écrire au présent (V. nos études « L’accord du nom et de la chose, initium du droit de l’environnement », in La doctrine en droit de l’environnement, RJE, n° spécial, 2016, p. 15-19 ; « Droit de l’environnement : histoire ou passé ? De l’ordre nouveau des Lumières environnementales », in Entre nature et culture, Mélanges J. Fromageau, Paris, Mare & Martin, à paraître), ou même en regardant au loin (« Du droit naturel de l’environnement. Pour une Pax natura puisée à la source cicéronienne », in Entre nature et humanité, Mélanges J. de Malafosse, Paris, LexisNexis, 2016, p. 103-111) ; à chaque fruit sa saison et sa raison ; tout porte à éclairer par le lointain ce qui fait vue d’aujourd’hui. Ainsi en est-il du mot « polluer » issu d’un acte sacrilège : Ad deos, id magis quam ad se pertinere, ipsos visuros, ne sacra sua polluantur (« Que c’était le domaine des dieux plus que la sienne, qu’ils feraient obstacle par eux-mêmes à la profanation de leurs cultes », Tite-Live, Romanae Historiae, X, VI) ou encore, au plus loin, la règle mésopotamienne prohibant la souillure de l’eau afin de s’en délecter – et présente aussi dans le récit historique des « Annales de Printemps et Automnes » Wu Yue Chunqiu réuni, dit la tradition, par Confucius.
8Ce sens ancien peut s’ajouter subtilement à sa modernité scientifique en une pensée jusnaturaliste du droit de l’environnement. C’est possible et souhaitable. Il n’est en rien son commencement intelligible, cohérent, systémique – malgré lui. Ce serait faire parler les faits à leur insu que de voir une île dans le désert… Mirage rhétorique.
9Bref, le droit de l’environnement a un passé sans histoire, comme droit de la survie né en notre temps ; par ontologie nominaliste, il n’est droit que dans les mots d’aujourd’hui qui lui donnent sa physiologie.
Date de mise en ligne : 19/03/2019