Notes
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[1]
Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (« Ni guerre, ni paix ? Les nouages de la violence et du droit dans la formation et la transformation des ordres politiques », convention n° ANR-13-BSH1-0003-01). Nous remercions la Mission de recherche Droit et justice pour le soutien qu’elle a apporté à la première phase de ce projet de recherche. Une version préalable de cet article a été présentée le 10 décembre 2015 au Centre Marc Bloch de Berlin dans un séminaire organisé par Fabien Jobard et le 15 janvier 2016 à l’EHESS à l’occasion de la journée d’étude « Les démocraties libérales face au terrorisme : la réponse pénale, l’état d’urgence et la surveillance » organisée par Bernard Manin, Félix Blanc, Luc Foisneau et Rui Pereira. Nous remercions les organisateurs et les participants de ces événements dont les questions et les remarques nous ont permis de clarifier notre analyse sur des points décisifs. Nos remerciements vont surtout à notre collègue et ami Olivier Cahn qui nous a accompagnés dans les différentes étapes de notre réflexion en nous faisant non seulement profiter de ses connaissances, mais surtout en nous rappelant continûment au devoir de considérer que l’analyse scientifique n’a pas pour condition qu’elle soit artificiellement dissociée de toute conscience politique.
-
[2]
Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, Paris : Perrin, 2014 ; Martin A. Miller, The Foundations of Modern Terrorism: State, Society and the Dynamics of Political Violence, New York : Cambridge University Press, 2013.
-
[3]
Michael Burleigh, Blood and Rage: A Cultural History of Terrorism, New York : Harper, 2009.
-
[4]
Isaac Land (ed.), Enemies of Humanity: The Nineteenth-Century War on Terrorism, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2008.
-
[5]
Didier Bigo et Daniel Hermant, « Simulation et dissimulation. Les politiques de lutte contre le terrorisme en France », Sociologie du travail, 28 (4), 1986, p. 506-526.
-
[6]
Raison pour laquelle, comme le relève Michael Walzer, dans cet emploi de la notion de guerre, « les guillemets sont toujours nécessaires ». Michael Walzer, « Terrorism and Just War », Philosophia, 34 (1), 2006, p. 3-12 (ici p. 3).
-
[7]
À titre d’exemple, voir Andrew Silke, « Terrorism and the Blind Men’s Elephant », Terrorism and Political Violence, 8 (3), 1996, p. 12-28.
-
[8]
Adam Hodges et Chad Nilep (ed.), Discourse, War and Terrorism, Amsterdam : John Benjamins Publishing Company, 2007.
-
[9]
Julia M. Eckert, « Laws for Enemies », in Id. (ed.), The Social Life of Anti-Terrorism Laws: The War on Terror and the Classifications of the « Dangerous Other », Bielefeld : Transcript Verlag, 2008, p. 7-32.
-
[10]
Mathieu Deflem (ed.), Terrorism and Counter-Terrorism: Criminological Perspectives, Amsterdam : JAI Press, 2004.
-
[11]
C’est là une constante depuis les attentats anarchistes de la seconde moitié du xixe siècle. Voir Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris : Christian Bourgois, 2001.
-
[12]
Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe (dir.), Au nom du 11 septembre… Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, Paris : La Découverte, 2008.
-
[13]
Marius Balan, « The Friend-Foe Dichotomy and Protecting Fundamental Rights Under Terrorist Threat », Procedia – Social and Behavioral Sciences, 149, 2014, p. 81-83 ; Noah Feldman, « Choices of Law, Choices of War », Harvard Journal of Law and Public Policy, 25 (2), 2002, p. 457-485 ; Ulrich Sieber, « Blurring the Categories of Criminal Law and the Law of War: Efforts and Effects in the Pursuit of Internal and External Security », in Stefano Manacorda et Adán Nieto Martín (eds.), Criminal Law Between War and Peace: Justice and Cooperation in Criminal Matters in International Military Interventions. Proceedings of the XVth International Congress on Social Defense, Cuenca : Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, 2009, p. 35-69 ; Christiane Wilke, « War v. Justice: Terrorism Cases, Enemy Combatants, and Political Justice in US. Courts », Politics and Society, 33 (4), 2005, p. 637-669.
-
[14]
Didier Bigo, « La voie militaire de la “guerre au terrorisme” et ses enjeux », Cultures et conflits, 44, 2001, p. 5-18.
-
[15]
Pour une analyse de cette évolution dans le cas français, voir l’étude fondamentale de Julie Alix, Terrorisme et droit pénal. Étude critique des incriminations terroristes, Paris : Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2010. Sur les développements les plus récents, Olivier Cahn, « “Cet ennemi intérieur, nous devons le combattre”. Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi », Archives de politique criminelle, 38, 2016, p. 89-121.
-
[16]
Samy Cohen et John Atherton, Democracies at War Against Terrorism: A Comparative Perspective, New York : Palgrave Macmillan, 2008 ; Marianne Wade et Almir Maljevic (ed.), A War on Terror? The European Stance on a New Threat, Changing Laws and Human Rights Implications, New York : Springer, 2010 ; Richard Wilson (ed.), Human Rights in the « War on Terror », Cambridge : Cambridge University Press, 2005.
-
[17]
Parmi les références les plus significatives, Mireille Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Paris : Seuil, coll. « La couleur des idées », 2010 ; Jean-François Dreuille (dir.), « Droit pénal et politique de l’ennemi », numéro thématique de Jurisprudence – revue critique, 4, 2015 ; Geneviève Giudicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité – droit pénal de l’ennemi », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 69-78 ; Laurent Reverso, « Notes sur le droit pénal de l’ennemi, la négation des droits fondamentaux et le droit naturel », in Damien Salles et al. (dir.), Études offertes à Jean-Louis Harouel : Liber amicorum, Paris : Éditions Panthéon-Assas, 2015, p. 997-1008 ; Paula Varjão Cruz, Le « droit pénal de l’ennemi ». Du phénomène au paradigme, Sarrebruck : Éditions universitaires européennes, 2011.
-
[18]
Il convient de noter qu’au moment où il a fait cette proposition, G. Jakobs travaillait depuis de longues années sur le problème du lien entre culpabilité et prévention qui, comme on le verra, joue un rôle central dans sa conception du droit pénal de l’ennemi. Voir en particulier Günther Jakobs, Schuld und Prävention, Tübingen : J. C. B. Mohr, coll. « Recht und Staat in Geschichte und Gegenwart », 1976.
-
[19]
Dans les années 1990, la notion du droit pénal de l’ennemi ne retient en Allemagne que l’intérêt des étudiants de G. Jakobs, notamment dans les travaux qu’ils ont consacrés aux « délits de mise en danger (Gefährdungsdelikte) ». Voir, par exemple, Urs Kindhäuser, Gefährdung als Straftat : rechtstheoretische Untersuchungen zur Dogmatik der abstrakten und konkreten Gefährdungsdelikte, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, coll. « Juristische Abhandlungen », 1989.
-
[20]
Voir Karolina Víquez Azofeifa, Die Rezeption des « Feindstrafrechts » in Lateinamerika, thèse de doctorat de droit, Hambourg : Université de Hambourg, 2011.
-
[21]
Il ne s’agit naturellement pas de juger de la justesse ou de l’utilité des propositions portées par les partisans de cette doctrine ou par ceux qui les critiquent. Il s’agit de faire de cette pertinence, que certains acteurs lui accordent et que d’autres lui dénient, l’objet de l’investigation sociologique, dans une démarche inspirée par Alfred Schütz, Das Problem der Relevanz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1971.
-
[22]
Steven Shapin, « Discipline and Bounding: The History and Sociology of Science As Seen Through the Externalism-Internalism Debate », History of Science, 30 (4), 1992, p. 333-369.
-
[23]
Yannick Barthe et al., « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, 103, 2013, p. 175-204.
-
[24]
Cyril Lemieux, « Jugements en action, actions en jugement. Ce que la sociologie des épreuves peut apporter à l’étude de la cognition », in Fabrice Clément et Laurence Kaufmann (dir.), La sociologie cognitive, Paris : Orphys et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Cogniprisme », 2011, p. 249-274.
-
[25]
Un tel intérêt n’était pourtant pas absent du renouveau de la sociologie de la connaissance dans les années 1970. Le « programme pour une sociologie de la connaissance de la jurisprudence » permet de s’en persuader, même il est resté pour ainsi dire lettre morte. Ekkehart Klausa, « Programm einer Wissenssoziologie der Jurisprudenz », in Nico Stehr et René König (Hrsg.), « Wissenschaftssoziologie: Studien und Materialien », numéro spécial de la revue Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 18, 1975, p. 100-121.
-
[26]
Aleksander Peczenik, Scientia Juris: Legal Doctrine as Knowledge of Law and as a Source of Law, Dordrecht : Springer, 2005. Notons qu’il convient de ne pas confondre l’usage du terme « doctrine » dans l’expression « doctrine du droit pénal de l’ennemi » – qui correspond en allemand au terme Lehre – et la doctrine comme genre de la connaissance juridique, correspondant à l’allemand Rechtsdogmatik.
-
[27]
Janine Barbot et Nicolas Dodier, « Repenser la place des victimes au procès pénal », Revue française de science politique, 64 (3), 2014, p. 407-433.
-
[28]
Damien de Blic et Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71, 2005, p. 9-38 (passim et spécialement p. 11-13).
-
[29]
Le corpus peut être consulté et les références téléchargées à cette adresse : <https://www.zotero.org/groups/163644>.
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[30]
Günther Jakobs, « Kriminalisierung im Vorfeld einer Rechtsgutsverletzung », Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, 97 (4), 1985, p. 751-785.
-
[31]
Rappelons que la République fédérale d’Allemagne a été confrontée dans les années 1970 et 1980 à un ensemble d’organisations dites de « guérilla urbaine », le groupe Rote Armee Fraktion – ou « groupe Baader-Meinhof » – étant le plus connu.
-
[32]
Par exemple, relève-t-il, l’achat de certains produits courants qui, assemblés d’une certaine manière, peuvent servir à la fabrication d’une bombe ne crée encore aucun trouble public, même dans le cas où l’intention de commettre un attentat est donnée.
-
[33]
Günther Jakobs, Norm, Person, Gesellschaft: Vorüberlegungen zu einer Rechtsphilosophie, 3e éd. modifiée, Berlin : Duncker und Humblot, 2008.
-
[34]
G. Jakobs n’a pas recours à cette notion en 1985. Mais, comme il l’expliquera lui-même plus tard, elle était dès le départ logiquement impliquée par la définition qu’il avait donnée du droit pénal de l’ennemi. Günther Jakobs, « Bürgerstrafrecht und Feindstrafrecht », Ritsumeikan Law Review, 21, 2004, p. 93-107.
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[35]
Plus tard, le débat se focalisera par exemple en Allemagne sur la question de savoir s’il est licite d’employer la torture dans les cas où l’on peut espérer obtenir des informations permettant d’éviter un attentat imminent. Voir Gerhard Beestermöller et Hauke Brunkhorst (Hrsg.), Rückkehr der Folter: der Rechtsstaat im Zwielicht ?, Munich : C. H. Beck, coll. « Beck’sche Reihe », 2006.
-
[36]
On se réfère ici aux réactions de Rolf-Peter Callies, Ingeborg Puppe, Hans J. Hirsch, Eberhard Schmidhäuser, Klaus Tiedemann, Michael Köhler et Wolfgang Naucke à la communication de G. Jakobs, retranscrites dans le compte rendu de Walter Gropp, « Tagungsbericht. Diskussionsbeiträge der Strafrechtslehrertagung 1985 in Frankfurt a. M. », Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, 97 (4), 1985, p. 919-953.
-
[37]
Ainsi, dans la discussion, G. Jakobs a été poussé par R.-P. Callies à admettre que « le droit pénal de l’ennemi n’est pas compatible avec l’idéal de l’État de droit » et à regretter que « malheureusement les conditions idéales ne sont pas toujours données dans la réalité mondaine », une position qui, bien que déjà formulée de manière ambiguë, a suffi à satisfaire l’auditoire. Ibid., p. 928.
-
[38]
Pour comprendre la réception de cette première ébauche de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, on doit constater la convergence que l’exposé de G. Jakobs dessine avec les critiques adressées aux politiques pénales dans l’Allemagne des années 1970 et 1980. En effet, sa communication ne se présente pas de prime abord comme un effort pour définir un droit pénal de l’ennemi, un concept qui joue en réalité un rôle incident dans l’analyse. Le sujet qu’elle se propose de traiter est autre, à savoir la tendance à la « Vorverlagerung » de l’intervention pénale, le fait de traiter les crimes et délits de plus en plus souvent « en amont » – « im Vorfeld » – de leur réalisation effective, tendance dont G. Jakobs convient qu’elle soulève un problème de « légitimation ». Or il s’agissait là, au milieu des années 1980, d’une thématique déjà amplement défrichée par d’autres et centrale dans le contexte de la critique des dérives de l’État de droit au moins depuis la publication de l’ouvrage de Sebastian Cobler, Die Gefahr geht von den Menschen aus: der vorverlegte Staatsschutz, Berlin : Rotbuch-Verlag, 1976.
-
[39]
Walter Gropp, « Tagungsbericht… », art. cité, notamment les questions soulevées par I. Puppe (p. 920) et les réponses apportées par G. Jakobs (p. 927).
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[40]
Günther Jakobs, « Das Selbstverständnis der Strafrechtswissenschaft vor den Herausforderungen der Gegenwart (Kommentar) », in Albin Eser, Winfried Hassemer et Björn Burkhardt (Hrsg.), Die deutsche Strafrechtswissenschaft vor der Jahrtausendwende: Rückbesinnung und Ausblick. Dokumentation einer Tagung vom 3. bis 6. Oktober 1999 in der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften, Munich : C. H. Beck, 2000, p. 47-56.
-
[41]
Considérant que le nombre des ennemis aura à l’avenir plutôt tendance à croître qu’à diminuer, il estime qu’« une société consciente des risques ne peut pas simplement mettre de côté cette problématique ; elle ne peut pas non plus résoudre cette problématique avec des moyens exclusivement policiers. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas aujourd’hui d’alternative évidente au droit pénal de l’ennemi. » Ibid., p. 53.
-
[42]
Sur cette question, Tatjana Hörnle, « Deskriptive und normative Dimensionen des Begriffs “Feindstrafrecht” », Goltdammer’s Archiv für Strafrecht, 153 (2), 2006, p. 80-95.
-
[43]
Günther Jakobs, « Aux limites de l’orientation par le droit : le droit pénal de l’ennemi », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 7.
-
[44]
Voir Jean-Louis Halpérin, « Ambivalences des doctrines pénales modernes », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 9-16.
-
[45]
« Celui qui range l’ennemi sous la catégorie du criminel ordinaire, ne doit pas s’étonner que les notions de “procédure pénale” et de “guerre” se brouillent », écrit-il. Günther Jakobs, « Bürgerstrafrecht und Feindstrafrecht », art. cité, p. 101 (traduction des auteurs).
-
[46]
Il existe en effet un intérêt fort, historiquement constitué, des pénalistes de langue espagnole pour le travail théorique des pénalistes allemands – de Karl Binding à Franz von Liszt et de Gustav Radbruch à Claus Roxin. Dans les années 1980 et 1990, cet intérêt s’est porté sur G. Jakobs, qui apparaissait comme l’héritier de C. Roxin et le nouveau chef de file de la théorie systémique du droit pénal. Tous deux avaient en effet travaillé à l’importation de la théorie luhmannienne des systèmes, en particulier par le biais de la notion « d’imputation objective ». Voir à ce propos Carlos Parma, Roxin o Jakobs : ¿quién es el enemigo en el derecho penal ? El espejo del derecho penal, Bogotá : Ediciones Jurídicas Andrés Morales, 2009.
-
[47]
Manuel Cancio Meliá, Los delitos de terrorismo: estructura típica e injusto, Madrid : Reus, coll. « Colección de derecho penal », 2010, p. 21 (traduction des auteurs).
-
[48]
Ainsi, l’article 55.2 du texte constitutionnel prévoit la restriction des droits procéduraux aux personnes poursuivies pour leur appartenance à des bandes armées ou à des organisations terroristes. L’appartenance à des collectifs terroristes n’a cessé de voir s’accroître l’ampleur des peines que risquent celles et ceux qui s’en rendent coupables. En outre, l’article 577 du Code pénal prévoit depuis 1995, année d’une refonte majeure du Code pénal espagnol en matière d’antiterrorisme, une réglementation tout aussi sévère pour des faits de « terrorisme individuel » et pour les faits de « coopération terroriste », qu’il s’agisse de collecte économique au profit des organisations clandestines, de la délivrance aux membres de ces organisations d’informations sur des lieux ou des biens potentiellement visés, ou de l’hébergement de membres de ces organisations.
-
[49]
Rappelons que ce conflit, sur une durée de plus de vingt ans, a fait, en tout et pour tout, quarante-six victimes directes, dont seize membres des groupes armés.
-
[50]
Sur une période comparable, le nombre de victimes est vingt fois supérieur, le bilan s’établissant en Espagne à 829 morts.
-
[51]
Il est à noter que le point de vue exprimé par M. Cancio Meliá sera repris plusieurs années plus tard par le Tribunal Supremo espagnol dans sa décision de casser une condamnation pour des faits de terrorisme. Les magistrats ont appuyé leur décision sur le fait que les éléments factuels qui avaient permis la condamnation du prévenu avaient été obtenus alors qu’il était détenu à Guantánamo par des policiers espagnols qui ne lui avaient pas clairement signifié leur qualité professionnelle. Dans la longue justification de la décision, la haute juridiction signale que la confirmation de la condamnation reviendrait à légaliser le recours à des méthodes qui contredisent les principes fondamentaux du droit pénal espagnol. Mais ce serait, poursuivent les magistrats, reconnaître une validité juridique à la doctrine du droit pénal de l’ennemi (la référence est explicitement faite) ; or ce serait impossible car « l’État ne peut pas défendre les valeurs de liberté, de coexistence, de pluralité et de droits de l’homme par des initiatives caractérisées par la violation des valeurs qu’il prétend défendre. […] Pour cette raison, le droit pénal de l’ennemi serait, plus justement, le déni du droit pénal dans la mesure où il cherche à priver ses destinataires potentiels de quelque chose qui leur est propre et non susceptible de dérogation : leur statut de citoyens de la “polis” », Tribunal Supremo, Sala de lo Penal, Sentencia, Recurso No 1188/2005, 20 juillet 2006 [en ligne : <http://www.juecesdemocracia.es/Sentencias/LOTUSSupremo8292006.pdf>].
-
[52]
Voir Alejandro David Aponte Cardona, Guerra y derecho penal del enemigo : aproximación teórica a la dinámica del derecho penal de emergencia en Colombia, Bogotá : Universidad de los Andes, Facultad de Derecho, coll. « Serie Estudios Ocasionales CIJUS », 1999. Les travaux d’Alejandro Aponte ont eu un important effet d’acclimatation de la doctrine du droit pénal de l’ennemi promue par G. Jakobs en Amérique latine, même si l’auteur affirme qu’il a mené ses travaux à l’écart et même, en partie, en opposition à la ligne défendue par ce dernier.
-
[53]
Id., « Derecho penal del enemigo en Colombia : entre la paz y la guerra », in Manuel Cancio Meliá et Carlos Gómez-Jara Díez (dir.), Derecho penal del enemigo: el discurso penal de la exclusión, t. 1, Madrid et Montevideo : Edisofer et B de F, 2006, p. 205-238.
-
[54]
Jacobo Grajales, Gouverner dans la violence. Le paramilitarisme en Colombie, Paris : Karthala, 2016.
-
[55]
Luz Estella Nagle, « Colombia’s Faceless Justice: A Necessary Evil, Blind Impartiality, or Modern Inquisition? », University of Pittsburgh Law Review, 61 (4), 2000, p. 881-954.
-
[56]
Alejandro Aponte, Krieg und Feindstrafrecht: Überlegungen zum « effizienten » Feindstrafrecht anhand der Situation in Kolumbien, Baden-Baden : Nomos Verlag, coll. « Rechtsvergleichende Untersuchungen zur gesamten Strafrechtswissenschaft », 2004, p. 145-147 et 230.
-
[57]
On notera ainsi que, par exemple, l’un des principaux partisans de G. Jakobs, Eduardo M. Lynett, a été dans les années 1990 juge à la cour constitutionnelle colombienne et a contribué, dans cette position, à traduire dans les faits les principes de la doctrine du droit pénal de l’ennemi.
-
[58]
Dans ce contexte, on peut ainsi observer que certaines législations antiterroristes adoptées en Argentine et au Mexique ont explicitement été justifiées en référence à la doctrine du droit pénal de l’ennemi. Gareth Williams, The Mexican Exception: Sovereignty, Police, and Democracy, New York : Palgrave Macmillan, 2011 ; Eugenio Raúl Zaffaroni, El enemigo en el derecho penal, Buenos Aires : Ediar Sociedad Anónima Editora, 2006.
-
[59]
Bien qu’il soit peu vraisemblable qu’il ne le fît pas au regard d’une série d’événements dont il est difficile de concevoir qu’ils ne soient pas rentrés dans son champ de perception. Pensons ainsi à la situation algérienne et ses répercussions en France et en Europe ou aux attentats contre les tours de Khobar en Arabie Saoudite, contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar-es-Salam, un peu plus tard contre l’USS Cole à Aden, qui témoignaient déjà de la montée en puissance d’Al-Qaeda, sans même mentionner la prise de pouvoir des Talibans à Kaboul et l’idée, fort répandue dès la fin des années 1990, que l’Afghanistan était devenu le nouveau « sanctuaire du terrorisme ».
-
[60]
Günther Jakobs, « Terroristen als Personen im Recht? », Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, 117 (4), 2006, p. 839-851.
-
[61]
James Q. Whitman, Harsh Justice: Criminal Punishment and the Widening Divide Between America and Europe, New York : Oxford University Press, 2003.
-
[62]
Carlos Gomez-Jara Díez, « Enemy Combatants Versus Enemy Criminal Law: An Introduction to the European Debate Regarding Enemy Criminal Law and Its Relevance to the Anglo-American Discussion on the Legal Status of Unlawful Enemy Combatants », New Criminal Law Review, 11 (4), 2008, p. 529-562 (ici p. 531, emphase des auteurs).
-
[63]
Comme le rappelle l’affaire John Phillip Walker Lindh, dit le « Taliban américain », capturé en 2001 en Afghanistan, détenu dans la prison de Qala-i-Jangi où il a participé à des émeutes qui ont coûté la vie à un agent de la CIA, avant d’être non pas rapatrié à Guantánamo, mais déféré devant un federal grand jury devant lequel il a plaidé coupable et qui l’a condamné à une peine d’emprisonnement de vingt ans. Horst Fischer et Avril McDonald (eds.), Yearbook of International Humanitarian Law 2002, vol. 5, La Haye : T. M. C. Asser Institut, 2005, p. 636-637.
-
[64]
David Cole, Enemy Aliens: Double Standards and Constitutional Freedoms in the War on Terrorism, New York : New Press, 2003.
-
[65]
Anicée van Engeland, Civilian or Combatant? A Challenge for the 21st Century, Oxford : Oxford University Press, 2011 ; Konrad Kögler, Rechtlos in Guantánamo? Folgen des US-Supreme-Court-Urteils vom 28. Juni 2004, Marburg : Tectum Verlag, 2007.
-
[66]
Sauf à recourir, comme le fait Grégoire Chamayou, à l’ancestral vocabulaire de la chasse, appliqué en l’occurrence à la chasse à l’homme. Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris : La Fabrique, 2013.
-
[67]
Ibid., p. 79-90.
-
[68]
Craig Forcese, « A Tale of Two Citizenships: Citizenship Revocation for “Traitors and Terrorists” », Queen’s Law Journal, 39 (2), 2014, p. 551-585. Au titre du rapprochement entre déchéance de nationalité et assassinats ciblés, on peut noter que, dans le cas britannique, sur les cinquante-trois personnes déchues de leur nationalité depuis 2002, deux ont été tuées en Somalie dans une attaque de drone (tandis qu’une troisième a été extradée aux États-Unis où elle a été détenue plusieurs mois durant sur des « black sites », nom donné aux prisons secrètes que la CIA a fait fonctionner dans des États alliés des États-Unis). Voir Victoria Parsons, « What Do We Know About Citizenship Stripping? », Bureau of Investigative Journalism, 10 décembre 2014 [en ligne : <https://www.thebureauinvestigates.com/2014/12/10/what-do-we-know-about-citizenship-stripping>].
-
[69]
La France ne dispose pas encore de règlements de ce type, et encore moins d’une jurisprudence. Pour justifier le recours à des techniques militaires semblables à celles mises en œuvre dans la guerre américaine contre le terrorisme, les responsables gouvernementaux s’en remettent à la « légitime défense collective » prévue par l’article 51 de la Charte des Nations unies. Des événements récents laissent présager que l’avenir pourrait être, en cette matière, riche de péripéties. Ainsi, le 8 octobre 2015, la France a bombardé un camp d’entraînement du groupe État islamique en Syrie en visant des responsables de ce groupe dont certains sont, par ailleurs, des citoyens français (Jacques Follorou, « Syrie : Salim Benghalem, la cible des frappes françaises à Rakka », Le Monde.fr, 17 octobre 2015 [en ligne : <http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/10/17/syrie-salim-benghalem-la-cible-des-frappes-francaises-a-rakka_4791547_3224.html>]). Lorsque ces faits ont été connus, des voix se sont levées protestant contre le fait que la France ait pu agir dans le but de tuer ses propres ressortissants ; un avocat avait même annoncé vouloir déposer plainte (Arié Alim, « Assassinats de Français par l’État français », Le blog d’Arié Alim, 17 octobre 2015 [en ligne : <https://blogs.mediapart.fr/arie-alimi/blog/171015/assassinats-de-francais-par-letat-francais >]).
-
[70]
Marisa Young, « Death from Above: The Executive Branch’s Targeted Killing of United States Citizens in the War on Terror », University of Illinois Law Review, 2014 (3), 2014, p. 967-1011.
-
[71]
Voir Charles Garraway, « The Law Applies, But Which Law? », in Matthew Evangelista et Henry Shue (eds.), The American Way of Bombing: Changing Ethical and Legal Norms, from B-17s to Drones, Ithaca : Cornell University Press, 2014, p. 87-105.
-
[72]
Comme ce fut le cas en France avec le « groupe de Tarnac ». Voir Christophe Becker et al., « Antiterrorisme : on ne juge pas un ennemi, on le combat », Libération.fr, 21 juillet 2014 [en ligne : <http://www.liberation.fr/societe/2014/07/21/antiterrorisme-on-ne-juge-pas-un-ennemi-on-le-combat_1067810>].
-
[73]
Stephan Stübinger, « Der Feindbegriff Carl Schmitts im Antiterrorkrieg: über das Verhältnis von Recht und Politik im Ausnahmezustand », in Id. (Hrsg.), Notwehr-Folter und Notstands-Tötung?, Bonn : Bonn University Press, 2015, p. 387-434 ; Thomas Uwer, « Der unsichtbare Dritte: Günther Jakobs, Carl Schmitt und der ganz normale Ausnahmezustand », in Id. (Hrsg.), « Bitte bewahren Sie Ruhe »: Leben im Feindrechtsstaat, Berlin : Strafverteidigervereinigungen, Organisationsbüro, coll. « Schriftenreihe der Strafverteidigervereinigungen », 2006, p. 37-58.
-
[74]
Ingo Müller, « Der Wert der “materiellen Wahrheit” », Leviathan, 4, 1977, p. 522-535.
-
[75]
Silke Gary, Das Feindstrafrecht von Günther Jakobs – eine neue Carolina? Versuch eines Vergleichs unter kriminologischen Aspekten, mémoire de master, Hambourg : Université de Hambourg, 2008 ; Günter Jerouschek, « Die Carolina – Antwort auf ein “Feindstrafrecht”? », in Eric Hilgendorf et Jürgen Weitzel (Hrsg.), Der Strafgedanke in seiner historischen Entwicklung: Ringvorlesung zur Strafrechtsgeschichte und Strafrechtsphilosophie, Berlin : Duncker und Humblot, 2007, p. 79-99.
-
[76]
Cornelius Prittwitz, « Feindstrafrecht », in Arno Pilgram et Cornelius Prittwitz (Hrsg.), Kriminologie: Akteurin und Kritikerin gesellschaftlicher Entwicklung. Über das schwierige Verhältnis der Wissenschaft zu den Verwaltern der Sicherheit, Baden-Baden : Nomos Verlag, 2005, p. 215-228 ; Fritz Sack, « Innere Sicherheit und die Zukunft der Kriminologie: Möglichkeiten und Verpflichtungen », in Karlhans Liebl (Hrsg.), Kriminologie im 21. Jahrhundert, Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2007, p. 211-220 ; Dieter Dölling, « Über das Böse aus kriminologischer und strafrechtlicher Sicht », in Manfred Heinrich, Christian Jäger et Bernd Schünemann (Hrsg.), Strafrecht als Scientia Universalis: Festschrift für Claus Roxin zum 80. Geburtstag am 15. Mai 2011, Berlin : De Gruyter, 2011, p. 1901-1912 ; Jean Danet, « Les politiques sécuritaires à la lumière de la doctrine de la défense sociale nouvelle », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 49-67.
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[77]
Nous mentionnons ici ces aspects historiques comme éléments du débat. Il est un fait que les participants prennent régulièrement des références dans l’histoire pour étayer leur point de vue dans le présent. Cela est vrai des pourfendeurs de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, comme on vient de le voir, aussi bien que de ses propagateurs, prompts à invoquer telle référence à Rousseau ou Kant. Notre démarche, dont l’objectif premier est de reconstituer la dynamique des prises de position relatives à un objet disputé, se veut complémentaire de celle qui consiste à établir la généalogie objective de la doctrine du droit pénal de l’ennemi dans les pensées et les pratiques du passé, en particulier celles relatives au traitement des individus et des groupes réputés représenter un danger pour la société et qui se recrutent le plus souvent dans les couches sociales les plus exploitées, les plus discriminées, les plus dominées. Pour un exemple de ce type d’approche, Yves Cartuyvels, « Les usages sociaux de la biologisation du crime à la fin du xixe siècle : quelques enjeux et limites », in Jean-François Dreuille (dir.), « Droit pénal et politique de l’ennemi », op. cit., p. 189-204.
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[78]
Arnd Koch montre ainsi que la fin de la « chasse aux sorcières » dans l’Empire germanique est non l’effet de modifications législatives, mais de la professionnalisation des juridictions. Il en tire la conclusion que le droit pénal de l’ennemi, s’il existait aujourd’hui, ne signifierait rien de moins qu’une régression du degré de professionnalisation des métiers du droit. Arnd Koch, Wider ein Feindstrafrecht: juristische Kritik am Hexereiverfahren, Berlin : Erich Schmidt, 2012.
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[79]
Exemplairement, Eduardo Demetrio Crespo, « Das “Feindstrafrecht” darf nicht sein! », Zeitschrift für internationale Strafrechtsdogmatik, 9, 2006, p. 413-427.
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[80]
Par exemple, Gavin Sullivan et Ben Hayes (eds.), Blacklisted: Targeted Sanctions, Preemptive Security and Fundamental Rights, Berlin : European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), 2010 ; Thomas Uwer (Hrsg.), « Bitte bewahren Sie Ruhe »: Leben im Feindrechtsstaat, op. cit.
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[81]
Par exemple, Rolf Gössner, « EU-Terrorliste: Feindstrafrecht auf Europäisch », Blätter für deutsche und internationale Politik, 3, 2009, p. 13-16.
-
[82]
Fritz Sack, Rüdiger Lautmann et Daniela Klimke (Hrsg.), « Punitivität », supplément de la revue Kriminologisches Journal, 8, 2004.
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[83]
Jody Azzouni, Talking About Nothing: Numbers, Hallucinations, and Fictions, Oxford : Oxford University Press, 2010.
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[84]
On remarquera ainsi qu’en France, si nombre de propositions postérieures aux attentats de 2015 peuvent apparaître significatives au regard de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, il n’y est jamais fait directement référence pour les justifier.
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[85]
Les sciences sociales, politiques et juridiques n’échappent pas à cette difficulté. En témoigne l’impressionnante vague de travaux qui, depuis deux ou trois décennies, soulignent unanimement le caractère inédit des violences contemporaines. Qu’il s’agisse de guerres, de guerres civiles ou de rébellions, de terrorisme, de criminalité organisée ou de répression, les situations de violence auraient ainsi aujourd’hui des caractéristiques les différenciant si fondamentalement des situations de violence que l’on connaissait sous le même nom par le passé qu’il serait devenu impossible de les appréhender avec les catégories calibrées sur des conflits auxquels ils ne correspondent plus. Cette littérature, qui porte tantôt sur les « nouvelles guerres », les « nouvelles guerres civiles », les « nouveaux terrorismes » et les « nouveaux désordres », tantôt sur les « nouvelles menaces », les « nouvelles sécurités » ou les « nouvelles pénologies », constitue aujourd’hui un corpus si vaste qu’il serait vain ici de vouloir donner des références.
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[86]
Yves Cartuyvels, D’où vient le code pénal ? Une approche généalogique des premiers codes pénaux absolutistes au xviiie siècle, Bruxelles : De Boeck, coll. « Perspectives criminologiques », 1996 ; Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela et Pierre Lenoël, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du code pénal, Paris : Hachette, 1989 ; Christian Debuyst, Françoise Digneffe et Alvaro P. Pires (dir.), Histoire des savoirs sur le crime et la peine, t. 2 : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Bruxelles : Larcier, 2008.
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[87]
Olivier Corten, Le droit contre la guerre. L’interdiction du recours à la force en droit international contemporain, 2e éd. revue et augmentée, Paris : A. Pédone, 2014.
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[88]
Pour des développements plus approfondis, voir les contributions dans Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing (dir.), « Ni guerre, ni paix », dossier thématique de la revue Politix, 104, 2013.
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[89]
Voir également, Susanne Krasmann, « Der Feind an den Grenzen des Rechtsstaats », in Brigitte Kerchner et Silke Schneider (Hrsg.), Foucault: Diskursanalyse der Politik, Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2006, p. 233-250.
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[90]
Luc Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, rule of law, Paris : Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2002.
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[91]
La justification de cet énoncé demande des développements dont l’ampleur dépasserait le cadre de cet article. On peut toutefois remarquer que, dans les approches sociologiques de la genèse de l’État moderne, il est patent que la protection des droits subjectifs est pensée trouver sa possibilité à l’intérieur d’une unité sociale – souvent considérée sous son existence territoriale – dont l’État est le garant. Voir Catherine Colliot-Thélène, « Après la souveraineté : que reste-t-il des droits subjectifs ? », Eurostudia, 2 (2), 2006 [en ligne : <http://id.erudit.org/iderudit/014585a>].
-
[92]
Maria Reicher, « Nonexistent Objects », in Edward N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2015 Edition) [en ligne : <http://plato.stanford.edu/archives/win2015/entries/nonexistent-objects>].
-
[93]
Mark P. Denbeaux, Jonathan Hafetz, Joshua Denbeaux et Joseph Hickman, « Guantanamo: America’s Battle Lab », Seton Hall University, School of Law, Center for Policy and Research, 12 janvier 2015 [en ligne : <https://law.shu.edu/policy-research/upload/guantanamo-americas-battle-lab-january-2015.pdf>].
1 Depuis que le terrorisme [1], au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme, est apparu dans le dernier tiers du xixe siècle [2], il n’a cessé de provoquer la fureur des mots [3]. Et dans la gamme des caractérisations des auteurs d’actes de terrorisme, la catégorie de l’ennemi a d’emblée pris une place prééminente [4]. Cela a favorisé la représentation du terrorisme comme un rapport de type guerrier [5], mais en même temps n’a pas empêché que l’on tienne pour admis que lorsqu’on fait du terrorisme une guerre, il ne s’agit pas d’une « vraie » guerre [6], le recours au lexique de la guerre traduisant l’intensité de l’antagonisme et la sensation de l’hostilité qui le détermine [7], plutôt que mettant en jeu une catégorie formelle.
2 Ainsi, pour constante et répandue qu’elle soit dans les discours publics, la figuration guerrière du terrorisme a en réalité longtemps été cantonnée à des usages rhétoriques [8] spécialement là où la règle voulait que l’action publique soit conforme aux exigences de l’État de droit [9]. Ainsi on observe que dans les démocraties libérales, du moins depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les moyens mis au service de la lutte contre le terrorisme ont été pour l’essentiel ceux des institutions policières et judiciaires et que, par-delà les déclarations martiales, le terrorisme a été traité suivant des normes et des procédures juridiques – celles en particulier du droit pénal –, faisant des terroristes des criminels [10]. Cela n’a pas évité que la législation antiterroriste puisse apparaître comme dérogatoire du droit commun, ce qui lui a régulièrement valu de vives critiques [11]. Mais dans la mesure où, de façon générale, les principes de l’État de droit offraient un cadre de référence partagé, les problèmes qui se posaient ont été perçus comme des questions de bon réglage plutôt que comme des questions de principe.
3 Les constats se multiplient cependant aujourd’hui qui suggèrent qu’une rupture serait intervenue depuis les dernières décennies du xxe siècle. D’abord discrète puis de plus en plus manifeste, notamment après les attentats du 11 septembre 2001 [12], elle s’observerait dans la tendance à considérer dorénavant les terroristes réellement comme des ennemis et non plus comme de « simples » criminels [13]. Une conséquence en est l’implication croissante de l’appareil militaire dans la lutte contre le terrorisme [14]. Mais cette rupture a également pour résultat d’introduire des changements profonds dans les pratiques policières et judiciaires [15], qui rentrent de plus en plus fondamentalement en contradiction avec l’État de droit [16]. Cet article ambitionne de contribuer à préciser ce diagnostic, en déplaçant l’attention des pratiques institutionnelles vers la pensée juridique et en considérant le développement d’une doctrine encore relativement peu connue en France au-delà d’un cercle restreint de spécialistes [17], mais qui, dans d’autres pays, est devenue un objet de débat public : la doctrine du « droit pénal de l’ennemi ».
4 Les fondements de cette doctrine ont été posés il y a plus de trente ans, lorsque Günther Jakobs, professeur de droit pénal, de droit de la procédure pénale et de philosophie du droit de l’Université de Bonn, aujourd’hui émérite, a formulé le constat, appuyé sur une analyse du droit allemand, que les normes pénales contiennent en nombre croissant des dispositions qui contreviennent pourtant aux principes censés garantir leur validité et tendent, en particulier, à traiter le justiciable comme un « ennemi » et non pas comme un « coupable » (présumé ou avéré) [18]. Plutôt que d’ignorer ce constat en jetant sur lui un voile pudique, affirmait G. Jakobs, il appartenait aux juristes de le rendre explicite et de faire par conséquent de ce « droit pénal de l’ennemi » un objet de réflexion. Alors même qu’elle fut rapidement oubliée en Allemagne [19], cette approche a ensuite été reprise dans des contextes très différents. Dans les années 1990, elle a attiré l’attention en Espagne ainsi que dans plusieurs pays d’Amérique latine – en Colombie d’abord, plus tard en Argentine ou encore au Mexique. C’est dans le milieu des pénalistes hispanophones que ce qui apparaissait auparavant encore comme une sorte de spéculation juridique a pris les traits d’une véritable doctrine, avec son corpus de références et son lot de préconisations [20]. Plus tard, elle a également suscité un certain intérêt dans l’espace nord-américain où elle a semblé acquérir une nouvelle pertinence au moment de la « guerre à la terreur (war on terror) » déclenchée par l’administration de George W. Bush. C’est alors sous cette forme qu’au milieu des années 2000 la doctrine du droit pénal de l’ennemi a fait son retour en Europe, alimentant les débats qu’y a soulevés la lutte contre le terrorisme.
5 Par ces déplacements successifs, la doctrine du droit pénal de l’ennemi a été confrontée à des réalités sociales, politiques et légales disparates, à tel point que le contenu de la doctrine n’est pas le même au départ et à l’arrivée de ce parcours. L’objectif de cette étude est d’établir comment cette circulation de la doctrine du droit pénal de l’ennemi dans différents contextes sociaux et politiques a conditionné la transformation de son axiomatique et de ses usages. Par un retour sur cette entreprise doctrinale, sur son développement et sur sa « pertinence » [21], cet article vise ainsi, en premier lieu, à poser le cadre d’une analyse sociologique de savoirs de dogmatique juridique. Cet effort permettra, en second lieu, de spécifier un concept qui au cours de la dernière décennie a participé à exprimer notre perception des enjeux de la lutte contre le terrorisme. Considérant ce rôle que la doctrine du droit pénal de l’ennemi est venue jouer au cours des dernières années, cet article vise enfin également à nourrir la réflexion sur les limites auxquelles se confronte aujourd’hui la critique de la raison antiterroriste.
I. Jalons pour une approche sociologique de la doctrine juridique
6 Une analyse sociologique de la doctrine du droit pénal de l’ennemi ne peut se contenter de l’aborder suivant une approche que les historiens des sciences qualifieraient d’« internaliste » [22]. Elle a en effet pour objet d’interroger son sens social et vise par conséquent, au-delà de l’analyse de son contenu, à mettre au jour les raisons de l’existence de cette forme d’idéation, d’en documenter les usages et d’en mesurer les effets. En un mot, elle requiert de mettre en œuvre, à propos de cette doctrine, une démarche de sociologie des connaissances.
7 Pour ce faire, l’analyse sociologique est tenue de considérer les contextes sociaux dans lesquels les contenus cognitifs examinés naissent, vivent et parfois périssent. La tradition sociologique, dans sa diversité épistémologique, fournit plus d’une manière de tenir compte du caractère social des faits de connaissance. Celle que nous retenons relève de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler sociologie pragmatique ou, plus exactement, sociologie des épreuves [23]. Cette approche n’implique aucune rupture avec les paradigmes les plus consolidés des sciences sociales : elle retient de la tradition objectiviste que les formes de l’entendement ne peuvent être comprises qu’en spécifiant ce qu’elles doivent à la morphologie des rapports sociaux ; mais, avec le courant phénoménologique, elle s’accorde aussi à reconnaître que l’expérience vécue des acteurs ne constitue pas un simple effet mécanique de la structuration sociale et elle estime, avec l’interactionnisme, qu’il est crucial de considérer les espaces d’interaction dans lesquels les acteurs se situent.
8 Le décalage qu’introduit la démarche que nous adoptons consiste plutôt en la constitution des contextes sociaux en épreuves. C’est-à-dire que, loin d’être considérés comme des cadres extérieurs aux activités sociales, les contextes sociaux sont compris comme des matrices actives, dans lesquelles se déploient les faits de connaissance produits par les acteurs, mais aussi, indissociablement, comme des éléments constitutifs des processus que l’enquête vise à mettre au jour et qui varient à mesure que la réalité sociale dont ils constituent le cadre se modifie. Pour le dire autrement, le recours à la notion d’épreuve fait des contextes sociaux des situations collectivement reconnues comme problématiques, dans lesquelles les catégories disponibles pour se rapporter à telle ou telle réalité apparaissent à un certain degré inadéquates ou incertaines, avec pour conséquence de soulever des désaccords et, parfois, de donner lieu à des révisions – désaccords et révisions dont les expressions fournissent, dans cette démarche inspirée de la sociologie des controverses, la matière de l’analyse [24]. De ce point de vue, les effets de connaissance produits dans ces contextes d’épreuve tiennent aux efforts par lesquels des personnes, des groupes et des institutions cherchent, relativement à un problème donné, à rétablir une intelligibilité, à regagner la faculté d’intervenir sur le cours des choses et, par là même, à modifier ces contextes sociaux.
9 Cette démarche se révèle particulièrement adaptée à l’étude de connaissances qui appartiennent au registre de la dogmatique juridique. En comparaison avec d’autres types de savoirs – croyances idéologiques, connaissances scientifiques, classements ordinaires, opérations logiques, savoirs profanes, catégories statistiques, etc. –, les savoirs juridiques et plus particulièrement les savoirs proprement doctrinaux n’ont que peu retenu l’intérêt des sociologues [25]. On peut avancer à titre d’hypothèse que ce désintérêt tient au double rapport d’éloignement et de proximité qu’ils entretiennent avec les sciences sociales. Éloignement si l’on considère le caractère « technique » de ces savoirs : l’entreprise moderne de codification du droit et l’emprise de l’orientation légale-rationnelle sur la pensée juridique ayant conduit à une situation où le recours au droit oblige à interpréter des normes légales générales et abstraites [26], le « travail doctrinal » [27] peut être compris comme une pratique de connaissance par laquelle des personnes réputées juridiquement compétentes s’attachent à déterminer quelle « opinion » doit prévaloir relativement à tel ou tel cas d’espèce. Proximité, toutefois, si l’on considère que ces cas d’espèces, pour autant qu’ils soulèvent pour les praticiens du droit des problèmes nouveaux – ou, ce qui revient souvent au même, qu’ils font de nouveau problème – sont généralement liés à des transformations sociales suffisamment marquantes pour, justement, faire problème. Il s’ensuit que la doctrine juridique peut être définie comme un domaine de connaissance où des considérations techniques relatives à l’état du droit rencontrent des enjeux critiques d’ordre social. On comprend alors pourquoi les sciences sociales gagneraient à s’intéresser aux controverses doctrinales. On comprend également pourquoi celles-ci se prêtent spécialement bien aux perspectives ouvertes par la sociologie des épreuves, puisque, pour cette approche, ces questions critiques constituent le point de départ des investigations et que, par l’attention au droit et à ses savoirs, elle s’évertue à en restituer la « force instituante » [28], ce que permet en particulier la prise en compte des débats de doctrine.
Présentation des données
La sélection des textes a été effectuée en considérant trois critères : ils devaient être rédigés en allemand, en espagnol ou en anglais (en excluant par conséquent ceux portant sur la doctrine du droit pénal de l’ennemi dans d’autres langues ; si ces textes ne sont pas inexistants, on peut néanmoins considérer qu’on couvre avec les trois langues prises en compte la grande majorité des écrits portant sur la doctrine du droit pénal de l’ennemi) ; ils devaient en outre contenir expressément la locution « droit pénal de l’ennemi » (ou, dans les langues prises en compte, respectivement « Feindstrafrecht » ou « Feindrecht », « derecho penal del enemigo » ou « derecho penal de enemigo », « enemy criminal law », « enemy penal law », « criminal law of the enemy » ou « penal law of the enemy ») ; enfin, cette notion devait faire l’objet d’une élaboration, même minimale, et ne pas être simplement utilisée à titre de renvoi ou d’illustration.
Le corpus ainsi constitué compte environ quatre cents textes. D’une longueur de quelques pages à plusieurs centaines de pages, ils sont majoritairement de type universitaire (ouvrages et articles de recherche). Mais la collection compte également des écrits destinés au grand public (ouvrages de vulgarisation, articles de journaux) et des textes à usage militant (documentations, brochures, blogs).
Dans ce corpus, environ un cinquième des textes ont été choisis au regard de leur importance et de leur centralité et ont fait l’objet d’une lecture active. D’autres ont été consultés de façon ponctuelle. Les résultats présentés ici reposent donc sur un premier examen et l’exploitation peut sans aucun doute être amenée plus loin [29].
II. Les anamorphoses d’une entreprise doctrinale
10 Afin de prendre la mesure de la contribution que la doctrine du droit pénal de l’ennemi revendique d’apporter à la compréhension du régime contemporain de la lutte contre le terrorisme, il convient de considérer cette doctrine dans les étapes de son développement. On distinguera ainsi cinq tableaux successifs. Dans chaque cas, on s’efforcera de montrer dans quelle mesure l’expérience d’un contexte d’épreuve donné détermine le contenu de la doctrine.
II.1. Allemagne, milieu des années 1980 : la « découverte » du droit pénal de l’ennemi dans la législation antiterroriste de la République fédérale
11 C’est à l’occasion d’une communication donnée en 1985 au congrès des enseignants de droit pénal (Strafrechtslehrertagung) que G. Jacobs a présenté pour la première fois sa thèse relative au droit pénal de l’ennemi [30]. Avec une certaine prudence dans la formulation, l’universitaire fonde son argumentation sur l’observation que le Code pénal et le Code de la procédure pénale de la République fédérale d’Allemagne (RFA) contiendraient des dispositions qui reposent sur des prémisses si particulières qu’il vaudrait mieux les isoler tout à fait. Le critère principal qu’il retient pour cette distinction est le principe de culpabilité : celui-ci régirait la plupart des normes pénales, mais un certain nombre d’autres y serait soustrait en autorisant le déclenchement de l’action pénale non pas pour des faits constatés, mais pour des faits susceptibles d’être commis dans l’avenir, ce qui implique d’anticiper sur la dangerosité du sujet présumé.
12 À l’appui de son argumentation, G. Jakobs donne plusieurs exemples : article 83 du Code pénal allemand sanctionnant la « préparation d’une entreprise de haute trahison », article 87 frappant de peine la « fomentation d’actes de sabotage », article 126 punissant les « troubles à l’ordre public par la menace d’actes délictueux », article 129a définissant la « formation d’associations terroristes » ou encore article 267 visant des actes de « falsification de documents ». Ces dispositions ont pour la plupart joué un rôle dans l’histoire récente du traitement pénal du terrorisme en Allemagne fédérale [31]. Elles servent à G. Jakobs à mettre en lumière la logique de l’anticipation qu’il voit à l’œuvre dans le droit pénal dans des proportions grandissantes. Selon lui, toutes ces dispositions ont en effet en commun de ne plus poursuivre des actes répréhensibles, constitutifs de manifestations matérielles, externes et publiques, comme le principe en est affirmé dans la théorie pénale. Elles puniraient des comportements appartenant à la « sphère bourgeoise interne (interne bürgerliche Sphäre) », soit l’espace de la vie privée et intime des personnes. Ces comportements se réduiraient souvent à la seule expression plus ou moins directe et explicite d’intentions qui, en tant que telles, n’ont pas de conséquences sur l’ordre public et qui n’appartiennent donc pas en principe au domaine d’intervention légitime de la puissance publique [32].
13 C’est cette intrusion dans l’espace privé qui amène G. Jakobs à conclure qu’en procédant de la sorte l’État ne traite plus les sujets comme des « citoyens » ou, selon une terminologie qu’il privilégie, comme des « personnes » [33], mais bien comme des « ennemis » et des « non-personnes (Unpersonen) » au sens où leurs comportements sont considérés comme menaçant la validité normative et cognitive indispensable à tout ordre social. L’intervention pénale consiste dans ce cas dans des actions préventives, orientées vers des sujets qui se seraient soustraits aux valeurs communes au point d’être réputés ne plus appartenir au groupe des citoyens. Pour établir ce diagnostic, G. Jakobs porte son regard au-delà des dispositions mobilisées dans le domaine de la lutte contre le terrorisme et choisit également de se référer à des dispositions qui concernent la criminalité organisée, la criminalité économique ou encore la criminalité sexuelle. L’ennemi dont les contours se dessinent au gré de l’analyse n’est pas alors conçu sous un rapport militaire ou partisan, comme un individu, un groupe ou une organisation qui poursuit des objectifs stratégiques et provoque dans ce but une confrontation armée. L’ennemi prend les traits d’un citoyen déloyal qui, en raison d’une idéologie radicale, d’une soif d’enrichissement ou d’une économie pulsionnelle dérangée, se tient embusqué dans les espaces privés dont l’État de droit garantit l’inviolabilité et rompt en pensées sinon en actes avec la commune appartenance à la société politique.
14 C’est de cette analyse que G. Jakobs tire la conclusion qu’il conviendrait, à des fins à la fois de clarté et de cohérence, de distinguer deux types de droit pénal : le « droit pénal du citoyen (Bürgerstrafrecht) » [34] et le « droit pénal de l’ennemi (Feindstrafrecht) ». Dans le cadre du premier, le justiciable continuerait à être identifié comme un membre de la communauté politique au nom de laquelle il est jugé et bénéficierait en vertu de cette appartenance de certaines garanties, parmi lesquelles, s’il est inculpé, le droit à un procès équitable (ce qui inclut le respect de la présomption d’innocence) et, s’il est jugé coupable, la juste mesure de la peine (ce qui inclut la possibilité d’une réhabilitation). Par opposition, dans le cadre du second, le justiciable serait considéré comme s’étant mis, par l’adoption de comportements contraires aux attentes communes, au ban de la communauté politique, en vertu de quoi il deviendrait possible de lui retirer la jouissance des droits et libertés qu’il aurait pu réclamer s’il était resté dans le cadre de l’allégeance citoyenne. En somme, le droit pénal du citoyen correspond, dans l’esprit de G. Jakobs, aux doctrines pénales humanistes. À la différence majeure qu’il ne concerne plus l’« homme » des droits de l’homme, mais (seulement) le « citoyen ». G. Jakobs introduit donc, dans le concept de l’État de droit, une clause conditionnelle : la protection des droits fondamentaux serait indexée à l’appartenance loyale à la société politique. Le droit pénal de l’ennemi vaut, quant à lui, lorsque ce critère n’est pas rempli et se révèle alors dans des mesures juridico-policières proactives qui ciblent des intentions hostiles de sorte à pouvoir intervenir en amont pour empêcher que celles-ci ne se réalisent. Les garanties procédurales deviennent alors des privilèges : elles peuvent être accordées au sujet, mais elles peuvent également lui être retirées si les circonstances l’exigent [35].
15 En reconnaissant que le droit peut conditionner la jouissance des droits fondamentaux, l’analyse de G. Jakobs marque une rupture avec la tradition juridique occidentale. Il n’aurait de ce point de vue pas été étonnant si l’idée du droit pénal de l’ennemi avait soulevé dès 1985 de vigoureuses objections. Cela n’a pourtant pas été le cas [36]. Il a plutôt été considéré que les réalités mises au jour par G. Jakobs ne sont guère contestables et que l’analyse qu’il en propose est dans l’ensemble pertinente. Si bien que la notion de droit pénal de l’ennemi par laquelle il la résume est apparue comme une conception légitime, susceptible d’être utilisée pour soumettre à la critique les évolutions les plus condamnables du système de la protection de l’État allemand [37]. La première formulation de la doctrine du droit pénal de l’ennemi a donc été reçue comme une contribution utile au diagnostic qu’il convenait de porter sur des évolutions pénales inquiétantes [38]. Le degré maximal de rejet de la thèse présentée par G. Jakobs consistait, à cette date, tout au plus à interroger le caractère « artificiel » de la « distinction entre le citoyen et l’ennemi » [39], mais sans encore aller jusqu’à estimer que le fait de tenir cette distinction pour pertinente puisse, en lui-même, constituer une erreur ou présenter un danger.
16 Le scandale du droit pénal de l’ennemi n’a éclaté en Allemagne que plus d’une décennie plus tard, à l’extrême fin des années 1990, lorsque G. Jakobs réitère sa proposition à l’occasion d’une manifestation scientifique à l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg qui avait pour objet d’identifier les perspectives de la « science du droit pénal allemande au tournant du millénaire » [40]. Mais, non seulement, il confirme son diagnostic de l’existence du droit pénal de l’ennemi ; de surcroît, il affirme cette fois-ci sa nécessité [41]. La plupart des commentateurs voient l’origine de l’indignation qui a saisi les milieux juridiques allemands dans ce basculement d’une position « descriptive » à une position « normative » [42], c’est-à-dire dans le fait que G. Jakobs n’utiliserait plus seulement l’idée du droit pénal de l’ennemi pour qualifier analytiquement certaines normes et pratiques pénales, mais pour certifier leur mérite pour le traitement de situations où les procédures pénales ordinaires, qui reconnaissent et respectent les droits des individus, seraient impropres à permettre à la société de se protéger.
17 G. Jakobs s’en est pourtant défendu : sa position, assure-t-il, n’a pas changé ; il serait resté ce qu’il a toujours été, un « scientifique du droit [qui] observe simplement le système juridique de l’extérieur et […] essaie de comprendre pourquoi le système est ainsi, comme il est » [43]. Il n’aurait donc fait que prendre acte d’un constat qui devrait s’imposer à tout observateur attentif, la doctrine du droit pénal de l’ennemi venant qualifier un état de fait, objectivé dans des règles, des procédures, des institutions. Ce faisant, son objectif serait de montrer que le droit pénal de l’ennemi est l’expression actuelle des « ambivalences des doctrines pénales modernes » [44], prises dans la tension entre l’humanisme qu’elles affichent dans le traitement des justiciables et la rigueur qu’elles revendiquent dans la défense du corps social. Il importe à ses yeux de rendre cette tension explicite et réflexive, afin d’éviter que le droit pénal réservé aux citoyens ne soit « contaminé » par le droit pénal applicable aux ennemis [45]. On comprend à l’inverse ce que cette position peut avoir de sulfureux aux yeux des critiques de G. Jakobs puisque ce qu’il présente comme un simple état de fait pousserait à assumer cette part honteuse du droit pénal et faciliterait ainsi la mise en œuvre de politiques pénales expressément conformes aux principes de la doctrine du droit pénal de l’ennemi.
II.2. Espagne, début des années 1990 : la doctrine du droit pénal de l’ennemi et la question de la légitimation politique de la lutte contre le terrorisme
18 Cette inquiétude n’est pas sans fondement si on prend en compte le changement de statut de la doctrine pénale de l’ennemi entre 1985 et 1999. Pour le comprendre, il est nécessaire de considérer la réception que la doctrine a reçue dans le monde ibérique et ibéro-américain. Servis par l’intérêt que les milieux universitaires hispanophones portent à la production académique des pénalistes allemands [46], les travaux de G. Jakobs ont été lus et traduits en espagnol dès la fin des années 1980. Tout au long des années 1990, le juriste a été régulièrement reçu en Espagne et en Amérique latine où il est devenu, dans certains pays, une figure reconnue dans les milieux juridiques. Dans ce nouveau contexte, et en rapport avec les épreuves spécifiques qui le caractérisent, la doctrine du droit pénal de l’ennemi a pris des traits qu’elle n’avait pas auparavant et qui éclairent aussi bien la façon dont G. Jakobs en vient, à la fin des années 1990, à durcir son raisonnement que la véhémence des réactions qu’il a provoquées.
19 C’est sous l’angle de la manière dont la doctrine du droit pénal de l’ennemi interprète les dispositions antiterroristes que les juristes hispanophones manifestent leur intérêt pour les travaux de G. Jakobs. Comme le remarque Manuel Cancio Meliá, « l’heure de vérité du droit pénal de l’ennemi réside dans le droit pénal spécial et plus exactement dans les actes de terrorisme » [47]. Ainsi l’Espagne fait face, depuis les années 1960, à un séparatisme violent mené par l’organisation Euskadi ta Askatasuna (ETA). La lutte de l’ETA contre le régime franquiste lui a longtemps valu une sympathie importante au Pays basque et plus largement en Espagne, mais la poursuite des attentats par une partie de l’organisation au moment où s’installe en Espagne une démocratie représentative altère sensiblement, dans l’opinion publique, la légitimité du mouvement séparatiste. En 1982, des pourparlers ont lieu entre l’ETA et le gouvernement central espagnol, aboutissant au renoncement, par une partie de l’ETA, aux moyens d’action violents clandestins, mais aussi à une scission au sein de l’ETA, une branche dite militaire désirant continuer la lutte armée au profit de l’indépendance du Pays basque. Cette scission eut pour conséquences la poursuite des attentats ; le meurtre, par les membres actifs de l’ETA, d’un certain nombre d’anciens membres de l’organisation ayant accepté de bénéficier de l’amnistie et ayant décidé de revenir sur le territoire espagnol ; et la création, en 1983, des Grupos Antiterroristas de Liberación (GAL), une organisation paramilitaire clandestine liée au gouvernement espagnol, qui s’est donné pour objectif la lutte armée illégale contre l’ETA, en particulier sur le territoire français, par la pratique d’assassinats ciblés des membres de l’organisation basque.
20 La réinstallation d’un régime démocratique en Espagne dans les années 1980 a donc coïncidé avec le retour des infractions terroristes dans le giron du droit pénal (alors qu’elles relevaient sous le régime franquiste de la juridiction militaire), mais aussi, depuis, à un durcissement progressif des politiques de lutte contre le terrorisme [48]. Dès lors, l’enjeu qui nourrit l’intérêt que les juristes espagnols portent à la doctrine du droit pénal de l’ennemi ne réside que secondairement dans la description scientifique d’une unité dogmatique des dispositions antiterroristes, mais plutôt dans le bénéfice potentiel d’une légitimation politique de ces mêmes mesures. Le changement de contexte correspond par conséquent à un premier changement dans l’usage de la doctrine. Ce changement tient notamment au fait que l’épreuve du terrorisme n’est pas en Espagne la même qu’en Allemagne. Dans le cas ouest-allemand, la menace terroriste était le fait de quelques dizaines de militants mal armés qui visaient essentiellement à dévoiler la nature « fasciste » de la RFA [49]. En Espagne, les actions de l’ETA sont incomparablement plus meurtrières [50], accompagnent une transition de régime politique et se donnent pour objectif de provoquer une situation insurrectionnelle susceptible de contraindre à un processus de séparation du Pays basque.
21 Si le passage par l’Espagne a produit un premier décalage de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, il a également plus clairement fait apparaître l’éventuel danger qu’elle recèle. La continuité entre les mesures prises par l’Espagne démocratique avec celles qui existaient sous le franquisme engendre de nombreux débats passionnés qui portent en particulier sur le caractère profondément antidémocratique de toute justification des instruments de lutte contre le terrorisme fondée sur la doctrine du droit pénal de l’ennemi. On insiste, à l’encontre de l’argument de la clarification qu’elle prétend apporter, sur les effets d’obscurcissements que produit cette doctrine : certains juristes universitaires interrogent ainsi la nature juridique des mesures qui en relèvent de manière putative. C’est en particulier le reproche formulé par Manuel Cancio Meliá qui réclame que cette doctrine, à laquelle il reconnaît pourtant un certain intérêt, soit strictement cantonnée à des fins analytiques car, dans le cas contraire, on s’exposerait au risque d’être empêché de saisir ce qui constitue, selon lui, la véritable nature des dispositions antiterroristes : celle d’être des décisions qui obéissent à des déterminants politiques plutôt que juridiques. Il ne fait ainsi, à ses yeux, pas de doute que les mesures qui se caractérisent par l’accroissement des actions proactives, l’alourdissement des peines et la suspension d’une partie des garanties procédurales entrent en contradiction avec le droit pénal ; mais cette contradiction devrait être comprise dans son moment anti-juridique, comme une intrusion du politique dans le juridique [51].
II.3. Colombie, fin des années 1990 : la doctrine du droit pénal de l’ennemi dans un contexte de quasi-guerre
22 Via l’Espagne, les travaux de G. Jakobs suscitent également la curiosité de nombre de juristes en Amérique du Sud, en particulier en Colombie. Et si l’écart entre les contextes de l’Allemagne de l’Ouest et de l’Espagne est important, il devient pour ainsi dire incommensurable dans le cas de la situation colombienne. Comme le remarque Alejandro Aponte [52], il ne peut, dans le cas des pays européens, être question d’un état de guerre, alors qu’un tel état de guerre était si constitué et permanent en Colombie qu’il est possible de dire que celle-ci a fait pendant plus de cinquante ans l’expérience simultanée de la paix et de la guerre [53]. L’État colombien a été en effet confronté pendant des décennies à des groupes de guérillas – parmi lesquels les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) qui ont récemment déposé les armes –, comptant plusieurs milliers de membres, disposant de véritables arsenaux militaires et pouvant se reposer sur le contrôle de territoires entiers militairement conquis. Face à ces mouvements de guérillas se sont développées des forces paramilitaires nombreuses, opérant par enlèvements et assassinats, financées, tout comme certains mouvements révolutionnaires, par le trafic de drogue et visant, outre les guérilleros, leurs soutiens dans la population, des syndicalistes, des paysans ou des militants des droits de l’homme [54].
23 C’est dans ce contexte, qu’à partir du milieu des années 1990, une série de mesures a été prise, dont le « statut pour la défense de la justice (Estatuto para la Defensa de la Justicia) », connu sous le nom de « justice sans visage » [55], est l’exemple emblématique. Celui-ci prévoit la mise en place d’une « juridiction de maintien de l’ordre public » caractérisée notamment par la possibilité qui lui est donnée de conduire des procédures judiciaires pour motif de terrorisme en réduisant de manière significative les garanties juridiques des personnes poursuivies. Présenté comme le point nodal de la stratégie antiterroriste du gouvernement colombien, ce statut a eu explicitement pour fonction d’aligner l’appareil judiciaire et policier sur des objectifs militaires, poursuivis dans le combat contre des groupes pour qui l’État est une faction dans un conflit armé et qui constituent, symétriquement, pour l’État, des belligérants [56]. Il a aussi permis de réprimer durement des formes classiques de protestation sociale (à l’exemple des mouvements sociaux s’opposant à un plan de privatisation au début des années 1990) au motif qu’elles portaient atteinte à l’ordre public. On comprend alors que, contrairement au cas espagnol dans lequel le risque a été perçu, mais ne s’était pas réalisé, l’idée du droit pénal de l’ennemi ait pu devenir une ressource de légitimation pour des acteurs politiques et administratifs désireux de justifier des actions dont la conformité aux principes de l’État de droit compte bien moins que la démonstration d’une efficacité pour remporter un conflit de nature guerrière [57].
24 La doctrine connaît, dans cette épreuve, une nouvelle reconfiguration : elle vient appuyer et entériner l’abandon d’un certain nombre de principes fondant le droit pénal libéral au nom de la nécessité et de l’efficacité militaires. De ce point de vue, le cas de la Colombie est symptomatique de la manière dont la doctrine du droit pénal de l’ennemi a été plus généralement reçue dans plusieurs pays d’Amérique latine [58]. Le faible degré d’intégration des sociétés latino-américaines, l’intensité des inégalités sociales qui les caractérisent, le haut niveau de violence qui les traverse font que le droit pénal de l’ennemi ne figure plus un citoyen déloyal, comme dans la première formulation de la doctrine, ni même un militant séparatiste dont un traitement juridique sommaire risque d’être critiqué comme le signe d’un retour au pouvoir arbitraire caractéristique de la dictature franquiste. Dans le contexte ibéro-américain, la doctrine du droit pénal de l’ennemi s’étalonne sur une autre figure de l’ennemi, située quelque part entre l’agent subversif et le criminel séditieux, qui dessine un tout autre continuum qui s’étend du guérillero au milicien et du paramilitaire au narcotrafiquant.
II.4. États-Unis, début des années 2000 : la doctrine du droit pénal de l’ennemi comme alternative au droit de la guerre ?
25 C’est à la suite de cette double mise à l’épreuve du droit pénal de l’ennemi que G. Jakobs revient à la charge en 1999. À cette date, la figure de l’ennemi qu’il avait à l’esprit n’était déjà plus celle qui avait informé ses réflexions initiales, la pertinence de la doctrine pénale de l’ennemi s’étendant désormais à des situations où des groupes armés appellent des formes d’intervention qui mettent l’appareil policier et judiciaire au service d’objectifs sécuritaires et militaires.
26 Or ce changement rencontre des transformations significatives dans la perception du terrorisme qui opèrent à la même période. Il n’y a pas d’indice univoque permettant d’affirmer avec certitude que la montée de la menace de l’islamisme violent ait été prise en considération par G. Jakobs au moment où il intervenait devant l’Académie des sciences de Berlin-Brandebourg [59]. Mais il est incontestable qu’au plus tard avec les attentats du 11 septembre 2001, les mesures prises par les États-Unis, et sous leur impulsion par d’autres États, sont devenues pour les usagers de la doctrine des objets d’intérêt et de réflexion privilégiés, à commencer par G. Jakobs lui-même qui s’est empressé d’affirmer sa pertinence pour éclairer les nouvelles stratégies antiterroristes [60]. Les conditions de la confrontation du droit pénal de l’ennemi à ce nouveau contexte diffèrent de ce qu’on peut observer en Amérique latine : à l’inverse des cas colombien, argentin ou mexicain, la doctrine n’a pas fait l’objet de nombreuses discussions académiques ou d’appropriations politiques. L’influence de ce que James Whitman appelle la « harsh justice », fondée sur le principe d’un droit absolu de se défendre et de se faire justice, a été sans doute bien plus importante [61]. Néanmoins, la référence à la doctrine du droit pénal de l’ennemi n’en est pas pour autant inexistante dans le contexte de la « guerre à la terreur » : elle relève simplement plutôt d’un raisonnement analogique, fondé sur l’intuition, ici exprimée par Carlos Gómez-Jara Díez, que « la situation à Guantánamo et les débats sur l’ennemi combattant présentent des enjeux similaires à ceux que soulève le droit pénal de l’ennemi » [62].
27 Ce rapprochement suffit cependant à produire une nouvelle reconfiguration de la doctrine. La nature de cette modification se perçoit lorsqu’on considère que les dispositions relatives, par exemple, au traitement des « combattants ennemis illégaux » s’appliquent potentiellement à tous – à l’exception notable, du moins dans un premier temps, des citoyens américains qui doivent être assurés d’être soumis à des procédures conformes aux règles du système pénal américain, quels que soient les faits qui leur sont reprochés [63]. Ainsi, à admettre que les instruments de la lutte contre le terrorisme mis en œuvre par les États-Unis présentent effectivement des « enjeux similaires » à ceux mis au jour par la doctrine du droit pénal de l’ennemi, il reste que, dans ce contexte, les « ennemis » visés sont formellement étrangers à la société politique américaine [64]. Le recours à la doctrine du droit pénal de l’ennemi dessine alors la figure d’un droit pénal tourné vers l’extérieur, destiné à des étrangers, des citoyens d’autres États, contre lesquels l’État use de moyens qu’il s’interdit d’employer contre les siens. Qui plus est, ce droit pénal n’est pas porté par des institutions policières et judiciaires, mais par les instruments classiques d’action extérieure que sont l’armée et les services secrets.
28 Sous l’effet de cette nouvelle épreuve, la doctrine du droit pénal de l’ennemi vient donc dorénavant spécifier des activités opérées par des forces armées et orientées vers des ennemis étrangers. Or de telles activités portent traditionnellement le nom de guerre. Et comme telles, elles sont supposées répondre à des règles, relatives notamment aux cibles et moyens licites et illicites, auxquelles ces activités, de façon avérée, ne répondent pas [65]. De ce point de vue, la doctrine du droit pénal de l’ennemi ne porte plus sur ce qui serait une sorte de complément (qu’on le juge nécessaire ou non) au droit pénal interne ; elle tend à faire du droit pénal de l’ennemi une alternative au droit de la guerre, susceptible de donner un sens juridique à des interventions armées à l’échelle internationale. Des interventions qui font du monde le terrain d’opérations difficiles à qualifier avec les catégories héritées du passé [66], qui ne relèvent plus ni de la répression du crime ni d’actes de guerre au sens traditionnel. Des interventions qui ont pour objet la capture ou bien l’élimination punitive et/ou préventive d’ennemis au statut indéterminé, tombant dans un triangle des Bermudes juridique – ni citoyens ni criminels, ni civils ni militaires – dont la « kill box » [67] pourrait bien être le moyen technique emblématique et la déchéance de nationalité, selon certaines modalités, le pendant juridique [68].
29 Il convient de noter que le droit états-unien a évolué [69]. Les changements récents de la doctrine suggèrent ainsi que la possession de la citoyenneté américaine ne constitue plus la garantie de ne pas être soumis aux mesures prises à l’encontre des combattants ennemis illégaux [70]. Dès lors, la limite entre l’extérieur et l’intérieur s’évanouit tout à fait et s’ouvre un espace politico-juridique inédit – et encore largement inexploré – dans lequel ne s’appliquent plus ni les règles du droit pénal libéral ni celles du droit international humanitaire [71].
II.5. Europe, fin des années 2000 : la doctrine du droit pénal de l’ennemi et la critique de la raison antiterroriste
30 C’est sur ce chemin, en quelque sorte arrimée au sens qu’elle attribue aux instruments les plus controversés de la lutte menée depuis 2001 contre le terrorisme – de l’extraordinary rendition au camp de Guantánamo, du Patriot Act au water-boarding, du système de surveillance PRISM aux assassinats télécommandés –, que la doctrine du droit pénal a fait son retour en Europe. On comprend aisément que, désormais placée au regard de la « guerre à la terreur », elle ne pouvait que devenir une surface de projection des inquiétudes suscitées par les nouveaux formats de l’antiterrorisme. Or, dans une culture politique moins encline à accepter le sacrifice de l’État de droit sur l’autel de la vengeance, c’est essentiellement avec des intentions critiques que la doctrine du droit pénal de l’ennemi a été reprise en Europe à partir de la seconde moitié des années 2000. Dans ce nouveau contexte, les controverses atteignent une ampleur inconnue avant cette date. Les contributions se comptent par centaines, avec un foyer principal dans l’espace germanophone et des foyers secondaires en Espagne et, dans une moindre mesure, en Belgique, en France et en Italie. De même, les débats échappent dorénavant aux seuls revues spécialisées et actes de colloque : on publie des ouvrages, on écrit dans les journaux, on tient des blogues ; des organisations professionnelles de juristes ou bien encore des groupes de défense des droits de l’homme accaparent la question aux côtés des juristes universitaires ; il arrive même que la doctrine du droit pénal de l’ennemi devienne une ressource mobilisée par des militants radicaux pour dénoncer les mesures qui les visent [72].
31 Cet élan critique prend deux orientations principales. La première porte le fer contre la doctrine du droit pénal de l’ennemi elle-même, en mettant en lumière ses inconsistances et ses contradictions, dans le but de faire surgir l’inspiration idéologique qui la sous-tend. Ces efforts convergent vers le constat que G. Jakobs et ses épigones ravivent une certaine tradition juridique antilibérale, spécifiquement allemande, exemplairement incarnée par la figure de Carl Schmitt [73]. Dans sa forme la plus présentable, cette tradition, maintenue dans une vie secrète sous le régime de Bonn [74], exprimerait l’inquiétude que les garanties procédurales présentent un danger pour la justice « effective » ou « matérielle ». Sur son versant radical, elle vilipenderait l’État de droit et son impuissance à défendre la « communauté juridique (Rechtsgemeinschaft) » contre les agissements de ceux qui visent à lui porter atteinte.
32 Cette généalogie conceptuelle est complétée par des démarches qui ont pour objet de rechercher dans l’histoire des formes légales qui préfigurent les types de mesures et de dispositifs que la doctrine du droit pénal de l’ennemi se propose de penser. Le point de référence historique le plus évident est naturellement le Troisième Reich. Mais les participants aux débats convoquent également d’autres précédents, plus ou moins inattendus, allant de la Constitutio Criminalis Carolina et de la répression de la sorcellerie aux débuts de la modernité [75] à certaines conceptions criminologiques apparues aux xixe et xxe siècles, notamment lorsqu’elles reconnaissent à la répression de la criminalité des fonctions de « défense sociale » [76]. Pris ensemble, ces regards posés sur la doctrine du droit pénal de l’ennemi amènent à la conclusion que celle-ci renvoie aux égarements les plus hasardeux de la pensée juridique en même temps qu’aux épisodes les plus noirs de l’histoire occidentale [77]. Raison pour laquelle elle devrait être considérée, du point de vue de la science du droit, comme erronée, contrevenant à la lettre et à l’esprit des institutions pénales modernes et à la culture juridique, notamment professionnelle [78] : elle ne pourrait donc ni être pensée ni être appliquée en tant que droit [79].
33 La seconde orientation prise par cet élan critique est complémentaire de la première. Elle vise moins la genèse et le contenu de la doctrine que les mesures et instruments dont elle traite, et qui seraient critiquables précisément parce qu’ils témoigneraient du fait que si le droit pénal de l’ennemi n’est pas un droit, il serait néanmoins mis en œuvre. Ces entreprises critiques amènent l’analyse bien plus loin que le simple raisonnement analogique caractéristique de la réception de la doctrine du droit pénal de l’ennemi en Amérique du Nord. Portées par les efforts conjoints d’universitaires, de praticiens du droit et de militants des droits de l’homme [80], elles ne se focalisent pas exclusivement sur le cas des États-Unis et se tournent vers les enjeux de la lutte contre le terrorisme tels qu’ils se présentent dans le contexte européen ou bien encore vers les préconisations formulées en la matière par les institutions européennes ou d’autres organisations internationales (ONU, OTAN, OCDE, etc.) [81]. Et elles soumettent à un examen minutieux toute une série de dispositions, y compris lorsqu’elles prennent des formes qui n’ont rien de spectaculaire – du gel des avoirs de groupes terroristes à l’extension des prérogatives des juges en charge de la lutte contre le terrorisme, de la rétention de sûreté aux nouvelles pratiques de surveillance, de la prévention du terrorisme à sa « punitivité » [82] –, pour mettre en lumière leur logique générale que la notion de droit pénal de l’ennemi permet de nommer et d’ordonner.
34 Ces deux orientations peuvent être analytiquement distinguées ; dans les faits, elles forment les deux jambes sur lesquelles avance une même entreprise critique. Elles concourent ainsi à traiter les instruments mis en œuvre dans la lutte contre le terrorisme comme des mauvaises mesures, potentiellement génératrices d’injustices graves, qui sont fondées sur de fausses justifications – celles que fournissent non seulement les zélateurs du droit pénal de l’ennemi, mais aussi tous ceux qui en reprennent certains éléments et s’en inspirent sans nécessairement en être conscients. L’objectif pratique de cette modalité critique est alors de réduire le droit pénal de l’ennemi à un faux droit, un droit « non existant » comme il y a des « objets non existants » [83], fruit d’une obstination dans l’erreur et dans l’idéologie – la place du légendaire « carré rond » étant dans cette perspective occupée par l’idée exorbitante d’un « État de droit arbitraire ».
III. Le crime, la guerre et le sort de l’État de droit
35 L’intérêt de la doctrine du droit pénal de l’ennemi ne tient pas au fait qu’elle aurait une importance particulière : quelle que soit la manière d’évaluer cette importance, il apparaît que cette entreprise intellectuelle n’a toujours été, dans chacun des contextes considérés, qu’une manifestation marginale et qu’elle n’a jamais eu de rôle autre que subsidiaire dans la détermination des situations dans lesquelles certains acteurs – le plus souvent des universitaires qui ne disposent que rarement d’un pouvoir d’intervention directe – ont pu y avoir recours [84]. L’intérêt de cette doctrine réside donc ailleurs : dans le fait qu’elle rend manifeste une certaine orientation dans la perception et dans le traitement d’un ensemble de faits de violence dont le terrorisme est devenu, surtout depuis les années 2000, emblématique. Ce constat est vrai, que cette orientation soit jugée nécessaire, auquel cas l’idée du droit pénal de l’ennemi et les instruments réputés la concrétiser peuvent être perçus positivement, ou qu’elle soit jugée néfaste, auquel cas l’idée du droit pénal de l’ennemi et les instruments réputés la concrétiser peuvent appeler des critiques. Il importe donc, en amont de ces deux attitudes, de préciser le problème auquel la doctrine du droit pénal de l’ennemi se propose d’apporter une réponse. Cette tâche est d’autant plus urgente qu’elle détermine l’enjeu que représente aujourd’hui l’État de droit.
III.1. Pas de crime sans guerre (et vice versa) ?
36 Avant même de constituer un enjeu normatif, l’intérêt de la doctrine du droit pénal de l’ennemi tient donc à son caractère signifiant. Or celui-ci se loge dans l’éclairage qu’elle prétend être en mesure de jeter, au-delà de la seule question du terrorisme, sur l’évolution des formes de la violence organisée, dans une conjoncture dans laquelle les rapports sociaux de violence, lorsqu’il s’agit de les qualifier (et donc aussi d’agir sur eux), provoquent un embarras croissant, comme si les catégories sur lesquelles on pouvait jusqu’ici se reposer étaient devenues en partie inopérantes, frappées par une forme d’obsolescence [85].
37 Pour mieux cerner cette conjoncture, un retour sur la situation antérieure s’avère utile. On peut ainsi considérer qu’avec l’universalisation du modèle de l’État national s’est peu à peu imposée une conception spécifique de l’ordre juridico-politique qui a fourni un cadre stable à la manière dont ont été envisagées les violences qui s’y manifestent. Cette conception est indexée à la distinction entre les rapports politiques internes aux sociétés et les rapports politiques externes, qui lient différentes sociétés politiques entre elles, essentiellement par l’intermédiaire de leurs États. Dans ce cadre, les violences tendent à être ramenées à deux ordres idéaux distincts : d’une part, l’ordre du crime et, d’autre part, l’ordre de la guerre. Chacun de ces ordres – et c’est en partie l’histoire de l’édification de l’État moderne qui se lit dans ce processus – a été progressivement soumis à des règles juridiques dont l’application a été confiée à des institutions spécialisées : celles du droit pénal d’une part [86], celles d’autre part du droit de la guerre et plus tard du droit international humanitaire [87]. Cette bipartition des violences et de leurs formes juridiques associées a engendré une série de dichotomies dérivées qui ont fourni les principales catégories permettant d’identifier à quel type correspond une situation de violence donnée et par conséquent de décider de quel droit elle répond. Il a alors été possible, avec un degré élevé de certitude, de faire la différence entre une émeute et une bataille, entre un État et une organisation criminelle, entre une armée et des forces de police, entre des troupes régulières et des milices, etc.
38 Le partage entre violences internes et violences externes a progressivement conduit à faire apparaître les manifestations de violence qui n’y correspondent pas comme dérogatoires d’une normalité qui, dans le même mouvement, s’est affirmée comme norme [88]. Il ne s’agit pas de suggérer que la distinction entre le crime et la guerre se serait entièrement évanouie et que l’on serait aujourd’hui confronté à un tableau dans lequel le partage que dessinent ces deux idéaux-types de la violence organisée aurait perdu tout fondement. Il n’en reste pas moins qu’en se plaçant dans la perspective d’un amoindrissement de l’évidence de cette distinction, on se donne la possibilité de comprendre la source de l’embarras que créent certaines formes de violence dans la période contemporaine : celui-ci procède du fait que le partage dans lequel on a longtemps cru pouvoir cantonner les rapports sociaux de violence est devenu si ineffectif qu’il n’est plus possible ni de relativiser ni de normaliser ni encore de rejeter dans le pathologique des écarts devenus trop manifestes. Car un nombre croissant de situations violentes tendent aujourd’hui à se soustraire aux distinctions qui ont servi de socle au partage entre la guerre et le crime. Dès lors, la qualification de ces situations conflictuelles, qui semblent se situer en excès du partage entre la guerre et le crime, est généralement marquée par une incertitude catégorielle. Or, dans ce cadre, il devient possible d’expliciter la signification que prend la doctrine du droit pénal de l’ennemi, aussi bien lorsqu’on reconnaît sa « pertinence » que lorsqu’on en dénonce le « scandale » : la doctrine peut en effet se comprendre comme une proposition, théorique autant que politique, destinée à remplir le vide, en assumant la transgression d’une limite qui auparavant apparaissait, sinon de fait du moins en théorie, étanche [89]. L’expression même de « droit pénal de l’ennemi » l’indique en ce qu’elle associe le droit pénal, historiquement lié à l’ordre du crime, et l’ennemi, historiquement rattaché à l’ordre de la guerre.
III.2. Nécessité et État de droit, nécessité de l’État de droit
39 Ces considérations ne sont pas étrangères à la question de l’État de droit. L’investissement critique de la notion de droit pénal de l’ennemi, comme cela a été dit, procède de la volonté d’opposer l’État de droit véritable à l’État de « faux droit » auquel mènerait le droit pénal de l’ennemi et sa mise en œuvre. À l’inverse, les discours promouvant des mesures compatibles avec la doctrine du droit pénal de l’ennemi dénoncent régulièrement un État de droit qui, parce qu’État de droit, serait impuissant à lutter contre les formes d’atteinte violente qui, tel le terrorisme, se soustraient à une catégorisation claire en termes de guerre et de crime. Or, le développement historique de l’État de droit, dans ses différentes variantes [90], est solidaire du partage moderne entre le crime et la guerre qui en constitue une condition et qu’en retour elle renforce [91]. Mais, si l’on admet que ce partage n’a plus aujourd’hui l’évidence qu’il a pu avoir, il s’ensuit que les contours de l’État de droit lui-même, dans la conception héritée de la formation de l’État moderne, ont aussi perdu de leur netteté. Il se peut par conséquent, dans la mesure où le risque est plus grand qu’il apparaisse historiquement daté, que l’État de droit ne puisse plus toujours offrir à la critique l’assise dont elle a besoin pour s’affirmer.
40 Les acteurs se trouvent aujourd’hui directement confrontés à cette difficulté, comme le montrent les débats soulevés, non seulement par la doctrine du droit pénal de l’ennemi, mais plus généralement par les politiques de lutte contre le terrorisme. Une façon de la cerner est de revenir au constat fait plus haut que la critique du droit pénal de l’ennemi converge sur le point de lui conférer un statut de « non existant » : dans cette perspective, ses manifestations – conceptuelles ou concrètes – sont « impossibles » au même titre qu’un « carré rond » est impossible. Cela n’exclut pas que la fausse croyance en l’existence d’un « carré rond » puisse avoir des conséquences réelles, indépendamment d’ailleurs du fait de concevoir explicitement l’existence d’un carré rond ou de l’impliquer seulement en pratique. Et si ces conséquences sont jugées négatives, il est légitime de les dénoncer. Il n’en reste pas moins que l’opération intellectuelle qui consiste à les référer à cette erreur ne va pas de soi. La tradition empiriste souligne cette aporie lorsqu’elle affirme que l’idée d’un objet suppose l’idée de son existence : autrement dit, si la chose est, la possibilité est donnée d’avoir à son propos une idée vraie [92].
41 On peut ici se souvenir que l’usage critique du concept de droit pénal de l’ennemi avait été posé en condition de sa recevabilité par les collègues de G. Jakobs à l’occasion de ses premières réceptions en Allemagne et en Espagne, ainsi que, plus tard, à l’occasion de son retour en Europe. Or ce dernier a de façon constante refusé de se plier à cette injonction, d’abord discrètement, en se réfugiant dans une posture ambiguë, puis explicitement, en estimant qu’il ne faisait que constater les choses « telles qu’elles sont ». Or, en cela, il mobilise précisément l’argument empiriste. Il suffirait, en effet, de ce point de vue, que le droit pénal de l’ennemi soit constatable pour qu’il puisse être réputé exister et donc devenir un objet d’élaboration théorique légitime. On comprend dans les développements que G. Jakobs a ultérieurement donnés à sa doctrine en quoi il tend un piège à la critique car, s’il existe, c’est que le droit pénal de l’ennemi procède de la réalité – et non du jugement qu’on porte sur elle. Dans cette perspective, la doctrine serait donc seulement un instrument permettant de conformer la pensée aux choses.
42 Ainsi la force apparente de la doctrine du droit pénal de l’ennemi réside dans le fait qu’elle offre une traduction conceptuelle à la nécessité dans laquelle se trouvent les sociétés et les institutions de faire face à un type d’hostilité, celui auquel nous donnons aujourd’hui le nom de « terrorisme », qui ne relève plus ni simplement du crime ni exactement de la guerre. Or il suffit de penser à la situation que les attentats de 2015 ont créée en France pour s’apercevoir à quel point l’argument de la nécessité est difficilement discutable. Au point que l’effort qui consiste à soumettre à la critique publique les mesures prises contre le terrorisme en invoquant l’État de droit s’expose dorénavant toujours au risque de paraître relativiser cette nécessité.
Conclusion
43 Les développements qui précèdent appelleraient, en conclusion, que soient tirés des fils d’ordres différents. Au plan thématique, on peut tout d’abord souligner l’intérêt de cette étude de la doctrine du droit pénal de l’ennemi pour l’analyse des situations que nous désignons, faute de mieux, par l’expression « ni guerre, ni paix », le point le plus remarquable étant que cette doctrine redéfinit en même temps l’ordre du crime et l’ordre de la guerre. Au plan méthodologique, l’enseignement de cette étude réside dans le constat que le sens et la valeur accordés aux savoirs juridico-dogmatiques varient en fonction des épreuves sociopolitiques dans lesquelles ces derniers sont mobilisés : savoirs objectifs à prétention scientifique dans l’usage qu’en a fait G. Jakobs au début ; savoirs programmatiques destinés à servir le gouvernement et à inspirer des réformes, comme on a pu l’observer par moments dans certains pays sud-américains ; savoirs réflexifs lorsque le but est d’identifier les caractéristiques distinctives des politiques de lutte contre le terrorisme dans les années qui ont suivi les attentats du 11 septembre 2001 ; savoirs critiques, enfin, quand il s’agit de juger des effets délétères que ces mêmes politiques exercent sur l’État de droit européen. Dans la perspective d’une poursuite de l’effort d’une sociologie de la doctrine juridique, l’examen du lien entre les usages spécifiques des savoirs doctrinaux et leurs contenus ouvrirait sans doute une ligne d’investigation fructueuse.
44 C’est toutefois sur une autre considération que nous souhaiterions conclure cette étude, en soulevant la question de l’efficacité de la critique de la raison antiterroriste lorsqu’elle prend appui sur la topique du droit pénal de l’ennemi. Plutôt que de s’enferrer dans le « piège logique » tendu par les partisans de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, on peut penser que celle-ci a au moins pour mérite de nous indiquer l’urgence de repenser, relativement aux épreuves que nous vivons, l’État de droit. Cela oblige à prendre acte du fait que l’État de droit, tel que nous l’avons connu, rencontre aujourd’hui des limites. L’alternative qui se présente est alors la suivante : accepter que le terrorisme mine le genre d’existence juridico-politique auquel nous avons donné le nom d’État de droit, ou bien continuer à y tenir, ce qui implique de faire prévaloir la supériorité non seulement éthique, mais stratégique du respect inconditionnel de la dignité humaine.
45 La publication d’un certain nombre de documents tenus jusque-là secrets a permis de savoir comment, dans certains secteurs de l’administration américaine, il était d’usage d’appeler le camp de Guantánamo : « the battle lab » [93]. Cyniquement, on peut être tenté de dire que le terme n’est pas inapproprié tant il est vrai que la lutte contre le terrorisme a été un réel succès d’innovation, avec la création de nouvelles filières industrielles à la rentabilité insolente. Mais il est également difficile de s’empêcher de penser que si seulement une petite fraction de cette inventivité – et des sommes colossales qui l’alimentent – était mise au service de la cause de l’État de droit, l’erreur du droit pénal de l’ennemi pourrait être corrigée, c’est-à-dire son idée rendue historiquement absurde, en peu de temps.
Mots-clés éditeurs : Sociologie de la connaissance, Terrorisme, État de droit, Droit pénal de l’ennemi, Dogmatique juridique
Date de mise en ligne : 27/12/2017
https://doi.org/10.3917/drs.097.0615Notes
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[1]
Cette étude a été réalisée dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’Agence nationale de la recherche (« Ni guerre, ni paix ? Les nouages de la violence et du droit dans la formation et la transformation des ordres politiques », convention n° ANR-13-BSH1-0003-01). Nous remercions la Mission de recherche Droit et justice pour le soutien qu’elle a apporté à la première phase de ce projet de recherche. Une version préalable de cet article a été présentée le 10 décembre 2015 au Centre Marc Bloch de Berlin dans un séminaire organisé par Fabien Jobard et le 15 janvier 2016 à l’EHESS à l’occasion de la journée d’étude « Les démocraties libérales face au terrorisme : la réponse pénale, l’état d’urgence et la surveillance » organisée par Bernard Manin, Félix Blanc, Luc Foisneau et Rui Pereira. Nous remercions les organisateurs et les participants de ces événements dont les questions et les remarques nous ont permis de clarifier notre analyse sur des points décisifs. Nos remerciements vont surtout à notre collègue et ami Olivier Cahn qui nous a accompagnés dans les différentes étapes de notre réflexion en nous faisant non seulement profiter de ses connaissances, mais surtout en nous rappelant continûment au devoir de considérer que l’analyse scientifique n’a pas pour condition qu’elle soit artificiellement dissociée de toute conscience politique.
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[2]
Gilles Ferragu, Histoire du terrorisme, Paris : Perrin, 2014 ; Martin A. Miller, The Foundations of Modern Terrorism: State, Society and the Dynamics of Political Violence, New York : Cambridge University Press, 2013.
-
[3]
Michael Burleigh, Blood and Rage: A Cultural History of Terrorism, New York : Harper, 2009.
-
[4]
Isaac Land (ed.), Enemies of Humanity: The Nineteenth-Century War on Terrorism, Basingstoke : Palgrave Macmillan, 2008.
-
[5]
Didier Bigo et Daniel Hermant, « Simulation et dissimulation. Les politiques de lutte contre le terrorisme en France », Sociologie du travail, 28 (4), 1986, p. 506-526.
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[6]
Raison pour laquelle, comme le relève Michael Walzer, dans cet emploi de la notion de guerre, « les guillemets sont toujours nécessaires ». Michael Walzer, « Terrorism and Just War », Philosophia, 34 (1), 2006, p. 3-12 (ici p. 3).
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[7]
À titre d’exemple, voir Andrew Silke, « Terrorism and the Blind Men’s Elephant », Terrorism and Political Violence, 8 (3), 1996, p. 12-28.
-
[8]
Adam Hodges et Chad Nilep (ed.), Discourse, War and Terrorism, Amsterdam : John Benjamins Publishing Company, 2007.
-
[9]
Julia M. Eckert, « Laws for Enemies », in Id. (ed.), The Social Life of Anti-Terrorism Laws: The War on Terror and the Classifications of the « Dangerous Other », Bielefeld : Transcript Verlag, 2008, p. 7-32.
-
[10]
Mathieu Deflem (ed.), Terrorism and Counter-Terrorism: Criminological Perspectives, Amsterdam : JAI Press, 2004.
-
[11]
C’est là une constante depuis les attentats anarchistes de la seconde moitié du xixe siècle. Voir Uri Eisenzweig, Fictions de l’anarchisme, Paris : Christian Bourgois, 2001.
-
[12]
Didier Bigo, Laurent Bonelli et Thomas Deltombe (dir.), Au nom du 11 septembre… Les démocraties à l’épreuve de l’antiterrorisme, Paris : La Découverte, 2008.
-
[13]
Marius Balan, « The Friend-Foe Dichotomy and Protecting Fundamental Rights Under Terrorist Threat », Procedia – Social and Behavioral Sciences, 149, 2014, p. 81-83 ; Noah Feldman, « Choices of Law, Choices of War », Harvard Journal of Law and Public Policy, 25 (2), 2002, p. 457-485 ; Ulrich Sieber, « Blurring the Categories of Criminal Law and the Law of War: Efforts and Effects in the Pursuit of Internal and External Security », in Stefano Manacorda et Adán Nieto Martín (eds.), Criminal Law Between War and Peace: Justice and Cooperation in Criminal Matters in International Military Interventions. Proceedings of the XVth International Congress on Social Defense, Cuenca : Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha, 2009, p. 35-69 ; Christiane Wilke, « War v. Justice: Terrorism Cases, Enemy Combatants, and Political Justice in US. Courts », Politics and Society, 33 (4), 2005, p. 637-669.
-
[14]
Didier Bigo, « La voie militaire de la “guerre au terrorisme” et ses enjeux », Cultures et conflits, 44, 2001, p. 5-18.
-
[15]
Pour une analyse de cette évolution dans le cas français, voir l’étude fondamentale de Julie Alix, Terrorisme et droit pénal. Étude critique des incriminations terroristes, Paris : Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2010. Sur les développements les plus récents, Olivier Cahn, « “Cet ennemi intérieur, nous devons le combattre”. Le dispositif antiterroriste français, une manifestation du droit pénal de l’ennemi », Archives de politique criminelle, 38, 2016, p. 89-121.
-
[16]
Samy Cohen et John Atherton, Democracies at War Against Terrorism: A Comparative Perspective, New York : Palgrave Macmillan, 2008 ; Marianne Wade et Almir Maljevic (ed.), A War on Terror? The European Stance on a New Threat, Changing Laws and Human Rights Implications, New York : Springer, 2010 ; Richard Wilson (ed.), Human Rights in the « War on Terror », Cambridge : Cambridge University Press, 2005.
-
[17]
Parmi les références les plus significatives, Mireille Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Paris : Seuil, coll. « La couleur des idées », 2010 ; Jean-François Dreuille (dir.), « Droit pénal et politique de l’ennemi », numéro thématique de Jurisprudence – revue critique, 4, 2015 ; Geneviève Giudicelli-Delage, « Droit pénal de la dangerosité – droit pénal de l’ennemi », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 69-78 ; Laurent Reverso, « Notes sur le droit pénal de l’ennemi, la négation des droits fondamentaux et le droit naturel », in Damien Salles et al. (dir.), Études offertes à Jean-Louis Harouel : Liber amicorum, Paris : Éditions Panthéon-Assas, 2015, p. 997-1008 ; Paula Varjão Cruz, Le « droit pénal de l’ennemi ». Du phénomène au paradigme, Sarrebruck : Éditions universitaires européennes, 2011.
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[18]
Il convient de noter qu’au moment où il a fait cette proposition, G. Jakobs travaillait depuis de longues années sur le problème du lien entre culpabilité et prévention qui, comme on le verra, joue un rôle central dans sa conception du droit pénal de l’ennemi. Voir en particulier Günther Jakobs, Schuld und Prävention, Tübingen : J. C. B. Mohr, coll. « Recht und Staat in Geschichte und Gegenwart », 1976.
-
[19]
Dans les années 1990, la notion du droit pénal de l’ennemi ne retient en Allemagne que l’intérêt des étudiants de G. Jakobs, notamment dans les travaux qu’ils ont consacrés aux « délits de mise en danger (Gefährdungsdelikte) ». Voir, par exemple, Urs Kindhäuser, Gefährdung als Straftat : rechtstheoretische Untersuchungen zur Dogmatik der abstrakten und konkreten Gefährdungsdelikte, Francfort-sur-le-Main : Klostermann, coll. « Juristische Abhandlungen », 1989.
-
[20]
Voir Karolina Víquez Azofeifa, Die Rezeption des « Feindstrafrechts » in Lateinamerika, thèse de doctorat de droit, Hambourg : Université de Hambourg, 2011.
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[21]
Il ne s’agit naturellement pas de juger de la justesse ou de l’utilité des propositions portées par les partisans de cette doctrine ou par ceux qui les critiquent. Il s’agit de faire de cette pertinence, que certains acteurs lui accordent et que d’autres lui dénient, l’objet de l’investigation sociologique, dans une démarche inspirée par Alfred Schütz, Das Problem der Relevanz, Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp, 1971.
-
[22]
Steven Shapin, « Discipline and Bounding: The History and Sociology of Science As Seen Through the Externalism-Internalism Debate », History of Science, 30 (4), 1992, p. 333-369.
-
[23]
Yannick Barthe et al., « Sociologie pragmatique : mode d’emploi », Politix, 103, 2013, p. 175-204.
-
[24]
Cyril Lemieux, « Jugements en action, actions en jugement. Ce que la sociologie des épreuves peut apporter à l’étude de la cognition », in Fabrice Clément et Laurence Kaufmann (dir.), La sociologie cognitive, Paris : Orphys et Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Cogniprisme », 2011, p. 249-274.
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[25]
Un tel intérêt n’était pourtant pas absent du renouveau de la sociologie de la connaissance dans les années 1970. Le « programme pour une sociologie de la connaissance de la jurisprudence » permet de s’en persuader, même il est resté pour ainsi dire lettre morte. Ekkehart Klausa, « Programm einer Wissenssoziologie der Jurisprudenz », in Nico Stehr et René König (Hrsg.), « Wissenschaftssoziologie: Studien und Materialien », numéro spécial de la revue Kölner Zeitschrift für Soziologie und Sozialpsychologie, 18, 1975, p. 100-121.
-
[26]
Aleksander Peczenik, Scientia Juris: Legal Doctrine as Knowledge of Law and as a Source of Law, Dordrecht : Springer, 2005. Notons qu’il convient de ne pas confondre l’usage du terme « doctrine » dans l’expression « doctrine du droit pénal de l’ennemi » – qui correspond en allemand au terme Lehre – et la doctrine comme genre de la connaissance juridique, correspondant à l’allemand Rechtsdogmatik.
-
[27]
Janine Barbot et Nicolas Dodier, « Repenser la place des victimes au procès pénal », Revue française de science politique, 64 (3), 2014, p. 407-433.
-
[28]
Damien de Blic et Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix, 71, 2005, p. 9-38 (passim et spécialement p. 11-13).
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[29]
Le corpus peut être consulté et les références téléchargées à cette adresse : <https://www.zotero.org/groups/163644>.
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[30]
Günther Jakobs, « Kriminalisierung im Vorfeld einer Rechtsgutsverletzung », Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, 97 (4), 1985, p. 751-785.
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[31]
Rappelons que la République fédérale d’Allemagne a été confrontée dans les années 1970 et 1980 à un ensemble d’organisations dites de « guérilla urbaine », le groupe Rote Armee Fraktion – ou « groupe Baader-Meinhof » – étant le plus connu.
-
[32]
Par exemple, relève-t-il, l’achat de certains produits courants qui, assemblés d’une certaine manière, peuvent servir à la fabrication d’une bombe ne crée encore aucun trouble public, même dans le cas où l’intention de commettre un attentat est donnée.
-
[33]
Günther Jakobs, Norm, Person, Gesellschaft: Vorüberlegungen zu einer Rechtsphilosophie, 3e éd. modifiée, Berlin : Duncker und Humblot, 2008.
-
[34]
G. Jakobs n’a pas recours à cette notion en 1985. Mais, comme il l’expliquera lui-même plus tard, elle était dès le départ logiquement impliquée par la définition qu’il avait donnée du droit pénal de l’ennemi. Günther Jakobs, « Bürgerstrafrecht und Feindstrafrecht », Ritsumeikan Law Review, 21, 2004, p. 93-107.
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[35]
Plus tard, le débat se focalisera par exemple en Allemagne sur la question de savoir s’il est licite d’employer la torture dans les cas où l’on peut espérer obtenir des informations permettant d’éviter un attentat imminent. Voir Gerhard Beestermöller et Hauke Brunkhorst (Hrsg.), Rückkehr der Folter: der Rechtsstaat im Zwielicht ?, Munich : C. H. Beck, coll. « Beck’sche Reihe », 2006.
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[36]
On se réfère ici aux réactions de Rolf-Peter Callies, Ingeborg Puppe, Hans J. Hirsch, Eberhard Schmidhäuser, Klaus Tiedemann, Michael Köhler et Wolfgang Naucke à la communication de G. Jakobs, retranscrites dans le compte rendu de Walter Gropp, « Tagungsbericht. Diskussionsbeiträge der Strafrechtslehrertagung 1985 in Frankfurt a. M. », Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, 97 (4), 1985, p. 919-953.
-
[37]
Ainsi, dans la discussion, G. Jakobs a été poussé par R.-P. Callies à admettre que « le droit pénal de l’ennemi n’est pas compatible avec l’idéal de l’État de droit » et à regretter que « malheureusement les conditions idéales ne sont pas toujours données dans la réalité mondaine », une position qui, bien que déjà formulée de manière ambiguë, a suffi à satisfaire l’auditoire. Ibid., p. 928.
-
[38]
Pour comprendre la réception de cette première ébauche de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, on doit constater la convergence que l’exposé de G. Jakobs dessine avec les critiques adressées aux politiques pénales dans l’Allemagne des années 1970 et 1980. En effet, sa communication ne se présente pas de prime abord comme un effort pour définir un droit pénal de l’ennemi, un concept qui joue en réalité un rôle incident dans l’analyse. Le sujet qu’elle se propose de traiter est autre, à savoir la tendance à la « Vorverlagerung » de l’intervention pénale, le fait de traiter les crimes et délits de plus en plus souvent « en amont » – « im Vorfeld » – de leur réalisation effective, tendance dont G. Jakobs convient qu’elle soulève un problème de « légitimation ». Or il s’agissait là, au milieu des années 1980, d’une thématique déjà amplement défrichée par d’autres et centrale dans le contexte de la critique des dérives de l’État de droit au moins depuis la publication de l’ouvrage de Sebastian Cobler, Die Gefahr geht von den Menschen aus: der vorverlegte Staatsschutz, Berlin : Rotbuch-Verlag, 1976.
-
[39]
Walter Gropp, « Tagungsbericht… », art. cité, notamment les questions soulevées par I. Puppe (p. 920) et les réponses apportées par G. Jakobs (p. 927).
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[40]
Günther Jakobs, « Das Selbstverständnis der Strafrechtswissenschaft vor den Herausforderungen der Gegenwart (Kommentar) », in Albin Eser, Winfried Hassemer et Björn Burkhardt (Hrsg.), Die deutsche Strafrechtswissenschaft vor der Jahrtausendwende: Rückbesinnung und Ausblick. Dokumentation einer Tagung vom 3. bis 6. Oktober 1999 in der Berlin-Brandenburgischen Akademie der Wissenschaften, Munich : C. H. Beck, 2000, p. 47-56.
-
[41]
Considérant que le nombre des ennemis aura à l’avenir plutôt tendance à croître qu’à diminuer, il estime qu’« une société consciente des risques ne peut pas simplement mettre de côté cette problématique ; elle ne peut pas non plus résoudre cette problématique avec des moyens exclusivement policiers. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas aujourd’hui d’alternative évidente au droit pénal de l’ennemi. » Ibid., p. 53.
-
[42]
Sur cette question, Tatjana Hörnle, « Deskriptive und normative Dimensionen des Begriffs “Feindstrafrecht” », Goltdammer’s Archiv für Strafrecht, 153 (2), 2006, p. 80-95.
-
[43]
Günther Jakobs, « Aux limites de l’orientation par le droit : le droit pénal de l’ennemi », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 7.
-
[44]
Voir Jean-Louis Halpérin, « Ambivalences des doctrines pénales modernes », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 9-16.
-
[45]
« Celui qui range l’ennemi sous la catégorie du criminel ordinaire, ne doit pas s’étonner que les notions de “procédure pénale” et de “guerre” se brouillent », écrit-il. Günther Jakobs, « Bürgerstrafrecht und Feindstrafrecht », art. cité, p. 101 (traduction des auteurs).
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[46]
Il existe en effet un intérêt fort, historiquement constitué, des pénalistes de langue espagnole pour le travail théorique des pénalistes allemands – de Karl Binding à Franz von Liszt et de Gustav Radbruch à Claus Roxin. Dans les années 1980 et 1990, cet intérêt s’est porté sur G. Jakobs, qui apparaissait comme l’héritier de C. Roxin et le nouveau chef de file de la théorie systémique du droit pénal. Tous deux avaient en effet travaillé à l’importation de la théorie luhmannienne des systèmes, en particulier par le biais de la notion « d’imputation objective ». Voir à ce propos Carlos Parma, Roxin o Jakobs : ¿quién es el enemigo en el derecho penal ? El espejo del derecho penal, Bogotá : Ediciones Jurídicas Andrés Morales, 2009.
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[47]
Manuel Cancio Meliá, Los delitos de terrorismo: estructura típica e injusto, Madrid : Reus, coll. « Colección de derecho penal », 2010, p. 21 (traduction des auteurs).
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[48]
Ainsi, l’article 55.2 du texte constitutionnel prévoit la restriction des droits procéduraux aux personnes poursuivies pour leur appartenance à des bandes armées ou à des organisations terroristes. L’appartenance à des collectifs terroristes n’a cessé de voir s’accroître l’ampleur des peines que risquent celles et ceux qui s’en rendent coupables. En outre, l’article 577 du Code pénal prévoit depuis 1995, année d’une refonte majeure du Code pénal espagnol en matière d’antiterrorisme, une réglementation tout aussi sévère pour des faits de « terrorisme individuel » et pour les faits de « coopération terroriste », qu’il s’agisse de collecte économique au profit des organisations clandestines, de la délivrance aux membres de ces organisations d’informations sur des lieux ou des biens potentiellement visés, ou de l’hébergement de membres de ces organisations.
-
[49]
Rappelons que ce conflit, sur une durée de plus de vingt ans, a fait, en tout et pour tout, quarante-six victimes directes, dont seize membres des groupes armés.
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[50]
Sur une période comparable, le nombre de victimes est vingt fois supérieur, le bilan s’établissant en Espagne à 829 morts.
-
[51]
Il est à noter que le point de vue exprimé par M. Cancio Meliá sera repris plusieurs années plus tard par le Tribunal Supremo espagnol dans sa décision de casser une condamnation pour des faits de terrorisme. Les magistrats ont appuyé leur décision sur le fait que les éléments factuels qui avaient permis la condamnation du prévenu avaient été obtenus alors qu’il était détenu à Guantánamo par des policiers espagnols qui ne lui avaient pas clairement signifié leur qualité professionnelle. Dans la longue justification de la décision, la haute juridiction signale que la confirmation de la condamnation reviendrait à légaliser le recours à des méthodes qui contredisent les principes fondamentaux du droit pénal espagnol. Mais ce serait, poursuivent les magistrats, reconnaître une validité juridique à la doctrine du droit pénal de l’ennemi (la référence est explicitement faite) ; or ce serait impossible car « l’État ne peut pas défendre les valeurs de liberté, de coexistence, de pluralité et de droits de l’homme par des initiatives caractérisées par la violation des valeurs qu’il prétend défendre. […] Pour cette raison, le droit pénal de l’ennemi serait, plus justement, le déni du droit pénal dans la mesure où il cherche à priver ses destinataires potentiels de quelque chose qui leur est propre et non susceptible de dérogation : leur statut de citoyens de la “polis” », Tribunal Supremo, Sala de lo Penal, Sentencia, Recurso No 1188/2005, 20 juillet 2006 [en ligne : <http://www.juecesdemocracia.es/Sentencias/LOTUSSupremo8292006.pdf>].
-
[52]
Voir Alejandro David Aponte Cardona, Guerra y derecho penal del enemigo : aproximación teórica a la dinámica del derecho penal de emergencia en Colombia, Bogotá : Universidad de los Andes, Facultad de Derecho, coll. « Serie Estudios Ocasionales CIJUS », 1999. Les travaux d’Alejandro Aponte ont eu un important effet d’acclimatation de la doctrine du droit pénal de l’ennemi promue par G. Jakobs en Amérique latine, même si l’auteur affirme qu’il a mené ses travaux à l’écart et même, en partie, en opposition à la ligne défendue par ce dernier.
-
[53]
Id., « Derecho penal del enemigo en Colombia : entre la paz y la guerra », in Manuel Cancio Meliá et Carlos Gómez-Jara Díez (dir.), Derecho penal del enemigo: el discurso penal de la exclusión, t. 1, Madrid et Montevideo : Edisofer et B de F, 2006, p. 205-238.
-
[54]
Jacobo Grajales, Gouverner dans la violence. Le paramilitarisme en Colombie, Paris : Karthala, 2016.
-
[55]
Luz Estella Nagle, « Colombia’s Faceless Justice: A Necessary Evil, Blind Impartiality, or Modern Inquisition? », University of Pittsburgh Law Review, 61 (4), 2000, p. 881-954.
-
[56]
Alejandro Aponte, Krieg und Feindstrafrecht: Überlegungen zum « effizienten » Feindstrafrecht anhand der Situation in Kolumbien, Baden-Baden : Nomos Verlag, coll. « Rechtsvergleichende Untersuchungen zur gesamten Strafrechtswissenschaft », 2004, p. 145-147 et 230.
-
[57]
On notera ainsi que, par exemple, l’un des principaux partisans de G. Jakobs, Eduardo M. Lynett, a été dans les années 1990 juge à la cour constitutionnelle colombienne et a contribué, dans cette position, à traduire dans les faits les principes de la doctrine du droit pénal de l’ennemi.
-
[58]
Dans ce contexte, on peut ainsi observer que certaines législations antiterroristes adoptées en Argentine et au Mexique ont explicitement été justifiées en référence à la doctrine du droit pénal de l’ennemi. Gareth Williams, The Mexican Exception: Sovereignty, Police, and Democracy, New York : Palgrave Macmillan, 2011 ; Eugenio Raúl Zaffaroni, El enemigo en el derecho penal, Buenos Aires : Ediar Sociedad Anónima Editora, 2006.
-
[59]
Bien qu’il soit peu vraisemblable qu’il ne le fît pas au regard d’une série d’événements dont il est difficile de concevoir qu’ils ne soient pas rentrés dans son champ de perception. Pensons ainsi à la situation algérienne et ses répercussions en France et en Europe ou aux attentats contre les tours de Khobar en Arabie Saoudite, contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar-es-Salam, un peu plus tard contre l’USS Cole à Aden, qui témoignaient déjà de la montée en puissance d’Al-Qaeda, sans même mentionner la prise de pouvoir des Talibans à Kaboul et l’idée, fort répandue dès la fin des années 1990, que l’Afghanistan était devenu le nouveau « sanctuaire du terrorisme ».
-
[60]
Günther Jakobs, « Terroristen als Personen im Recht? », Zeitschrift für die gesamte Strafrechtswissenschaft, 117 (4), 2006, p. 839-851.
-
[61]
James Q. Whitman, Harsh Justice: Criminal Punishment and the Widening Divide Between America and Europe, New York : Oxford University Press, 2003.
-
[62]
Carlos Gomez-Jara Díez, « Enemy Combatants Versus Enemy Criminal Law: An Introduction to the European Debate Regarding Enemy Criminal Law and Its Relevance to the Anglo-American Discussion on the Legal Status of Unlawful Enemy Combatants », New Criminal Law Review, 11 (4), 2008, p. 529-562 (ici p. 531, emphase des auteurs).
-
[63]
Comme le rappelle l’affaire John Phillip Walker Lindh, dit le « Taliban américain », capturé en 2001 en Afghanistan, détenu dans la prison de Qala-i-Jangi où il a participé à des émeutes qui ont coûté la vie à un agent de la CIA, avant d’être non pas rapatrié à Guantánamo, mais déféré devant un federal grand jury devant lequel il a plaidé coupable et qui l’a condamné à une peine d’emprisonnement de vingt ans. Horst Fischer et Avril McDonald (eds.), Yearbook of International Humanitarian Law 2002, vol. 5, La Haye : T. M. C. Asser Institut, 2005, p. 636-637.
-
[64]
David Cole, Enemy Aliens: Double Standards and Constitutional Freedoms in the War on Terrorism, New York : New Press, 2003.
-
[65]
Anicée van Engeland, Civilian or Combatant? A Challenge for the 21st Century, Oxford : Oxford University Press, 2011 ; Konrad Kögler, Rechtlos in Guantánamo? Folgen des US-Supreme-Court-Urteils vom 28. Juni 2004, Marburg : Tectum Verlag, 2007.
-
[66]
Sauf à recourir, comme le fait Grégoire Chamayou, à l’ancestral vocabulaire de la chasse, appliqué en l’occurrence à la chasse à l’homme. Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris : La Fabrique, 2013.
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[67]
Ibid., p. 79-90.
-
[68]
Craig Forcese, « A Tale of Two Citizenships: Citizenship Revocation for “Traitors and Terrorists” », Queen’s Law Journal, 39 (2), 2014, p. 551-585. Au titre du rapprochement entre déchéance de nationalité et assassinats ciblés, on peut noter que, dans le cas britannique, sur les cinquante-trois personnes déchues de leur nationalité depuis 2002, deux ont été tuées en Somalie dans une attaque de drone (tandis qu’une troisième a été extradée aux États-Unis où elle a été détenue plusieurs mois durant sur des « black sites », nom donné aux prisons secrètes que la CIA a fait fonctionner dans des États alliés des États-Unis). Voir Victoria Parsons, « What Do We Know About Citizenship Stripping? », Bureau of Investigative Journalism, 10 décembre 2014 [en ligne : <https://www.thebureauinvestigates.com/2014/12/10/what-do-we-know-about-citizenship-stripping>].
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[69]
La France ne dispose pas encore de règlements de ce type, et encore moins d’une jurisprudence. Pour justifier le recours à des techniques militaires semblables à celles mises en œuvre dans la guerre américaine contre le terrorisme, les responsables gouvernementaux s’en remettent à la « légitime défense collective » prévue par l’article 51 de la Charte des Nations unies. Des événements récents laissent présager que l’avenir pourrait être, en cette matière, riche de péripéties. Ainsi, le 8 octobre 2015, la France a bombardé un camp d’entraînement du groupe État islamique en Syrie en visant des responsables de ce groupe dont certains sont, par ailleurs, des citoyens français (Jacques Follorou, « Syrie : Salim Benghalem, la cible des frappes françaises à Rakka », Le Monde.fr, 17 octobre 2015 [en ligne : <http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/10/17/syrie-salim-benghalem-la-cible-des-frappes-francaises-a-rakka_4791547_3224.html>]). Lorsque ces faits ont été connus, des voix se sont levées protestant contre le fait que la France ait pu agir dans le but de tuer ses propres ressortissants ; un avocat avait même annoncé vouloir déposer plainte (Arié Alim, « Assassinats de Français par l’État français », Le blog d’Arié Alim, 17 octobre 2015 [en ligne : <https://blogs.mediapart.fr/arie-alimi/blog/171015/assassinats-de-francais-par-letat-francais >]).
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[70]
Marisa Young, « Death from Above: The Executive Branch’s Targeted Killing of United States Citizens in the War on Terror », University of Illinois Law Review, 2014 (3), 2014, p. 967-1011.
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[71]
Voir Charles Garraway, « The Law Applies, But Which Law? », in Matthew Evangelista et Henry Shue (eds.), The American Way of Bombing: Changing Ethical and Legal Norms, from B-17s to Drones, Ithaca : Cornell University Press, 2014, p. 87-105.
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[72]
Comme ce fut le cas en France avec le « groupe de Tarnac ». Voir Christophe Becker et al., « Antiterrorisme : on ne juge pas un ennemi, on le combat », Libération.fr, 21 juillet 2014 [en ligne : <http://www.liberation.fr/societe/2014/07/21/antiterrorisme-on-ne-juge-pas-un-ennemi-on-le-combat_1067810>].
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[73]
Stephan Stübinger, « Der Feindbegriff Carl Schmitts im Antiterrorkrieg: über das Verhältnis von Recht und Politik im Ausnahmezustand », in Id. (Hrsg.), Notwehr-Folter und Notstands-Tötung?, Bonn : Bonn University Press, 2015, p. 387-434 ; Thomas Uwer, « Der unsichtbare Dritte: Günther Jakobs, Carl Schmitt und der ganz normale Ausnahmezustand », in Id. (Hrsg.), « Bitte bewahren Sie Ruhe »: Leben im Feindrechtsstaat, Berlin : Strafverteidigervereinigungen, Organisationsbüro, coll. « Schriftenreihe der Strafverteidigervereinigungen », 2006, p. 37-58.
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[74]
Ingo Müller, « Der Wert der “materiellen Wahrheit” », Leviathan, 4, 1977, p. 522-535.
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[75]
Silke Gary, Das Feindstrafrecht von Günther Jakobs – eine neue Carolina? Versuch eines Vergleichs unter kriminologischen Aspekten, mémoire de master, Hambourg : Université de Hambourg, 2008 ; Günter Jerouschek, « Die Carolina – Antwort auf ein “Feindstrafrecht”? », in Eric Hilgendorf et Jürgen Weitzel (Hrsg.), Der Strafgedanke in seiner historischen Entwicklung: Ringvorlesung zur Strafrechtsgeschichte und Strafrechtsphilosophie, Berlin : Duncker und Humblot, 2007, p. 79-99.
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[76]
Cornelius Prittwitz, « Feindstrafrecht », in Arno Pilgram et Cornelius Prittwitz (Hrsg.), Kriminologie: Akteurin und Kritikerin gesellschaftlicher Entwicklung. Über das schwierige Verhältnis der Wissenschaft zu den Verwaltern der Sicherheit, Baden-Baden : Nomos Verlag, 2005, p. 215-228 ; Fritz Sack, « Innere Sicherheit und die Zukunft der Kriminologie: Möglichkeiten und Verpflichtungen », in Karlhans Liebl (Hrsg.), Kriminologie im 21. Jahrhundert, Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2007, p. 211-220 ; Dieter Dölling, « Über das Böse aus kriminologischer und strafrechtlicher Sicht », in Manfred Heinrich, Christian Jäger et Bernd Schünemann (Hrsg.), Strafrecht als Scientia Universalis: Festschrift für Claus Roxin zum 80. Geburtstag am 15. Mai 2011, Berlin : De Gruyter, 2011, p. 1901-1912 ; Jean Danet, « Les politiques sécuritaires à la lumière de la doctrine de la défense sociale nouvelle », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, 1, 2010, p. 49-67.
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[77]
Nous mentionnons ici ces aspects historiques comme éléments du débat. Il est un fait que les participants prennent régulièrement des références dans l’histoire pour étayer leur point de vue dans le présent. Cela est vrai des pourfendeurs de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, comme on vient de le voir, aussi bien que de ses propagateurs, prompts à invoquer telle référence à Rousseau ou Kant. Notre démarche, dont l’objectif premier est de reconstituer la dynamique des prises de position relatives à un objet disputé, se veut complémentaire de celle qui consiste à établir la généalogie objective de la doctrine du droit pénal de l’ennemi dans les pensées et les pratiques du passé, en particulier celles relatives au traitement des individus et des groupes réputés représenter un danger pour la société et qui se recrutent le plus souvent dans les couches sociales les plus exploitées, les plus discriminées, les plus dominées. Pour un exemple de ce type d’approche, Yves Cartuyvels, « Les usages sociaux de la biologisation du crime à la fin du xixe siècle : quelques enjeux et limites », in Jean-François Dreuille (dir.), « Droit pénal et politique de l’ennemi », op. cit., p. 189-204.
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[78]
Arnd Koch montre ainsi que la fin de la « chasse aux sorcières » dans l’Empire germanique est non l’effet de modifications législatives, mais de la professionnalisation des juridictions. Il en tire la conclusion que le droit pénal de l’ennemi, s’il existait aujourd’hui, ne signifierait rien de moins qu’une régression du degré de professionnalisation des métiers du droit. Arnd Koch, Wider ein Feindstrafrecht: juristische Kritik am Hexereiverfahren, Berlin : Erich Schmidt, 2012.
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[79]
Exemplairement, Eduardo Demetrio Crespo, « Das “Feindstrafrecht” darf nicht sein! », Zeitschrift für internationale Strafrechtsdogmatik, 9, 2006, p. 413-427.
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[80]
Par exemple, Gavin Sullivan et Ben Hayes (eds.), Blacklisted: Targeted Sanctions, Preemptive Security and Fundamental Rights, Berlin : European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR), 2010 ; Thomas Uwer (Hrsg.), « Bitte bewahren Sie Ruhe »: Leben im Feindrechtsstaat, op. cit.
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[81]
Par exemple, Rolf Gössner, « EU-Terrorliste: Feindstrafrecht auf Europäisch », Blätter für deutsche und internationale Politik, 3, 2009, p. 13-16.
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[82]
Fritz Sack, Rüdiger Lautmann et Daniela Klimke (Hrsg.), « Punitivität », supplément de la revue Kriminologisches Journal, 8, 2004.
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[83]
Jody Azzouni, Talking About Nothing: Numbers, Hallucinations, and Fictions, Oxford : Oxford University Press, 2010.
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[84]
On remarquera ainsi qu’en France, si nombre de propositions postérieures aux attentats de 2015 peuvent apparaître significatives au regard de la doctrine du droit pénal de l’ennemi, il n’y est jamais fait directement référence pour les justifier.
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[85]
Les sciences sociales, politiques et juridiques n’échappent pas à cette difficulté. En témoigne l’impressionnante vague de travaux qui, depuis deux ou trois décennies, soulignent unanimement le caractère inédit des violences contemporaines. Qu’il s’agisse de guerres, de guerres civiles ou de rébellions, de terrorisme, de criminalité organisée ou de répression, les situations de violence auraient ainsi aujourd’hui des caractéristiques les différenciant si fondamentalement des situations de violence que l’on connaissait sous le même nom par le passé qu’il serait devenu impossible de les appréhender avec les catégories calibrées sur des conflits auxquels ils ne correspondent plus. Cette littérature, qui porte tantôt sur les « nouvelles guerres », les « nouvelles guerres civiles », les « nouveaux terrorismes » et les « nouveaux désordres », tantôt sur les « nouvelles menaces », les « nouvelles sécurités » ou les « nouvelles pénologies », constitue aujourd’hui un corpus si vaste qu’il serait vain ici de vouloir donner des références.
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[86]
Yves Cartuyvels, D’où vient le code pénal ? Une approche généalogique des premiers codes pénaux absolutistes au xviiie siècle, Bruxelles : De Boeck, coll. « Perspectives criminologiques », 1996 ; Pierre Lascoumes, Pierrette Poncela et Pierre Lenoël, Au nom de l’ordre. Une histoire politique du code pénal, Paris : Hachette, 1989 ; Christian Debuyst, Françoise Digneffe et Alvaro P. Pires (dir.), Histoire des savoirs sur le crime et la peine, t. 2 : La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Bruxelles : Larcier, 2008.
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[87]
Olivier Corten, Le droit contre la guerre. L’interdiction du recours à la force en droit international contemporain, 2e éd. revue et augmentée, Paris : A. Pédone, 2014.
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[88]
Pour des développements plus approfondis, voir les contributions dans Dominique Linhardt et Cédric Moreau de Bellaing (dir.), « Ni guerre, ni paix », dossier thématique de la revue Politix, 104, 2013.
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[89]
Voir également, Susanne Krasmann, « Der Feind an den Grenzen des Rechtsstaats », in Brigitte Kerchner et Silke Schneider (Hrsg.), Foucault: Diskursanalyse der Politik, Wiesbaden : VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2006, p. 233-250.
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[90]
Luc Heuschling, État de droit, Rechtsstaat, rule of law, Paris : Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2002.
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[91]
La justification de cet énoncé demande des développements dont l’ampleur dépasserait le cadre de cet article. On peut toutefois remarquer que, dans les approches sociologiques de la genèse de l’État moderne, il est patent que la protection des droits subjectifs est pensée trouver sa possibilité à l’intérieur d’une unité sociale – souvent considérée sous son existence territoriale – dont l’État est le garant. Voir Catherine Colliot-Thélène, « Après la souveraineté : que reste-t-il des droits subjectifs ? », Eurostudia, 2 (2), 2006 [en ligne : <http://id.erudit.org/iderudit/014585a>].
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[92]
Maria Reicher, « Nonexistent Objects », in Edward N. Zalta (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2015 Edition) [en ligne : <http://plato.stanford.edu/archives/win2015/entries/nonexistent-objects>].
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[93]
Mark P. Denbeaux, Jonathan Hafetz, Joshua Denbeaux et Joseph Hickman, « Guantanamo: America’s Battle Lab », Seton Hall University, School of Law, Center for Policy and Research, 12 janvier 2015 [en ligne : <https://law.shu.edu/policy-research/upload/guantanamo-americas-battle-lab-january-2015.pdf>].