1L’actualité juridique du droit des cultes dans le domaine du droit administratif se révèle très active depuis quelque temps.
2Si les textes nouveaux de valeur législative ou réglementaire sont peu nombreux, la production est croissante dans le domaine de la doctrine administrative et surtout de la jurisprudence.
3Quelques aspects significatifs méritent d’être particulièrement cités :
1 – La question des édifices cultuels
4Cette matière a longtemps fait l’objet de très peu d’innovations juridiques. Elle semble désormais entrée dans une phase de plus grande mobilité :
5Elle a été l’objet de deux modifications textuelles résultant d’une ordonnance du 21 avril 2006 :
- l’introduction d’un article L 2124-31 dans le code général de la propriété des personnes publiques (CG3P) définissant les conditions de visite et d’utilisation non cultuelle des parties d’édifices affectés au culte. Cette disposition subordonne ces visites à l’accord de l’affectataire. Cet accord peut prévoir le versement d’une redevance qui peut être partagée entre l’affectataire et la collectivité publique (E. Untermaier, les Églises et le code général de la propriété des personnes publiques, AJDA 2006 p. 2210).
- l’article L 1311-2 du code général des collectivités territoriales (CGCT) a été complété par l’ordonnance du 21 avril 2006 afin de prévoir qu’un bail emphytéotique peut être conclu en vue de l’affectation à une association cultuelle d’un édifice du culte ouvert au public.
6Trois aspects sont significatifs :
a – Les questions liées aux rapports entre propriétaire et affectataire pour les nombreux édifices cultuels relevant du domaine public
7Un jugement du TA de Marseille du 22 avril 2008 (Association diocésaine de l’archidiocèse d’Aix en Provence AJDA 2008 p. 1378 note Anne Fornerod) illustre l’une des zones délicates de ce régime : quelle est l’étendue des prérogatives de l’affectataire ? Il est traditionnellement admis que celles-ci sont très larges. Le principe a été affirmé clairement par l’arrêt du 4 novembre 1994 (Abbé Chalumey, Lebon 491 ; AJDA 1995 p. 252 note PLM ; RFDA 1995, p. 986 concl. Rémy Schwartz). C’est d’ailleurs avec une certaine solennité que le juge des référés du Conseil d’État a rappelé dans l’arrêt Commune de Massat du 25 août 2005 (AJDA 2006 p. 91 note P. Subra de Bieusses ; JCP 2006 éd G, n° 7 II 10024 note B. Quiriny) que l’autorité publique ne saurait organiser aucune activité dans un édifice affecté au culte sans l’accord du ministre du culte chargé d’en régler l’usage. Toute activité autre que cultuelle devant se dérouler dans un bâtiment affecté au culte (visites, concerts, conférences, etc.) est donc soumise à l’accord de ce ministre du culte. Ce principe a clairement été rappelé par le nouvel article L 2124-31 du CG3P susmentionné.
8La question soulevée par le jugement du tribunal administratif de Marseille est de savoir s’il ne faut pas traiter de manière distincte les parties du bâtiment servant au culte et celles non directement utilisées pour le culte ? Peut-on considérer que ces dernières relèvent du pouvoir de décision du seul propriétaire ?
9Deux analyses sont envisageables :
- On peut considérer que l’affectation porte sur la totalité du bâtiment lequel ne peut faire l’objet d’un « saucissonnage » en fonction des parties qui sont utilisées ou non pour le culte. Il arrive que la totalité de l’église ne soit de facto plus utilisée pour le culte et néanmoins l’affectation subsiste jusqu’à ce qu’elle soit formellement supprimée. A fortiori, il doit en être également ainsi pour les parties du bâtiment, telles que les tours et le toit.
D’ailleurs, le nouvel article L 2124-31 du Code général de la propriété des personnes publiques n’introduit pas de distinctions entre les parties servant au culte et les autres parties du bâtiment. Selon un document diffusé par le Sénat (http://carrefourlocal.senat.fr), cette disposition s’applique également en ce qui concerne la décision d’implantation d’une antenne de téléphone sur le toit d’un édifice cultuel.
Dès lors qu’un élément bâti fait corps avec l’édifice affecté au culte, la règle de l’affectation doit jouer par application de la règle de l’accessoire, quel que soit l’usage effectif de cet élément, fut-il commercial (TA Paris 8 juin 1971 AJDA 1972 p. 169 pour des locaux commerciaux situés au-dessous de l’église St Eustache à Paris : ceux-ci sont considérés comme inclus dans l’affectation cultuelle du bâtiment).
La Cour administrative d’appel de Bordeaux a de surcroît rappelé qu’il ne saurait y avoir désaffection d’une église ou d’une partie d’église sans l’accord écrit de représentant du culte affectataire, même si le culte n’y est plus célébré (CAA Bordeaux 27 avril 2004 Association église Saint-Eloi n° 03B700370, AJDA 2004 p. 949). - On peut aussi estimer que les effets de l’affectation ne doivent jouer que pour les parties conçues pour être utilisées pour le culte. D’autres parties, telles que le toit, n’ont pas de vocation cultuelle et peuvent dès lors échapper à la compétence de l’affectataire. L’affectation vise en effet à mettre à la disposition des fidèles les locaux nécessaires à l’exercice du culte.
C’est cette dernière solution que le TA de Marseille a retenue. Il a estimé que les principes de l’affectation au culte des bâtiments publics visés par la loi de 1905 « ne trouvent à s’appliquer que pour les parties de l’église effectivement affectées au culte ». Cette analyse peut s’appuyer sur les précédents relatifs aux pouvoirs reconnus aux maires pour l’usage civil des cloches, des tours ou de l’horloge.
10Le jugement du tribunal administratif de Marseille, outre que son fondement juridique est fragile, risque donc d’ouvrir une boîte de pandore d’où sortiront de nombreux futurs litiges.
b – Le financement des édifices cultuels musulmans
11Un certain nombre de municipalités ont le souhait de faciliter l’érection des édifices cultuels musulmans dans un souci d’intégration des populations concernées. Se heurtant aux limites figurant dans la loi de 1905, plusieurs d’entre elles ont essayé de recourir à la technique, très usitée il y a quelque temps pour d’autres cultes, du bail emphytéotique, cette technique ayant trouvé une base légale nouvelle avec la modification susmentionnée de l’article L 1311-2 du CGCT.
12Mais ce procédé a été censuré par plusieurs tribunaux administratifs (TA Lille 9 janvier 2007 – TA Marseille 17 avril 2007 et TA Cergy – Pontoise 12 juin 2007 ; TA Lyon 15 mai 2008) (voir les commentaires de E. Tawil, JCP A 2007 n° 2126 et J. Bon, AJDA 2007 p. 1477). Cette position a été infirmée dans le cas du jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise par un arrêt remarqué de la Cour administrative d’appel de Versailles du 3 juillet 2008.
13Plusieurs questions méritent d’être évoquées au sujet de ces affaires :
14– La portée de la nouvelle rédaction de l’article L 1311-2 du CGCT.
15Pour le litige examiné par la CAA de Versailles, les faits étaient antérieurs à la nouvelle rédaction de l’article L 1311-2 du CGCT. Elle ne s’est donc pas prononcée formellement sur cette disposition.
16Par contre, dans le cas du jugement du tribunal administratif de Marseille du 17 avril 2007 cette disposition nouvelle était déjà applicable. La question se posait donc de savoir si l’article L 1311-2 institue une nouvelle dérogation à la règle de l’article 2 de la loi de 1905 en tant que celui-ci prohibe les subventions publiques aux cultes.
17Le tribunal administratif de Marseille a estimé que non : cette dispose autorise de recourir à la technique du bail emphytéotique pour un édifice cultuel mais sous la condition que cette technique ne constitue par une subvention à un organisme cultuel au sens de la loi de 1905.
18Cette analyse peut paraître fondée dans la mesure où l’article L 1311-2 n’exprime formellement pas l’objectif de déroger à la loi de 1905.
19À l’encontre de cette analyse, on peut cependant faire valoir que si cette intention n’est pas formatée explicitement, elle est néanmoins manifeste : quel peut être l’objet de cette modification de l’article L 1311-2 CGCT par l’ordonnance du 21 avril 2006 sinon que de déroger à l’interdiction de subventionner les cultes ? En effet, dès avant cette modification, le bail emphytéotique pouvait être utilisé pour des opérations d’intérêt général et la jurisprudence avait déjà admis que la construction de lieux de culte pouvait présenter un tel caractère d’intérêt général (voir par exemple, Tribunal Administratif de Strasbourg 13 décembre 2006 Henri H n° 0002734 : ce jugement reconnaît la légalité du recours à la technique du bail emphytéotique dans le contexte de l’ancienne rédaction de l’article L 1311-2 CGCT). Ce point est d’ailleurs confirmé par l’arrêt de la CAA de Versailles qui reconnaît que l’ancienne rédaction de cet article est parfaitement de nature à servir de base légale pour l’édification de bâtiments cultuels. La nouvelle rédaction n’aurait donc aucune portée si elle ne visait pas à autoriser le financement d’édifices cultuels.
20Il est vrai que la formulation de la nouvelle disposition (en « vue de l’affectation à une association cultuelle d’un édifice du culte ouvert au public ») peut laisser songeur. Le bail emphytéotique n’est pas un acte d’affectation d’un édifice à un culte. Il réside dans la location de longue durée d’un immeuble (généralement d’un terrain nu) pour que le locataire puisse y édifier un immeuble et exploiter celui-ci jusqu’au retour en fin de bail du terrain et du bâtiment au propriétaire. De plus, la plupart des associations musulmanes qui servent d’assise juridique à l’édification de mosquées n’ont pas le caractère d’associations cultuelles au sens strict.
21À partir du constat qu’une interprétation littérale de la nouvelle disposition n’est guère possible, compte tenu des imprécisions de rédaction du texte, une interprétation en fonction des intentions de ses auteurs constitue une démarche légitime. Si l’on s’en réfère aux critiques que ce texte a suscitées, l’intention était claire : ouvrir aux collectivités publiques une possibilité élargie de faciliter la construction de lieux de culte sans qu’elles se heurtent aux restrictions de la loi du 9 décembre 1905.
22D’ailleurs, comme on aura encore l’occasion de le montrer, l’utilisation du BEA en matière de culte constitue nécessairement une forme de soutien pour faciliter l’érection d’un édifice cultuel et ne peut pas être analysée comme une opération économiquement neutre. Dès lors, en autorisant le recours à cet instrument juridique, le législateur a nécessairement dérogé à l’article 2 de la loi de 1905.
23– À supposer qu’il faille s’interroger sur l’existence ou non d’une subvention publique à un organisme cultuel, dans quelle mesure un bail emphytéotique peut-il être regardé comme une subvention à une association à but cultuel ?
24Repoussant implicitement l’argumentation sus-développée, le tribunal de Marseille a estimé qu’il lui revenait de rechercher s’il y avait ou non subvention indirecte. Il a considéré que pour qu’il n’y ait pas une telle subvention, il fallait que le loyer annuel prévu par le bail résulte de la prise en compte de la valeur du bien loué diminué par la prise en compte des limitations aux droits réels consentis et par la valeur du bien de retour à l’échéance du contrat.
25Le tribunal administratif de Marseille a ainsi repris à son compte l’idée qu’un bail emphytéotique appliqué à l’édification d’un édifice cultuel n’est légal que si le loyer est fixé au « prix du marché », faute de quoi il doit être regard comme une subvention prohibée par l’article 2 de la loi de 1905 (une décision ultérieure de la CAA de Lyon du 16 février 2010, Association culturelle arabo-islamique de Tournus, n° 08LY01761, révèle le même raisonnement).
26Une telle analyse avait déjà été développée par différentes instances, notamment par le Haut Conseil de l’intégration dans son rapport sur l’Islam dans la République (Nov. 2001 p. 39). Pour justifier cette position, les commentateurs font référence à la jurisprudence ancienne du Conseil d’État sur la location par des communes de presbytères leur appartenant. Cette jurisprudence exige que la location soit faite selon la valeur locative « réelle » lorsqu’elle est consentie à des organismes cultuels (CE 12 mars 1909 commune de Triconville, Lebon 275 ; 26 mai 1911 Commune de Heugas Lebon 694 ; 18 mars 1921 Commune de Mont L’évêque, Lebon 317). Comme cela a été relevé par M. Joseph Bon (note précitée à l’AJDA), cette comparaison n’est pas justifiée car les locations soumises à ce critère de l’équilibre économique étaient présentées comme des opérations économiques, alors que le bien emphytéotique administratif à des fins cultuelles n’a, par définition, pas de finalité économique mais présente une finalité d’intérêt général. Pour ce motif, on ne saurait par contre suivre M. Bon dans son opinion que dans le cas soumis au tribunal administratif de Marseille, la collectivité publique était en tout état de cause tenue de procéder à une location conforme à la valeur économique au motif que le CG3P impose le caractère suffisant des redevances d’occupation du domaine public, indépendamment de la loi de 1905. Une telle analyse ne tient pas compte du fait que le BEA cultuel n’est pas une opération économique pour valoriser le patrimoine de la collectivité publique concernée, mais une opération d’intérêt général soumis à ses règles propres.
27Le caractère incertain du critère économique est d’ailleurs illustré par les jugements susmentionnés. Le tribunal administratif de Marseille a jugé que pour un terrain dont la valeur vénale est estimée à 1,8 M d’euros et compte tenu du retour en fin de bail d’un bâtiment dont l’édification aura coûté 8,7 millions d’euros, le loyer du bail consenti à l’association cultuelle concernée pour 99 ans pour un montant annuel de 300 euros est constitutif d’une subvention. Le tribunal administratif de Cergy quant à lui s’est borné à considérer que la subvention était « manifeste », sans même analyser la valeur du terrain loué, ni la valeur du bien de retour. Dans un jugement du 21 décembre 2007 le tribunal administratif de Marseille a finalement admis qu’un bail emphytéotique consenti pour un loyer annuel de 24 000 euros HT sur une durée de 50 ans, le bien de retour étant évalué à 8,6 M d’euros était légal (le CAA de Nancy, dans un arrêt du 6 août 2009, Ville de Belfort, n° 08NC01050, a considéré comme ne présentant pas le caractère de subvention un bail annuel de 200 euros pour un terrain d’une valeur de 200 000 euros. Les spécialistes du calcul actuariel apprécieront ces estimations.
28Si la cour administrative d’appel a infirmé la position du tribunal administratif de Cergy Pontoise, l’interprétation de cet arrêt n’est pas évidente.
29La cour a d’abord considéré que si l’article 2 de la loi de 1905 interdit aux collectivités publiques d’accorder des subventions à des associations qui ont des activités cultuelles, il n’exclut pas d’apporter, dans un objectif d’intérêt général, une aide à des activités ou à des équipements de caractère cultuel. Pour construire ce raisonnement, la Cour a repris presque littéralement un considérant de l’arrêt du Conseil d’État du 15 mars 2006, ministre de l’Outre-Mer et relatif à la portée du principe constitutionnel de laïcité (AJDA 2005 p. 1463, note Claude Durand Prinborgne ; RFDC 2005, p. 631 ; Rev. Droit Local 2004, N° 44, p. 19 note Jean-Marie Woehrling).
30Cette formulation pourrait laisser penser que, pour la Cour Administrative de Versailles, certaines aides aux activités cultuelles qui ne prennent pas la forme de subvention à des associations cultuelles ne tombent pas sous le coup de l’interdiction de l’article 2. Un tel raisonnement ne serait pas impossible à justifier. En effet, contrairement à une opinion bien répandue, le non-financement public des cultes n’est pas un principe général mais une règle législative affectée de nombreuses exceptions et limitations. Plusieurs études récentes (J.-M. Woehrling, l’interdiction pour l’État de reconnaître et de financer un culte. Quelle valeur juridique aujourd’hui ? RDP 2006 p. 1637 ; La neutralité n’exclut pas la possibilité d’apporter un soutien financier aux cultes, Regards sur l’actualité, mars 2007 n° 329 p. 77, La documentation française ; Mylène Leroux, La règle d’abstention financière de pouvoirs publics en matière culturelle, RDP 2007 p. 231) ont montré que cette règle comporte de nombreuses incertitudes quant à son champ d’application voire même quant à sa validité. Le recours au bail emphytéotique ne constitue qu’une illustration de ce brouillard.
31Il convient notamment de rappeler qu’il est admis que les collectivités publiques peuvent mettre à disposition des salles communales pour des réunions publiques à caractère religieux. Cette mise à disposition est d’ailleurs organisée par la loi de 1905 pour les bâtiments cultuels non revendiqués par des associations cultuelles. On peut même se demander si la loi de 1905 ne comporte pas implicitement en application du principe de liberté de conscience une obligation positive pour les collectivités publiques de favoriser l’accès aux bâtiments cultuels nécessaires à la liberté du culte.
32L’article 2 de la loi de 1905 est désormais interprété restrictivement compte tenu de la partie donnée au principe constitutionnel de laïcité. S’il interdit le subventionnement public d’activités réalisées par des associations cultuelles, il n’exclut pas que des actions puissent être réalisées par des collectivités publiques en vue de favoriser la pratique cultuelle, dès lors que celle-ci présente un caractère d’intérêt général. D’ailleurs, le fait pour une disposition législative de prévoir qu’un bail emphytéotique public peut être utilisé pour réaliser un édifice cultuel établit que, pour le législateur, il peut y avoir un intérêt général pour les collectivités publiques de faciliter l’édification de bâtiments cultuels.
33Dans son rapport sur la laïcité, le Conseil d’État fait mention du procédé du bail emphytéotique (rapport public 2004 « Un siècle de laïcité » EDCE n° 55 La Documentation Française p. 286) sans relever des réserves quant à sa combinaison avec l’article 2 de la loi de 1905. Une partie de la doctrine en retire l’idée qu’en la matière le Conseil d’État tolère un certain déséquilibre économique au profit des cultes » (X. Delsol, A. Goray et E. Torwil, Droit des cultes, Dalloz 2005 p. 264).
34On pourrait donc considérer que, par le bail emphytéotique, la commune ne verse pas une subvention à une association cultuelle mais devient propriétaire d’un édifice cultuel pour lequel elle a fourni le terrain, ledit édifice étant financé par le culte concerné.
35Il est vrai cependant qu’il subsiste une ligne jurisprudentielle interprétant tout avantage accordé à un culte comme une subvention contraire à l’article 2 de la loi de 1905 (voir par ex. CAA Marseille 21 déc. 2007 Commune de Montpellier, n° 06MA03165 : la mise à disposition d’un local de la commune au bénéfice d’un usage cultuel est contraire à l’article 2 ; CAA Nancy 5 juin 2003 n° 99NC01589 : la prise en charge des frais d’électricité d’une église par la commune au-delà de la part nécessaire à la conservation de l’immeuble est incompatible avec la loi de 1905).
36Aussi, dans la suite de son raisonnement, la Cour de Versailles conclut-elle que l’opération de bail emphytéotique en question ne révèle aucune subvention. Il semble en résulter que, malgré les éléments d’un raisonnement différent, pour la Cour aussi, l’absence de subvention indirecte constitue une condition de légalité pour l’usage du bail emphytéotique administratif aux fins de l’édification de bâtiments culturels.
37Pour conclure, on ne peut que souligner que le critère du caractère équilibré du contrat de bail soulève de considérables problèmes d’appréciation et entraîne donc une grande insécurité juridique : ce qui constitue une subvention manifeste pour une juridiction n’en est aucunement pour une autre. En fait, la technique du bail emphytéotique constitue nécessairement et dans tous les cas une forme de soutien de l’activité cultuelle.
38D’ailleurs, cette manière de poser le problème est parfaitement irréaliste. À l’évidence, en fin de bail, la commune conservera au terrain et au bâtiment qui aura été édifié sa vocation cultuelle, sauf que, devenue propriétaire du bâtiment, elle devra aussi l’entretenir. En d’autres termes, le BEA appliqué à l’édification d’un bâtiment religieux ne sera jamais un contrat économiquement équilibré. Il constitue nécessairement et dans tous les cas une forme de soutien de l’activité cultuelle. Il serait cependant déraisonnable de remettre aujourd’hui en question la légalité de cet instrument.
c – Les difficultés des cultes minoritaires pour disposer de lieux de cultes
39Préjugés divers et « politique antisectes » aidant, un certain nombre de cultes minoritaires rencontrent régulièrement l’hostilité des autorités locales.
40Lorsque celles-ci expriment suffisamment ouvertement cette hostilité, les tribunaux sont en mesure de sanctionner cette atteinte au principe de neutralité religieuse des personnes publiques. Ainsi, dans la période récente de nombreuses décisions judiciaires ont sanctionné le comportement de collectivités publiques refusant de mettre des salles municipales à la disposition d’associations religieuses. On relève ainsi plusieurs annulations de refus de salle municipale (CE TA Marseille 17 oct. 2006 ; TA de Cergy Pontoise 10 janvier 2006 ; TA de Versailles 6 juillet 2006, etc.). Dans certains cas, les motifs de refus ne manquent pas de piquant : la Ville de Lyon invoque la modicité de ses redevances pour occupation de salles municipales pour refuser la mise à disposition d’une telle salle à l’association « rose croix d’or » car cette location aurait ainsi le caractère d’une subvention indirecte à une association religieuse (TA Lyon 18 oct. 2007 Ass. rose-croix d’or, n° 0507110). Ces refus concernent principalement le culte des Témoins de Jehova. Une ordonnance du juge des référés du Conseil d’État (CE 30 mars 2007 Ville de Lyon n° 304053) a clairement confirmé l’illégalité de ce genre de refus.
41D’autres annulations concernent des refus illégaux de permis de construire pour un bâtiment à usage cultuel (CAA 28 janvier 2008 Commune de Beuvillers, n° 06NC01550), des fermetures illégales d’un local destiné à des rencontres religieuses (TA Melun 25 janvier 2008, Ass. Paroisse gloire de Dieu, n° 0505824/5) ou l’utilisation du droit de préemption « dans le seul but de faire obstacle à la cession d’un bien immobilier à une association religieuse » (TA Bordeaux 12 avril 2007 Ass. locale pour le culte des témoins de Jéhovah d’Agen, n° 0503070).
42Non pas que les juridictions administratives se montrent particulièrement conciliantes avec les organisations à caractère religieux : de nombreux recours relatifs à des permis de construire ou à des demandes mesures provisoires sont rejetés parfois avec des argumentations faiblement convaincantes V. Par ex. : CAA Marseille 17 oct. 2007 Commune de M, n° 05MA00225 : légalité du refus de permis de construire pour un bâtiment cultuel dans une zone ou pourtant peuvent être construits des bâtiments pour équipements collectifs, services et salles de spectacles.
2 – L’efficacité de la procédure administrative contentieuse pour la défense de la liberté de religion
43Le recours pour excès de pouvoir permet de sanctionner les décisions de l’administration prise en méconnaissance des principes organisant l’exercice des activités religieuses. Ces décisions ne sont pas rares, comme l’illustre l’actualité jurisprudentielle : refus de reconnaître à une organisation la qualité d’association cultuelle, refus de permis de construire des édifices cultuels, refus d’agrément d’aumôniers, etc.
44Mais le recours pour excès de pouvoir permet-il efficacement de redresser les illégalités constatées dans le cas de décisions implicites de rejet, dès lors que l’annulation d’un tel rejet ne vaut pas octroi de l’autorisation refusée ?
45En théorie, le problème est réglé avec la reconnaissance au juge administratif d’un pouvoir d’injonction par la loi du 8 février 1995. Le juge peut désormais enjoindre à l’administration de prendre la mesure que celle-ci a refusée et qui méconnaît le droit des activités religieuses.
46Mais le juge fait-il usage dans des conditions satisfaisantes de ces pouvoirs ? Pour le moment, on peut en douter en examinant deux jugements de TA annulant des décisions manifestement illégales, mais se bornant à enjoindre à l’administration de réexaminer la demande non prise en compte.
47Par jugement en date du 6 juillet 2007, le TA de Paris a annulé le refus du ministre de la Justice d’agréer des ministres du culte des Témoins de Jehova comme aumôniers de prison. Par jugement en date du 6 mai 2008, le TA de Nice a annulé la décision du préfet des Alpes-Maritimes refusant de reconnaître le caractère cultuel de l’association « Centre chrétien souffle nouveau ». Dans les deux cas, la demande d’annulation était accompagnée d’une demande d’injonction à l’administration de délivrer l’agrément refusé. Dans les deux cas, cette demande a été rejetée. Il a seulement été enjoint à l’administration de procéder au réexamen des demandes. L’administration pourra donc traîner les pieds, refuser une nouvelle fois l’agrément sollicité et retarder de quelques années l’octroi de ce qui aujourd’hui déjà apparaît comme un droit.
48Dans ces deux affaires, l’administration a, durant la procédure contentieuse non seulement omis de justifier la légalité du refus opposé, mais elle a non plus fait valoir aucun argument pouvant légalement justifier le maintien d’un tel refus. Or, aujourd’hui, le juge administratif dispose des instruments procéduraux pour demander à l’administration, dans le cadre du recours en annulation, de présenter l’ensemble des arguments pouvant justifier le refus contesté, y compris de nouveaux arguments autres que ceux-ci ayant initialement fondé la décision attaquée. À défaut de l’existence de tels arguments pouvant valablement fonder le refus contesté, l’administration est en situation de compétence liée pour délivrer l’acte demandé et le juge dispose de tous les éléments pour lui enjoindre cette mesure.
49Tel était le cas dans les deux espèces. On ne peut donc que regretter que les TA en question n’aient pas fait un usage complet des pouvoirs qui leur sont donnés par l’article L 911-1 du CJA. Ces deux exemples ne sont pas isolés (voir par ex. : TA Toulouse 5 nov. 2007 Raphël R., n° 0603496 : annulation d’un refus d’agrément comme aumônier de prison dépourvu de motifs ; bien que la requête ait contesté le bien fondé du refus, le TA se borne à annuler celui-ci pour vice de forme sans examiner les moyens de fond et limite l’injonction au réexamen de la demande « eu égard au moyen d’annulation retenu »).
50Sans doute serait-il nécessaire que (par voie jurisprudentielle ou législative) soit prescrit que, lorsqu’une juridiction est saisie de conclusions en injonction, elle doit recueillir de la part de la part de l’administration tous les arguments que cette dernière pourrait opposer à l’octroi de la mesure sollicitée, afin que cette juridiction puisse en une seule procédure vider le litige.
3 – Accommodement raisonnable et droit français
51Le concept d’accommodement joue un rôle important en droit américain et canadien. Il désigne la dérogation à une norme afin de corriger la discrimination indirecte que celle-ci provoque à l’encontre de certaines personnes.
52Aux États-Unis, la notion d’aménagement développée par la Cour suprême, puis remise en cause par une jurisprudence ultérieure, a été consacrée par le Religious Freedom Restauration Act. La notion d’accommodation permet ainsi aux États-Unis de nuancer la clause « d’establishment » et de prendre en compte le fait religieux sans que cela corresponde aux atteintes de principe de séparation.
53Au Canada, la notion est issue du droit du travail et est décrite dès 1985 par la Cour Suprême comme l’obligation dans le cas d’une discrimination par suite d’un effet préjudiciable fondé sur la religion ou la croyance de prendre des mesures raisonnables à moins que cela ne cause une contrainte excessive pour l’employeur.
54L’accommodement correspond à des cas où des règles objectivement neutres et justifiées ont des effets négatifs excessifs pour certaines personnes en ce qui concerne l’exercice de leurs pratiques religieuses. Invoqué de manière parfois excessive, ce concept a suscité des réactions et des contestations. Il a fait récemment débat au sein de la société québécoise et a donné lieu au rapport de la Commission Bouchard Taylor rendu public en juin 2008. (La discussion a notamment porté sur l’autorisation pouvant être donnée à des élèves sikhs de porter à l’école leur « kirpan ».)
55Nombreuses sont les décisions de justice française qui refusent de se lancer dans un tel raisonnement juridique. Ainsi la Cour de cassation a refusé de prendre en considération le moyen tiré de ce que, si un employeur est en mesure sans problème sérieux d’organisation du travail de transférer pour des motifs religieux un salarié du rayon de boucherie à un rayon où il ne serait pas en contact avec de la viande de porc, une telle mesure d’aménagement ne saurait être rejetée arbitrairement (Cassation, Chambre sociale, 24 mars 1998). Dans les récents arrêts relatifs aux demandes de membre de la Communauté sikhs quant au port du turban, les juridictions administratives ont été fréquemment saisies de la nécessité d’une mesure d’aménagement raisonnable et ont rejeté cette argumentation (ce qui pouvait se concevoir) sans même prendre en considération ce moyen. Dans un autre domaine, le tribunal administratif de Melun (25 janv. 2008 n° 0504859/5 et 0603837/5 Mme Marie-Henriette E.) a omis d’examiner si les congés d’un agent revendiquant la confession d’adventiste du 7e jour tenu de respecter le sabbat pouvaient faire l’objet d’un aménagement raisonnable de sorte que cette personne puisse ne pas travailler le samedi, quitte à être employée d’autres jours ou à se borner à un temps partiel. De tels aménagements avaient été demandés par l’intéressée et refusés par le service. Compte tenu des caractéristiques d’une entreprise comme La Poste, il est peu vraisemblable que cette entreprise ne pouvait pas réaliser un tel aménagement sans subir un préjudice. L’erreur d’appréciation et l’erreur de droit (consistant à regarder la demande d’aménagement comme irrecevable) auraient dû être relevées, quitte à déclarer ces moyens comme inopérants dès lors que la requête était dirigée contre la sanction prise pour des absences non autorisées.
56La jurisprudence administrative est marquée par l’arrêt Koen (CE Ass. 15 avril 1995 Koen, consistoire central des israélites de France et autres, RFDA 1995 p. 585 concl. Aguila ; AJDA 1995 p. 572 chron. J.H. Stahl et D. Chauvau) qui a traité de manière évasive cette question en considérant qu’elle était suffisamment prise en compte par une faculté de « tolérance » ouverte à l’autorité administrative, sans autre précision. Les réticences restent donc grandes en France contre l’idée de la reconnaissance d’un principe d’aménagement raisonnable tout comme, dans des domaines voisins, à l’égard de l’idée de discrimination positive ou de droit des minorités. On confond aménagement avec tolérance et on considère que la tolérance ne peut pas être réglée par le droit ou encore, on conçoit l’aménagement comme une exception à la loi commune, ce qui représenterait une sorte de privilège contraire aux principes républicains.
57Si l’on analyse la question de manière plus attentive, on constatera que l’aménagement raisonnable est déjà un principe juridique applicable en France et que la jurisprudence commence à en tenir compte. Le fondement du principe de l’aménagement raisonnable peut se trouver dans trois principes issus du droit européen :
- le principe de non-discrimination : celui-ci s’applique aussi à la discrimination indirecte. Celle-ci existe (en particulier) quand une norme objective et raisonnable dans ses motifs et ses buts a cependant des conséquences négatives excessives et injustifiées à l’égard d’une personne ou d’un groupe limité de personnes. Dans de tels cas, le principe d’égalité exige que l’on cherche à réduire le dommage subi par quelques personnes dans la mise en œuvre d’une règle bénéficiant à la collectivité. Le principe d’égalité devant les charges publiques a une valeur constitutionnelle. Le principe de non-discrimination a quant à lui une valeur supra-législative en raison de sa consécration communautaire. Il en résulte que l’auteur de la norme entraînant ce préjudice particulier et l’autorité chargée de son exécution doivent chercher les mesures qui, sans mettre en cause les objectifs légitimes de cette norme, limitent ses conséquences négatives ;
- le principe de proportionnalité ; celui-ci n’est encore que reconnu partiellement en droit français mais paraît de plus en plus incontournable dans un État de droit contemporain. Ce principe est en tout cas applicable dans les domaines du droit communautaire et des libertés publiques. En vertu de ce principe, les restrictions aux droits et aux situations légalement protégées doivent être limitées à ce qui est nécessaire. Une norme qui a des effets excessifs sur une personne ou un groupe de personnes méconnaît ce principe de proportionnalité et doit faire l’objet d’une correction appropriée.
- la liberté de religion et de croyance consacrée par l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Dès lors qu’il y a ingérence dans cette liberté, c’est-à-dire une restriction même légitime, celle-ci doit être nécessaire et proportionnée. Une mesure justifiée dans son objectif mais excessive dans ses effets pour certaines personnes et incompatible avec les droits protégés par la Convention. Elle doit donc faire l’objet d’un aménagement adéquat. C’est ce qui ressort notamment de l’arrêt de la CEDH du 6 avril 2000, Thlimmenos c/ Grèce : La Cour considère comme discriminatoire le refus d’accès à la profession d’expert-comptable opposé à un témoin de Jéhova au motif que la loi exclut un tel accès à des personnes condamnées pénalement alors que l’intéressé n’a fait l’objet d’une condamnation de cette nature qu’en raison de son refus, pour des motifs religieux, de porter l’uniforme. Elle considère ainsi que la règle d’interdiction d’accès à la profession d’expert-comptable pour des personnes ayant fait l’objet de condamnations pénales aurait dû faire l’objet en l’espèce d’un aménagement compte tenu de l’atteinte excessive portée à la liberté religieuse par l’application stricte de cette règle.
- Chaque fois qu’une autorité dispose d’un pouvoir d’appréciation de l’opportunité, elle doit en faire usage avec le souci de tenir compte des effets préjudiciables sur l’exercice de la liberté de religion, notamment pour les personnes se trouvant dans des situations particulières.
- Les autorités qui disposent d’un pouvoir normatif doivent établir les normes qui sont dans leur compétence avec le souci de tenir compte des situations particulières, notamment en ce qui concerne la liberté religieuse. Une norme, même législative qui, bien que cela soit non intentionnel et alors même qu’elle est nécessaire, entraîne un préjudice grave auquel il est possible de remédier sans remettre en cause les objectifs de la norme, ne prendrait pas en compte les mesures d’aménagement possibles et serait non conforme aux principes sus-mentionnés.
58Dans une ordonnance du 6 mai 2008 (n° 315631) du juge des référés du Conseil d’État, l’idée d’une obligation de prise en compte des besoins religieux est affirmée. Le seul fait qu’aucune disposition législative ou réglementaire ne régit la pratique cultuelle dans les résidences universitaires, ne dispense pas les autorités universitaires de respecter, au même titre que d’autres impératifs tels que l’ordre public, « le droit de chaque étudiant à pratiquer de manière individuelle ou collective… la religion de son choix ». L’autorité compétente se devait donc pour le moins de prendre en considération ce droit, même si, dans les circonstances de l’espèce, cette prise en considération ne lui faisait pas obligation de mettre une salle à disposition pour cette pratique religieuse.
59Il est vrai que, malgré ces premiers frémissements, on reste très éloigné d’un vrai souci d’aménagement. Celui-ci suppose un examen rigoureux cas par cas. C’est ce que préconisait l’avis du 27 novembre 1989 sur le port du foulard dans les écoles et c’est ce que la loi du 15 mars 2004 a exclu.