Pouvoirs 2020/2 N° 173

Couverture de POUV_173

Article de revue

Temps, famille, discriminations professionnelles

Pages 75 à 87

Notes

  • [1]
    Hélène Périvier, « Réduire les inégalités professionnelles en réformant le congé paternité », ofce Policy Brief, n° 11, janvier 2017 (disponible sur OFCE.Sciences-Po.fr).
  • [2]
    François de Singly (dir.), L’Injustice ménagère, Paris Hachette, 2008.
  • [3]
    Pourquoi les pères travaillent-ils trop ?, Paris, Albin Michel, 2019.
  • [4]
    Patrick Liebus, Agir pour la mixité des métiers, avis du Conseil économique, social et environnemental, novembre 2014 (disponible sur LeCese.fr).
  • [5]
    Hélène Périvier, « Réduire les inégalités professionnelles… », document cité.
  • [6]
    Thomas Morin, « Écarts de revenus au sein du couple. Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », Insee Première, n° 1492, mars 2014 (disponible sur Insee.fr).
  • [7]
    cnaf, « Bilan de la PreParE », L’e-ssentiel, n° 183, décembre 2018 (disponible sur CAF.fr).
  • [8]
    Geneviève Auzel, Erik Rance et Frédéric Remay, Mission d’évaluation du congé parental d’éducation et de la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE), rapport n° 2018-124R, igas, avril 2019 (disponible sur IGAS.gouv.fr).
  • [9]
    Delphine Brochard et Marie-Thérèse Letablier, « L’implication des entreprises dans l’articulation emploi-famille : les enseignements d’une enquête de terrain », Revue française des affaires sociales, n° 2, 2017, p. 103-121.
  • [10]
    Cf. par exemple l’étude britannique menée en 2009 par Michael Parsonage, membre du Sainsbury Center for Mental Health, ou l’étude belge menée en 2010 par Claudia Put, chercheuse à l’université catholique de Louvain et psychologue à l’hôpital universitaire Gasthuisberg.
  • [11]
    Cf. Brigitte Grésy et Philippe Dole, Pour un égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités professionnelles et familiales dans le monde du travail, rapport n° 2011-084P, igas, juin 2011 (disponible sur Vie-publique.fr).
  • [12]
    Sylviane Giampino, Pourquoi les pères travaillent-ils trop ?, op. cit.
  • [13]
    Émilie Legendre et Bertrand Lhommeau, avec la participation de Justine Vincent, « Le congé de paternité : un droit exercé par sept pères sur dix », Études et résultats, n° 957, drees, mars 2016 (disponible sur DREES.Solidarites-sante.gouv.fr).
  • [14]
    Cf. les scénarios financiers établis par Hélène Périvier, « Réduire les inégalités professionnelles… », document cité, p. 13.
  • [15]
    Directive 92/85/CEE du Conseil du 19 octobre 1992 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail.
  • [16]
    Geneviève Auzel, Erik Rance et Frédéric Remay, Mission d’évaluation…, rapport cité.
  • [17]
    Cf. Brigitte Grésy et Philippe Dole, Pour un égal accès des femmes et des hommes…, rapport cité.
  • [18]
    Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Paris, Seuil, 2019, p. 10.
  • [19]
    Intervention lors du colloque « Ensemble contre le sexisme » qui s’est tenu à Paris le 24 janvier 2019.

1En ciblant délibérément les discriminations professionnelles comme résultantes du temps et de la famille, ce titre signe l’exacte place donnée aujourd’hui au travail par rapport aux activités de la sphère privée, à la fois l’organisation de la vie de tous les jours pour manger, dormir, maintenir son hygiène, et le soin apporté aux êtres avec lesquels nous sommes en situation d’interdépendance, soit par les liens de la reproduction, enfants et parents, soit par liaisons affectives, nos amours et nos ami.e.s, soit par engagement citoyen, nos voisins et concitoyen.ne.s, soit par souci de prendre soin de son corps, les copains et les copines de sueur ou de beauté. Il s’agit d’une place prépondérante, voire écrasante, dont rendent bien mal compte les expressions imaginées dans le monde professionnel pour montrer une prise en considération des deux univers comme celle d’« articulation des temps de vie ». Ces mots masquent en réalité la norme imposée à tous et toutes depuis l’enfance, celle du travail, reposant sur un usage du temps déséquilibré entre les femmes et les hommes, avec le cortège de sexisme qui lui est associé.

2Puisque, en dehors de la norme du travail à temps plein, sans discontinuité de carrière, reposant sur un rite sacrificiel du temps destiné à démontrer un investissement quasi exclusif pour son travail, rejetant en marge les autres composantes de la vie érigées au rang de petits tracas secondaires qu’il faut masquer, ou au mieux « concilier », en tout cas bricoler, point de salut dans l’univers professionnel ! Plus ambivalent encore, si parfois faire du sport ou avoir des responsabilités dans sa commune peut être valorisant dans le monde du travail pour ceux qui s’y attellent, les hommes le plus souvent, et susciter un peu d’indulgence pour des aménagements temporels ponctuels, si parfois, pour les hommes encore, avoir des enfants peut jouer comme un accélérateur invisible pour sa carrière – il a beaucoup d’enfants, c’est un homme responsable –, jamais pour les femmes, absolument jamais, n’est valorisé dans l’imaginaire collectif d’une communauté de travail le soin des enfants et des personnes dépendantes qu’elles prennent en charge majoritairement. Toute irruption, dans le déroulé du temps, d’un impératif lié à l’enfant ou à un parent dépendant est vécue comme une catastrophe, voire une faute, qu’on sanctionne financièrement, entraînant discriminations professionnelles d’un côté, culpabilité, honte et conduites d’évitement de l’autre.

3Le triangle travail, parents, enfants, reste impensé dans le monde du travail. Il est sanctionné pour les femmes et fortement déconseillé pour les hommes. La parentalité s’arrête aux portes de l’entreprise. Et pourtant, dans une vie d’homme ou de femme au travail, personne ne peut échapper à l’irruption du privé. Le salarié toujours performant, jamais malade, sans liens d’interdépendance, n’existe pas. Depuis les années 1960, malgré l’arrivée massive des femmes dans le salariat et le tertiaire, malgré les reconfigurations nombreuses du modèle familial traditionnel, monsieur Gagne-pain et madame Fournisseuse de soins et/ou Gagne-petit – rappelons qu’en 2013, d’après l’Insee, moins de 15 % des femmes âgées de 20 à 59 ans étaient au foyer –, la société fait comme si le support du commun devait continuer à être pris en charge par les femmes sans que les divisions sexuées des tâches du privé soient réaménagées, même à la marge. Tout a changé dans le monde professionnel et on fait comme si rien n’avait changé dans la sphère privée.

Les chiffres sont têtus

4Car les chiffres sont là et sont têtus, si têtus qu’on a honte de les rappeler tant ils font rengaine, autant que faisaient rengaine les dénonciations de harcèlement sexuel dans le monde du travail avant le phénomène #MeToo. Si ce dernier a rendu audible et dotée d’une nouvelle urgence la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, intégrées longtemps dans l’acceptabilité d’un quotidien jugé inévitable, scandé par les pulsions sexuelles prétendument irrésistibles des hommes, ici pas de « me too » en perspective pour cet inégal partage du temps, juste la litanie qui glisse sans créer la moindre culpabilité chez les défaillants des responsabilités privées. En moyenne, les femmes réalisent 71 % du travail domestique (ménage, cuisine, linge) et 65 % du travail familial [1]. À l’arrivée d’un enfant, le décrochage est plus grand encore puisque, selon l’Ined, en 2011, 40 % des femmes contre 6 % des hommes modifiaient leur trajectoire professionnelle.

5Peut-être peut-on affiner et parler du noyau dur des activités domestiques et parentales pour rechercher à tout prix de nouveaux équilibres : ménage et repassage pour les femmes versus temps extérieur, conduite des enfants et loisirs pour les hommes. Peut-être peut-on rappeler que, dans l’enquête « Emploi du temps » réalisée en 2009-2010 par l’Insee, les hommes accordaient huit minutes de plus au temps familial par rapport à l’enquête précédente, indice prometteur d’un changement des comportements, vite étouffé cependant puisque ce surcroît de temps s’explique par le fait que les hommes font huit minutes de moins de bricolage. De toute façon, pour reprendre une expression du sociologue François de Singly, quand une femme se met en ménage, c’est pour faire le ménage et pour affronter très vite le surmenage [2], appelé de façon plus moderne le « burn out », c’est-à-dire une overdose d’ingénieries contradictoires entre le réglage fin de la charge mentale privée et les préoccupations professionnelles, avec son cortège de sexisme associé.

6Comme le dit la psychanalyste Sylviane Giampino, la priorisation professionnelle masculine demeure la norme écrasante dans toutes les sociétés [3]. Les femmes sont allées en masse dans l’univers professionnel ; les hommes sont restés majoritairement à l’orée de la sphère privée. Le double déplacement n’a pas eu lieu.

7Pire encore, la mixité n’existe pas dans le monde du travail [4]. À peine 17 % des emplois sont dits mixtes, c’est-à-dire occupés par au moins 40 % de femmes ou d’hommes. Et si les quotas sont parvenus à augmenter significativement le nombre de femmes dans les conseils d’administration des grandes capitalisations boursières, 44 % en 2019, aucun effet de ruissellement n’a eu lieu dans les comités de direction des entreprises cotées au sbf 120, qui atteignent la même année à peine 18 % de femmes. Pas de quotas, pas de résultats, et la parité s’arrête aux portes du pouvoir. Une seule femme directrice générale dans le cac 40 en 2019, Isabelle Kocher, et encore fait-elle l’objet, dans un article du Monde de décembre 2019, d’un portrait si caricatural qu’il est un modèle de sexisme à l’encontre des femmes au pouvoir : dureté de son management, procès en brutalité, patronne disruptive, tout un champ lexical qui fustige chez une femme les manifestations d’une autorité qui seraient valorisées chez un homme ou du moins vécues comme normales. Même absence d’équilibre dans l’accès au financement en 2019, puisque seuls 2,5 % des fonds levés par des start-up l’ont été par des femmes. Le sexisme financier est aussi à l’œuvre.

Des politiques publiques qui n’ont pas pris la mesure des enjeux

8Que dire dès lors des politiques publiques menées en France pour modifier la répartition entre femmes et hommes du temps consacré à la sphère privée, au regard de ce double enjeu qu’il convient de penser dans le même temps, bien que le cloisonnement des acteurs occulte souvent les interférences parfois contradictoires entre les actions menées : la lutte contre les inégalités professionnelles et le bien-être des enfants ?

9Mis à part l’effort de financement des services d’accueil des enfants et notamment cette ouverture dès trois ans de l’école maternelle que l’Europe nous envie, mis à part des aides financières, aujourd’hui réduites, au titre du coût de la garde des jeunes enfants, peu de choses en réalité en matière de congés parentaux. La France semble à la traîne, voire à contre-courant de ses voisins européens en ce domaine [5], alors même que ce levier est capital à la fois pour modifier des choix de comportement liés aux représentations stéréotypées des rôles des femmes et des hommes dans la société et pour peser sur les décisions économiques au sein du couple. Afin de limiter la perte de revenus, on privilégie le plus souvent, en effet, le retrait du marché du travail du membre le moins bien rémunéré, c’est-à-dire majoritairement les femmes puisque trois femmes sur quatre gagnent encore moins que leur conjoint [6].

10Certes, près de 70 % des pères prennent leur congé de paternité et d’accueil de l’enfant, ouvert depuis 2002, mais ce dernier ne couvre que onze jours calendaires consécutifs. Quant aux allocations liées au congé parental d’éducation, depuis l’allocation parentale d’éducation, introduite en 1985, jusqu’à la prestation partagée d’éducation de l’enfant, créée en 2014, malgré l’objectif affiché d’un partage de la prestation entre les deux parents reposant sur l’attribution d’une troisième année à condition qu’elle soit prise par l’autre membre du couple, elles n’ont pas abouti à une implication accrue des pères, dont le nombre est passé de 3,9 % à 6,2 % parmi l’ensemble des bénéficiaires en 2017 [7]. Ce dispositif ne concerne qu’une petite fraction des familles [8] ; il reste peu indemnisé et marqué socialement, jouant souvent comme une trappe à pauvreté et à chômage.

11Même bilan mitigé du côté des incitations faites aux entreprises pour qu’elles s’impliquent davantage dans l’articulation emploi-famille. Les trois leviers privilégiés, les aides fiscales et notamment le crédit d’impôt famille créé en 2004, la soft law visant à générer des effets de réputation via des labels et des chartes, comme le label égalité établi en 2004 ou la charte de la parentalité en entreprise lancée en 2008, enfin l’incitation à intégrer l’articulation entre la vie professionnelle et les responsabilités familiales parmi les thèmes de la négociation collective obligatoire sur l’égalité professionnelle, n’ont pas débouché sur les effets escomptés [9]. La question de l’articulation n’est pas centrale dans les accords sur l’égalité parmi les trois ou quatre indicateurs retenus pour être en conformité avec les obligations légales, et sa promotion en tant que thème spécifique au sein de la négociation sur la qualité de vie au travail dans les ordonnances réformant le code du travail n’a pas permis de la hisser en bonne place au sein des priorités de l’agenda social des entreprises. L’enquête « Familles et employeurs », réalisée en 2004-2005 par l’Ined, a bien montré que seules les grandes entreprises pouvaient cumuler des aides en nature, crèches d’entreprise par exemple, des aides financières et des aménagements du temps à destination des parents. Le coût de ces mesures, une demande des salariés trop diverse pour faciliter une bonne identification des besoins et, surtout, la sous-estimation des enjeux relatifs à l’articulation emploi-famille freinent les avancées : l’employeur perçoit souvent ce sujet comme ne relevant pas de la responsabilité de l’entreprise mais plutôt comme une question de « femmes » et les organisations syndicales n’en font pas une priorité par rapport aux « vrais » enjeux de lutte que sont l’emploi et les salaires.

12La mixité n’a pas été pensée dans le monde du travail.

Le neutre permet-il d’échapper au sexisme ?

13Nous voici rattrapés ici, une fois encore, par le dilemme entre neutralité universaliste, qui seule peut faire échapper femmes et hommes aux jugements et injonctions stéréotypés liés à leur sexe, et réalité objectivable des différences de comportement et de traitement entre femmes et hommes dans ce triangle travail, parents, enfants. Le code du travail est quasi exemplaire en la matière. Le masculin érigé comme neutre y est la règle : congé parental d’éducation alors même que seuls 6 % des pères en sont bénéficiaires ; congés pour enfants malades ou à destination des aidants, pris majoritairement par les femmes ; sans compter ces appellations refusant l’écriture inclusive comme celle de « salarié », qui masque, voire escamote les corps dans le monde du travail et minimise dès lors les atteintes qui leur sont faites en termes de violences sexistes et sexuelles, ou encore « familles monoparentales », qui recouvre 90 % de femmes. Seuls les congés maternité et paternité, liés aux différences biologiques de la reproduction, rendent compte d’une différence sexuée dans leur appellation.

14Faut-il pour autant recourir à une sexuation systématique des politiques publiques et des outils associés ? Non, bien sûr, car ce différentialisme affiché aurait pour conséquence de figer plus encore les rôles de sexe, de légitimer une forme d’essentialisme et de freiner les évolutions. Au-delà d’une organisation temporelle officiellement différente entre femmes et hommes, en termes de temps partiel, de télétravail, d’horaires variables, etc., qui stigmatiserait le travail féminin, d’autres contagions sont à prévoir. Risqueraient de se profiler des politiques affublées d’épithètes apparemment valorisantes, comme le leadership « au féminin », le talent « au féminin », mais qui, renvoyant les femmes à des prétendues qualités sexospécifiques, la douceur, l’écoute, la sororité, les plongeraient immanquablement dans un sexisme bienveillant, celui dont il est le plus difficile de se libérer. Les femmes, au lieu d’être les égales des hommes, leur seraient complémentaires, dans le cadre d’une nouvelle division sexuelle du travail. Dire que les compétences n’ont pas de sexe est l’unique moyen d’imaginer le chemin vers un meilleur équilibre de la mixité.

15Car ces rappels au cortège de sexisme associé, tout au long de ce texte, ont bien pour fonction de montrer qu’au cœur de ces inégalités fonctionne le sexisme, c’est-à-dire un système à l’œuvre dans les relations interpersonnelles comme dans les institutions, qui érige l’infériorité d’un sexe par rapport à l’autre. Le sexisme se fonde sur une binarité simplificatrice qui non seulement oppose le masculin au féminin comme le dur et le doux, la production et la reproduction, la conquête et le care, l’intuition et la rigueur, mais affecte aussi le pôle féminin d’un coefficient symbolique négatif : le masculin l’emporte sur le féminin comme en grammaire, et mieux, quelquefois, le masculin emporte le féminin, qui disparaît du champ. Ce sont tous ces propos, attitudes, comportements, qui, de façon sournoise ou insidieuse, infériorisent, déstabilisent, disqualifient les femmes dans le monde du travail et, ce faisant, les excluent ou font que parfois elles s’auto-excluent. Saluons à cet égard l’introduction de « l’agissement sexiste » dans le code du travail par la loi Rebsamen de 2015. Belle avancée puisque c’est sur ce terreau des agissements sexistes, du sexisme dit ordinaire, ou encore du sexisme au quotidien, que prennent corps les discriminations professionnelles et les violences sexistes et sexuelles.

16Il convient dès lors de bien séparer deux étapes, celle de l’analyse et celle de l’action. La phase de bilan ne peut être que sexuée au risque, sinon, de laisser invisibles les différences et les inégalités entre femmes et hommes ; celle de l’action doit neutraliser ces différences pour échapper aux stéréotypes de sexe et au sexisme associé. L’enjeu est bien de mettre en exergue les différences au travail pour construire les outils qui permettent de les neutraliser.

Un changement de paradigme : la parentalité tout au long de la vie

17Dès lors, un changement de paradigme s’impose, reposant sur un concept qui réunit hommes et femmes, et donc neutre, mais qui permet, afin d’être opératoire, de recourir à des outils différenciés pour les deux sexes : celui de parentalité tout au long de la vie. La formation professionnelle, longtemps parent pauvre des politiques d’entreprise, a trouvé un second souffle et une légitimité incontestée avec la notion de formation professionnelle tout au long de la vie, qui a permis d’inscrire l’exigence du maintien de l’employabilité des salariés dans une courbe ascendante positive pour eux comme pour l’employeur. Le terme de parentalité pourrait avoir le même impact fécond en inscrivant à l’agenda des entreprises cette recherche d’équilibre des temps de vie dans le cadre à la fois de la qualité de vie au travail et de la recherche de nouvelles performances. Il aide à placer au rang des priorités cette question impensée du triangle travail, parents, enfants, et donc des réseaux d’interdépendance qui valent également pour toutes les autres actions menées dans la sphère privée.

18Au-delà de la poursuite des politiques publiques en faveur de l’égalité professionnelle et de la mixité des emplois et des responsabilités, au-delà du maintien de l’effort en matière de services d’accueil pour les enfants, deux objectifs spécifiques doivent être poursuivis : inciter les pères à participer davantage aux charges domestiques et aux soins familiaux, valoriser à égalité ce qui relève des domaines dits masculins ou féminins, dans lesquels se déploient à loisir toutes sortes de manifestations de sexisme.

Un meilleur partage du temps pour une meilleure implication des pères

19Le temps consacré tout au long de la vie à notre réseau d’interdépendance ne se limite pas au temps dévolu au petit enfant. Il doit inclure également le temps accordé à tous ceux qui, à un moment donné, ont besoin d’être accompagnés : un adolescent qui dérape, un conjoint malade, des parents qui deviennent dépendants. La notion de parentalité doit donc être prise au sens large, incluant non seulement les enfants mais toute la parentèle. La vie professionnelle est si longue, et vouée à se prolonger plus encore, qu’il faut bien considérer que le temps de travail doit intégrer ces impératifs personnels. Il le faut pour des raisons éthiques car les salarié.e.s doivent pouvoir assumer l’ensemble de leurs responsabilités, notamment privées, mais aussi pour des raisons de performance liées à l’équilibre des temps de vie. Nombre d’études montrent que le coût du présentéisme est plus lourd pour l’employeur que celui de l’absentéisme [10]. Trois temps se dégagent sur lesquels il convient de faire porter l’effort : le temps de la naissance et des premiers âges, le temps de la parentalité tout au long de la vie professionnelle et le temps quotidien [11].

20Pour bousculer les normes de genre et dépasser les freins économiques et sociaux qui retiennent les pères loin de leurs responsabilités familiales et domestiques, quatre leviers, auxquels les congés parentaux européens ont largement recours, me semblent devoir être actionnés en fonction des types de mesure choisis : le caractère obligatoire de la mesure, son attrait financier, des quotas réservés pour chacun des parents, ou un bonus en cas de prise du congé par le second parent.

21La dissymétrie des comportements entre femmes et hommes est en effet patente ici : les femmes vont sur le terrain des hommes dans le monde du travail alors que les hommes ne vont pas sur le terrain des femmes dans le monde privé, sauf en cas de conflit lié à un divorce – la revendication est quasi absente en temps de paix conjugale. Point n’est utile d’expliciter les causes profondes de ce qui s’apparente à une peur des hommes d’aller sur le chemin du privé, démarche qui pourrait être vécue, comme le dit Sylviane Giampino, comme une menace d’indifférenciation sexuelle. Pourtant, mises à part les différences biologiques, on se sent bien en peine d’énoncer des différences incontestables entre femmes et hommes. Mais, peut-être plus concrètement, s’occuper d’enfants, c’est accepter d’intégrer un temps désintégré, celui des enfants qui ne savent pas ce que veut dire « Dépêche-toi », pour qui regarder une feuille voler est plus important que d’attraper le métro, ces enfants qui sont des « ralentisseurs humanisants » [12], si contraires dans leur mode de vie aux normes du temps professionnel, censément productif. D’où la nécessaire contrainte pour lever tous ces freins.

22Au moment de la naissance, le congé de paternité est le levier le plus à même d’enclencher une modification du temps consacré aux enfants entre femmes et hommes. Plusieurs études montrent que plus les pères s’investissent précocement dans le soin aux enfants, plus ils prennent du temps ensuite pour assumer leurs responsabilités familiales, mais à deux conditions : le rendre obligatoire et allonger sa durée [13]. Compte tenu du coût supplémentaire induit par une telle mesure, estimé entre 500 et 600 millions d’euros [14], la durée pourrait être fixée à un mois, en imaginant un système de bonus si le père prend en charge seul l’enfant pendant une certaine durée, afin de permettre à la mère de retrouver son activité. En revanche, toute formule permettant le glissement d’une partie du congé de maternité vers un congé de paternité ne semble pas devoir être retenue car la base juridique du congé de maternité est bien liée à la protection de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail [15], période qu’il faut préserver. Au-delà de ce meilleur partage entre parents, instaurer un temps de congé obligatoire et d’une certaine durée pour les pères permet de mieux partager, aux yeux de l’employeur, le « risque parental » en termes de parcours professionnel lié à la parentalité.

23Le levier du congé parental est moins pertinent pour transformer l’allocation du temps des pères aux responsabilités privées parce que, non lié strictement à la période de la naissance et étant optionnel, il est peu susceptible d’être utilisé largement. Il peut cependant être revu dans le sens d’une réduction de sa durée et d’une meilleure rémunération, deux éléments importants pour enclencher la décision des pères. Au vu des conclusions de la mission d’évaluation du congé parental d’éducation menée en 2019 par l’Inspection générale des affaires sociales [16], on peut préconiser un congé parental raccourci (de huit mois par exemple), mieux rémunéré sur une base contributive, en proportion de la rémunération d’activité antérieure, une partie de cette indemnisation étant réservée à chacun des parents (deux mois par exemple), une autre partie pouvant être prise indifféremment par l’un ou l’autre (quatre mois par exemple). Cela suppose toutefois que l’offre de modes de garde soit à la hauteur des demandes d’accueil, accrues du fait d’une présence moins longue des parents auprès des enfants, et qu’un travail soit fait sur l’employabilité des mères rendues ainsi disponibles sur le marché du travail.

24Quant au temps long de la parentalité, peut-être le moment est-il venu d’instaurer un droit individuel à la parentalité tout au long de la vie, un droit de tirage social ouvert à tous les salariés, qui reposerait sur une mutualisation des ressources et une gestion paritaire externalisée [17]. Il se ferait sur la base d’un cofinancement entre employeurs et salariés, et concernerait, par une rémunération proportionnelle au revenu, les absences liées à des impératifs familiaux. Ainsi seraient couvertes, pour les hommes comme pour les femmes, qui auraient tous avantage à bénéficier de ces droits acquis, ces périodes d’entre-deux dans lesquelles on ne sait encore comment s’organiser et qui perturbent gravement la présence au travail comme la vie privée : un parent âgé qui glisse doucement vers la dépendance, un conjoint malade qu’il faut accompagner pendant quelque temps, etc. L’allongement de la vie au travail renforce plus encore aujourd’hui ces exigences incontournables d’articulation des temps de vie.

25Un tel droit permettrait de placer la question de la parentalité au sein même de la vie au travail, au lieu de la considérer comme un fait honteux qu’il faut cacher pour préserver une image d’engagement sans faille, masque trompeur de l’excellence.

26Enfin, l’aménagement du temps quotidien en termes d’organisation du travail, qui relève davantage de la responsabilité des entreprises, est également un enjeu important qui devrait se trouver, plus qu’il ne l’est actuellement, au cœur de la négociation collective sur l’égalité professionnelle et la qualité de vie au travail.

Tâches et métiers dits masculins ou féminins

27Pour aller vers une déspécialisation des rôles masculins et féminins, enjeu central mis en avant par la philosophe Dominique Méda, il convient, à l’évidence, d’engager une transformation profonde de notre système de référence, de ce qui, à nos yeux, a de la valeur. Pourquoi valorisons-nous et surpayons-nous à ce point les personnes qui s’occupent de notre argent et sous-valorisons-nous et sous-payons-nous les personnes qui s’occupent de nos enfants ?

28Les systèmes de classification des emplois sont porteurs de facteurs de discrimination à raison du sexe en ce qu’ils valorisent davantage, dans les référentiels d’évaluation, les compétences à l’œuvre dans les métiers majoritairement occupés par les hommes : la charge physique est mieux évaluée que la charge nerveuse par exemple, pour reprendre les expressions du code du travail. Que dire également de la prise en compte de la pénibilité quand on a conscience de son poids, non reconnu et peu défendu syndicalement, dans les métiers de services à la personne ? Nuisances sonores ou olfactives, charges lourdes, temps de présence étiré dans la journée, demandes affectives disproportionnées parfois et qu’aucune formation n’apprend à affronter, responsabilités humaines sans précédent, absence de reconnaissance tant financière que symbolique, sont le lot de maints métiers de la petite enfance ou du grand âge. Pourquoi ne pas prendre en considération la valeur de ces tâches que bien des personnes, pourtant mieux rémunérées, seraient incapables d’assumer ?

29Mais, plus largement, il s’agit, au-delà du gisement de discriminations repérées dans ces systèmes institués, de laisser s’exprimer d’autres voix qui émergent progressivement de la part des hommes eux-mêmes. Travailler et être parent ou actif dans la cité répond aujourd’hui aux désirs d’hommes, de plus en plus nombreux, qui se veulent « des hommes justes », pour reprendre l’expression d’Ivan Jablonka, refusant les pathologies du masculin et la masculinité patriarcale, ou plutôt viriarcale, et préconisant la « désobéissance de genre » ainsi que la rupture du système de connivence entre hommes : « Le défi pour les hommes n’est pas d’aider les femmes à devenir indépendantes mais de changer le masculin pour qu’ils ne les assujettissent pas [18]. » On pourrait ajouter : pour qu’ils s’investissent par sens des responsabilités mais aussi par désir dans les tâches du privé.

30Plus globalement, pour lutter contre le sexisme institutionnel et son impact sur le partage des rôles entre femmes et hommes, un travail de fond doit être effectué dans nombre d’outils et de lieux de socialisation : les médias et la publicité, car on ne s’autorise à faire quelque chose que si on a un modèle ; la langue, car l’écriture inclusive permet de rendre visibles les femmes ; l’éducation enfin, lieu de reproduction des stéréotypes de sexe et des rôles prédéterminés. Au-delà du contenu même de l’enseignement et des mécanismes d’orientation, il semblerait utile qu’un brevet du respect et de l’égalité entre les sexes, sur le modèle du brevet pour la sécurité routière, soit institué dès le primaire. Pourquoi également ne pas suivre la proposition de François de Singly de rendre obligatoires à l’école, le plus tôt possible, les tâches ménagères pour les filles et les garçons, sans sous-traitance à du personnel extérieur [19] ? Ces tâches font partie de l’éducation et permettraient un apprentissage précoce de l’entretien de son cadre de vie, sans réserves ni dévalorisation.

31C’est donc à un nouveau contrat social entre les femmes et les hommes que cet article invite.


Date de mise en ligne : 30/06/2020

https://doi.org/10.3917/pouv.173.0075

Notes

  • [1]
    Hélène Périvier, « Réduire les inégalités professionnelles en réformant le congé paternité », ofce Policy Brief, n° 11, janvier 2017 (disponible sur OFCE.Sciences-Po.fr).
  • [2]
    François de Singly (dir.), L’Injustice ménagère, Paris Hachette, 2008.
  • [3]
    Pourquoi les pères travaillent-ils trop ?, Paris, Albin Michel, 2019.
  • [4]
    Patrick Liebus, Agir pour la mixité des métiers, avis du Conseil économique, social et environnemental, novembre 2014 (disponible sur LeCese.fr).
  • [5]
    Hélène Périvier, « Réduire les inégalités professionnelles… », document cité.
  • [6]
    Thomas Morin, « Écarts de revenus au sein du couple. Trois femmes sur quatre gagnent moins que leur conjoint », Insee Première, n° 1492, mars 2014 (disponible sur Insee.fr).
  • [7]
    cnaf, « Bilan de la PreParE », L’e-ssentiel, n° 183, décembre 2018 (disponible sur CAF.fr).
  • [8]
    Geneviève Auzel, Erik Rance et Frédéric Remay, Mission d’évaluation du congé parental d’éducation et de la prestation partagée d’éducation de l’enfant (PreParE), rapport n° 2018-124R, igas, avril 2019 (disponible sur IGAS.gouv.fr).
  • [9]
    Delphine Brochard et Marie-Thérèse Letablier, « L’implication des entreprises dans l’articulation emploi-famille : les enseignements d’une enquête de terrain », Revue française des affaires sociales, n° 2, 2017, p. 103-121.
  • [10]
    Cf. par exemple l’étude britannique menée en 2009 par Michael Parsonage, membre du Sainsbury Center for Mental Health, ou l’étude belge menée en 2010 par Claudia Put, chercheuse à l’université catholique de Louvain et psychologue à l’hôpital universitaire Gasthuisberg.
  • [11]
    Cf. Brigitte Grésy et Philippe Dole, Pour un égal accès des femmes et des hommes aux responsabilités professionnelles et familiales dans le monde du travail, rapport n° 2011-084P, igas, juin 2011 (disponible sur Vie-publique.fr).
  • [12]
    Sylviane Giampino, Pourquoi les pères travaillent-ils trop ?, op. cit.
  • [13]
    Émilie Legendre et Bertrand Lhommeau, avec la participation de Justine Vincent, « Le congé de paternité : un droit exercé par sept pères sur dix », Études et résultats, n° 957, drees, mars 2016 (disponible sur DREES.Solidarites-sante.gouv.fr).
  • [14]
    Cf. les scénarios financiers établis par Hélène Périvier, « Réduire les inégalités professionnelles… », document cité, p. 13.
  • [15]
    Directive 92/85/CEE du Conseil du 19 octobre 1992 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l’amélioration de la sécurité et de la santé des travailleuses enceintes, accouchées ou allaitantes au travail.
  • [16]
    Geneviève Auzel, Erik Rance et Frédéric Remay, Mission d’évaluation…, rapport cité.
  • [17]
    Cf. Brigitte Grésy et Philippe Dole, Pour un égal accès des femmes et des hommes…, rapport cité.
  • [18]
    Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Paris, Seuil, 2019, p. 10.
  • [19]
    Intervention lors du colloque « Ensemble contre le sexisme » qui s’est tenu à Paris le 24 janvier 2019.

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