Notes
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[1]
« Féminisme(s) : penser la pluralité » (dossier), Cahiers du genre, n° 39, 2005, p. 5-151.
-
[2]
Le terme « décolonial » est d’abord employé en contexte latino-américain : il a été théorisé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano pour désigner les discriminations raciales persistantes à l’encontre des peuples indigènes et des afro-descendants (colonialité du pouvoir) ainsi que la dépendance géopolitique du sous-continent. Il a été importé dans le champ du féminisme par la philosophe argentine María Lugones.
-
[3]
« Les approches postcoloniales : apports pour un féminisme antiraciste » (dossier), Nouvelles questions féministes, vol. 25, n° 3, 2006, p. 4-93 ; Laetitia Deschaufour, « Introduction au féminisme postcolonial », Nouvelles questions féministes, vol. 27, n° 2, 2008, p. 99-110.
-
[4]
Elsa Dorlin (dir.), Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.
-
[5]
Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur » (1994), Cahiers du genre, n° 39, 2005, p. 51-82.
-
[6]
Le terme « noir » est ici entendu comme au sens « politique », désignant les minorités quelles que soient leurs origines (asiatiques, chicanos, afro-américaines, etc.).
-
[7]
Femmes, race et classe (1982), Paris, Éditions des femmes, 1983.
-
[8]
Adrienne Rich, « Disloyal to Civilization : Feminism, Racism, Gynephobia » (1978), in id., On Lies, Secrets and Silence : Selected Prose, 1966-78, New York (N. Y.), Norton, 1979, p. 275-310.
-
[9]
Cf. notamment Edward W. Said, L’Orientalisme (1978), Paris, Seuil, 2003.
-
[10]
Les subalternes peuvent-elles parler ? (1988), Paris, Éditions Amsterdam, 2009. L’exemple en question est celui d’une jeune veuve indienne qui se suicide, non pas pour se conformer au rite funéraire du sati, comme son geste a été mésinterprété, mais pour des raisons politiques passées sous silence.
-
[11]
« Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses », Feminist Review, vol. 30, 1988, p. 65-88. Les termes de « Sud » et de « Nord » employés par Chandra Talpade Mohanty ne sont pas géographiques mais politiques ; ils tiennent compte de la diversité des Suds et de l’hybridation des deux pôles due à l’occidentalisation des élites du tiers-monde et aux migrations des femmes du Sud vers le Nord. L’auteure récuse également toute vision monolithique du « féminisme occidental » et met en garde contre tout « féminisme culturellement relativiste ».
-
[12]
Cf. « Féminismes décoloniaux, genre et développement » (dossier), Revue Tiers Monde, n° 209, 2012, p. 7-178 (notamment Márgara Millán, « De la périphérie vers le centre : origines et héritages des féminismes latino-américains », p. 37-52, et Rosalva Aida Hernandez Castillo, « Une lecture latino-américaine des féminismes postcoloniaux », p. 161-178).
-
[13]
Êtes-vous vaccinés contre le Harem ?, Casablanca, Le Fennec, 1997 ; Le Harem et l’Occident, Paris, Albin Michel, 2001.
-
[14]
Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019.
-
[15]
Cf. par exemple Kumkum Sangari et Sudesh Vaid (dir.), Recasting Women : Essays in Indian Colonial History, New Brunswick (N. J.), Rutgers University Press, 1990.
-
[16]
The Invention of Women : Making an African Sense of Western Gender Discourses, Minneapolis (Ill.), University of Minnesota Press, 1997.
-
[17]
« Mouvements féministes en Afrique » (entretien avec Fatou Sow), Revue Tiers Monde, n° 209, 2012, p. 145-160.
-
[18]
Françoise Vergès, Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, 2017.
-
[19]
Pour paraphraser le titre d’un livre de Chandra Talpade Mohanty (Feminism without Borders : Decolonizing Theory, Practicing Solidarity, New Delhi, Zubaan, 2003).
-
[20]
« Travail et mondialisation. Confrontation Nord/Sud » (dossier), Cahiers du genre, n° 40, 2006, p. 5-202 ; Jules Falquet, « Penser la mondialisation dans une perspective féministe », Travail, genre et sociétés, n° 25, 2011, p. 81-98.
-
[21]
En France, les principales théoriciennes du féminisme matérialiste sont Christine Delphy, Danièle Kergoat, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet. Elles ont fondé la revue Questions féministes devenue Nouvelles questions féministes.
-
[22]
Barbara Ehrenreich et Arlie Russell Hochschild (dir.), Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New Economy, New York (N. Y.), Henry Holt, 2003 ; Jules Falquet, « Hommes en armes et femmes “de service” : tendances néolibérales dans l’évolution de la division sexuelle et internationale du travail », Cahiers du genre, n° 40, 2006, p. 15-37.
-
[23]
Stéphanie Latte Abdallah, « Féminismes islamiques et postcolonialité au début du XXIe siècle », Revue Tiers Monde, n° 209, 2012, p. 53-70 ; « Féminismes dans les pays arabes » (dossiers), Nouvelles questions féministes, vol. 35, n° 2, 2016, p. 6-61.
-
[24]
Sonia Dayan-Herzbrun, « Révolutions arabes : quel printemps pour les femmes ? », Les Cahiers de l’Orient, n° 109, 2013, p. 89-98.
-
[25]
Sabine Masson, « Sexe/genre, classe, race : décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé. Réflexions à partir de la lutte des femmes indiennes au Chiapas », Nouvelles questions féministes, vol. 25, n° 3, 2006, p. 56-75 ; id., « Genre, race et colonialité en Amérique latine et aux Caraïbes. Une analyse des mouvements indigènes et féministes », in Olivier Fillieule et Patricia Roux (dir.), Le Sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 299-316.
-
[26]
Maitrayee Chaudhuri (dir.), Feminism in India, New Delhi, Women Unlimited, 2004.
-
[27]
Jules Falquet, « Femmes, féminisme et “développement” : une analyse critique des politiques des institutions internationales », in Jeanne Bisilliat (dir.), Regards de femmes sur la globalisation, Paris, Karthala, 2003, p. 75-112 ; Christine Verschuur, « Quel genre ? Résistances et mésententes autour du mot “genre” dans le développement », Revue Tiers Monde, n° 200, 2009, p. 785-803.
-
[28]
Terme forgé par Françoise d’Eaubonne (Écologie, féminisme : révolution ou mutation ?, Paris, ATP, 1978). Cf. Maria Mies et Vandana Shiva, Écoféminisme (1993), Paris, L’Harmattan, 1998 ; « Pratiques écoféministes : corps, savoirs et mobilisations » (dossier), Travail, genre et sociétés, n° 42, 2019, p. 23-126.
-
[29]
Réseau féministe transnational structuré à partir de 2000, luttant contre la pauvreté et les violences faites aux femmes, lié au mouvement altermondialiste. Cf. Isabelle Giraud, « Intégrer la diversité des oppressions dans la Marche mondiale des femmes », L’Homme et la Société, n° 198, 2015, p. 95-112 ; Dominique Masson et Janet Conway, « La marche mondiale des femmes et la souveraineté alimentaire comme nouvel enjeu féministe », Nouvelles questions féministes, vol. 36, n° 1, 2017, p. 32-47.
-
[30]
« Oser penser un engagement féministe et religieux » (dossier), Nouvelles questions féministes, vol. 38, n° 1, 2019, p. 8-119 ; Florence Rochefort, « Troisième vague féministe, religions et sécularisations, 1990-2007 », in Christine Fauré (dir.), Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 1096-1114 ; id. et Maria Eleonora Sanna (dir.), Normes religieuses et genre, Paris, Colin, 2013.
-
[31]
Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (1990), Paris, La Découverte, 2005.
-
[32]
Béatrice de Gasquet, « Quels espaces pour les féminismes religieux ? », Nouvelles questions féministes, vol. 38, n° 1, 2019, p. 18-35.
-
[33]
« Religion et politique. Les femmes prises au piège » (dossier), Cahiers du genre, hors-série, 2012, p. 5-201.
-
[34]
Cf. « Féminismes islamiques » (dossier), Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 128, 2010, p. 13-228 ; Stéphanie Latte Abdallah, « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un débat et nouveaux chantiers de recherche », Critique internationale, n° 46, 2010, p. 9-23.
-
[35]
Qur’an and Woman : Rereading The Sacred Texts from a Woman’s Perspective, New York (N. Y.), Oxford University Press, 1992 ; Inside the Gender Jihad : Women’s Reform in Islam, Oxford, Oneworld, 2006.
-
[36]
Première femme ordonnée pasteure aux États-Unis en 1853, au Royaume-Uni en 1992 ; première femme rabbine en Allemagne en 1935, aux États-Unis en 1972, au Royaume-Uni en 1975 ; premières prédicatrices et théologiennes au Maroc en 2006 ; première assemblée des femmes oulémas en Indonésie en 2017.
-
[37]
Chahla Chafiq, « Gender jihad : les impasses du “féminisme islamique” », Les Temps modernes, n° 661, 2010, p. 178-209.
-
[38]
Florence Rochefort, « Foulard, genre et laïcité en 1989 », Vingtième siècle, n° 75, 2002, p. 145-156 ; Françoise Gaspard, « Le foulard de la dispute », Cahiers du genre, hors-série, 2006, p. 75-93.
-
[39]
Des figures « historiques » du féminisme (Christine Delphy) ainsi que des représentantes des courants post/décoloniaux (Françoise Vergès, Houria Bouteldja) et des associations (Collectif des féministes pour l’égalité, Une école pour toutes et tous, Les Blédardes). Cf. « Sexisme et racisme : le cas français » (dossier), Nouvelles questions féministes, vol. 25, n° 1, 2006, p. 4-106, notamment Natalie Benelli et al., « De l’affaire du voile à l’imbrication du sexisme et du racisme », p. 4-11.
-
[40]
Maria Eleonora Sanna et Malek Bouyahia (dir.), La Polysémie du voile. Politiques et mobilisations postcoloniales, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2013.
-
[41]
La féministe Christine Delphy a conclu son discours prononcé lors d’une conférence organisée par le collectif Une école pour toutes et tous, le 1er février 2004, sur cette interrogation : « Un féminisme non pas contre, mais avec l’islam. Et pourquoi pas ? » (repris par Malika Hamidi dans le titre de son ouvrage Un féminisme musulman, et pourquoi pas ?, Paris, L’Aube, 2017).
-
[42]
Élisabeth Badinter, Gisèle Halimi, Anne Zelensky, Yvette Roudy, ainsi que le Planning familial, Choisir, la Ligue du droit des femmes, pour n’en citer que quelques-unes.
-
[43]
Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Tirs croisés : la laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
-
[44]
Joshua Cohen, Matthew Howard et Martha C. Nussbaum (dir.), Is Multiculturalism Bad for Women ?, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1999.
1Dans les années 1980-1990, et plus encore à partir des années 2000, ont émergé des courants féministes dits critiques, dissidents, autonomes, minoritaires, qui ont contribué à renouveler autant qu’à fragmenter l’espace complexe et hétérogène de la cause des femmes.
2Déclinés au pluriel et à l’échelle mondiale sous les labels de Black feminism, féminisme chicano, féminismes postcolonial et décolonial, féminismes musulmans ou islamiques, féminismes asiatiques, africains, indigènes, ils ont en commun d’avoir fréquemment été formulés par des théoriciennes et des militantes du « Sud » ou issues des minorités et des migrations dans le « Nord ». Par-delà leur grande diversité, tous se démarquent du féminisme « historique », dit occidental et dominant, et récusent sa prétention à l’universel. Tous critiquent son incapacité à prendre en compte la variété des expériences de domination et des stratégies d’émancipation des femmes et tous invitent à décentrer le regard et à « décoloniser le féminisme ». Tous se proposent de mieux articuler le singulier et le global, de mieux problématiser la diversité et l’imbrication des appartenances sociales, ethniques, religieuses, culturelles, et de mieux respecter les différences. Au risque de la fragmentation des femmes en une « myriade de sous-catégories », d’une atomisation du combat féministe, d’une remise en question de l’universalité des droits des femmes ? Ce faisant, les féminismes critiques ont rouvert des débats parfois anciens portant sur l’unité et la diversité des féminismes [1].
3Le panorama synthétique que nous nous proposons de dresser est, disons-le d’emblée, schématique et lacunaire. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous présentons ici trois débats – largement enchevêtrés et articulés – qui ont clivé les féminismes.
« Décoloniser le féminisme »
4La question de l’ethnocentrisme occupe une place centrale dans les débats féministes contemporains. Elle sert de point d’appui aux critiques adressées à un féminisme qualifié d’« hégémonique », de « dominant/mainstream », labellisé « occidental » ou « universel ». Elle est au cœur des réflexions théoriques et politiques développées à partir des années 1970 aussi bien par le Black feminism que par les féminismes postcoloniaux et décoloniaux [2], qui entendent « décoloniser le genre » et « décoloniser le féminisme » [3]. En invitant à décentrer le point de vue féministe « occidental », à « déconstruire » ses grilles d’interprétation et ses concepts pour y intégrer la question de la « race », les féminismes critiques ont contribué à renouveler les termes des analyses féministes.
5Dès les années 1970, les militantes du Black feminism [4] se sont focalisées sur les questions de la « race » et du racisme – héritage de l’esclavage et de la ségrégation. Confrontées à la double expérience du sexisme et du racisme, y compris au sein du mouvement féministe, elles ont contesté le mot d’ordre de « sororité » promu par les féministes américaines de la seconde vague (années 1960-1970). En dépit de leurs engagements anti-impérialistes et antiracistes, ces dernières se sont vu reprocher leur ethnocentrisme, leur incapacité à intégrer les rapports d’exploitation et d’oppression liés à la domination raciale dans la théorie féministe, leurs difficultés à articuler la lutte pour la libération des femmes et le combat antiraciste dans leurs agendas politiques. De ce constat a découlé une intense réflexion sur l’unité des femmes et du féminisme. D’une part, le concept d’intersectionnalité [5] a été forgé pour articuler entre eux, de façon dynamique, tous les rapports sociaux de domination de sexe, de race et de classe indissociables dans les expériences des femmes, en particulier des femmes « noires » [6], comme Angela Davis l’analysa de façon pionnière [7]. D’autre part, la critique du « White solipsism » [8] – cette propension à instituer l’expérience particulière « des femmes blanches de la classe moyenne occidentale » en norme générale et universelle – a permis d’interroger la prétention à l’universalisme d’un féminisme occidentalo-centré.
6Au cours des années 1980, dans les universités anglo-américaines, des chercheurs issus des diasporas – palestinienne, comme Edward Said, ou indienne, comme Homi Bhabha, Gayatri Chakravorty Spivak et Ranajit Guha, respectivement professeurs de littérature comparée et historien – entreprennent de « décoloniser » les représentations culturelles et les sciences sociales occidentales. Leurs travaux mettent au jour « l’effet en retour » de l’impérialisme colonial et du racisme sur l’imaginaire européen, par exemple la construction de représentations binaires et essentialisées d’un Orient (barbare, despotique, obscurantiste, passif, féminin) et d’un Occident (civilisé, démocratique, sécularisé, actif, viril) [9]. Leurs travaux témoignent aussi de la persistance des rapports coloniaux, de l’impensé racial et de l’essentialisme culturel dans les rapports sociaux et politiques contemporains, par-delà les décolonisations et la disqualification de la « science raciale ». Leurs travaux proposent enfin de rendre la parole aux subalterns, aux inférieurs, aux dominés et aux colonisés, promus acteurs et auteurs d’une histoire écrite « par le bas », et mettent en lumière la complexité de leurs stratégies d’interactions et de résistance dans les rapports de domination. En prenant l’exemple d’une femme invisible et sans voix pour illustrer son célèbre texte « Can the Subalterns Speak ? », Gayatri Chakravorty Spivak a jeté un pont entre subaltern studies et nouveaux féminismes [10].
7Reprenant les analyses développées par les subaltern et les postcolonial studies, l’enrichissant des apports du Black feminism et des gender et queer studies, les féminismes postcoloniaux se sont donné pour programme de « décoloniser le genre », c’est-à-dire de rendre visible le poids de l’héritage colonial et du racisme dans la construction des rapports sociaux de genre. L’universitaire indo-américaine Chandra Talpade Mohanty a analysé la construction stéréotypée d’une catégorie homogène et a-historique de « femme du tiers-monde » (ignorante et sous-éduquée, traditionaliste et religieuse, centrée sur la famille et la sphère domestique, passive et victimisée) et, en miroir, d’une figure idéalisée de la « femme occidentale » (éduquée, moderne, sécularisée, contrôlant son corps et sa sexualité, intégrée au monde professionnel et libre de prendre ses propres décisions). Elle a montré combien ces constructions structurent durablement les représentations collectives en matière de genre, dans le Sud comme dans le Nord, y compris et surtout celles des féminismes occidentaux [11]. En Amérique latine [12], les féminismes décoloniaux ont ainsi mis au jour les biais racistes des féminismes « dominants » – urbains, métis et créoles –, relayant auprès des femmes indigènes et afro-descendantes les injonctions étatiques à l’assimilation et au métissage. Au Maghreb, la sociologue féministe marocaine Fatima Mernissi s’est attachée à déconstruire la figure de la « femme orientale », oscillant entre Shéhérazade et Fatima [13]. En Europe occidentale, les féministes décoloniales [14] déconstruisent l’assignation identitaire et la « victimisation » dont feraient l’objet les femmes musulmanes voilées, « dominées et instrumentalisées », qu’il faudrait « sauver » d’elles-mêmes et du sexisme de leurs congénères. Elles dénoncent le « féminisme civilisationnel » dont feraient preuve les femmes « blanches et bourgeoises » qui se donnent pour « mission civilisatrice » de les « libérer » (comprendre : de les dévoiler).
8Les féminismes postcoloniaux s’attachent également à « décoloniser le féminisme », son histoire, ses corpus théoriques, ses structures organisationnelles et son agenda militant en s’attaquant au monopole que le « féminisme occidental » s’est arrogé sur le champ pluriel et multipolaire des féminismes. Partant du constat que les mobilisations des femmes afro-descendantes, latino-américaines et caribéennes, indiennes et asiatiques, arabes et africaines, indo-américaines, sont aussi anciennes que le féminisme lui-même, que leur contribution au mouvement de libération des femmes a été invisibilisée par le « grand récit » occidental, ils ont voulu faire reconnaître le rôle pionnier des femmes du Sud dans l’histoire du féminisme [15], en retraçant les révoltes des femmes esclaves, les combats des femmes afro-américaines contre la ségrégation et en faveur des droits civiques, l’engagement des militantes anticolonialistes dans les luttes de libération nationale de l’Inde au Maghreb, etc. Ce travail a permis de relativiser la périodisation classique de l’histoire du féminisme, articulée en « vagues » ou « générations » – la première vague, « avant 1945 », étant généralement associée à la lutte pour l’obtention des droits politiques, la deuxième, « 1960-1980 », à l’émancipation sociale (civile, juridique, professionnelle) et sexuelle (libre disposition du corps), la troisième, « depuis 1980 », à l’émergence, entre autres, des féminismes critiques – au motif que cette périodisation ne rendait compte ni de l’ancienneté de ces derniers ni des temporalités spécifiques de leurs revendications.
9Les courants critiques ont également entrepris de « décoloniser le corpus féministe », à travers l’élaboration de grilles d’analyse correspondant aux situations spécifiques des femmes dominées du tiers-monde. Les théoriciennes féministes africaines, à l’instar d’Oyèrónkẹ’ Oyěwùmí [16], ont par exemple questionné l’applicabilité en contextes africains des théories féministes formulées dans le Nord – rejetant les catégories de genre fondées sur l’opposition homme/femme et l’inégalité des sexes inopérantes en Afrique, et reformulant les concepts de matriarcat et de patriarcat, de maternité, de séniorité, de structure familiale. Elles se sont dotées de structures et de réseaux académiques (comme l’Association des femmes africaines pour la recherche et le développement, créée en 1977), ont constitué leurs revues (Jenda : A Journal of Culture and African Women Studies et Feminist Africa, lancées en 2001) et leurs collections éditoriales, dans un rapport critique aux productions théoriques et au champ scientifique occidentaux [17].
10Les féminismes postcoloniaux se sont attaqué à l’agenda politique du « féminisme occidental », qui, sous couvert d’universalisme, a promu les revendications et les modèles d’émancipation correspondant aux besoins, aux aspirations, aux expériences des femmes du Nord. Ainsi le contrôle des corps et de la maternité, au cœur des revendications de la deuxième vague du féminisme occidental et des programmes promus par les États, les ong et les organisations internationales, a-t-il laissé un goût amer aux Indiennes, victimes de campagnes de stérilisation, comme aux femmes afro-descendantes d’Amérique latine (Brésil), des Caraïbes, des Antilles ainsi que de l’océan Indien (Réunion) [18]. Ainsi l’accès des femmes au marché du travail, généralement perçu comme un facteur d’émancipation, est-il vécu de manière ambivalente pour les femmes du Sud lorsqu’il est associé à la migration forcée et à la prolétarisation, comme c’est le cas en Asie (Chine et Inde) et en Amérique latine. Le singulier employé en français pour désigner les initiatives onusiennes des années 1970 (« année de la femme », « décennie de la femme », « conférence de la femme ») a résumé à lui seul l’impérialisme de l’universel. Aussi le label « féminisme » a-t-il suscité le malaise, voire le rejet. Perçu comme une importation occidentale, associé au néocolonialisme, ce terme est utilisé avec précaution par les féministes africaines, arabes, indigènes et afro-descendantes latino-américaines.
11Cette prise de distance a fragilisé l’unité (déjà problématique) du féminisme. Des scissions se sont opérées, y compris au sein d’associations régionales, entre « féminismes dominants » et « féminismes critiques ». À l’échelle internationale, le réseau féministe du Sud dawn (Development Alternatives with Women for a New Era), fondé en Inde en 1984, s’est constitué en réaction aux initiatives onusiennes. Les Rencontres féministes latino-américaines et des Caraïbes (instituées en 1981) ont été doublées par les Rencontres des femmes noires d’Amérique latine et des Caraïbes (1992) et par les Rencontres continentales des femmes indigènes des Amériques (1995). Cette fragmentation aurait pu conduire à une impasse politique. Comment en effet prendre en compte la diversité des situations des femmes, sans tomber dans le « féminisme culturellement relativiste » et sans faire perdre aux luttes féministes leur cohérence et leur unité ? Comment « décoloniser la théorie [féministe, tout en continuant à] pratiquer la solidarité » [19] ? C’est souvent dans les luttes concrètes – notamment contre les effets de la mondialisation – que les féministes du Sud (et du Nord) vont pratiquer le dépassement des frontières ethno-culturelles, jeter des ponts entre les diversités, faire émerger des solidarités et (re)nouer des alliances transnationales dans le respect des différences.
Féminismes et mondialisation
12Les féminismes critiques, au Nord comme au Sud, ont mis en lumière depuis les années 2000 les effets genrés des politiques néolibérales (affaiblissement du rôle de l’État, des services publics et des systèmes de protection sociale) et de la mondialisation capitaliste [20] (division internationale du travail accentuée, bipolarisation du marché du travail féminin), réactivant des débats anciens sur la portée radicale du féminisme. Plus encore, les courants postcoloniaux en ont souligné le caractère « racial », les femmes du Sud étant les principales victimes des inégalités produites par la mondialisation. Le féminisme « dominant » s’est vu reprocher sa dépolitisation à mesure qu’il s’institutionnalisait, son conservatisme social à mesure qu’il se détournait des questions économiques.
13En Occident, le féminisme de la deuxième vague, puisant aux sources du marxisme, avait certes théorisé un féminisme matérialiste [21], analysant l’oppression sexiste, non pas selon l’opposition homme/femme, mais au sein d’un « système patriarcal » capitaliste, basé sur l’exploitation sexuelle et reproductrice du corps féminin, sur l’exploitation du « travail domestique » non rémunéré et sur la division du travail selon les sexes. Mais, récupéré par les partis de gauche, institutionnalisé par la création de secrétariats d’État et de ministères (en 1974 et 1981 en France), constitué en expertise professionnelle (et non plus militante), devenu objet de politiques publiques, le féminisme paraissait avoir abandonné à partir des années 1970 sa capacité radicale de contestation du système patriarcal et capitaliste. Ainsi les politiques d’égalité – égalité des droits, égalité des chances, parité – ont-elles profité aux femmes des classes moyennes et supérieures, assurant souvent de fait la reproduction du système de domination patriarcal. Les féministes postcoloniales ont dénoncé l’indifférence du « féminisme dominant » à la bipolarisation « racisée » du marché du travail féminin, bien analysée par les spécialistes du care [22] : les femmes déqualifiées, notamment issues des minorités et des migrations, sont assignées aux emplois de services et de soins à la personne (femmes de ménage et employées de maison, nounous et assistantes maternelles, gardes-malade et aides-soignantes), généralement mal rémunérés, précaires et isolés, parfois aux marges de l’économie formelle et légale (prostitution) ; toutes subissent une triple exploitation patriarcale, économique et raciale, de manière évidente mais largement invisibilisée.
14Un même désenchantement est à l’œuvre dans le monde arabo-musulman [23], où l’engagement des femmes dans les luttes anticoloniales et dans les mouvements de libération nationale n’a pas – ou du moins pas complètement – abouti à l’obtention de droits civils et civiques. Les premiers féminismes séculiers ont été soit assimilés à une importation néocoloniale et disqualifiés au nom de la défense des traditions nationales, soit instrumentalisés par des États autoritaires à la rhétorique modernisatrice. Dans la Turquie kémaliste, dans l’Égypte nassérienne, dans l’Iran du chah, dans la Tunisie de Bourguiba, le « féministe d’État » a incontestablement permis d’améliorer l’accès des femmes à la santé, à l’éducation, à certaines professions, et contribué à l’obtention de droits politiques, mais au prix d’une forte répression des militantes et associations féministes, en raison de leur proximité avec les partis démocratiques. Au prix également de la récupération de la cause féministe par les épouses/sœurs/filles de rois et de présidents (les « fémocrates »), dont l’engagement très médiatisé au sein d’organisations comme l’Arab Women Organisation a peu d’effets concrets sur la condition féminine dans leurs pays respectifs. Aussi est-ce sans surprise que, lors des printemps arabes, les femmes ont été à la pointe des mouvements sociaux et politiques, investies aussi bien au côté des mouvements démocratiques et laïques que de celui de l’islamisme politique, articulant revendications spécifiquement féministes, revendications sociales et économiques, et revendications politiques [24].
15En Amérique latine [25] et en Asie [26], la progressive perte d’autonomie du féminisme de la deuxième vague, récupéré par les partis et les syndicats de gauche, institutionnalisé par les États, instrumentalisé par les organisations internationales et les ong, qui ont fait du « genre » un buzzword de l’« agenda » développementaliste [27] et contribué à sa professionnalisation et à sa dépolitisation, a été source d’une profonde insatisfaction. Des féminismes dits autonomes et indigènes ont repris à leur compte, dès les années 1990, la critique radicale du système patriarcal et capitaliste. Empruntant à l’analyse du système-monde et de la dépendance d’Immanuel Wallerstein, ils ont dénoncé la perpétuation des rapports de domination Nord-Sud renforcés par la mondialisation néolibérale, qui s’approprie les terres, les ressources naturelles, le patrimoine biologique, le travail et les savoir-faire des communautés locales. Ainsi sont accentués les effets genrés de la division internationale du travail dont sont particulièrement victimes les femmes du Sud – chassées de leurs terres et forcées de migrer, exploitées dans les usines délocalisées des industries textile, électronique, agroalimentaire, d’assemblage (maquilas, usines-dortoirs chinoises), proies de trafics humains et de l’économie informelle, victimes de violences et de féminicides. Sur le terrain, les féministes indigènes ont fait émerger de nouvelles résistances globales contre l’exploitation capitaliste, le patriarcat, le racisme néocolonial, en animant des coopératives agricoles, des syndicats, en s’engageant aux côtés des guérillas, en participant aux nouveaux mouvements sociaux.
16Les féminismes du Sud ont par exemple contribué à l’essor de l’écoféminisme [28]. Les effets concrets de la destruction des équilibres naturels, alimentaires et sociaux qui découlent de l’exploitation capitaliste, la prise de conscience plus récente de l’inégale répartition des risques climatiques et environnementaux, ont donné lieu à des résistances devenues emblématiques et érigées en modèle d’action, à l’instar de la lutte des écoféministes du mouvement Chipko protégeant les forêts de Garhwal, dans l’Himalaya indien, contre les transnationales du bois (1973-1980), des Boliviennes en lutte pour l’accès à l’eau contre la multinationale Bechtel (1999-2000), du mot d’ordre « Récupération et défense du corps-territoire et du territoire-Terre », lancé par les féministes indigènes d’Abya Yala (nom donné en 1992 par les nations indigènes pour désigner les Amériques précoloniales), des femmes mayas investies dans le mouvement agroécologique au Chiapas, des militantes sans terre brésiliennes au sein du réseau paysan international La Via Campesina (1996), convergeant avec leurs consœurs africaines, lors du Forum international Nyéléni pour la souveraineté alimentaire, au Mali, dans la lutte contre les pesticides et les ogm (2007).
17Ces mouvements féministes postcoloniaux ont contribué à enrichir les grilles d’analyse et les répertoires d’action du « féminisme global » et des mouvements altermondialistes. Non sans difficultés cependant. Si l’internationalisation de la cause des femmes, à l’œuvre dès la fin du xixe siècle au sein des internationales féministes, est promue et institutionnalisée par les grandes conférences des Nations unies à partir des années 1970 et s’épanouit en collectifs et en réseaux transnationaux, la place des féminismes « dissidents » au sein du « féminisme global », comme celle des féminismes au sein des mouvements altermondialistes (forums sociaux mondiaux), est faite autant de convergences que de distance critique, voire de scissions. Ces confrontations ont permis l’émergence d’un féminisme multicentré, plus respectueux des différences, soucieux de définir de nouvelles structures organisationnelles et de revoir les priorités politiques pour instaurer un dialogue entre les féminismes – comme en témoignent les reconfigurations de la Marche mondiale des femmes [29].
Féminismes et religion
18Longtemps « non-sujet » des réflexions et des débats féministes, les questions religieuses et identitaires sont revenues dans les années 2000 au premier plan des préoccupations et ont provoqué de nouveaux clivages au sein du féminisme [30].
19Confrontées à la sécularisation des sociétés et à la libéralisation des mœurs, confrontées au « trouble dans le genre » introduit par les mouvements gays et lesbiens [31], confrontées à des concurrences interreligieuses ravivées par la rhétorique du « choc de civilisation » et par l’essor de nouvelles religions (évangélisme), confrontées enfin à des rivalités internes entre courants réformateurs et conservateurs, les grandes religions ont réinvesti, à partir des années 1990-2000, les enjeux de genre pour en faire un « marqueur symbolique ». Récusant la déconstruction et la dénaturalisation du genre à l’œuvre dans les théories féministes, les autorités catholiques, orthodoxes, musulmanes, hindoues, ainsi que certains courants protestants (évangéliques) et juifs (orthodoxes), ont réaffirmé la naturalité des sexes, de l’hétérosexualité, des identités de genre et de la complémentarité homme-femme. Elles ont réaffirmé la naturalité des sexualités et de la filiation. La crispation sur les questions de genre, de famille et de morale – qui réactive les vieux fondamentaux religieux en la matière – s’est incarnée dans les campagnes menées au sein des instances internationales comme auprès des États par les représentants des grandes religions, Vatican en tête, contre la légalisation du droit à l’avortement et contre le mariage et la parentalité des couples homosexuels. Dans les pays régis par les lois religieuses musulmanes, cette réaction s’est cristallisée autour de la préservation du statut personnel et des codes de la famille qui consacrent les inégalités femmes-hommes en matière de statut des femmes (droit à étudier, à travailler, à sortir du territoire national sans tuteur, valeur juridique du témoignage), de droits parentaux (autorité parentale et transmission de la nationalité), de mariage (âge légal, polygamie, répudiation/divorce), d’héritage (inégal partage).
20La « politisation religieuse du genre » [32] s’opère dans un contexte mondial de politisation du religieux [33]. En Iran, en Inde, au Pakistan, en Israël, en Palestine, la religion (et le statut des femmes, tel qu’il est défini par cette dernière) est devenue, en raison des échecs des nationalismes laïques, un marqueur d’identité nationale, un élément central des traditions culturelles à défendre contre l’Occident ou contre l’ennemi voisin. Dans le contexte autoritaire de l’Arabie saoudite ou de l’Iran, la religion est source de légitimité politique autant qu’instrument de contrôle social, par la surveillance des mœurs et de la vie privée. Aux États-Unis comme au Brésil, l’alliance entre partis conservateurs et évangélistes se noue autour des enjeux de genre (réaffirmation de la masculinité) et du contrôle de la sexualité des femmes (mouvements pro-vie). Toute contestation des conceptions inégalitaires de genre véhiculées par les religions, toute revendication féministe en matière d’égalité des droits et d’émancipation, sont récusées au motif de la défense des spécificités identitaires.
21Dans ce double contexte, les féminismes ont été amenés à réinvestir les questions religieuses qu’ils croyaient dépassées, à revoir leurs grilles d’analyse en y intégrant les enjeux des « identités religieuses et culturelles », à redéfinir leurs positions et leurs stratégies – au prix d’intenses controverses et de profondes divisions.
22Au sein même des religions, les féminismes religieux [34] ont constitué une réponse interne – certes minoritaire et marginale mais de plus en plus visible et structurée. Traditionnellement proches des courants réformateurs et libéraux – et, plus récemment, des courants fondamentalistes –, les féminismes religieux ont porté une « critique de l’intérieur ». Ils ont investi le terrain lettré des savoirs religieux et de l’exégèse des textes sacrés. De la Woman’s Bible, publiée en 1895 par Elizabeth Cady Stanton, jusqu’aux appels au gender jihad, lancés en 2006 par la théologienne afro-américaine convertie à l’islam Amina Wadud [35], ils proposent une lecture féministe, égalitaire et non sexiste des textes religieux en s’attaquant aux interprétations littérales et jurisprudentielles qui consacrent l’infériorité féminine. Les féminismes islamiques ont ainsi contesté les discriminations juridiques et civiques basées sur le Coran au sein de certains réseaux comme le collectif Femmes sous lois musulmanes, créé en France en 1984, ou Sisters in Islam, ong fondée en Malaisie en 1988. Les féminismes religieux ont également disputé aux hommes le terrain du rituel, en militant pour l’accès à la prédication, à la direction de prière, au clergé [36]. Ils ont par ailleurs investi les espaces périphériques de l’action sociale et politique (associations caritatives, mouvements de jeunesse, organisations professionnelles, partis politiques confessionnels). En propulsant les femmes dans la sphère publique, ils ont contribué à la diffusion et à la démocratisation du féminisme et contraint les autorités et partis religieux à clarifier leurs positions sur la question des femmes, de l’égalité et de la citoyenneté – à l’instar du parti islamiste tunisien Ennahdha, qui compte nombre de femmes parmi ses élus. Loin de s’opposer aux féminismes séculiers, les féminismes religieux ont souvent fait cause commune avec ces derniers et développé un militantisme pragmatique et hybride. Ces mobilisations croisées ont permis des avancées en matière de droits des femmes dans le cadre des féminismes d’État, illustrées par exemple, dans les pays musulmans, par les timides réformes du code de la famille (la Moudawana) au Maroc (2004), ainsi qu’en Algérie (2005), et l’obtention de nouveaux droits politiques au Koweït comme au Bahreïn (2002-2005), et même en Arabie saoudite (2015-2019).
23Pour autant, des féministes laïques pointent l’ambivalence, voire les « impasses » [37] des féminismes religieux, ici islamiques. Elles dénoncent les régressions qu’a fait subir aux droits des femmes l’arrivée des partis islamiques au pouvoir. En Iran, l’âge légal du mariage des filles est passé de 18 à 9 ans entre 1979 et 1991, avant de remonter à 13 ans. En Iran toujours, elles rappellent les persécutions dont sont victimes les militantes féministes, à l’instar de l’avocate Nasrin Sotoudeh. La campagne « Changement pour l’égalité », lancée en 2006 et soutenue par Shirin Ebadi et Parvin Ardalan, futures prix Nobel de la paix et prix Olof Palme, a dénoncé les ambiguïtés des notions d’égalité des femmes « dans le respect des principes islamiques » ou « comme créatures de Dieu », voire d’« équité », promues par les théologiennes féministes – qui consacrent généralement les différences « naturelles » entre hommes et femmes, et sanctionnent la complémentarité de leurs rôles sociaux.
24En Europe, les féminismes se sont profondément divisés sur les stratégies à adopter, non pas tant face aux offensives religieuses contre les droits reproductifs des femmes ou contre la reconnaissance des droits des homosexuels, que face au droit à la différence et aux accommodements que réclament les religions au nom du respect des libertés individuelles et religieuses et du respect des identités culturelles. En France, les controverses sur l’interdiction par la loi de 2004 du port de signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires publics ont fait apparaître des positions clivées [38]. Soutenant les analyses faites par certaines militantes et associations musulmanes, des féministes se réclamant de la perspective postcoloniale [39] ont pointé du doigt l’instrumentalisation politique du féminisme dans un contexte de montée du racisme. Elles ont dénoncé une loi jugée discriminatoire à l’égard de l’islam et des jeunes filles voilées, renvoyées à la figure stéréotypée de la « femme orientale » soumise ; elles se sont opposées à une loi jugée liberticide envers des jeunes filles privées de choix et de parole [40] ; elles ont critiqué une mesure jugée contre-productive d’exclusion scolaire. Ces courants féministes adoptent par ailleurs une posture interrogative et ouverte quant aux stratégies d’émancipation mises en œuvre par les féminismes religieux [41]. À l’inverse, la controverse a réactivé le féminisme laïque, revivifié par de nouveaux mouvements (Regards de femmes, Égales, Femen) parfois animés par des femmes issues des migrations (Ni putes, ni soumises, Les Émancipées). Elle a conduit nombre de féministes et d’associations féministes historiques [42] à réinvestir le combat laïque et à réaffirmer les liens entre émancipation féminine et sécularisation [43]. Pour ces dernières, le respect des différences culturelles et des libertés religieuses – garanti par la laïcité, qui assure la liberté de conscience, de croyance (et de non-croyance) et de culte à toutes les options religieuses et philosophiques dans le respect des lois de la République – ne saurait déboucher sur une différence de droit(s). Le multiculturalisme apparaît à leurs yeux comme le cheval de Troie des religions pour imposer une conception inégalitaire de la femme [44]. La majorité des féministes laïques entendent ainsi promouvoir une culture égalitaire, engagée dans l’antiracisme.
25*
26Ces nouveaux courants féministes se sont vu reprocher de tomber dans l’essentialisme culturel qu’ils prétendaient déconstruire et de se laisser enfermer dans un « féminisme culturellement relativiste » contre lequel leurs propres théoriciennes les avaient pourtant mis en garde. D’où des confrontations souvent violentes avec les féminismes universalistes et laïques. Néanmoins, les outils de l’analyse intersectionnelle leur ont également permis de penser l’articulation des luttes – et le lien avec des mouvements – non exclusivement féministes (féministes et antiracistes, féministes et altermondialistes). Sur le plan théorique comme sur le plan pratique, ils ont ainsi contribué à renouveler les questionnements et les outils des études féministes, ainsi qu’à enrichir les analyses et les répertoires d’action des nouveaux mouvements sociaux.
Notes
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[1]
« Féminisme(s) : penser la pluralité » (dossier), Cahiers du genre, n° 39, 2005, p. 5-151.
-
[2]
Le terme « décolonial » est d’abord employé en contexte latino-américain : il a été théorisé par le sociologue péruvien Aníbal Quijano pour désigner les discriminations raciales persistantes à l’encontre des peuples indigènes et des afro-descendants (colonialité du pouvoir) ainsi que la dépendance géopolitique du sous-continent. Il a été importé dans le champ du féminisme par la philosophe argentine María Lugones.
-
[3]
« Les approches postcoloniales : apports pour un féminisme antiraciste » (dossier), Nouvelles questions féministes, vol. 25, n° 3, 2006, p. 4-93 ; Laetitia Deschaufour, « Introduction au féminisme postcolonial », Nouvelles questions féministes, vol. 27, n° 2, 2008, p. 99-110.
-
[4]
Elsa Dorlin (dir.), Black feminism. Anthologie du féminisme africain-américain, 1975-2000, Paris, L’Harmattan, 2008.
-
[5]
Kimberlé Williams Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politiques de l’identité et violences contre les femmes de couleur » (1994), Cahiers du genre, n° 39, 2005, p. 51-82.
-
[6]
Le terme « noir » est ici entendu comme au sens « politique », désignant les minorités quelles que soient leurs origines (asiatiques, chicanos, afro-américaines, etc.).
-
[7]
Femmes, race et classe (1982), Paris, Éditions des femmes, 1983.
-
[8]
Adrienne Rich, « Disloyal to Civilization : Feminism, Racism, Gynephobia » (1978), in id., On Lies, Secrets and Silence : Selected Prose, 1966-78, New York (N. Y.), Norton, 1979, p. 275-310.
-
[9]
Cf. notamment Edward W. Said, L’Orientalisme (1978), Paris, Seuil, 2003.
-
[10]
Les subalternes peuvent-elles parler ? (1988), Paris, Éditions Amsterdam, 2009. L’exemple en question est celui d’une jeune veuve indienne qui se suicide, non pas pour se conformer au rite funéraire du sati, comme son geste a été mésinterprété, mais pour des raisons politiques passées sous silence.
-
[11]
« Under Western Eyes : Feminist Scholarship and Colonial Discourses », Feminist Review, vol. 30, 1988, p. 65-88. Les termes de « Sud » et de « Nord » employés par Chandra Talpade Mohanty ne sont pas géographiques mais politiques ; ils tiennent compte de la diversité des Suds et de l’hybridation des deux pôles due à l’occidentalisation des élites du tiers-monde et aux migrations des femmes du Sud vers le Nord. L’auteure récuse également toute vision monolithique du « féminisme occidental » et met en garde contre tout « féminisme culturellement relativiste ».
-
[12]
Cf. « Féminismes décoloniaux, genre et développement » (dossier), Revue Tiers Monde, n° 209, 2012, p. 7-178 (notamment Márgara Millán, « De la périphérie vers le centre : origines et héritages des féminismes latino-américains », p. 37-52, et Rosalva Aida Hernandez Castillo, « Une lecture latino-américaine des féminismes postcoloniaux », p. 161-178).
-
[13]
Êtes-vous vaccinés contre le Harem ?, Casablanca, Le Fennec, 1997 ; Le Harem et l’Occident, Paris, Albin Michel, 2001.
-
[14]
Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019.
-
[15]
Cf. par exemple Kumkum Sangari et Sudesh Vaid (dir.), Recasting Women : Essays in Indian Colonial History, New Brunswick (N. J.), Rutgers University Press, 1990.
-
[16]
The Invention of Women : Making an African Sense of Western Gender Discourses, Minneapolis (Ill.), University of Minnesota Press, 1997.
-
[17]
« Mouvements féministes en Afrique » (entretien avec Fatou Sow), Revue Tiers Monde, n° 209, 2012, p. 145-160.
-
[18]
Françoise Vergès, Le Ventre des femmes. Capitalisme, racialisation, féminisme, Paris, Albin Michel, 2017.
-
[19]
Pour paraphraser le titre d’un livre de Chandra Talpade Mohanty (Feminism without Borders : Decolonizing Theory, Practicing Solidarity, New Delhi, Zubaan, 2003).
-
[20]
« Travail et mondialisation. Confrontation Nord/Sud » (dossier), Cahiers du genre, n° 40, 2006, p. 5-202 ; Jules Falquet, « Penser la mondialisation dans une perspective féministe », Travail, genre et sociétés, n° 25, 2011, p. 81-98.
-
[21]
En France, les principales théoriciennes du féminisme matérialiste sont Christine Delphy, Danièle Kergoat, Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet. Elles ont fondé la revue Questions féministes devenue Nouvelles questions féministes.
-
[22]
Barbara Ehrenreich et Arlie Russell Hochschild (dir.), Global Woman : Nannies, Maids, and Sex Workers in the New Economy, New York (N. Y.), Henry Holt, 2003 ; Jules Falquet, « Hommes en armes et femmes “de service” : tendances néolibérales dans l’évolution de la division sexuelle et internationale du travail », Cahiers du genre, n° 40, 2006, p. 15-37.
-
[23]
Stéphanie Latte Abdallah, « Féminismes islamiques et postcolonialité au début du XXIe siècle », Revue Tiers Monde, n° 209, 2012, p. 53-70 ; « Féminismes dans les pays arabes » (dossiers), Nouvelles questions féministes, vol. 35, n° 2, 2016, p. 6-61.
-
[24]
Sonia Dayan-Herzbrun, « Révolutions arabes : quel printemps pour les femmes ? », Les Cahiers de l’Orient, n° 109, 2013, p. 89-98.
-
[25]
Sabine Masson, « Sexe/genre, classe, race : décoloniser le féminisme dans un contexte mondialisé. Réflexions à partir de la lutte des femmes indiennes au Chiapas », Nouvelles questions féministes, vol. 25, n° 3, 2006, p. 56-75 ; id., « Genre, race et colonialité en Amérique latine et aux Caraïbes. Une analyse des mouvements indigènes et féministes », in Olivier Fillieule et Patricia Roux (dir.), Le Sexe du militantisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 299-316.
-
[26]
Maitrayee Chaudhuri (dir.), Feminism in India, New Delhi, Women Unlimited, 2004.
-
[27]
Jules Falquet, « Femmes, féminisme et “développement” : une analyse critique des politiques des institutions internationales », in Jeanne Bisilliat (dir.), Regards de femmes sur la globalisation, Paris, Karthala, 2003, p. 75-112 ; Christine Verschuur, « Quel genre ? Résistances et mésententes autour du mot “genre” dans le développement », Revue Tiers Monde, n° 200, 2009, p. 785-803.
-
[28]
Terme forgé par Françoise d’Eaubonne (Écologie, féminisme : révolution ou mutation ?, Paris, ATP, 1978). Cf. Maria Mies et Vandana Shiva, Écoféminisme (1993), Paris, L’Harmattan, 1998 ; « Pratiques écoféministes : corps, savoirs et mobilisations » (dossier), Travail, genre et sociétés, n° 42, 2019, p. 23-126.
-
[29]
Réseau féministe transnational structuré à partir de 2000, luttant contre la pauvreté et les violences faites aux femmes, lié au mouvement altermondialiste. Cf. Isabelle Giraud, « Intégrer la diversité des oppressions dans la Marche mondiale des femmes », L’Homme et la Société, n° 198, 2015, p. 95-112 ; Dominique Masson et Janet Conway, « La marche mondiale des femmes et la souveraineté alimentaire comme nouvel enjeu féministe », Nouvelles questions féministes, vol. 36, n° 1, 2017, p. 32-47.
-
[30]
« Oser penser un engagement féministe et religieux » (dossier), Nouvelles questions féministes, vol. 38, n° 1, 2019, p. 8-119 ; Florence Rochefort, « Troisième vague féministe, religions et sécularisations, 1990-2007 », in Christine Fauré (dir.), Nouvelle encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 1096-1114 ; id. et Maria Eleonora Sanna (dir.), Normes religieuses et genre, Paris, Colin, 2013.
-
[31]
Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion (1990), Paris, La Découverte, 2005.
-
[32]
Béatrice de Gasquet, « Quels espaces pour les féminismes religieux ? », Nouvelles questions féministes, vol. 38, n° 1, 2019, p. 18-35.
-
[33]
« Religion et politique. Les femmes prises au piège » (dossier), Cahiers du genre, hors-série, 2012, p. 5-201.
-
[34]
Cf. « Féminismes islamiques » (dossier), Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 128, 2010, p. 13-228 ; Stéphanie Latte Abdallah, « Le féminisme islamique, vingt ans après : économie d’un débat et nouveaux chantiers de recherche », Critique internationale, n° 46, 2010, p. 9-23.
-
[35]
Qur’an and Woman : Rereading The Sacred Texts from a Woman’s Perspective, New York (N. Y.), Oxford University Press, 1992 ; Inside the Gender Jihad : Women’s Reform in Islam, Oxford, Oneworld, 2006.
-
[36]
Première femme ordonnée pasteure aux États-Unis en 1853, au Royaume-Uni en 1992 ; première femme rabbine en Allemagne en 1935, aux États-Unis en 1972, au Royaume-Uni en 1975 ; premières prédicatrices et théologiennes au Maroc en 2006 ; première assemblée des femmes oulémas en Indonésie en 2017.
-
[37]
Chahla Chafiq, « Gender jihad : les impasses du “féminisme islamique” », Les Temps modernes, n° 661, 2010, p. 178-209.
-
[38]
Florence Rochefort, « Foulard, genre et laïcité en 1989 », Vingtième siècle, n° 75, 2002, p. 145-156 ; Françoise Gaspard, « Le foulard de la dispute », Cahiers du genre, hors-série, 2006, p. 75-93.
-
[39]
Des figures « historiques » du féminisme (Christine Delphy) ainsi que des représentantes des courants post/décoloniaux (Françoise Vergès, Houria Bouteldja) et des associations (Collectif des féministes pour l’égalité, Une école pour toutes et tous, Les Blédardes). Cf. « Sexisme et racisme : le cas français » (dossier), Nouvelles questions féministes, vol. 25, n° 1, 2006, p. 4-106, notamment Natalie Benelli et al., « De l’affaire du voile à l’imbrication du sexisme et du racisme », p. 4-11.
-
[40]
Maria Eleonora Sanna et Malek Bouyahia (dir.), La Polysémie du voile. Politiques et mobilisations postcoloniales, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2013.
-
[41]
La féministe Christine Delphy a conclu son discours prononcé lors d’une conférence organisée par le collectif Une école pour toutes et tous, le 1er février 2004, sur cette interrogation : « Un féminisme non pas contre, mais avec l’islam. Et pourquoi pas ? » (repris par Malika Hamidi dans le titre de son ouvrage Un féminisme musulman, et pourquoi pas ?, Paris, L’Aube, 2017).
-
[42]
Élisabeth Badinter, Gisèle Halimi, Anne Zelensky, Yvette Roudy, ainsi que le Planning familial, Choisir, la Ligue du droit des femmes, pour n’en citer que quelques-unes.
-
[43]
Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Tirs croisés : la laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
-
[44]
Joshua Cohen, Matthew Howard et Martha C. Nussbaum (dir.), Is Multiculturalism Bad for Women ?, Princeton (N. J.), Princeton University Press, 1999.