Notes
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[1]
Les créoles sont les descendants d’Espagnols nés en Amérique.
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[2]
Les États-Unis reconnaissent le Mexique dès 1823, l’Angleterre en 1825 et la France en 1830, mais la Russie, la Prusse et l’Autriche, qui ont soutenu Ferdinand VII contre les insurgés, s’y refuseront longtemps.
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[3]
Comme en France en 1875, il s’agit de plusieurs lois formant un corpus constitutionnel.
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[4]
Conseil d’État, Cour des comptes, départements, préfets : l’influence française est évidente.
-
[5]
« Un régime remarquable par sa stabilité et son légalisme », Le Monde diplomatique, mars 1964.
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[6]
Jean Paul II canonisera trente-quatre de ces victimes en 2005.
-
[7]
C’est sous sa présidence que l’île de Clipperton (Isla de la Pasión, pour les Mexicains) est attribuée à la France par arbitrage du roi Victor-Emmanuel III d’Italie.
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[8]
« Mexique : Calderon quitte le pouvoir sans avoir atteint ses objectifs », Le Nouvel Observateur, 30 novembre 2012.
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[9]
Cf. Frédéric Saliba, « Au Mexique, le Parti révolutionnaire institutionnel rattrapé par les scandales », Le Monde, 17 avril 2017 ; John Mill Ackerman, « Le Mexique privatise son pétrole », Le Monde diplomatique, mars 2014.
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[10]
Frédéric Saliba, « Au Mexique, le sauvetage de Pemex à tout prix », Le Monde, 1er juin 2019.
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[11]
Gilles Paris, « Donald Trump jette le trouble sur les relations avec le Mexique », Le Monde, 31 mai 2019.
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[12]
Yolanda Morales, « México captó flujo histórico de remesas en 2018 de 33,480 millones de dólares », El Economista, 1er février 2019.
1L’histoire politique du Mexique n’est pas un long fleuve tranquille. Le pays, héritier des empires aztèque, maya puis espagnol, a toujours connu la violence, celle des sociétés précolombiennes, des conquistadores, de la guerre d’indépendance, de la Réforme, de la guerre contre les États-Unis, de la révolution mexicaine, du narcotrafic. Cela explique que, pendant tout le xixe siècle, le Mexique a oscillé entre centralisme et fédéralisme, monarchie et république, cléricalisme et laïcisme. Ce n’est que la Constitution de 1917, toujours en vigueur quoique maintes fois révisée, qui a imposé le modèle d’une « république représentative, démocratique, laïque et fédérale », ainsi que le proclame son article 40.
2La présente étude commence par l’indépendance, acquise à la fois contre la monarchie de Madrid et contre les créoles [1] fidèles à celle-ci, ainsi qu’à la faveur de l’abdication de Ferdinand VII d’Espagne, chassé du trône par Napoléon Ier, qui y installe son frère Joseph.
À la recherche du régime idéal (1810-1854)
L’indépendance et la Constitution d’Apatzingán
3Le 15 septembre 1810, Miguel Hidalgo lance le « cri de Dolores » (grito de Dolores) – du nom du village dont il est le curé –, appel au soulèvement contre Joseph Bonaparte. Le mouvement se mue très vite en guerre d’indépendance et, de septembre à octobre 1814, en pleine guérilla entre Espagnols et insurgés, se réunit le congrès d’Anáhuac, qui déclare le Mexique indépendant et adopte la première Constitution du pays, promulguée le 24 octobre 1814.
4Celle-ci, inspirée par José María Morelos, qui sera fusillé en décembre 1815, déclare que la souveraineté émane du peuple et est exercée par ses représentants élus au suffrage universel ; que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire sont séparés, qu’est citoyen de l’« Amérique mexicaine » – qui comprend alors le Mexique actuel, la Californie, le Texas, le Nouveau-Mexique, au nord, et le Guatemala, le Salvador, le Honduras, le Nicaragua et le Costa Rica, au sud, soit une superficie qui représente plus du double de celle d’aujourd’hui – toute personne née sur son territoire ; que la loi est la même pour tous ; que tout citoyen est réputé innocent tant qu’il n’a pas été déclaré coupable ; que les droits fondamentaux des citoyens sont la liberté, la propriété, l’égalité et la sûreté ; mais aussi que la religion catholique est seule autorisée.
5Le pouvoir exécutif est exercé par un triumvirat, élu par le Congrès et renouvelé par tiers tous les ans ; le pouvoir législatif, par le Congrès, où chaque province est représentée par un député ; le pouvoir judiciaire, par des tribunaux, dont les membres sont nommés par le gouvernement, et par le Tribunal suprême, composé de cinq membres élus par le Congrès. Les influences américaine et française (Constitution de 1799 instituant le Consulat) sont manifestes.
6Mais la guerre, qui oblige le gouvernement et le Congrès à se déplacer avec les fronts de bataille, ne permet pas que la Constitution soit appliquée, laissant le contrôle du pays aux royalistes. Et, quand l’indépendance est effective grâce à la victoire des insurgés en septembre 1821, ce n’est pas cette Constitution qui est mise en vigueur, mais les traités de Córdoba et le plan d’Iguala, signés par le vice-roi O’Donojú – qui s’est rallié aux indépendantistes – et Agustín de Iturbide, chef des insurgés, qui établissent un État monarchique dont le roi est Ferdinand VII et instaurent, en guise de gouvernement, un conseil de régence dont la présidence est confiée à Agustín de Iturbide et dont O’Donojú sera membre jusqu’à sa mort un mois plus tard, le 8 octobre.
Le Premier Empire
7Le 19 mai 1822, l’Empire mexicain est proclamé et la couronne attribuée à Iturbide, qui prend le nom d’Agustín Ier. Ce dernier se heurte à la résistance du Congrès, qui craint d’être dépouillé de ses prérogatives. Il le dissout donc et promulgue le « Règlement politique provisoire de l’Empire du Mexique », qui proclame la nature monarchique, constitutionnelle, représentative et héréditaire de l’État, la séparation des pouvoirs, l’unité et l’indivisibilité de l’Empire, la garantie de la liberté, la propriété et la sûreté, l’égalité devant la loi, et déclare Mexicains tous les habitants de l’Empire « qui ont reconnu son indépendance » et les étrangers qui s’y établissent et jurent fidélité à l’empereur. Il s’agit donc d’un régime monarchique et unitaire, traits que reprendra le Second Empire, quarante ans plus tard.
8Iturbide reste au pouvoir moins de deux ans. Dès décembre 1822, un soulèvement en réaction à son autoritarisme et à ses échecs politiques – notamment la sécession du Guatemala, du Salvador, du Honduras, du Nicaragua et du Costa Rica, qui forment les Provinces-Unies d’Amérique centrale –, conduit par les anciens insurgés Miguel Santa María et Antonio López de Santa Anna, établit la République et restaure le Congrès. Iturbide quitte le pays. Mais, revenu le 15 juillet 1824, il est jugé pour trahison et fusillé le 19.
La Constitution de 1824 et la Première République fédérale
9Après la chute d’Iturbide, le Congrès, craignant un nouvel accaparement du pouvoir par un seul homme, crée un triumvirat, le « pouvoir exécutif suprême », composé de Nicolás Bravo, Guadalupe Victoria et Pedro Celestino Negrete. Malgré sa courte vie (avril 1823-octobre 1824), ce triumvirat s’attache à obtenir la reconnaissance du pays par les États-Unis et les puissances européennes [2], tandis que le Congrès, majoritairement républicain mais partagé entre centralisme et fédéralisme, met en chantier une nouvelle Constitution.
10Promulguée le 4 octobre 1824, celle-ci institue une république représentative, populaire et fédérale ; le principe de la séparation des pouvoirs s’applique aux échelons local et fédéral ; le pouvoir exécutif est confié au président et, en cas d’absence ou d’empêchement, au vice-président ; le pouvoir législatif est exercé par le Congrès et le pouvoir judiciaire par la Cour suprême de justice. La religion catholique est la religion officielle de la République.
11L’élection présidentielle porte Guadalupe Victoria (de son vrai nom, José Miguel Fernández y Félix) à la présidence et Nicolás Bravo à la vice-présidence, et les législatives sont gagnées par le Parti libéral de Guadalupe Victoria. Grâce à un relatif calme politique – Victoria forme un gouvernement pluripartite qui lui assure une majorité parlementaire et une certaine stabilité – et à la bonne santé de l’économie permise par un prêt de l’Angleterre, la condition des Mexicains s’améliore et Victoria réalise des réformes importantes : création de la Trésorerie générale de la nation, du District fédéral, détaché de l’État de Mexico, et de la Cour suprême fédérale. Cependant, la présidence de Victoria est marquée par l’antagonisme entre les loges maçonniques de rites écossais et yorkais qui, à défaut de partis politiques, alors inexistants, monopolisent la vie politique : les premières, favorables au centralisme, sont opposées au président ; les secondes, fédéralistes, le soutiennent.
12En 1828, l’élection présidentielle oppose Manuel Gómez Pedraza et Vicente Guerrero, tous deux de rite yorkais. Les urnes désignent le premier mais les partisans du second, majoritaires au Congrès, le récusent et fomentent un soulèvement dont Santa Anna prend la tête : Guerrero est proclamé président par le Congrès. Deux faits marquent cette présidence : l’abolition de l’esclavage et l’expulsion des Espagnols, en 1829. Mais Guerrero, indécis et impulsif, et qui, surtout, souffre de l’illégitimité de son arrivée au pouvoir, est renversé le 4 décembre 1829, arrêté et fusillé à son tour.
13Il est remplacé par Anastasio Bustamante, élu en vue d’« organiser et pacifier le pays ». Pour cela, il s’appuie sur le Congrès, les militaires, le clergé et certains « centralistes », il suspend la Constitution et prend les pleins pouvoirs, au prix d’une féroce répression. Lui aussi est renversé, en décembre 1832, après moins de trois ans de présidence.
14Les insurgés choisissent alors Manuel Gómez Pedraza pour président. Il ne le sera que trois mois car, aussitôt après avoir rétabli la Constitution, il convoque des élections. Les yorkinos – du rite d’York –, majoritaires, élisent Santa Anna président et Valentín Gómez Farías vice-président.
15Santa Anna applique le programme du Parti du progrès : liberté d’opinion et abrogation des lois sur la presse ; abolition des privilèges du clergé et de l’armée ; fermeture des monastères ; fin du monopole de l’Église sur la tenue de l’état civil et sur l’éducation ; abolition de la peine de mort ; encouragement de la propriété foncière et soutien aux classes défavorisées ; création de musées, de conservatoires et de bibliothèques publiques. C’est le premier programme qui, au Mexique, contient un volet anticlérical et un volet culturel.
La République centraliste
16Les relations entre Santa Anna et Gómez Farías sont exécrables. Le président se retire souvent à la campagne, laissant gouverner le vice-président, dont il abroge les décisions à son retour, telle la suppression de l’Université catholique et de la dîme. Finalement, en mai 1834, Santa Anna dissout le Congrès, chasse Gómez Farías et engage une réforme constitutionnelle. Le 30 décembre 1836 sont promulguées les Sept Lois [3].
17Ces lois déclarent garantir les droits et libertés mais instaurent l’obligation de professer la religion catholique. Le suffrage est censitaire. Le pouvoir exécutif est exercé par le président et le pouvoir législatif par le Congrès. Le président est élu pour huit ans par la Chambre des députés ; il a le droit de dissolution. Le Congrès est bicaméral (députés et sénateurs) et ses membres sont élus au suffrage indirect. Un « pouvoir suprême conservateur » – dont le modèle est le Sénat conservateur de la Constitution française de l’an VIII –, composé de cinq membres, veille à ce qu’« aucun des deux autres pouvoirs n’excède ses compétences » et que les lois respectent « l’équilibre entre autorité et liberté ». Le pouvoir judiciaire est exercé par la Cour suprême, les tribunaux supérieurs (un par département), le Tribunal des finances et les tribunaux de première instance. La République est unitaire, divisée en départements dont les gouverneurs et les assemblées sont nommés par le président ; les départements, divisés en districts administrés par des préfets nommés ; et les districts, divisés en circonscriptions judiciaires (partidos judiciales).
18Pour la première fois est donc instituée une république unitaire, en réaction au chaos provoqué par le fédéralisme. Mais la stabilité politique ne vient pas pour autant. De 1837 à 1841, six présidents se succèdent : Bustamante, d’avril 1837 à mars 1839 ; Santa Anna, de mars à juillet 1839 ; Nicolás Bravo, du 11 au 17 juillet 1839 ; de nouveau Bustamante, du 17 juillet 1839 au 22 septembre 1841 ; Echeverría, du 22 septembre au 10 octobre 1841 ; et une nouvelle fois Santa Anna, jusqu’en octobre 1842. Les institutions changent, mais pas le personnel politique… Ces présidences éphémères suscitent des soulèvements militaires, des troubles fomentés par les fédéralistes et, en 1839, la déclaration d’indépendance du Yucatán, réincorporé au Mexique en 1843, ainsi que celle du Tamaulipas, du Nuevo León et de Coahuila, qui forment la République du Río Grande de janvier à novembre 1840.
19Face à cette situation, Santa Anna exerce une véritable dictature : il fait arrêter gouverneurs et préfets, ignore le Congrès et gouverne par décrets. Il le paiera, chassé par un coup d’État en septembre 1844 qui porte le général José Joaquín de Herrera à la présidence.
20Herrera affronte les États-Unis, qui annexent le Texas et convoitent le Nouveau-Mexique et la Californie. Il se heurte aussi aux fédéralistes et aux conservateurs, à tel point qu’en décembre 1845 le général Paredes appelle à la formation d’un Congrès extraordinaire où toutes les tendances politiques et les classes sociales seraient représentées. Réuni le 3 janvier 1846, ce Congrès élit président Paredes, qui, monarchiste, s’oppose aux fédéralistes menés par Gómez Farías, dont les troupes envahissent Mexico et qui réclame de nouvelles élections et le rétablissement de la Constitution (fédéraliste) de 1824.
21Ces exigences ne sont pas satisfaites, mais Paredes doit céder la place à Santa Anna et Gómez Farías, qui répètent le scénario de 1834-1836 : le second prend des mesures contre l’Église que le premier annule aussitôt. Mais ce petit jeu cesse quand l’armée des États-Unis s’approche de Mexico : Santa Anna démissionne et quitte le pays. Cette même année 1847, le Yucatán fait à nouveau sécession et, en 1848, la guerre avec les États-Unis s’achève par le traité de Guadalupe Hidalgo : le Mexique est amputé de près de la moitié de sa superficie, cédant le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie, soit les États actuels du Texas, de Californie, du Nevada, de l’Utah, de l’Arizona et du Nouveau-Mexique (voir carte ci-dessous).
La Nouvelle-Espagne continentale à la veille de l’indépendance du Mexique
La Nouvelle-Espagne continentale à la veille de l’indépendance du Mexique
22Des groupes d’autochtones saisissent l’occasion de cette défaite pour se révolter, exigeant de devenir citoyens à part entière – ils n’ont pas le droit de vote –, d’être protégés contre les exactions des caciques locaux, des fonctionnaires et du clergé, et de recouvrer leurs terres. La situation tourne au conflit racial entre Indiens et Blancs, menaçant l’unité du pays.
23Herrera, une nouvelle fois président de 1848 à 1851, ramène un peu d’ordre dans la vie politique. Mais, en janvier 1851, un coup d’État porte à la présidence Mariano Arista, qu’un autre dépose en janvier 1853. Après les présidences éclairs de Juan Ceballos (janvier-février 1853) et de Manuel María Lombardini (février-avril 1853), Santa Anna, redevenu chef de l’État – pour la dixième fois depuis 1833 –, avec l’appui de l’Église et des conservateurs, est nommé président à vie, se fait attribuer les pleins pouvoirs et le titre d’altesse sérénissime…
Le chaos permanent : entre Réforme et révolution (1854-1917)
La révolution d’Ayutla, la Constitution de 1857 et les lois de Réforme
24La mégalomanie de Santa Anna, son clientélisme, la corruption généralisée, l’appauvrissement des populations et la vente aux États-Unis, en 1853, de la Mesilla – une vaste région à cheval sur l’Arizona et le Nouveau-Mexique – dressent l’opinion contre lui. Une nouvelle génération de libéraux apparaît, dont le nationalisme est né de la guerre contre les États-Unis, qui prône le fédéralisme, le respect des droits, la séparation de l’Église et de l’État, le libéralisme économique. Menés par Ignacio Comonfort et le général Juan Álvarez, les libéraux adoptent, le 1er mars 1854, le plan d’Ayutla, qui exige la mise en accusation de Santa Anna et demande à l’armée de désigner un président intérimaire en attendant l’élection d’un Congrès constituant. Ce sera Juan Álvarez.
25Santa Anna, renversé, s’exile en Colombie. Juan Álvarez forme un gouvernement composé de compagnons de lutte, tels Ignacio Comonfort, Melchor Ocampo et Benito Juárez – le premier indigène à occuper un poste politique important –, qui supprime les juridictions militaires et ecclésiastiques, retire au clergé le droit de vote et met en chantier la nouvelle Constitution. En décembre 1855, en l’attente de cette Constitution, Comonfort, successeur d’Álvarez, promulgue le « Statut organique provisoire », qui garantit les libertés, abolit l’esclavage et les titres de noblesse, la peine de mort et les monopoles, interdit le pays aux jésuites et confisque les biens vacants. Mais la réforme agraire échoue car les terres ne sont pas achetées par des petits propriétaires mais par de riches investisseurs fonciers.
26La Constitution, adoptée le 5 février 1857, restera en vigueur jusqu’en 1917, sauf pendant la guerre de la Réforme et le Second Empire. Elle s’ouvre sur une déclaration des droits et libertés qui, confirmant l’abolition des privilèges de l’Église, conduira à la guerre de la Réforme. Elle instaure le fédéralisme et reprend les principes de la Constitution de 1824 : régime présidentiel, Congrès bicaméral, pouvoir judiciaire incarné par la Cour suprême, territoire divisé en États fédérés, eux-mêmes divisés en municipalités.
27L’Église réagit vivement. Pie IX condamne la Constitution et l’archevêque de Mexico interdit aux catholiques de lui prêter serment. Rallié aux opposants à la Constitution, Comonfort fait arrêter plusieurs ministres, le président du Congrès et Benito Juárez, président de la Cour suprême, mais il démissionne en février 1858. Juárez, alors libéré et soutenu par une petite moitié des États fédérés et par les États-Unis, transfère le gouvernement à Guanajuato, tandis qu’un gouvernement conservateur se forme à Mexico, appuyé par l’autre moitié des États et par l’Espagne.
28Commence alors la guerre de la Réforme, pendant laquelle la Constitution est donc suspendue. La guerre est gagnée, en 1860, par Juárez, qui remet en vigueur la Constitution, à laquelle sont annexées les lois de Réforme, qui consacrent la séparation de l’Église et de l’État, l’abolition des privilèges de l’Église, la nationalisation de ses biens et la liberté de culte, la suppression de la dîme et de la tenue de l’état civil par les paroisses. Les nouveaux rapports entre l’État et l’Église naissent dans un climat de fortes tensions qui ne s’apaisera jamais totalement. Ces lois sont une étape importante dans l’histoire du pays, une véritable rupture entre le Mexique traditionaliste, d’un côté, et le Mexique moderne, de l’autre.
29À peine la guerre de la Réforme terminée, le Mexique est confronté à un autre conflit, international celui-ci, qui l’oppose à la France.
L’intervention française et le Second Empire
30En octobre 1861, pour obliger le Mexique à payer ses dettes à leur égard, Espagnols, Britanniques et Français envoient des navires à Veracruz, avec ordre de ne pas toucher terre ni de s’immiscer dans les affaires du pays. Mais Napoléon III, rêvant d’un empire méso-américain qui contrebalancerait l’influence anglo-saxonne, viole l’accord et ouvre les hostilités en avril 1862. D’abord vaincus à Puebla, les Français reçoivent des renforts et gagnent Mexico en octobre, à la grande joie des « impériaux », pour qui la monarchie serait le remède à l’instabilité endémique depuis l’indépendance. Juárez et son gouvernement se replient dans le Nord du pays.
31Les Français imposent une Assemblée de notables qui déclare le pays constitué en une monarchie constitutionnelle héréditaire et propose la couronne à Maximilien de Habsbourg, frère de François-Joseph d’Autriche. Maximilien et son épouse, Charlotte de Belgique, arrivent à Mexico le 12 juin 1864. Libéral, l’empereur déçoit vite les conservateurs : il s’entoure de progressistes, refuse d’abroger les lois de Réforme, rompt avec le Vatican qui rejette son projet de concordat. Souhaitant doter le pays d’une Constitution, il ne parviendra qu’à promulguer, en avril 1865, un « Statut provisoire de l’Empire mexicain », qui confirme la forme monarchique du gouvernement, garantit les principaux droits et libertés, nationalise les biens de l’Église et prévoit que, jusqu’à ce que l’organisation de l’État soit définitivement établie, la souveraineté sera incarnée par l’empereur, qui nomme les ministres, responsables devant lui seul. Une cour des comptes est créée, ainsi qu’un conseil d’État que l’empereur consulte pour l’élaboration des lois. L’Empire est unitaire et le territoire national divisé en départements, administrés par des préfets [4].
32Maximilien ne règne que par la force des baïonnettes – les siennes et celles de la France – dressées contre les troupes de Juárez, soutenues par les États-Unis. À partir de février 1865, les forces impériales sont partout repoussées ; Napoléon III lâche Maximilien et retire ses troupes. L’impératrice Charlotte fait la tournée des cours européennes pour plaider la cause de son mari, en vain. Pris au piège à Querétaro, Maximilien est arrêté et exécuté le 19 juin 1867. L’armée républicaine, commandée par Porfirio Díaz, entre dans Mexico le 21 juin ; Juárez suit trois semaines plus tard. L’aventure impériale aura duré trois ans. Son échec marque la fin des interrogations sur la nature politique du Mexique : à l’avenir, le pays sera une république fédérale.
La République restaurée
33Maximilien mort, la République est restaurée et la Constitution de 1857 remise en vigueur. La situation n’est pas brillante : l’insécurité règne, partisans d’un gouvernement civil et d’un pouvoir militaire s’opposent, l’économie est à genoux.
34Juárez réforme l’armée et réduit ses effectifs, pour des raisons tant politiques qu’économiques – elle absorbe près de 70 % du budget de l’État. Il fait libérer les conservateurs qui ont collaboré avec l’Empire et autorise le retour des émigrés. Il gagne l’élection présidentielle mais, n’obtenant pas la majorité absolue au Congrès, il mène une politique modérée, respectueuse des libertés. Le Congrès confirme les lois de Réforme, vote la loi sur l’instruction publique – création d’écoles, progrès de la scolarisation, formation des maîtres, etc. – et, en 1870 et 1871, les codes civil et pénal.
35Juárez est le premier président qui parvient au terme de son mandat. En 1871, il se présente à sa propre succession. Cependant, aucun des trois candidats (Juárez, Díaz et Sebastián Lerdo de Tejada) n’obtenant la majorité absolue – il n’y a que 12 266 votants –, c’est le Congrès qui tranche, en faveur de Juárez. Une partie de l’armée se soulève, soutenue par Porfirio Díaz, au motif que cette réélection viole la Constitution, celle-ci ne prévoyant pas que le mandat est renouvelable – mais elle ne prévoit pas non plus le contraire, se contentant de disposer qu’il est de quatre ans. Juárez meurt en juillet 1872 et Lerdo de Tejada, président de la Cour suprême, assure l’intérim. Il organise des élections qui le portent à la présidence.
36Lerdo, disciple de Juárez, poursuit sa politique et garde ses ministres, décevant certains de ses partisans qui espéraient des places. Ils devront attendre quatre ans… Cependant, Lerdo se démarque de Juárez en matière religieuse : il expulse les jésuites, constitutionnalise les lois de Réforme, sécularise les hôpitaux, accorde des avantages aux protestants, suscitant la révolte de certains catholiques.
37Au terme d’élections entachées de fraude, Lerdo est réélu en juillet 1876, mais le président de la Cour suprême, José María Iglesias, déclare sa réélection inconstitutionnelle et se proclame président par intérim. Porfirio Diáz le renverse et organise une élection présidentielle qu’il gagne haut la main en avril 1877.
Le « Porfiriat »
38Dès 1879, Díaz fait inscrire dans la Constitution le principe de non-réélection immédiate du président, et permet à son ami Manuel González d’accéder à la présidence en 1880. Mais Díaz, élu à nouveau en 1884, fait supprimer ce principe, ce qui lui permet de garder la présidence jusqu’en 1911.
39Le Porfiriat – en espagnol Porfiriato, du prénom de Porfirio Díaz – est une période de relative prospérité économique pour le Mexique mais, faute de redistribution des richesses, une grande partie de la population est en situation d’extrême pauvreté : 97 % des terres cultivables appartiennent à 1 % de la population et 95 % des paysans ne sont pas propriétaires des terres qu’ils exploitent. Díaz entend moderniser le Mexique et s’entoure, pour cela, de disciples d’Auguste Comte, que les Mexicains appellent les científicos. Il crée des écoles et la scolarisation fait d’immenses progrès, le nombre d’enfants scolarisés passant de deux cent mille à près d’un million.
40Sur le plan politique, le Porfiriat se place d’abord dans la continuité des présidences précédentes : pacification, réconciliation, modernisation, sont ses maîtres mots. Toutefois, à partir de 1884, le régime tourne à la dictature. Pour mieux asseoir son pouvoir, Díaz s’entoure de partisans de Lerdo et d’Iglesias, voire de monarchistes, et se rapproche de l’Église. Il musèle la presse – de nombreux journalistes sont emprisonnés –, ajourne le Congrès, nomme les hauts fonctionnaires fédéraux ainsi que les gouverneurs des États fédérés. Et utilise la loi sur la fuite (ley fuga), qui permet d’abattre un prisonnier essayant de s’évader, pour éliminer ses opposants politiques, auxquels il promet la détention, l’enterrement ou le bannissement (« Encierro, entierro o destierro »).
41À partir de 1908, l’étau se desserre un peu, Díaz annonçant qu’il se retirera en 1910 : la presse est moins contrôlée et de nouveaux partis se créent, dont le Parti démocratique, qui propose d’étendre le droit de suffrage, de rétablir le principe de non-réélection immédiate, de garantir la liberté de la presse, d’appliquer les lois de Réforme, de moraliser la justice.
La révolution mexicaine
42En 1910, Porfirio Díaz est à nouveau candidat malgré sa promesse. Francisco Madero, qui l’année précédente a publié La sucesión presidencial en 1910, appelle à l’insurrection. La révolution éclate en novembre et les révolutionnaires nomment Madero président provisoire. Celui-ci négocie avec Díaz et signe avec lui, le 22 mai 1911, le traité de Ciudad Juárez, par lequel Díaz s’engage à démissionner et Madero accepte que Francisco León de la Barra, ministre des Relations extérieures de Díaz, soit président par intérim. Díaz démissionne le 25 mai et quitte le pays cinq jours plus tard pour la France, où il mourra en 1915.
43León de la Barra a pour mission d’épurer l’armée, de préparer l’élection présidentielle et de faire adopter un ensemble de lois réclamées par les révolutionnaires – dont Emiliano Zapata, chef de l’Armée de libération du Sud, qui n’accepte de rendre les armes que contre la restitution des terres aux communautés indigènes.
44Madero crée le Parti constitutionnel progressiste et se déclare candidat à la présidentielle d’octobre 1911. Il est élu, mais son prestige est entamé par les luttes internes à son parti, et l’hostilité du Congrès et de la Cour suprême lui complique la tâche, de même que les divisions entre révolutionnaires, l’opposition des porfiristes et la déception des agraristes, des ouvriers et de la classe moyenne, bien qu’il ait fait voter la réforme agraire et des mesures en faveur des classes défavorisées. Dès l’accession de Madero à la présidence, Zapata publie le plan d’Ayala, qui l’accuse de poursuivre les « vrais » révolutionnaires, refuse de le reconnaître comme chef de la révolution et exige la restitution des terres à leurs « propriétaires originaires ». En réponse, Madero suspend les libertés dans les États zapatistes et condamne à mort les rebelles, mais Pascual Orozco, proche de Zapata, ouvre un second front dans le Nord.
45En février 1913, Madero est arrêté puis assassiné lors d’un coup d’État militaire – appelé la « Décade tragique » (Decena trágica) – conduit par le général Huerta, qui devenu président fait face à la triple opposition de Venustiano Carranza dans l’État de Coahuila, de Pancho Villa au Chihuahua et d’Emiliano Zapata dans l’État de Morelos. Vaincu au printemps 1914, Huerta quitte le pays, laissant les révolutionnaires tiraillés entre carrancistes, villistes et zapatistes.
46Carranza réunit, de novembre 1916 à janvier 1917, une Assemblée constituante chargée de donner une base juridique à la révolution. La nouvelle Constitution, inspirée de celle de 1857, est promulguée le 5 février 1917. Elle est encore en vigueur plus d’un siècle plus tard.
47On peut considérer que c’est avec la promulgation de cette Constitution que s’achève la révolution mexicaine, même si, pour de nombreux historiens, elle se prolonge jusqu’en 1920, avec le renversement de Carranza, que beaucoup qualifient de « dernier coup d’État de la révolution ». Mais c’est bien 1917 et la mise en place des nouvelles institutions, rompant avec le chaos de la période précédente, qui marque, selon nous, la fin de la révolution.
Stabilité constitutionnelle et remous politiques (1917-2019)
La Constitution de 1917
48Cette Constitution affirme : « La souveraineté nationale réside essentiellement et originellement dans le peuple. Tout pouvoir émane du peuple et est institué à son profit. Le peuple a toujours le droit inaliénable de modifier la forme de son gouvernement » (art. 39). Elle ajoute : « Il est de la volonté du peuple mexicain de se constituer en une république représentative, démocratique, laïque et fédérale, composée d’États libres et souverains » (art. 40). Elle établit un régime présidentiel en confiant « l’exercice du pouvoir exécutif [à] un seul individu qui a le titre de président des États-Unis du Mexique » (art. 80).
Le Mexique contemporain (depuis 1867)
Le Mexique contemporain (depuis 1867)
49Le président est élu au suffrage universel direct (art. 81) pour six ans et n’est pas rééligible (art. 82). Il promulgue et applique les lois, dont il partage l’initiative avec le Congrès (art. 71). Il nomme et révoque les ministres – appelés secrétaires d’État comme aux États-Unis (art. 89). Il nomme, avec l’accord du Sénat, les juges de la Cour suprême (art. 95), les ambassadeurs et consuls, les officiers supérieurs et généraux, les hauts fonctionnaires ; il est chef des armées, responsable de la sécurité nationale et de la politique étrangère (art. 89).
50Le pouvoir législatif est attribué au Congrès, composé de la Chambre des députés, renouvelée intégralement tous les deux ans – mandat porté à trois ans en 1977 –, dont trois cents membres élus au scrutin uninominal majoritaire et deux cents à la proportionnelle (art. 51), et du Sénat, dont les membres sont élus pour six ans par la législature de chaque État fédéré à raison de deux sénateurs par État (art. 56).
51Le partage des compétences entre la Fédération et les États fédérés s’opère selon une méthode originale : la Constitution énumère, d’une part, les matières dans lesquelles le Congrès est habilité à légiférer (art. 79) et, d’autre part, celles qui sont de la compétence exclusive des États fédérés et des municipalités (art. 115).
52Le premier chapitre (art. 1er à 29), « Des droits de l’homme et de leur garantie », consacre les droits civils et politiques : égalité devant la loi et la justice, droit à la contraception, liberté d’opinion et d’expression, de conscience et de religion, libre accès à l’information, liberté de réunion et d’association, droit de posséder une arme (inspiré par le deuxième amendement de la Constitution des États-Unis), liberté d’accès au territoire national, non-rétroactivité de la loi pénale, droit à la sûreté, garantie de la propriété privée, ainsi que droits des peuples et des communautés indigènes, droit à une éducation publique laïque, liberté d’enseigner, etc. Y figurent aussi quelques dispositions visant l’Église catholique, qui provoqueront des troubles graves dans les années 1920 : interdiction faite aux prêtres d’enseigner (art. 3), de voter et de porter des vêtements religieux en public (art. 130) ; interdiction des ordres monastiques et expulsion des moines et des religieuses (art. 5) ; interdiction des célébrations cultuelles hors des églises (art. 24).
53Mais, surtout, la Constitution de 1917 est la première au monde, presque trente ans avant le Préambule de 1946, à reconnaître des droits économiques et sociaux : limitation de la durée du travail, réglementation du travail de nuit et du travail des femmes et des mineurs, droit au repos hebdomadaire, protection de la femme enceinte et de la jeune mère, instauration d’un salaire minimum, égalité salariale entre hommes et femmes ou entre nationaux et étrangers, participation des salariés aux bénéfices de l’entreprise, double salaire pour les heures supplémentaires, indemnisation des accidents du travail, droit de se syndiquer, droit de grève, droit à indemnité en cas de licenciement, droit à la sécurité sociale (art. 123 – modifié une quinzaine de fois, toujours en faveur des droits des personnes).
54L’article 27 est une autre spécificité de cette Constitution. Il énonce : « La nation détient la propriété originaire du sol et des eaux situés dans les limites du territoire national. Elle peut en déléguer l’exercice aux particuliers pour constituer la propriété privée », mais « seuls les Mexicains […] et les sociétés mexicaines peuvent acquérir la propriété du sol, des eaux et de leurs accessoires ou obtenir la concession des mines et des eaux ». Cet article ajoute que « la nation seule peut exploiter directement les ressources naturelles du plateau continental et la zone économique exclusive », que « la propriété de la nation sur les hydrocarbures […] situés dans le sous-sol est inaliénable et imprescriptible » et qu’« aucune concession ne peut en être accordée ». Cette disposition explique que le monopole de l’exploration et de l’exploitation du pétrole du golfe du Mexique sera attribué à une entreprise d’État, Pemex (ou Petróleos Mexicanos).
55Sur ces deux points – droits économiques, sociaux et culturels, ressources naturelles comme propriété de la nation –, la Constitution de 1917 est bien l’héritière de la révolution de 1910. Pour le reste – régime présidentiel, bicamérisme, mandat présidentiel non renouvelable –, elle s’inscrit dans la tradition républicaine mexicaine depuis 1824.
Le « Maximato » et la guerre des Cristeros
56La Constitution de 1917 « institutionnalise » la révolution, comme l’a écrit Maurice Duverger, ajoutant qu’« il n’y a pas eu de Thermidor mexicain, à proprement parler [5] ». Depuis 1917, en effet, la vie politique mexicaine, si agitée pendant tout le xixe siècle, est d’une stabilité remarquable, à peine troublée par l’alternance produite par l’élection présidentielle de 2000.
57Pourtant, les premières années sont marquées par la guerre des Cristeros, qui trouve son origine dans les dispositions de la Constitution visant l’Église et dans l’arrivée à la présidence de Plutarco Elías Calles, anticlérical radical, qui expulse les prêtres d’origine étrangère. Les catholiques se liguent contre lui ; il fait fermer les églises. Le 3 août 1926, à Guadalajara, un affrontement entre des catholiques et la police fait dix-huit morts. La guerre éclate entre les deux camps, marquée d’abord par des victoires des Cristeros, qui sont alors massacrés [6].
58En 1928, Emilio Portes Gil, nouvellement élu président, négocie avec l’Église et, l’année suivante, la liberté du culte est rétablie et les prêtres recouvrent leurs droits civiques. La guerre, qui a fait près de cent cinquante mille morts, cesse, mais les tensions entre l’Église et l’État dureront jusqu’à l’élection à la présidence, en 1940, de Manuel Ávila Camacho, lui-même catholique pratiquant.
59C’est en 1929 qu’est créé, sous l’impulsion de Calles, le Parti national révolutionnaire (pnr). Bien que trois présidents lui succèdent – Emilio Portes Gil (1928-1930), Pascual Ortiz Rubio (1930-1932) [7] et Abelardo Luján Rodríguez (1932-1934) –, c’est Calles, proclamé « chef suprême de la révolution » (jefe máximo de la revolución), qui exerce la réalité du pouvoir, d’où le nom de Maximato donné à cette période au cours de laquelle, outre la guerre des Cristeros, le Mexique doit faire face à la crise de 1929. Une partie des principes sociaux de la Constitution est mise en œuvre : création de l’Organisation des travailleurs et des paysans, attribution de terres aux agriculteurs, loi fédérale du travail et loi sur le crédit agricole, construction d’autoroutes, développement du téléphone, création de l’université nationale autonome de Mexico, etc.
La pratique constitutionnelle et l’hégémonie du pri
60Lázaro Cárdenas, président de 1934 à 1940, met fin au Maximato. Il privilégie les questions économiques et sociales : création de Pemex, l’entreprise nationale de pétrole, et de la Ligue mexicaine contre le cancer et d’hôpitaux, refonte du système éducatif, développement du syndicalisme. Il offre l’asile à Trotski et aux républicains espagnols fuyant Franco. Son successeur, Manuel Ávila Camacho, fait entrer le Mexique dans la Seconde Guerre mondiale aux côtés des Alliés.
61En 1946 est créé le Parti révolutionnaire institutionnel (pri), héritier du pnr de Calles. Il doit son nom, a priori paradoxal – comment un parti peut-il être à la fois révolutionnaire et institutionnel ? –, à l’idée, chère à Calles, que c’est l’État qui doit incarner et conduire la révolution mexicaine. Initialement marqué à gauche, membre de l’Internationale socialiste, il vire au centre droit, ce qui lui vaut de connaître une scission en 1988 : son aile gauche, sous l’impulsion de Cuauhtémoc Cárdenas (fils de Lázaro) va former le Parti de la révolution démocratique (prd).
62Tous les présidents du Mexique, de 1946 – en réalité, dès 1929 avec le pnr – à 2000, sont issus du pri, parti hégémonique mais non unique, qui entend être le seul héritier de la révolution et, partant, seul légitime à gouverner. L’œuvre de ce parti est considérable, car il fait entrer le Mexique dans le monde moderne et lui permet d’occuper une place importante dans le concert des nations. Pendant ces soixante-dix ans, il n’y a pas eu de coup d’État et l’armée n’est pas intervenue dans le jeu politique. Les présidents sont tout-puissants mais se plient au principe de non-réélection. Les élections sont sans surprise mais se déroulent sans violences. Le candidat du pri est sûr d’être élu, et les candidats du parti au Congrès aussi. L’opposition existe, même si son influence est faible, et il y a un débat politique entre les partis, mais aussi au sein du pri, qui réunit des courants très divers, si bien que le choix du candidat à la présidence résulte toujours d’un compromis entre les différentes tendances.
63Pourtant, le règne du pri n’est pas sans à-coups. En 1968, sous la présidence de Gustavo Díaz Ordaz et dix jours avant l’ouverture des Jeux olympiques de Mexico, l’armée tire sur des étudiants qui manifestent place des Trois-Cultures. Bilan : près de trois cents tués et des centaines de disparus. En juin 1971, sous la présidence de Luis Echeverría, une autre manifestation étudiante se solde par des dizaines de morts.
64En 1988, l’élection du candidat du pri, Carlos Salinas de Gortari, contre celui du prd, Cuauhtémoc Cárdenas, est contestée : Cárdenas avait une nette avance dans les sondages préélectoraux et de sortie des urnes, mais le système informatique est tombé (opportunément) en panne pendant le décompte des voix et, quand il a été réparé, Salinas s’est retrouvé en tête. L’année suivante, dans l’espoir de mettre fin aux litiges électoraux, Salinas crée l’Institut fédéral électoral, chargé d’organiser les élections et d’en assurer la régularité.
65C’est à la fin du mandat de Salinas, en 1994, qu’entre en vigueur l’accord de libre-échange entre le Mexique, les États-Unis et le Canada, dit alena. La même année, Luis Donaldo Colosio, candidat du pri, est assassiné et Ernesto Zedillo, désigné pour le remplacer, est élu. Il décide de dévaluer le peso de 200 %, provoquant une grave crise économique qui n’est sans doute pas étrangère à l’échec de son parti à la présidentielle de 2000.
L’alternance depuis 2000
66Les élections présidentielle et législatives du 2 juillet 2000 voient en effet la victoire (avec 42,5 % des voix) de Vicente Fox, membre du Parti d’action nationale (pan, droite), premier président non issu du parti hégémonique depuis plus de soixante-dix ans. Mais, le prd et le pri étant majoritaires au Congrès, Fox sera paralysé dans ses velléités de réformes économiques. Il s’attaque aux réseaux de corruption du pri mais non à ceux de Pemex. Et son enrichissement personnel au cours de son mandat soulève le soupçon sur l’origine de sa fortune – ce qui lui vaudra d’être exclu de son parti en 2013. Il commet des « gaffes » politiques et diplomatiques qui entament son crédit et celui du Mexique, par exemple lorsqu’il déclare en 2005 que les migrants mexicains font aux États-Unis le travail « dont même les Noirs ne veulent pas ».
67En 2006, Felipe Calderón, également issu du pan, lui succède après une élection très disputée – l’écart de voix n’est que de 0,6 point –, dont le candidat du prd, Andrés Manuel López Obrador, familièrement appelé « amlo », selon ses initiales, refuse d’accepter le résultat. À peine entré en fonctions, Calderón militarise la lutte contre les narcotrafiquants, provoquant un désastre humanitaire imputable autant aux forces armées qu’aux cartels : on évalue le bilan à plus de soixante mille morts. Et le bilan économique n’est pas meilleur : la dette extérieure augmente de plus de 90 % et le taux de pauvreté passe de 43 % à 46 % [8].
68Ces mauvais résultats expliquent la défaite du pan en 2012 et le retour à la tête du pays du pri avec l’élection d’Enrique Peña Nieto. Le problème majeur auquel ce dernier est confronté est celui de la sécurité : le Mexique est l’un des pays les moins sûrs de la planète. Le nombre de journalistes assassinés par les narcotrafiquants, la police ou les petits délinquants est l’un des plus élevés ; la version des autorités sur l’enlèvement puis l’assassinat de quarante-trois étudiants de l’École normale rurale d’Ayotzinapa, le 26 septembre 2014, est démentie par une commission d’enquête indépendante. Peña Nieto fait réviser la Constitution pour permettre la privatisation de Pemex, liguant contre lui une grande partie de l’opinion et ouvrant la voie à des opérations frauduleuses dans lesquelles il est lui-même impliqué [9]. Enfin, le taux de pauvreté et les inégalités augmentent.
69La sanction vient des urnes. Le 1er juillet 2018, Andrés Manuel López Obrador est élu président avec 53,2 % des voix, le candidat du pri n’en obtenant que 16,4 % et celui du pan 22,3 %. C’est la seconde alternance en moins de vingt ans.
70Dès son élection, amlo réduit son salaire de 60 % (ramené de 270 000 pesos à 108 000 pesos par mois, soit de 12 600 à 5 040 euros), renonce à occuper la résidence présidentielle, fait augmenter de 16 % le salaire minimum (qui passe de 2 614 pesos à 3 038 pesos par mois au 1er janvier 2019, soit de 122 à 142 euros) et plafonner à 100 000 pesos (4 670 euros) mensuels le traitement des fonctionnaires. Il fait de la lutte contre la corruption et contre la violence sa priorité. Toutefois, il doit affronter deux défis de taille : sauver Pemex, véritable « vache à lait » du gouvernement depuis des décennies, qui finance 20 % du budget de l’État et dont la dette atteint 107 milliards de dollars (95 milliards d’euros) [10] ; faire face au chantage de Donald Trump (taxe sur les importations mexicaines, financement du « mur ») si le Mexique n’enraie pas les « arrivées massives » de migrants aux États-Unis [11].
71*
72Porfirio Díaz aurait dit : « Pauvre Mexique, si loin de Dieu et si près des États-Unis. » C’est peut-être là que réside l’« exception mexicaine » : le poids de l’Église, qui empoisonne la vie politique depuis l’indépendance, ainsi que la proximité des États-Unis, avec qui les rapports de voisinage ont toujours été compliqués, souvent violents, et marqués à la fois par la fascination et par la haine.
73De la guerre du Texas aux menaces de Donald Trump, le voisin du Nord a toujours pesé sur la politique et l’économie mexicaines. L’influence des États-Unis sur les institutions politiques est flagrante : fédéralisme, régime présidentiel, Congrès bicaméral, et jusqu’au droit de posséder des armes. Il n’est guère de famille mexicaine dont un membre ne soit allé chercher de meilleures conditions de vie outre-Río Grande : les remesas – ces sommes que les Mexicains des États-Unis envoient à leur famille – ont atteint près de 33,5 millions de dollars (29,7 millions d’euros) en 2018 [12]. Et c’est aussi la proximité des États-Unis qui fait du Mexique le lieu de passage des migrants d’Amérique centrale et de tous les narcotrafics.
74L’Église est, elle aussi, omniprésente, même si, comme dans toute l’Amérique latine, les évangélistes gagnent du terrain : 80 % des Mexicains se disent catholiques. Les difficiles relations entre l’Église et l’État, régies par les lois de Réforme et la séparation, n’ont cessé de hanter la vie politique depuis deux siècles. L’Église prend parti sur tous les problèmes de société : « mariage pour tous », avortement, contraception, procréation médicalement assistée, euthanasie. Autant de sujets de friction avec la classe politique, et sur lesquels l’Église est souvent en décalage avec l’opinion publique.
75Reste que, dans cette histoire politique, le peuple semble être le grand oublié. La vie politique se déroule sans lui, entre caciques. La démocratie n’est pas ancrée dans la culture mexicaine. D’où la violence et la corruption qui n’ont cessé de gangrener le pays, l’empêchant de mettre en valeur ses multiples ressources qui pourraient faire de lui l’un des principaux acteurs sur la scène internationale.
Notes
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[1]
Les créoles sont les descendants d’Espagnols nés en Amérique.
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[2]
Les États-Unis reconnaissent le Mexique dès 1823, l’Angleterre en 1825 et la France en 1830, mais la Russie, la Prusse et l’Autriche, qui ont soutenu Ferdinand VII contre les insurgés, s’y refuseront longtemps.
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[3]
Comme en France en 1875, il s’agit de plusieurs lois formant un corpus constitutionnel.
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[4]
Conseil d’État, Cour des comptes, départements, préfets : l’influence française est évidente.
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[5]
« Un régime remarquable par sa stabilité et son légalisme », Le Monde diplomatique, mars 1964.
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[6]
Jean Paul II canonisera trente-quatre de ces victimes en 2005.
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[7]
C’est sous sa présidence que l’île de Clipperton (Isla de la Pasión, pour les Mexicains) est attribuée à la France par arbitrage du roi Victor-Emmanuel III d’Italie.
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[8]
« Mexique : Calderon quitte le pouvoir sans avoir atteint ses objectifs », Le Nouvel Observateur, 30 novembre 2012.
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[9]
Cf. Frédéric Saliba, « Au Mexique, le Parti révolutionnaire institutionnel rattrapé par les scandales », Le Monde, 17 avril 2017 ; John Mill Ackerman, « Le Mexique privatise son pétrole », Le Monde diplomatique, mars 2014.
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[10]
Frédéric Saliba, « Au Mexique, le sauvetage de Pemex à tout prix », Le Monde, 1er juin 2019.
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[11]
Gilles Paris, « Donald Trump jette le trouble sur les relations avec le Mexique », Le Monde, 31 mai 2019.
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[12]
Yolanda Morales, « México captó flujo histórico de remesas en 2018 de 33,480 millones de dólares », El Economista, 1er février 2019.