Pouvoirs 2018/4 N° 167

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Article de revue

Aux origines de la vague sud-coréenne : le cinéma sud-coréen comme soft power

Pages 107 à 120

Notes

  • [1]
    Terme forgé à l’origine par la presse chinoise à la fin des années 1990, puis récupéré par les Coréens, pour désigner littéralement la vague « han » ou coréenne de produits culturels déferlant sur le monde. On distingue une « première vague » caractérisée par les feuilletons, les films, et dans une certaine mesure par la pop coréenne, ainsi nommée après qu’on a repéré une « deuxième vague » à la fin des années 2000, caractérisée par le succès mondial de la K-pop ou pop coréenne, mais aussi de la cuisine coréenne (K-food). La « troisième vague », ou Hallyu culturel, qui mettra en avant la haute culture coréenne (par opposition à la culture de masse, ou pop culture), a été annoncée en mars 2012 par le ministre de la Culture sud-coréen, Choe Kwang-shik.
  • [2]
    Kim Hui-yeon, Le Soft power sud-coréen en Asie du Sud-Est. Une théologie de la prospérité en action, Bangkok, Irasec, 2014.
  • [3]
    Ibid., p. 8.
  • [4]
    Ibid., p. 10.
  • [5]
    Cité par Kim Kyoung-wook, Korean Film Directors series : Yu Hyun-mok, Séoul, Seoul Selection for Korean Film Council, 2008, p. 77.
  • [6]
    Ne pas confondre ce que l’on appelle la « nouvelle vague » (Korean New Wave) dans le cinéma, généralement située dans les années 1988-1995 ou 1997 (aussi appelée New Korean Cinema), et la « vague coréenne » (Korean Wave, Hallyu), qui débute après et concerne le cinéma mais aussi d’autres produits culturels. Pour plus de détails sur cette époque du cinéma coréen, cf. Kim Mee-hyun (dir.), Korean Cinema : From Origins to Renaissance, Séoul, Communication Books, 2007 ; Adrien Gombeaud, Séoul Cinéma. Les origines du nouveau cinéma coréen, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 14.
  • [7]
    Kim Mee-hyun (dir.), Korean Cinema, op. cit., p. 351-355.
  • [8]
    Il faut mentionner l’existence depuis 1985 d’un système de quotas concernant la part relative de films nationaux montrés sur les écrans, qui a joué un rôle non négligeable dans la stimulation de la production locale. Mais il est difficile d’établir ainsi un lien direct avec l’explosion de la fréquentation en salle pour cette production nationale, qui n’arrivera qu’une quinzaine d’années plus tard, quand d’autres facteurs seront réunis.
  • [9]
    Cf. Korea Herald, Korean Wave, Paju, Jimoondang, 2008.
  • [10]
    Il est erroné en revanche d’affirmer comme Kim Kyung-hyun que la crise de 1997, en faisant disparaître les chaebŏl de l’industrie et en favorisant une « hollywoodisation » de cette dernière, est responsable de la restructuration du milieu de la production et de la distribution – The Remasculinization of Korean Cinema, Durham (N. C.), Duke University Press, 2004, p 271-273. Comme nous le verrons plus loin, la plupart des acteurs importants de nombre de branches de chaebŏl de l’agroalimentaire ont commencé leurs activités bien avant ou bien après la crise. Par exemple, le leader cj Group (groupe Cheil Jedang) était séparé de Samsung depuis 1993. La crise a eu un effet d’amplification et, dix ans plus tard, le secteur est marqué par une grande concentration autour de trois leaders de l’industrie culturelle, tous issus de chaebŏl.
  • [11]
    Korea Herald, Korean Wave, op. cit., p. 14.
  • [12]
    Pour une analyse de ces critiques, cf. par exemple Ryoo Woong-jae, « Seeking a Political Economic Paradigm for Korean Cultural Studies : Focusing on the Hybridity Debate of the Korean Wave », ŏllonkwa sahoe, vol. 16, n° 4, 2008, p. 2-27.

1La Corée du Sud était connue à partir des années 1970 pour son développement économique et sa production industrielle exponentiels, qui l’ont projetée dans le peloton de tête des puissances mondiales. Mais ce n’est qu’au cours des années 1990 que l’image du « made in Korea » connaît un tournant en proposant des produits à forte valeur ajoutée technologique.

2C’est à ce moment également que le pays, encore relativement fermé sur lui-même et méconnu, commence à exporter avec un succès grandissant ses produits culturels, qui déferlent sur l’Asie de l’Est puis sur le monde comme une vague – phénomène qui sera d’ailleurs nommé la vague coréenne (Korean Wave ou Hallyu [1]). En France, chez les plus jeunes, cela a généré un engouement tout nouveau pour le pays, qui se manifeste par des départements de coréen croulant sous les demandes d’inscription en licence.

3Cependant, si l’on connaît relativement bien désormais les différentes catégories culturelles en « K » venues de Corée du Sud, K-pop, K-dramas, K-food, K-beauty, K-movies, il n’y a qu’en Asie de l’Est que ce phénomène est reconnu comme une « vague ». Au-delà des qualités esthétiques propres aux produits culturels exportés et du succès que rencontrent leurs producteurs (maisons de production, artistes, écrivains, réalisateurs, etc.), le phénomène a aussi été soutenu, voire exploité au niveau gouvernemental, en particulier à partir de la présidence de Lee Myung-bak (2008-2013), pour promouvoir un « nation branding » qui s’inscrit dans des stratégies d’influences sud-coréennes en Asie et ailleurs. Ces stratégies dépassent le simple domaine de la culture (même si les industries culturelles sont aussi devenues une source non négligeable d’échanges commerciaux). Elles viseraient à constituer un soft power à la coréenne qui tente d’exporter un « modèle de réussite » à l’asiatique afin de « permettre aux entreprises de bien s’implanter [à l’étranger] et de mieux vendre les produits coréens. […] Dans cette optique, favoriser les investissements culturels et productifs participe de la même politique d’influence [2] ». Comme le rappelle la sociologue Kim Hui-yeon, ce processus est fondé sur « l’articulation par différents secteurs d’initiatives politiques, économiques et culturelles [3] », car cet effort de nation branding serait « en partie une projection à l’international de ce qui a pu y être appelé, lors du décollage économique de la Corée, un developmental state, impliquant une forte coordination entre l’État et les grandes entreprises, mais aussi une cohésion idéologique forte [4] », et l’auteure mentionne le rôle des églises conservatrices à vocation évangélisatrice. C’est donc, derrière le glamour exotique de cette vague flamboyante et séduisante, un processus complexe impliquant de nombreux acteurs et de nombreux niveaux d’agentivité. Nous proposons ici une courte analyse du segment qui est historiquement à l’origine du Hallyu, le cinéma sud-coréen, pour mieux comprendre le fonctionnement hybride de ce soft power unique.

L’industrie cinématographique de Corée du Sud

Guerre froide et « nouvelle vague » coréenne

4À la différence de son homologue du Nord, l’industrie du cinéma de Corée du Sud relève du système libéral d’économie de marché. Mais pendant longtemps elle fut soumise à des contrôles stricts sous les régimes autoritaires. Ainsi, par rapport à ses homologues américain, européen, hongkongais, taïwanais et japonais, le cinéma sud-coréen n’a connu la libéralisation de ses structures de production et de distribution, et n’a acquis ses spécificités actuelles que tardivement, à partir des années 1990. Pour comprendre l’impact de cette décennie puis du quinquennat de Kim Dae-jung (1998-2003), il convient de rappeler l’évolution du cadre législatif réglementant la production et la diffusion des œuvres cinématographiques en Corée du Sud.

5Ce contexte est bien présenté par le célèbre réalisateur Yu Hyun-mok, qui réalisa un des films sud-coréens les plus acclamés par la critique, Aimless Bullet, en 1961, mais aussi plusieurs films dits anticommunistes. Le réalisateur a été conduit dans les années 1970 à tourner ces films, non pas particulièrement en raison de convictions personnelles, mais à cause du système de production de l’époque. Sous le leadership musclé du président Park Chung-hee (1961-1979), l’industrie cinématographique a été minutieusement contrôlée, et ce dès l’arrivée au pouvoir du dictateur : la Motion Picture Law (yŏnghwa pŏp) encadrant cette industrie, de la production à la diffusion en passant par la censure, a été promulguée en 1961. Jusqu’en 1984 existait une situation de quasi-monopole, avec seulement quatorze à vingt sociétés de production autorisées à fonctionner. À partir de 1962 fut également mis en place un système de triple censure, au niveau des scénarios, puis avant et après projection des films. Yu Hyun-mok explique : « Une scène montrant la résidence présidentielle, dépeignant les communistes avec bienveillance et avec humanité, et les soldats nord-coréens tirant sur des soldats sud-coréens et les tuant, toutes ces scènes étaient censurées [5]. » Tout film qui était étiqueté « film d’exception » – comprenant les films réalisés d’après les œuvres de la littérature nationale, traitant du mouvement des « nouveaux villages » (saemaŭl undong) et d’autres politiques gouvernementales (appelés films « de politique nationale » et « d’éveil »), mais aussi les films anticommunistes – permettait à son producteur d’importer en récompense un film étranger (soumis à des quotas stricts). Étant donné que les films étrangers représentaient pour les compagnies de production une occasion d’engranger des revenus énormes, les réalisateurs étaient vivement incités à filmer ce genre d’histoires. La censure a été déclarée anticonstitutionnelle en 1996, puis en 2001. Cependant, dès la cinquième révision de la Motion Picture Law, en 1984, la censure avait été sérieusement atténuée, dans un contexte de démocratisation progressive qui aboutira aux manifestations de 1987 et à la première élection démocratique d’un président (militaire) en 1988, Noh Tae-woo.

6Ainsi, dès la fin des années 1980, la démocratisation a ouvert la voie à une nouvelle génération de réalisateurs et de scénaristes. À son tour, le changement de profil des créateurs a généré de nouvelles tendances. Le quartier traditionnel de Ch’ungmuro, considéré pendant longtemps comme le Hollywood de la Corée, s’est retrouvé en concurrence avec les nouvelles entreprises de production dirigées par des visages nouveaux et jeunes, qui, symboliquement, se sont installés dans d’autres quartiers de Séoul, en particulier Kangnam. Une fois brisée la relation maître-disciple qui structurait le réseau de réalisation, de nouveaux réalisateurs ont pu avoir la chance de travailler pour ces producteurs désireux d’apporter liberté et créativité sur les écrans. C’est ce que l’on a appelé la « nouvelle vague coréenne » des années 1990, qui sera suivie de l’incroyable série de blockbusters (films enregistrant plus de 5 millions d’entrées) qui caractérise les années 2000 en Corée du Sud [6].

Le contexte politico-économico-législatif de la « vague coréenne »

La déréglementation des années 1990

7Après les mouvements de juin 1987 pour la démocratisation et les Jeux olympiques de 1988, il y eut une légère libéralisation sous le gouvernement de Roh Tae-woo. Luttant pour une représentation réaliste de la société qui présente l’ensemble de ses contradictions et de ses problèmes, la « nouvelle vague » cinématographique sud-coréenne a essayé d’apporter une vision renouvelée.

8Comme nous l’avons rappelé plus haut, la censure avait été assouplie dès 1984, mais ce n’est qu’en 1996 qu’elle fut déclarée inconstitutionnelle. Toutefois, elle se poursuivit sous la pression des partis conservateurs, et ce fut sous la présidence de Kim Dae-jung, qui avait annoncé cette réforme dans son programme électoral, qu’elle fut à nouveau déclarée inconstitutionnelle en 2001, entraînant la fin officielle de la commission de censure et laissant au Korea Media Rating Board la tâche de classifier les films selon les tranches d’âge. On notera que Kim Dae-jung fut aussi l’instigateur de la seconde révision de la Film Promotion Law en 1999, qui instaura le kofic (Korean Film Council) dans le but de promouvoir la liberté cinématographique et l’industrie cinématographique coréenne, particulièrement à l’export. Cette date marque la fin de la Motion Picture Law. En juin 1998, Kim Dae-jung mit aussi un terme à la pratique consistant à projeter avant tout long métrage un film de promotion gouvernemental et, en octobre, dérégularisa l’importation de la culture populaire japonaise, incluant les films – ce qui aura un impact très important sur la culture populaire sud-coréenne et ses contenus. C’est bien son administration qui marque dès 1998 le plus grand tournant dans la libéralisation économique et idéologique du cinéma sud-coréen [7]. Ces réformes législatives, accompagnées de toute une série de dérégulations dans l’industrie culturelle, forment le cadre qui a permis l’apparition d’un nouveau cinéma caractérisé par une production hybride, adoptant des codes hollywoodiens dans un environnement local pour donner lieu à des succès au box-office qui vont pour la première fois dépasser le million de spectateurs [8].

La crise dite fmi de 1997

9Le phénomène des films « millionnaires » est étroitement lié à la crise financière de 1997 et à la création du Hallyu. Au cours de ce qui a été nommé par les Sud-Coréens « la crise fmi », crise économique et financière de 1997 qui a frappé l’Asie entière, les produits culturels sud-coréens ont été soudain reconnus par les pays voisins comme originaux, qualitativement bien réalisés, « modernes » et également très « asiatiques » dans les modes de vie décrits et les valeurs affichées. Dans le même temps, ces produits, qui comprenaient alors principalement de la musique pop, des comédies dramatiques, des feuilletons télévisés (drama) et des films, étaient vendus sur les marchés étrangers à des prix incroyablement bas [9]. La crise financière a aussi ébranlé l’ancien système de financement du cinéma par les conglomérats (chaebŏl), obligés de se restructurer face à un surendettement majeur, et a incité de nouveaux investisseurs à s’intéresser à cette industrie (en particulier des sociétés de capital-risque), ce qui, en offrant des opportunités à de jeunes auteurs, a entraîné dans un premier temps une plus grande compétitivité et une plus forte créativité [10]. Tous ces facteurs ont donné lieu à une décennie de frénésie pour les produits culturels coréens dans la plupart des pays asiatiques. Il est à noter que ce succès est dû en partie aux politiques culturelles mises en place sous Kim Dae-jung, puisque, entre autres décisions, le gouvernement a promulgué en 1999 la loi-cadre pour la promotion de l’industrie culturelle afin de soutenir la culture coréenne à l’étranger, avec un budget de 148,5 millions de dollars. Notons encore que cette initiative est contemporaine de la politique du « rayon de soleil » promue par le même président (politique de dialogue et de détente avec la Corée du Nord). Nous retiendrons donc un ensemble de facteurs concomitants qui ne sont pas sans rappeler la recette gagnante appliquée dans d’autres secteurs de l’économie sud-coréenne :

  • des produits à la créativité modérée mais présentant une « couleur », un « parfum » coréens nouveaux ;
  • une « couleur » ou typicité pas trop forte et très fédératrice, reposant sur des valeurs conservatrices communes aux différents pays cibles ;
  • une transformation interne de la Corée du Sud sous l’impulsion du développement économique des années 1980 et 1990, et de la démocratisation du pays, qui a rendu soudain attractive, voire désirable, une culture jusque-là jugée austère et sans charme particulier [11] ;
  • une production rapide basée sur un système alliant coût relativement bas des salaires, dévouement des salariés, standardisation et organisation rationnelle de la chaîne de production, tout en étant de bonne qualité sur le plan technique ;
  • un ensemble législatif et financier gouvernemental, permettant une très forte attractivité des prix de vente sur le marché.

10Tout cela a bien sûr été favorisé de manière conjoncturelle par l’écroulement des productions des voisins asiatiques à cause de la crise, en particulier Hong Kong : ont ainsi trouvé leur place des produits culturels bon marché et présentant une identité asiatique que les feuilletons, films et musiciens occidentaux ne pouvaient concurrencer. Toutes les conditions ont donc été soudain réunies pour lancer ce qui a été appelé a posteriori le Hallyu.

11La société sud-coréenne a trouvé une source très importante de confiance en soi et une identité collective au niveau régional asiatique dans ces mouvements qui ont dès le début dépassé le simple territoire national. En effet, très vite, les produits culturels coréens sont pensés pour un public transnational potentiellement touché par ce nouvel engouement. En retour, ces Hallyu successifs ont changé en profondeur la perception de soi en tant que nation des Sud-Coréens, qui devenaient enfin, sur la scène internationale, non plus uniquement sujets mais objets de désir. Ce phénomène s’est développé au moment où sont apparus au niveau national les premiers blockbusters, qui ont pu pour la première fois rivaliser avec, et même battre, les énormes succès internationaux des géants américains que furent Titanic (1997), Matrix (1999), etc. Il a débuté en 1999 avec Swiri, de Kang Je-gyu. Ce film majeur sur le thème des relations Nord-Sud a surpris l’industrie en faisant plus d’un million d’entrées à Séoul en trois semaines, succès plus rapide que celui du premier film sud-coréen ayant atteint le million d’entrées, La Chanteuse de pansori (Sŏp’yŏnje), de Im Kwon-taek (1993). Ce succès a dépassé celui rencontré par Titanic en cinq semaines, le film se portant de manière inédite au-delà du seuil des deux millions d’entrées à Séoul – pour atteindre finalement à l’échelle nationale, selon certaines estimations, 5,82 millions d’entrées… C’est aussi ce film qui a ouvert la course aux succès à dix millions d’entrées. Il y a certainement eu, en cette période de « crise fmi », un ressort nationaliste ou au moins patriotique qui est venu motiver cette consommation effrénée de films locaux. Il est intéressant de voir que le Hallyu est donc à la fois un phénomène centrifuge sur le plan transnational et centripète sur le plan national. Comme nous le verrons cependant, les produits consommés localement peuvent être très différents de ceux privilégiés sur les différents marchés extérieurs, ce qui nous invite à proposer de distinguer plusieurs vagues coréennes selon les aires touchées : Corée du Sud, Asie de l’Est et du Sud, Europe, etc. Ces vagues géographiques sont concomitantes, mais diffèrent par leur ampleur et les secteurs touchés.

Particularités du système de production et de distribution

Le processus de variation

12Il faut mentionner une autre spécificité locale : la forte tendance aux remakes, spin-off (série dérivée) ou clones (copycats). Nous ne voulons pas entrer ici dans le débat complexe autour de la problématique de l’authenticité, de l’originalité et de la copie en Asie orientale, et des tentatives culturalistes visant à expliquer les pratiques différentes de celles observées ailleurs.

13Avec l’explosion du marché local à la fin des années 1990 et les énormes bénéfices apportés par les films ayant connu le plus de succès, les producteurs et réalisateurs ont commencé à systématiser une méthode déjà employée dans d’autres secteurs de l’industrie coréenne : la production de copies ou de remakes afin de satisfaire rapidement une demande créée par un produit à succès. Pour être exact et éviter le jugement moral qui pourrait être associé aux notions d’original ou de copie selon les normes occidentales, nous appellerons ce phénomène « processus de variation ». On dénombre beaucoup d’exemples issus de ce processus dans le cinéma depuis la fin des années 1990. Un film connaît quelque succès, et s’ensuivent presque directement des films sur des thèmes très similaires. C’est un phénomène en fait différent du remake et de la suite (sequel), qui sont également très populaires. Nous parlons ici de films qui, sans relever explicitement du plagiat, illustrent la séduction des « variations sur le même thème ». Voici quelques thèmes chéris par le cinéma sud-coréen : les films d’horreur au sein d’un lycée (où les fantômes féminins, à longue chevelure, sont des réminiscences voire des citations évidentes de la série « The Ring » originaire du Japon, objet de remakes aux États-Unis et en Corée) ; les films sur la mafia (My Boss, My Hero, 2001 ; My Boss, My Teacher, 2006 ; Let’s Play et Dharma !, 2001, etc.), un des genres les plus rentables en Corée du Sud ; les films présentant une « sassy girl », ou fille culottée (l’original étant My Sassy Girl, qui a fait 4,8 millions d’entrées dans tout le pays et eu un gros succès en Asie ; il sera suivi d’une série de films dans lesquels des viragos mènent par le bout du nez des garçons passifs, comme Oh, Happy Day, 2003 et Too Beautiful to Lie, 2004). Ce dernier thème peut être combiné à d’autres, tel le thème de la mafia, et donner lieu à des films comme My Wife Is a Gangster (n° 1 : 5,1 millions d’entrées ; n° 2 : 1,85 million ; n° 3 : 1,69 million) et Marrying the Mafia (n° 1 : 5 millions d’entrées ; n° 2 : 5,6 millions ; n° 3 : 3,4 millions). Il y a également un engouement pour les films exprimant une nostalgie de la campagne comme Harmonium in My Memory (1998), Spring in My Hometown (1998) et The Way Home (2002) – ce dernier faisant 4,2 millions d’entrées. Friends (2001), a connu un immense succès (8,18 millions d’entrées) en partie du fait que l’intrigue se déroulait à une époque ancienne et idéalisée (années 1970) et en partie parce qu’on y trouvait une figuration de l’amitié masculine et des scènes de combat violentes à relier aux populaires films sur la mafia. Ce cinéma à l’intertextualité débridée se nourrit de lui-même et propose des produits assez typifiés, qui sont aisés à repérer et à consommer pour un public asiatique.

Réseaux de distribution et « blockbusters »

14Durant la période du premier Hallyu (1998-2008), caractérisé par l’importance des produits cinématographiques, la distribution peut sembler être le monopole d’un petit nombre d’entreprises qui sont à la fois distributrices et propriétaires de réseaux de salles de cinéma : le conglomérat cj Entertainment, avec les multiplexes cgv, le réseau de salles Primus Cinema, appartenant à Cinema Service, et les multiplexes Megabox Cineplex, liés au distributeur Showbox Mediaplex (groupe Orion).

15Nous remarquerons que les trois groupes qui dominent alors le marché sont tous des branches de conglomérats spécialisés à l’origine dans l’agroalimentaire (biscuits, farine, sucre) qui ont diversifié leurs activités en rejoignant l’industrie culturelle à partir des années 1990. Les déréglementations dans le domaine ont contribué à encourager ces investissements. Une anecdote raconte que les chaebŏl ont commencé à s’intéresser à l’industrie culturelle quand ils ont découvert que le film Titanic avait rapporté plus aux États-Unis en termes de devises que les ventes du secteur automobile cette année-là (1997). Le cj Group (groupe Cheil Jedang) a été créé par le conglomérat Samsung en 1953. Spécialisé dans le sucre et la farine, il ouvre la première minoterie de Corée en 1955. Il se sépare de Samsung entre 1993 et 1997. C’est aussi à cette époque que débute l’aventure du groupe dans la culture avec la création de cj Media en 1993, spécialisé dans la télévision câblée, mais aussi distributeur exclusif des américains Paramount et Dreamworks. Dans les années 2000, cj Media lance de nombreuses chaînes de cinéma (ocn, Home cgv, Catch On) et des chaînes de films à la carte (cgv Choice en 2005, Catch on Demand et cgv Plus en 2008). La distribution de films se fait aussi en salle à travers la branche cj Entertainment, producteur et distributeur depuis 1995 (début d’activité en 1997). cj a produit plus récemment quelques-uns des grands succès du box-office, comme Punch (2011), The Berlin File et Le Transperceneige (2013). Le groupe s’appuie dans son activité de distribution sur le réseau de salles de cinéma cj cgv, créé en 1996 et qui ouvre le premier multiplexe de Corée du Sud en 1998 à la sortie de métro Kangbyŏn à Séoul. Avec quatre-vingt-cinq sites en 2013, six cent quatre-vingt-un écrans et plus de cent mille sièges en Corée, en Chine, aux États-Unis et au Viêt Nam, c’est le plus grand réseau coréen de cinémas. Il lance en 2011 son service de téléchargement de films. cj Entertainment fusionne avec cj Media et devient en 2011 cj e&m. C’est le plus grand distributeur coréen (il possède aussi un autre réseau de distribution, Filament Pictures) : de 2000 à 2013, il occupe régulièrement la première place dans la distribution et, de 2004 à 2014, il s’adresse à 38 % des spectateurs des deux cents films les plus populaires.

16Le groupe Orion créé en 1956 est célèbre pour les biscuits Choco Pie, qu’il a lancés en 1974. Il est l’actionnaire principal de Showbox Mediaplex, société de production et de distribution fondée en 2002. Il est aussi un des actionnaires majoritaires de Megabox, deuxième plus grande chaîne coréenne de salles de cinéma, avec soixante multiplexes en Corée du Sud. Depuis 2004, il oscille entre la première et troisième places dans le classement des distributeurs coréens.

17Le troisième groupe agroalimentaire à s’intéresser à la culture est le conglomérat coréano-japonais Lotte, créé en 1948 au Japon et dont l’activité est lancée en 1967 en Corée du Sud. Il opère dans la distribution cinématographique par sa branche Lotte Entertainment depuis 2003.

18Entre 1998 et 2008, un autre acteur important se fait jour : Cinema Service, fondé par le réalisateur à succès Kang Woo-suk en 1993. Alors que Cinema Service était l’un des plus importants distributeurs sud-coréens au début des années 2000 (se situant entre la première et la troisième places), il disparaît du devant de la scène après 2007. La période 1998-2008 est dans un premier temps caractérisée par le fait qu’un grand nombre de compagnies de production-distribution se disputent les sept premières places. Les années 2003 et 2004 marquent un tournant avec la fermeture de nombreuses entreprises de moyenne envergure, le rachat de Primus par cj et le retrait de Kang Woo-suk de Cinema Service, ainsi que la montée en puissance de Showbox et de Lotte Entertainement. À partir de là, les trois grands groupes évoqués plus haut commencent à régner sur le marché, leurs réseaux de multiplexes remplaçant peu à peu les petites salles indépendantes et permettant l’apparition des « blockbusters » à plus de dix millions de spectateurs.

19La période postérieure à 2008 est encore marquée par l’arrivée de nouveaux acteurs comme sk Telecom, Cinergy, Sidus Pictures, et surtout new (Next Entertainement World), créé en 2008 et qui s’est hissé très vite parmi les premiers distributeurs de Corée. Concernant la période 2004-2014, on notera que quatre groupes seulement (cj, Showbox, new, Lotte) se partagent 87 % des spectateurs… Alors que la période 1998-2008 semblait plus équilibrée, on assiste ensuite à une concentration de plus en plus grande de la distribution et des réseaux de salles. La question que l’on peut se poser concerne l’influence de ces quasi-monopoles sur le succès d’un film : cette structure de production-distribution n’affecte-t-elle pas la réception d’un film en gonflant artificiellement l’offre de ce dernier par rapport à d’autres ? Si tel est le cas, les résultats au box-office seraient tout autant le reflet d’un dispositif commercial que des goûts réels du public ou des qualités intrinsèques des œuvres. Il est cependant évident que ces chaebŏl aux méthodes de management et de marketing éprouvées devenus producteurs et diffuseurs (réseaux de multiplexes) ont joué un rôle très important dans une vague coréenne négligée : le Hallyu de l’intérieur, celui de l’engouement du public sud-coréen pour son cinéma populaire national. Mais cette vague ne correspond pas toujours, en termes de contenus, à celle qui déferle sur l’Asie de l’Est et surtout sur les pays occidentaux.

20Quand on sait que les films « indépendants » ne sont parfois diffusés que dans une seule salle (un des réalisateurs adorés des Européens, Kim Ki-duk, a même refusé à un moment de sa carrière de sortir ses films en Corée en raison de cette situation), il est tout à fait clair que la loi de l’offre et de la demande est ici biaisée. Le fait que le potentiel de projection se concentre sur une poignée de distributeurs puissants affecte profondément le contenu de la production. C’est pourquoi les résultats faramineux obtenus par certains films doivent être soigneusement analysés. Durant la seule année 2005, trente-quatre films coréens ont enregistré plus d’un million d’entrées, sur un total de quatre-vingt-trois films produits… pour 48,8 millions d’habitants ! Outre un réseau de multiplexes, le marketing et d’autres facteurs socioculturels – comme le marketing nationaliste qui caractérise fortement le film D-War (2007) – peuvent également rendre compte de cette frénésie incroyable pour le cinéma coréen en Corée. Ainsi, la présence d’acteurs célèbres est un facteur important de réussite, en Corée comme en Asie. Cela peut expliquer, au moins partiellement, pourquoi des films qui représentent à l’étranger la Korean Wave du cinéma sud-coréen qui obtiennent le plus grand nombre de prix au cours des festivals et qui sont en général l’objet des meilleures critiques sont généralement moins bien placés, voire absents, dans le box-office local, dominé par cette concentration en matière de distribution et une logique de divertissement et de consommation de masse. En effet, les films de Hong Sang-soo, de Kim Ki-duk, et même du populaire Lee Chang-dong, connaissent des résultats commerciaux relativement faibles au niveau national. Old Boy, qui a été acclamé à l’étranger (Grand Prix du Festival de Cannes en 2004), ne fut que cinquième du box-office des films coréens en 2003, avec « seulement » 3,2 millions d’entrées… Quant à Poetry, de Lee Chang-dong, primé à Cannes en 2010, il enregistra moins de cent mille spectateurs à sa sortie, et il fut ressorti en salles après avoir obtenu la Palme d’or, sans plus de succès puisqu’il ne fit péniblement que 220 000 entrées. Tous ces chiffres obligent à s’interroger sur ce qu’est un « succès », dans ces conditions, pour un film sud-coréen. Le succès critique et commercial à l’international ne correspond souvent pas au succès commercial rencontré en Corée du Sud, certains produits culturels étant même pensés pour un marché étranger, comme le marché japonais ou chinois, tandis que d’autres, quasiment inconnus en Corée même, n’ont d’existence que dans les pays occidentaux. Les films les plus représentatifs en Occident de cette vague coréenne échappent en fait généralement aux politiques culturelles. S’ils jouent par exemple un rôle important dans l’image positive qu’a la Corée en Europe, ce rôle est comparable à celui d’un mercenaire : souvent imprévisibles, ils échappent aux logiques commerciales comme institutionnelles. En soi, ils ne relèvent pas d’un soft power organisé, mais constituent des succès (d’estime la plupart du temps) réappropriés a posteriori par les acteurs et bénéficiaires de ce soft power. Et pour compliquer l’analyse, on pourrait arguer que ces films « indépendants » ont aussi bénéficié, en Occident même, de l’écho positif créé par les autres produits de la vague coréenne.

21C’est ainsi que la Korean Wave, pour le cinéma, est le résultat de la rencontre entre une nouvelle génération de créateurs travaillant avec de nouveaux groupes spécialisés dans l’industrie culturelle, qui vont très vite privilégier une approche concentrée de la production-distribution et une internationalisation du marché de leurs films. Entre un marché asiatique qui influence la production de certains blockbusters et un marché occidental qui légitimise et permet l’existence de productions « art et essai », la vague coréenne a eu un effet retour sur la production cinématographique sud-coréenne, la transformant en un phénomène à la fois national et transnational aux contours complexes et changeants. Ce phénomène devrait être abordé par segments et marchés, au pluriel, car le « récit » national d’une vague au singulier déferlant unanimement sur le monde ne résiste pas à l’analyse.

22*

23Sans vouloir minimiser la qualité intrinsèque des produits culturels sud-coréens et leur pouvoir de séduction propre sur le public national et international, nous avons voulu souligner quelques éléments structurels qui ont influencé et même façonné l’émergence, le développement et le succès de ce qui est appelé la « vague coréenne ». Ce phénomène a été dès le début soutenu au niveau gouvernemental et institutionnel, même avant sa récupération explicite dans les politiques du président Lee Myung-bak. On y trouve un mode opératoire hybride consistant en une forte implication de l’État (législation, subventions, institutions de soutien) en synergie avec les grandes entreprises privées. Bien entendu, d’autres facteurs d’amplification plus immatériels peuvent être évoqués, comme le rôle des Églises protestantes coréennes à l’étranger, que nous n’avons pu développer ici. Il apparaît ainsi que le Hallyu n’est pas un second « miracle du fleuve Han » (comme fut nommé le développement rapide du pays à partir des années 1960). Il est caractérisé par une conjonction active et délibérée de différents facteurs mis en place par un spectre d’acteurs variés qui ont permis le développement d’un soft power à la coréenne. Très critiqué depuis la fin des années 2000 au moins pour sa dimension « impérialiste » ou trop ouvertement commerciale, pour ses échecs aussi (par exemple dans le domaine de la gastronomie, ou K-food), ce nation branding est accusé parfois de soutenir une politique d’influence sud-coréenne visant uniquement à promouvoir les investissements et la diffusion des produits de l’industrie nationale à l’étranger, sans vraie vision culturelle [12]. Quoi qu’il en soit, ce phénomène complexe a changé la manière dont les Sud-Coréens eux-mêmes se voient, en les plaçant sur la scène internationale comme objets de désir, et a ainsi aidé à créer un nouveau centre culturel d’importance dans notre monde globalisé multipolaire.


Date de mise en ligne : 08/01/2019

https://doi.org/10.3917/pouv.167.0107

Notes

  • [1]
    Terme forgé à l’origine par la presse chinoise à la fin des années 1990, puis récupéré par les Coréens, pour désigner littéralement la vague « han » ou coréenne de produits culturels déferlant sur le monde. On distingue une « première vague » caractérisée par les feuilletons, les films, et dans une certaine mesure par la pop coréenne, ainsi nommée après qu’on a repéré une « deuxième vague » à la fin des années 2000, caractérisée par le succès mondial de la K-pop ou pop coréenne, mais aussi de la cuisine coréenne (K-food). La « troisième vague », ou Hallyu culturel, qui mettra en avant la haute culture coréenne (par opposition à la culture de masse, ou pop culture), a été annoncée en mars 2012 par le ministre de la Culture sud-coréen, Choe Kwang-shik.
  • [2]
    Kim Hui-yeon, Le Soft power sud-coréen en Asie du Sud-Est. Une théologie de la prospérité en action, Bangkok, Irasec, 2014.
  • [3]
    Ibid., p. 8.
  • [4]
    Ibid., p. 10.
  • [5]
    Cité par Kim Kyoung-wook, Korean Film Directors series : Yu Hyun-mok, Séoul, Seoul Selection for Korean Film Council, 2008, p. 77.
  • [6]
    Ne pas confondre ce que l’on appelle la « nouvelle vague » (Korean New Wave) dans le cinéma, généralement située dans les années 1988-1995 ou 1997 (aussi appelée New Korean Cinema), et la « vague coréenne » (Korean Wave, Hallyu), qui débute après et concerne le cinéma mais aussi d’autres produits culturels. Pour plus de détails sur cette époque du cinéma coréen, cf. Kim Mee-hyun (dir.), Korean Cinema : From Origins to Renaissance, Séoul, Communication Books, 2007 ; Adrien Gombeaud, Séoul Cinéma. Les origines du nouveau cinéma coréen, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 14.
  • [7]
    Kim Mee-hyun (dir.), Korean Cinema, op. cit., p. 351-355.
  • [8]
    Il faut mentionner l’existence depuis 1985 d’un système de quotas concernant la part relative de films nationaux montrés sur les écrans, qui a joué un rôle non négligeable dans la stimulation de la production locale. Mais il est difficile d’établir ainsi un lien direct avec l’explosion de la fréquentation en salle pour cette production nationale, qui n’arrivera qu’une quinzaine d’années plus tard, quand d’autres facteurs seront réunis.
  • [9]
    Cf. Korea Herald, Korean Wave, Paju, Jimoondang, 2008.
  • [10]
    Il est erroné en revanche d’affirmer comme Kim Kyung-hyun que la crise de 1997, en faisant disparaître les chaebŏl de l’industrie et en favorisant une « hollywoodisation » de cette dernière, est responsable de la restructuration du milieu de la production et de la distribution – The Remasculinization of Korean Cinema, Durham (N. C.), Duke University Press, 2004, p 271-273. Comme nous le verrons plus loin, la plupart des acteurs importants de nombre de branches de chaebŏl de l’agroalimentaire ont commencé leurs activités bien avant ou bien après la crise. Par exemple, le leader cj Group (groupe Cheil Jedang) était séparé de Samsung depuis 1993. La crise a eu un effet d’amplification et, dix ans plus tard, le secteur est marqué par une grande concentration autour de trois leaders de l’industrie culturelle, tous issus de chaebŏl.
  • [11]
    Korea Herald, Korean Wave, op. cit., p. 14.
  • [12]
    Pour une analyse de ces critiques, cf. par exemple Ryoo Woong-jae, « Seeking a Political Economic Paradigm for Korean Cultural Studies : Focusing on the Hybridity Debate of the Korean Wave », ŏllonkwa sahoe, vol. 16, n° 4, 2008, p. 2-27.

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