1Quand on évoque les finances du Vatican, il flotte immédiatement, de Banco Ambrosiano aux affaires Vatileaks, une odeur de scandale avec, au cœur, l’Institut pour les œuvres de religion (ior), communément surnommé la « banque du Vatican ». Celle-ci n’est pourtant qu’une des institutions financières qui prend place dans une organisation plus vaste des finances pontificales, profondément remaniées sous l’impulsion du pape François.
Une construction empirique
2À la suite de la disparition des États pontificaux à partir de 1860, les papes successifs ont en effet organisé leurs finances de manière plus ou moins empirique. Privés de la structure étatique qui assurait leur indépendance financière, ils ont dû d’abord compter sur la générosité des fidèles, grâce notamment au denier de Saint-Pierre, créé dès 1860 par des catholiques anglais, vite imités par des fidèles belges, français et autrichiens.
3Les débuts sont néanmoins chaotiques : lors de la prise de Rome par les Italiens, en 1870, il ne reste plus ainsi à Pie IX, pour faire vivre le gouvernement central de l’Église, que les 5 millions de lires créditées sur le compte du ministère des Finances que lui laisse l’État italien. Se déclarant « prisonnier du Vatican », le Pape refuse l’indemnité que lui propose l’Italie. Il faudra attendre le règlement de la Question romaine par les accords du Latran (1929) pour que la papauté retrouve une autonomie financière grâce à l’indemnité versée par l’Italie : 750 millions de lires auxquelles s’ajoute une rente perpétuelle de 5 % sur un milliard de lires du Trésor italien.
4Pour gérer ces fonds, Pie XI va créer l’Administration spéciale du Saint-Siège, qui en investit une grande partie dans l’immobilier de rapport, notamment en Suisse, aux États-Unis, à Londres et à Paris (où une partie des biens est gérée par la Sopridex, discrète société immobilière au capital de 3,3 millions d’euros, sise… rue de Rome !). D’autres institutions suivent aussi les finances du pape : l’Administration du patrimoine du siège apostolique (Apsa), pour les biens acquis depuis 1870, le Gouvernorat de la Cité du Vatican, en charge de la vie économique du petit État, ou encore l’ior, fondation créée en 1887 et que Pie XII transforme en 1942 en véritable banque à qui il confie la gestion du denier de Saint-Pierre…
5Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les finances vaticanes ont ainsi une organisation relativement complexe qui doit tenir compte des deux institutions sur lesquelles s’appuie le pape : le Saint-Siège (l’ensemble des services de la Curie, le gouvernement central de l’Église) et la Cité du Vatican (l’État lui-même, qui assure l’indépendance de l’action du Saint-Siège). Cet ensemble disparate tient principalement du fait que Pie XI et Pie XII dirigent d’une main de fer l’administration pontificale. Mais l’extension de la Curie aux dimensions d’une Église de plus en plus mondialisée va pousser Paul VI à entamer une rationalisation. Sous son impulsion, l’Administration spéciale fusionne en 1967 avec l’Apsa. En outre, tous les organismes sont désormais soumis au contrôle financier de la nouvelle Préfecture pour les affaires économiques : à la fois cour des comptes, ministère du budget et inspection des finances, c’est elle qui assure le contrôle économique du Saint-Siège.
6L’affaire Marcinkus, du nom de ce prélat américain qui engagera l’ior dans les douteuses affaires de Banco Ambrosiano – dont la faillite causera une perte nette de plus de 240 millions de dollars pour le Saint-Siège – montrera que ce contrôle demeure tout à fait théorique. Cela poussera Jean-Paul II à encore modifier l’organisation des finances vaticanes : en 1988, il rationalise la gestion de l’ior sur le modèle d’une société avec directoire (le conseil de surintendance) et conseil de surveillance (la commission cardinalice de contrôle), et place, l’année suivante, l’ensemble des questions économiques et financières du Saint-Siège sous le contrôle d’une commission de cardinaux extérieurs de la Curie. Le pape polonais espère ainsi que ce regard extérieur (notamment de la part d’évêques provenant des principaux pays contribuant au denier de Saint-Pierre) permettra d’extraire les finances vaticanes des intrigues de la Curie.
Benoît XVI face à l’urgence
7Ces évolutions se révéleront finalement insuffisantes et les affaires Vatileaks 1 (sous Benoît XVI) et 2 (sous François), souligneront les liens douteux de certains prélats avec des éléments peu recommandables, autant que la gestion peu rigoureuse des finances vaticanes. « L’enquête “Mafia capitale” menée à Rome révèle peu à peu au grand jour un réseau de relations douteuses entre émissaires de groupes liés à la pègre et prélats moins scrupuleux que certains opérateurs en Bourse, écrit le journaliste italien Nello Scavo, spécialiste de la mafia. Un enchevêtrement d’intérêts qui a pu compter sur diverses couvertures et naïvetés : de cardinaux se prêtant à soutenir des initiatives bénéfiques en apparence à des prêtres disposant des clés de coffres-forts prêtées à des parrains de la mafia [1]. »
8Au-delà même des liens mafieux, les documents révélés par Vatileaks 1 soulignent aussi la mauvaise gestion du Vatican. Une véritable gabegie, dont le secrétaire général du Gouvernorat de l’État de la Cité du Vatican, Mgr Carlo Vigano, s’indignait dans des lettres au Pape, décrivant les nombreuses irrégularités qu’il constatait : surfacturation des fournisseurs, favoritisme dans les appels d’offres, absence de mise en concurrence… Avec juste un peu de rationalisation, le prélat avait ainsi réussi à diminuer la facture de la crèche annuelle de la place Saint-Pierre de 550 000 euros à 110 000 euros !
9De son côté, l’ior est de plus en plus soupçonné de servir de paravent à des opérations douteuses. Sa position dans un État étranger à l’Italie permettrait à des familles – grâce à un cousin prélat travaillant au Vatican – d’y placer quelque épargne à l’abri du fisc italien, ou à des réseaux plus ou moins mafieux d’y blanchir de l’argent sale.
10Le principal scandale éclate fin 2010, quand la justice italienne lance une vaste enquête contre le président de l’ior, Ettore Gotti Tedeschi, et son directeur général, Paolo Cipriani, pour violation de la législation sur le blanchiment d’argent. Des dizaines de millions d’euros de l’institut sont alors bloquées par l’Italie. Face à la menace d’être assimilé à un paradis fiscal, le Vatican, poussé autant par la communauté internationale que par l’opinion publique catholique (notamment dans les pays donateurs), a donc été obligé de se mettre aux normes internationales en matière de finance.
11Affichant sa volonté d’une « tolérance zéro » face aux délits financiers, Benoît XVI réagit promptement en créant en décembre 2010 une Autorité d’information financière (aif) chargée, comme Tracfin en France, de surveiller les transactions financières à l’intérieur du plus petit État du monde. Une première législation anti-blanchiment est également mise en place et, dès 2011, le Saint-Siège demande à participer au processus d’évaluation de Moneyval, le comité d’évaluation anti-blanchiment du Conseil de l’Europe. Lors de ces premières investigations, celui-ci mettra en évidence l’insuffisance du contrôle sur l’ior où, par exemple, tous les comptes ne sont pas nominatifs !
12Progressivement, l’aif renforce son contrôle sur les finances vaticanes, grâce notamment à l’action de René Brülhart. Cet avocat suisse, directeur de l’unité de renseignements financiers du Liechtenstein et vice-président du groupe Egmont, qui rassemble les agences nationales d’intelligence financière, a été recruté en 2012 pour diriger l’aif. Sous son impulsion, d’une seule déclaration de transaction douteuse en 2011, le Vatican passe à six en 2012 et à deux cent deux en 2013.
13Mais tout n’est pas si simple dans le monde feutré du Vatican où les mêmes cardinaux, qui ont parfois entre eux des liens amicaux, siègent ensemble au conseil de l’aif, à la commission de l’ior ou au conseil d’administration de l’Apsa… « Il n’est pas toujours facile de leur faire comprendre que ce genre de mélange porte préjudice à l’image de rigueur que veut donner le Saint-Siège », reconnaît un expert du Vatican [2]. L’attitude d’un cardinal Attilio Nicora, qui démissionne en juillet 2011 de la présidence de l’Apsa pour se consacrer à celle de l’aif, fait même plutôt figure d’exception…
14Preuve que le travail de l’aif dérange, la Secrétairerie d’État rogne en 2012 ses pouvoirs d’inspection, provoquant les inquiétudes du comité Moneyval tandis que, en début d’année suivante, regrettant de ne pas disposer des informations nécessaires à la transparence des flux financiers, la Banque d’Italie décide de bloquer les terminaux électroniques de paiement du Vatican. La réforme engagée par Benoît XVI semble menacée par les lourdeurs vaticanes : l’élection de son successeur permettra de lui donner un nouveau souffle.
François audite
15Les premières décisions de Benoît XVI ont en effet permis de parer à l’urgence. Mais le pape François, élu en 2013, sait qu’il doit aller plus loin. Dans les mois qui suivent son élection, il crée d’emblée trois commissions. En juin, tout en s’interrogeant sur la pertinence même d’avoir une banque – « Saint Pierre n’avait pas de compte en banque, non ? » lance-t-il le 11 du mois lors de sa messe matinale –, il crée une Commission référente sur l’ior (Crior). Le mois suivant, il institue également une Commission d’études sur la structure économique et administrative du Saint-Siège (Cosea), qui lance plusieurs audits au sein du Vatican, confiés aux cabinets Ernst & Young, McKinsey et kpmg [3]. Enfin, en août, il crée le Comité de sécurité financière du Saint-Siège, qui permet une coopération renforcée entre les différents acteurs, de la Secrétairerie d’État à l’aif en passant par la gendarmerie vaticane et le promoteur de justice (le procureur de l’État de la Cité du Vatican).
16Parallèlement, le 11 avril 2013, un mois jour pour jour après son élection, François annonce qu’il s’entoure d’un conseil de huit – et bientôt neuf – cardinaux chargés de le conseiller dans le gouvernement de l’Église et la réforme de la Curie. Se réunissant tous les deux ou trois mois autour du Pape, le « c9 » a entamé une vaste étude de l’ensemble des services du Saint-Siège et de leur fonctionnement, menant une véritable « révision générale des politiques publiques » à l’échelle du gouvernement de l’Église.
17Les décisions concernant les points les plus problématiques ne tardent pas. Dès novembre 2013, le rôle de l’aif est précisé, se concentrant principalement sur la surveillance des « institutions qui exercent dans un cadre professionnel une activité de nature financière » (soit principalement l’ior, le Vatican n’ayant pas véritablement de marché…) et sur la « lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme », dernier point qui donne à cette autorité la possibilité d’apporter son expertise à l’ensemble des services du Saint-Siège et du Vatican. L’activité de l’aif ne cesse dès lors de se renforcer : en 2015, cinq cent quarante-quatre transactions suspectes lui ont été rapportées, dont dix-sept sont soumises à la justice vaticane, et, en 2016, vingt-deux. Par ailleurs, l’aif dialogue de plus en plus avec ses homologues du monde entier, huit cent trente-sept échanges d’informations ayant eu lieu en 2016.
18L’ior, qui demeure un établissement de taille modeste avec 3,2 milliards d’euros d’actifs et un résultat net de 42,7 millions d’euros, se réforme lui aussi. Après une étude de tous les comptes, cinq mille d’entre eux, jugés suspects, sont clôturés, tandis que les fonds de la banque, désormais confiés au banquier français Jean-Baptiste de Franssu, font l’objet d’une gestion beaucoup plus rigoureuse. Des contrôles ont même lieu aux entrées et sorties du Vatican pour empêcher le passage de valises de billets ! Le Pape lui-même veille à ce que l’objet religieux de la banque soit respecté : en mai 2015, il s’oppose ainsi à ce qu’elle se transforme subrepticement en une banque d’investissement en ouvrant, pour la gestion de ses avoirs, une sicav au Luxembourg, où elle aurait bénéficié d’une fiscalité avantageuse mais également d’un contrôle plus lâche. Pour éviter d’autres tentatives du même genre, le pape François demandera début 2017 à la commission cardinalice et au conseil de surintendance de la banque de tenir désormais des réunions séparées : une façon de renforcer le rôle de surveillance des cardinaux, mais aussi du prélat de l’ior, un prêtre représentant des cardinaux au conseil de surintendance et qui devient le véritable « numéro 2 » de la banque.
François décide
19Mais la principale réforme en matière économique et financière intervient le 24 février 2014 avec un motu proprio, Fidelis dispensator et prudens, par lequel le pape François crée trois nouveaux organismes : le Conseil pour l’économie, le Secrétariat pour l’économie et l’office du Réviseur général.
20Confié au cardinal Reinhard Marx, archevêque de Munich et membre du c9, entouré de cardinaux du monde entier et de financiers chevronnés, le Conseil pour l’économie remplace de fait la commission cardinalice créée par Jean-Paul II. Sa mission est de conseiller le pape en traçant les grandes lignes de la politique économique et financière du Saint-Siège.
21La mise en œuvre de cette politique et le contrôle administratif et financier des institutions du Saint-Siège et du Vatican relèvent quant à eux du Secrétariat pour l’économie, placé sous l’autorité du cardinal George Pell, autre membre du c9 et ancien archevêque de Sydney. Véritable « ministère du budget », le Secrétariat pour l’économie dresse les budgets de l’ensemble des dicastères de la Curie, assiste ces derniers – et les surveille – dans leur gestion. Une révolution, alors que certains dicastères n’avaient même pas de véritable budget, qui vaut au cardinal Pell, redoutable cost killer, de solides inimitiés au sein du Vatican.
22Rapidement, le Secrétariat pour l’économie s’intéresse aussi au patrimoine du Saint-Siège afin d’en connaître avec précision le contour. En consolidant différents comptes – et en particulier ce que chaque dicastère de la Curie possédait en propre –, il a ainsi pu faire réapparaître 939 millions d’euros supplémentaires dans le patrimoine du Saint-Siège. Reste qu’on ne connaît pas avec exactitude l’étendue de ce patrimoine. Les documents publiés de la Cosea l’estimaient à 10 milliards d’euros (9 milliards en titres et 1 milliard en biens immobiliers), ce qui ne prenait pas en compte les inestimables œuvres d’art abritées au sein des musées du Vatican.
23Pour ce qui est de l’immobilier, l’Apsa conserve en outre une certaine autonomie, mais elle doit désormais en référer au Secrétariat pour l’économie pour les « transactions extraordinaires » (achats et ventes immobilières principalement). Elle garde aussi sa fonction de banque centrale du Vatican. En raison d’une convention financière avec l’Italie, le Vatican avait en effet la lire comme monnaie et adopta, en 2000, l’euro. Depuis 2010, en accord avec la Banque centrale européenne, le Vatican peut ainsi émettre 2,3 millions d’euros par an en pièces destinées aux collectionneurs mais aussi écoulées dans les commerces du Vatican.
24Quant à la Préfecture pour les affaires économiques, si elle existe encore sur le papier, elle est, de fait, vidée de sa substance : elle n’a plus ni cardinal-préfet ni secrétaire, sa fonction d’élaboration des budgets a été intégrée au Secrétariat pour l’économie et sa fonction de contrôle à l’office du Réviseur général.
25Ce dernier organe est l’une des grandes nouveautés du pape François : à l’instar d’une cour des comptes, il a la charge d’assurer « en pleine autonomie et indépendance » la révision des comptes. Pour la première fois, les fonctions d’élaboration du budget et de contrôle sont donc séparées au Vatican. Comme le relevait le 18 février 2017 Gian Piero Milano, promoteur de justice du Vatican, dans son rapport annuel, « les prérogatives de cet office […] vont bien au-delà de la simple révision comptable ». Le Réviseur général peut en effet « requérir toute information ou documentation » des services du Saint-Siège ou du Vatican et « exercer si nécessaire des pouvoirs d’inspection ». En cas d’irrégularité, il en réfère au Conseil et au Secrétariat pour l’économie ou, en cas de soupçon de blanchiment, à l’aif. Il peut aussi saisir directement la justice vaticane.
26Encore nouvelle, l’institution n’a pas atteint sa vitesse de croisière. Le Secrétariat pour l’économie avait souhaité fin 2015 confier au cabinet PwC un audit général des comptes du Vatican, ce à quoi la Secrétairerie d’État s’était opposée tant par respect des compétences du Réviseur général que par souci de protéger la souveraineté du Saint-Siège. PwC devait donc se borner à former le personnel de l’office du Réviseur général. Mais ces péripéties ont fait prendre du retard à la réforme : publié en mars 2017, avec huit mois de retard sur le calendrier habituel, le bilan pour l’année 2015 n’a ainsi pas fait l’objet d’une révision comptable complète. Le Secrétariat pour l’économie pouvait néanmoins se féliciter de voir déjà « s’améliorer la qualité et la transparence de l’information financière [et] la rigueur des procédures de communication de données et de contrôle financier ».
27À cette occasion, le Vatican avait en outre présenté ses comptes consolidés pour l’année 2015, séparant toujours ses deux principales entités, le Saint-Siège et l’État de la Cité du Vatican. Du côté du Saint-Siège, les comptes faisaient apparaître un déficit de 12,4 millions d’euros (un chiffre en constant retrait depuis le début des réformes), la principale dépense étant le personnel (126 millions d’euros pour deux mille huit cent quatre-vingts employés) tandis que les recettes se répartissent surtout entre les dons des diocèses (24 millions d’euros, en progression) et une contribution de l’ior plafonnée à 50 millions d’euros. Depuis 2014, ce que rapporte le denier de Saint-Pierre n’apparaît plus en revanche dans les comptes du Saint-Siège (78 millions de dollars en 2013). Du côté de l’État de la Cité du Vatican, les comptes laissent apparaître un excédent de 59,9 millions d’euros. Le Vatican en tant que tel bénéficie en effet de ressources propres : ventes de timbres, mais surtout recettes des musées, dont la fréquentation s’est beaucoup accrue depuis le début du pontificat de François, avec désormais plus de 6 millions de visiteurs par an.
Des marges de progression
28Menées parfois à marche forcée, ces réformes portent aujourd’hui leurs premiers fruits. « Il y a encore des défis à relever ici ou là, mais le monde a changé et, de fait, il y a la transparence », pouvait se réjouir le cardinal Pell le 28 mars 2017, interrogé par Ansa, une agence de presse italienne. « Nos comptes sont soignés et les contrôles sont adéquats. Nous utilisons des moyens modernes », continuait le financier du Vatican, qui expliquait voir le Pape « toutes les deux semaines » : « Il apprécie notre travail et comprend aussi nos difficultés. »
29Des difficultés aujourd’hui plus « culturelles » que techniques. « Si les responsables de la Curie ont bien compris la nécessité des nouvelles procédures, certains regrettent encore le “bon vieux temps” où ils pouvaient arriver au guichet de l’ior avec l’ami d’un cousin pour lui faire ouvrir un compte », explique l’expert cité plus haut. Au sein de la Curie, certaines « féodalités » résistent néanmoins aux velléités de contrôle. Fière de son autonomie, l’Apsa refuserait ainsi d’ouvrir totalement ses comptes, y compris au Réviseur général. C’est, semble-t-il, dans cette guerre d’influence, sourde mais réelle, qu’il faut chercher l’origine de la démission, le 19 juin 2017, du Réviseur général, Libero Milone, pas encore arrivé à mi-mandat.
30Reste que les irrégularités sont toutefois beaucoup plus facilement détectées qu’autrefois : depuis 2012, l’aif a ainsi signalé au promoteur de justice cinquante-six comportements suspects (dont vingt-deux pour la seule année 2016) et gelé 13 millions d’euros (2 millions rien qu’en 2016). Dix-sept signalements ont déjà fait l’objet d’une enquête à laquelle a coopéré la section de la police judiciaire de la gendarmerie vaticane. Et si six dossiers ont fait l’objet d’un classement, les premières poursuites devant la justice vaticane ont commencé à la fin de l’année 2016, alors que la justice italienne, à laquelle trois dossiers ont été transmis, condamnait, le 23 février 2017, l’ancien directeur général de l’ior et son adjoint à quatre mois de prison avec sursis pour violation des règles anti-blanchiment.
31C’est désormais sur le terrain judiciaire que le besoin de réformes se fait sentir. Certes, les nouvelles institutions financières mises en place par François se sont accompagnées d’un arsenal législatif et juridique plus contraignant, visant à mettre le petit État du Vatican aux normes internationales. Dès le 8 août 2013, François avait ainsi signé un motu proprio relatif à la prévention et à la lutte contre le blanchiment, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive, qui place l’ensemble des services de la Curie romaine et toutes les institutions dépendant du Saint-Siège sous la loi de l’État du Vatican. Celui-ci le traduira dans sa législation le 8 octobre suivant, par la loi XVIII, qui vient renforcer la législation déjà mise en place par Benoît XVI en 2010.
32Mais, dès fin 2015, tout en reconnaissant l’évolution positive de ces normes, Moneyval s’était inquiété de la capacité du Vatican à les mettre en œuvre, réclamant « des résultats effectifs en termes de poursuites, condamnations et confiscation ». Comme le relève le même expert, les tribunaux du Vatican sont plus habitués aux petits délits commis par ou sur les touristes qui visitent le plus petit État du monde qu’aux affaires financières internationales. Bien que mené à grand renfort de publicité du 24 novembre 2015 au 7 juillet 2016, le procès de l’affaire Vatileaks 2 a aussi montré que le tribunal de l’État de la Cité du Vatican tenait plus de la petite juridiction de province. Il y faudrait aujourd’hui une juridiction financière capable de débrouiller des mécanismes financiers complexes. « Il y va de la réputation du Saint-Siège et de l’Église », note-t-on au Vatican.
La crédibilité du pape en jeu
33Cette question de la réputation est d’autant plus cruciale que c’est à travers elle que se joue la crédibilité d’un pape qui a fait de l’austérité et de la sobriété de son style de vie une marque de fabrique. À travers les questions financières, c’est en effet aussi la capacité des papes successifs à gérer les fonds que les fidèles leur confient pour le gouvernement central de l’Église ou les plus pauvres qui est mise en cause. Si Vatileaks 1 interrogeait le train de vie de la Curie, Vatileaks 2 et les documents réservés sortis des placards de la Cosea mirent en question la capacité de François à bien s’entourer lorsqu’il s’agit de questions économiques. En somme : peut-on faire confiance à un pape conseillé par un prélat douteux soumis au chantage d’une sulfureuse consultante ?
34Pour Nello Scavo, l’affaire de la sicav luxembourgeoise avortée de l’ior est emblématique de ces « peaux de banane » glissées sous les pieds du Pape. « On imagine quel profit en auraient retiré ses adversaires, écrit-il. Ils auraient déclaré que le changement promu par François n’était que façade ou bien que cela aurait été fait à son nez et à sa barbe, preuve de la faiblesse de son gouvernement. Pour l’image publique du Pape, cela aurait été une claque. L’un de ces faux pas sur lesquels bâtir une campagne de discrédit en prêtant le flanc aux milieux politiques et à ceux de la finance qui ne lui déroulent pas le tapis rouge [4]. » Après cette histoire, deux dirigeants de l’ior qui soutenaient le projet de sicav ont été remerciés, remplacés début décembre par trois autres, dont le très sérieux banquier allemand Georg von Boeselager. Or quelques jours avant la publication de sa nomination – déjà signée par le Pape – démarrait la campagne de déstabilisation contre son frère Albrecht, grand chancelier de l’Ordre de Malte. Elle se transformera en véritable guerre contre le Pape lui-même, notamment sur certaines questions financières, mais François saura s’en sortir avec maestria. Alors que le cardinal Pell a été inculpé le 29 juin 2017 en Australie pour des faits anciens d’« agressions sexuelles », beaucoup s’interrogent aussi sur la concomitance des épisodes de cette affaire, depuis 2014, avec les étapes successives de la réforme des finances vaticanes. Celle-ci est néanmoins aujourd’hui indubitablement fragilisée par l’absence du cardinal australien, rentré dans son pays « laver son nom », ainsi que par la vacance du poste de Réviseur général.
35Pour certains ennemis de François, discréditer la gestion du Vatican permet aussi de semer le doute sur le discours plus global de l’Église en matière économique et sociale. Est-ce réellement un hasard si la première enquête sur l’ior démarre quelques mois seulement après la sortie de l’encyclique Caritas in veritate (2009), vaste réflexion partant de la crise économique, sur laquelle Benoît XVI sera critiqué par les theocons américains, qui y voient une attaque contre le libéralisme économique et ses excès ? De la même manière, la publication de documents – pourtant de peu d’importance – de la Cosea dans le cadre de Vatileaks 2 n’avait-elle pas pour but de gêner les réformes d’un pape qui ne mâche pas ses mots contre une économie mondiale dominée par l’argent ? En attaquant les finances du Vatican, c’est tout le discours social de l’Église qui est ainsi visé : on comprend dès lors l’urgence, pour François, de régler définitivement la question, lui qui ne cesse de rappeler l’antique adage selon lequel les pauvres sont le « vrai trésor de l’Église ».