Notes
-
[1]
Voir, par exemple, « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, La Documentation française, 2008, p. 79.
-
[2]
Serge Guinchard, Jacques Buisson, Procédure pénale, 4e éd., Litec, 2008, n° 1540.
-
[3]
Voir, pour le procès dit de l’hormone de croissance, Pascale Robert-Diard, « Le poids des victimes, les exigences du droit », Le Monde, 26 mars 2008.
-
[4]
Voir André Tunc, « Responsabilité civile et dissuasion des comportements antisociaux », Mélanges Ancel, 1975, t. I, p. 407 sq. ; Suzanne Carval, La Responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, 1995.
-
[5]
Art. 2, al. 1er, CPP.
-
[6]
Serge Guinchard, Jacques Buisson, op. cit., n° 1042.
-
[7]
Crim., 16 mars 1964, JCP 1964.II.13744.
-
[8]
Crim., 9 janvier 1975, D. 1976, Jur. 116.
-
[9]
Voir, par exemple, Crim., 22 janvier 1953, D. 1953, Jur. 109, rapp. M. Patin ; Crim., 20 octobre 1966, Bull. crim., n° 235 ; Crim., 8 juin 1971, Jur. 594.
-
[10]
Art. 771, NCPC. Voir pour une mise en avant des pouvoirs du juge de la mise en état comparés à ceux du juge d’instruction, « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité, p. 86 sq.
-
[11]
Art. 4, al. 2, CPP.
-
[12]
Roger Merle, André Vitu, Procédure pénale, 5e éd., Cujas, 2001, n° 372.
-
[13]
« Célérité et qualité de la justice », rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, 15 juin 2004, p. 117 sq.
-
[14]
Art. 2, al. 1er, CPP.
-
[15]
Crim., 15 novembre 1988, Bull. crim., n° 387.
-
[16]
Serge Guinchard, Jacques Buisson, op. cit., n° 1051.
-
[17]
Art. 392 et 533, CPP.
-
[18]
Crim., 8 juin 1971, D. 1971, Jur. 594, note J. Maury.
-
[19]
Crim., 20 octobre 1966, cité.
-
[20]
Voir, sur le droit d’action civile, Serge Guinchard, Jacques Buisson, op. cit., n° 1043.
-
[21]
Roger Merle, André Vitu, op. cit.
-
[22]
Art. 86, CPP.
-
[23]
Crim., 16 novembre 1999, Bull. crim., n° 259.
-
[24]
Art. 177-2, al. 1er, CPP.
-
[25]
« La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité, p. 83.
-
[26]
« Célérité et qualité de la justice », rapport cité.
-
[27]
Ibid., p. 115-116.
-
[28]
Art. 4, al. 3, CPP.
-
[29]
Req., 9 décembre 1902, DP 1903.1.47.
-
[30]
Art. 88-2, CPP.
-
[31]
Art. 85, CPP.
-
[32]
Voir « Célérité et qualité de la justice », rapport cité, p. 116.
-
[33]
« La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité, p. 86 sq.
1C’est une idée assez partagée que la pénalisation se manifeste aussi par un recours intempestif des justiciables à la justice pénale [1]. On a ainsi soutenu que celle-ci serait souvent mise en œuvre pour connaître de contentieux dont elle ne devrait pas être la juridiction. On lui reproche notamment d’être saisie d’affaires dont le caractère est essentiellement civil. On lui reproche également de servir parfois des objectifs non judiciaires dans des causes commerciales ou prud’homales. Ces détournements de la justice pénale s’expliqueraient par ses avantages incomparables à ceux de la justice civile [2]. Ils seraient permis par son accessibilité, laquelle serait l’instrument de sa fréquente substitution à la justice civile.
2Ces analyses ont convaincu le législateur, lequel s’est récemment employé à lutter contre cette forme de pénalisation. Mais son attention s’est portée exclusivement sur la justice pénale dont il a entendu diminuer l’attrait et entraver l’accès. Ses solutions ne peuvent donc qu’être limitées tant le pouvoir d’attraction de la justice pénale procède de sa nature ou de principes fondamentaux qu’il n’est pas question, évidemment, de remettre en cause.
Force des causes du recours à la justice pénale
3Les causes du recours à la justice pénale à la place de la justice civile sont de plusieurs ordres. Elles tiennent fondamentalement à sa nature même et aux conséquences procédurales qui en découlent. Elles peuvent bien entendu se cumuler dans une même instance.
4Le recours à la justice pénale intervient souvent à des fins vindicatives. Il permet en effet à la victime d’obtenir une déclaration de culpabilité pénale et une condamnation à une peine qui est mieux en mesure de satisfaire un éventuel besoin de vengeance. C’est l’effet cathartique du procès pénal dont on sait qu’il est à l’origine de nombreuses saisines de la justice pénale par les victimes [3]. La justice civile est dans l’incapacité de satisfaire ces demandes, elle ne leur répond que par l’octroi de dommages-intérêts qui sont de surcroît accordés au seul dommage sans prise en compte de la faute qui l’a causé. Cette réduction de la justice civile à une instance strictement indemnitaire est sans doute excessive. On a bien montré qu’elle peut aussi avoir un aspect punitif [4]. Il n’empêche que ce n’est pas là sa finalité principale, de sorte que sa condamnation des comportements n’apparaît pas au premier plan. Elle ne peut pas être comparable à celle qui est attachée à un jugement pénal, lequel a précisément pour objet de déclarer une culpabilité et de prononcer une condamnation à une peine. L’instance pénale bénéficie en outre d’une résonance médiatique sans comparaison avec celle d’un procès civil. Cette différence découle évidemment de leurs objets respectifs. Les enjeux du procès pénal s’accordent mieux aux exigences dramaturgiques des médias. Cette répercussion médiatique renforce le caractère répressif de la justice pénale et accroît encore, dans ce domaine, l’écart avec la justice civile.
5En outre, le choix de la victime de recourir à la justice pénale dans un but vindicatif n’intervient pas au détriment de sa réparation. On sait que les juridictions pénales sont compétentes pour indemniser les dommages causés par les infractions dont elles sont saisies [5]. C’est d’ailleurs cette compétence qui fonde le droit pour les victimes de mettre en mouvement l’action publique et de saisir les juridictions pénales de son action [6]. Il en résulte que la justice pénale permet à la fois aux victimes de satisfaire leur demande de vengeance et d’obtenir la réparation de leur dommage. Sans doute existe-t-il des cas où les juridictions pénales sont incompétentes pour réparer le dommage causé par l’infraction. Ainsi quand cette réparation relève d’un régime spécial dont l’application ne relève pas de la compétence des juridictions pénales. Par exemple, la réparation des dommages causés par une infraction constitutive d’un accident du travail [7] ou d’un accident de transport aérien [8] ne peut pas être demandée au juge pénal. C’est aussi le cas pour le dommage consécutif à une infraction commise par un agent public dans l’exercice de ses fonctions dès lors qu’elle est constitutive d’une faute de service ou d’une faute personnelle non dépourvue de tout lien avec le service. Il s’agit néanmoins d’hypothèses marginales qui n’affaiblissent pas le constat que la justice pénale permet généralement aux victimes de demander conjointement la déclaration de culpabilité pénale de l’auteur et la réparation de leur dommage.
6Par ailleurs, on sait que l’incompétence indemnitaire des juridictions pénales n’interdit pas à la victime de les saisir. La chambre criminelle a depuis longtemps admis qu’elles peuvent agir « pour corroborer l’action publique » [9]. C’est la reconnaissance de la nature vindicative du recours à la justice pénale, lequel est en mesure d’intervenir alors même que cette dernière ne peut pas donner lieu à une indemnisation du dommage causé par l’infraction. C’est aussi l’affirmation d’un véritable droit d’action civile qui consiste à permettre à la victime d’une infraction pénale de saisir, dans tous les cas, les juridictions répressives pour obtenir la condamnation pénale de son auteur.
7La préférence pour la justice pénale s’explique aussi par ses avantages procéduraux. Elle permet à la victime de bénéficier des moyens d’investigation de l’autorité publique. Le ministère public ou le juge d’instruction disposent de pouvoirs coercitifs pour la recherche des preuves. Cette recherche profite évidemment à la victime dont les charges probatoires sont, de ce fait, très allégées. C’est une facilité que n’offre pas ? loin s’en faut ? la justice civile, laquelle laisse aux parties le soin de rassembler les preuves au soutien de leur prétention. Sans doute le juge de la mise en état peut-il ordonner d’office des mesures d’instruction [10]. Ce pouvoir n’est cependant pas comparable à ceux du procureur de la République ou du juge d’instruction. Il n’est pas directement coercitif et n’est pas mis en œuvre au-delà des demandes des parties. Ces limites découlent du principe dispositif applicable en procédure civile, lequel s’oppose à l’immixtion du juge dans le contentieux qui lui est soumis. C’est une restriction que ne connaît pas la justice pénale, qui est tout empreinte d’ordre public et refuse, à ce titre, que le périmètre des poursuites soit délimité par les parties privées. Cette présence de l’ordre public est précisément la cause des moyens d’investigation accordés aux autorités judiciaires, lesquels sont sans commune mesure avec ceux du juge de la mise en état. C’est évidemment là un puissant facteur d’attraction pour la justice pénale, laquelle peut faire espérer aux victimes une meilleure recherche des preuves.
8Le bénéfice des moyens d’investigation exercés par les autorités judiciaires s’accompagne de celui de leur gratuité. Le coût des opérations accomplies sous l’autorité du procureur de la République ou à la demande du juge d’instruction est pris en charge par l’État. C’est là un principe posé par l’article 800-1, alinéa 1er, du Code de procédure pénale qui s’applique à la personne poursuivie comme à la partie civile. Les victimes profitent donc gratuitement des opérations accomplies par les autorités judiciaires et des preuves qu’elles ont permis de rassembler. L’intérêt est particulièrement appréciable pour les expertises financières dont le prix est souvent très élevé. La solution est différente devant la justice civile où les mesures d’instruction sont payées par les parties. Celles-ci doivent, par exemple, assumer le prix des expertises qu’elles réclament. Cette différence explique que le choix du recours à la justice pénale soit parfois motivé par le souci de s’épargner pareille dépense. C’est même l’un des cas les plus fréquemment dénoncés de l’instrumentalisation de la justice pénale. C’est ainsi que des contentieux commerciaux ou financiers ont été portés devant la justice pénale aux seules fins d’éviter le paiement d’une expertise comptable ou financière.
9Un autre avantage procédural du recours à la justice pénale a trait à ses effets d’interruption des instances civiles en cours. La règle selon laquelle le criminel tient le civil en l’état conduit à immobiliser les procès civils ayant trait à des demandes liées à des faits soumis aux juridictions répressives [11]. On sait qu’elle est fondée sur le souci d’éviter une contrariété entre un jugement civil et un jugement pénal. La primauté est alors accordée aux juridictions pénales en raison des enjeux d’ordre public attachés à leur intervention. Il s’ensuit que les victimes ont intérêt à agir devant la justice pénale quand celle-ci est conjointement saisie des faits qui fondent leur demande. Cette saisine reporte en effet leur indemnisation par les juridictions civiles après l’achèvement du procès pénal. Il est évident que cette solution ne peut qu’inciter les nouveaux plaideurs à délaisser la justice civile pour se joindre aux instances pénales en cours. Mais cet effet interruptif de la justice civile est parfois détourné de son objet. On a signalé que de nombreux recours à la justice pénale avait pour principal objectif de paralyser un procès civil [12]. Cela s’est notamment observé en matière commerciale ou prud’homale [13]. C’est évidemment un autre cas d’instrumentalisation de la justice pénale, laquelle intervient, dans cette hypothèse, aux seules fins d’évincer ou, à tout le moins, d’arrêter le cours de la justice civile.
10Les avantages de la justice pénale s’accompagnent en outre d’une grande facilité pour y accéder. La recevabilité de l’action civile est subordonnée à la seule condition d’un dommage personnel et direct [14]. Ce dommage peut même être seulement éventuel au stade de l’instruction. La Cour de cassation considère, dans cette hypothèse, qu’il suffit que « les circonstances permettent à la juridiction d’instruction d’admettre comme possible l’existence du préjudice allégué et la relation directe de celui-ci avec une infraction à la loi pénale [15] ». La solution est expliquée par la volonté de la chambre criminelle de favoriser l’accès des victimes à la justice pénale [16]. On sait que les victimes ont aussi la possibilité de saisir directement le tribunal de police ou le tribunal correctionnel au moyen d’une citation directe [17]. La juridiction de jugement est saisie de l’action publique et de l’action civile dans l’indifférence des réquisitions du ministère public. C’est là encore un mode très facile d’accès à la justice pénale, puisqu’il ne se heurte à aucun obstacle procédural en dehors du paiement de la consignation fixée par la juridiction de jugement.
11Il est indifférent que la victime soit dans l’impossibilité d’obtenir une réparation devant les juridictions répressives. Elle conserve son droit d’agir « pour corroborer l’action publique et établir la culpabilité du prévenu [18] » ou « dans l’intérêt de la manifestation de la vérité [19] ». Ces solutions témoignent de l’existence d’un véritable droit d’action civile au profit de la victime, lequel lui permet de revendiquer l’accès à la justice pénale dès lors qu’elle peut faire état d’un dommage consécutif à l’infraction commise [20]. La reconnaissance de ce droit n’est évidemment pas en mesure d’empêcher les plaideurs de choisir de porter leur action devant la justice pénale.
12C’est cette conjonction entre de plus grands avantages et une grande facilité d’accès qui est la cause du recours à la justice pénale par les plaideurs. Sans doute celui-ci est-il souvent à l’abri de critiques quand il est le fait de victimes ayant personnellement subi une atteinte dont le caractère infractionnel est peu douteux. Mais le choix de la justice pénale peut aussi relever d’un dévoiement sinon d’une instrumentalisation. Il relève d’un dévoiement quand il procède de plaintes peu fondées ou porte sur des contentieux qui sont pénalisés artificiellement. Il relève d’une instrumentalisation quand il ne poursuit pas un objectif répressif et est mis en œuvre pour ses effets procéduraux immédiats. C’est le cas lorsque le choix de la justice pénale vise, par exemple, à déstabiliser un concurrent ou à interrompre une instance civile. Ces instances pénales contribuent sans aucun doute au sentiment de pénalisation excessive qui s’est assez largement répandu. Aussi le législateur s’est-il efforcé de leur dresser des obstacles pour renvoyer ces contentieux à la justice civile. Mais son intervention est demeurée limitée, puisqu’elle a seulement consisté à essayer d’empêcher le recours à la justice pénale sans agir sur les faiblesses de la justice civile.
Limites des obstacles au recours à la justice pénale
13La facilité d’accès à la justice pénale a donné lieu à de nombreux excès [21]. Ceux-ci sont déjà à l’origine d’une loi du 2 juillet 1931, dont l’objet était précisément d’empêcher les recours abusifs à la justice pénale. On lui doit des mesures préventives et sanctionnatrices qui sont toujours de droit positif.
14Les mesures préventives ont consisté à prévoir la communication au procureur de la République des plaintes avec constitution de partie civile, afin de lui permettre de prendre ses réquisitions, qui peuvent s’opposer à la recevabilité ou à l’information de la plainte [22]. Celles-ci ne s’imposent cependant pas au juge d’instruction, lequel peut passer outre des réquisitions d’irrecevabilité ou de non-informer. La chambre criminelle considère en outre que le juge d’instruction supporte une obligation d’instruire qui ne cesse que s’il ne fait aucun doute que les faits ne peuvent être ni poursuivis ni qualifiés pénalement [23]. Cette solution réduit largement la portée du dispositif mis en place par la loi du 2 juillet 1931, puisque le refus d’informer ne peut intervenir que par exception. Il n’en ressort pas, dans tous les cas, de forte restriction à l’accès à la justice pénale pour les plaideurs qui la saisissent.
15Les mesures sanctionnatrices ont consisté à permettre à la personne visée par une plainte avec constitution de partie civile de saisir le tribunal correctionnel d’une demande de dommages-intérêts. Cette possibilité lui est ouverte après qu’elle a obtenu un non-lieu. Elle lui permet de bénéficier d’une procédure plus rapide et moins coûteuse que devant le tribunal de grande instance. Cette voie sanctionnatrice a été renforcée ultérieurement par la loi du 4 janvier 1993 prévoyant la possibilité pour le juge d’instruction de prononcer une amende civile à l’encontre de l’auteur d’une plainte avec constitution de partie civile [24]. L’amende civile suppose une ordonnance de non-lieu. Elle ne peut pas excéder 15 000 €. Il s’agit là de mesures qui tendent seulement à dissuader de recourir à la justice pénale. Leur efficacité est demeurée faible d’autant plus qu’il a été constaté que l’amende civile est rarement prononcée [25]. Elles n’apparaissent pas, dans ces conditions, capables de limiter efficacement le recours à la justice pénale.
16Cette inefficacité explique la persistance des dénonciations du recours abusif à la justice pénale. On en trouve une bonne illustration dans le rapport Magendie du 15 juin 2004 sur la célérité et la qualité de la justice [26]. Celui-ci a abondamment dénoncé les plaintes « plus ou moins fantaisistes » ou « inutiles et dilatoires » [27]. Il a fait plusieurs propositions pour leur faire obstacle, lesquelles ont été partiellement mises en œuvre par la loi 2007-291 du 5 mars 2007 sur l’équilibre de la procédure pénale. Leur particularité commune est d’essayer de prévenir et non de sanctionner les recours abusifs à la justice pénale en réduisant les avantages qu’elle est susceptible d’offrir.
17La loi du 5 mars 2007 a entendu lutter contre les recours ayant pour objet d’arrêter un procès civil. Elle a ainsi restreint la règle selon laquelle le criminel tient le civil en l’état en la limitant aux seules actions en réparation du dommage causé par l’infraction. Les autres actions exercées devant une juridiction civile peuvent être examinées immédiatement « même si la décision à intervenir au pénal est susceptible d’exercer, directement ou indirectement, une influence sur la solution du procès civil [28] ». C’est le cas, par exemple, pour une procédure de licenciement devant un conseil de prud’hommes lorsqu’elle est fondée sur une faute susceptible d’être qualifiée pénalement et qui est, à ce titre, soumise conjointement aux juridictions pénales. C’est aussi l’hypothèse d’une instance en divorce où le demandeur a conjointement saisi les juridictions répressives des faits qu’il reproche à son conjoint. Mais la restriction apportée par la loi du 5 mars 2007 est seulement facultative. Les juridictions civiles conservent la possibilité de surseoir à statuer. Cette solution s’explique par le principe de l’autorité de chose jugée du pénal sur le civil. Celui-ci impose aux juridictions civiles de respecter les jugements répressifs. Il leur est, de ce fait, interdit de contredire « ce qui a été certainement et nécessairement jugé par le juge criminel [29] ». Il y a lieu de penser que les juges civils continueront souvent de surseoir à statuer pour précisément éviter de rendre une décision susceptible d’être ultérieurement remise en cause, au motif qu’elle est contraire à un jugement pénal. La réduction de la portée de l’article 4 du Code de procédure pénale n’apparaît donc guère en mesure de limiter efficacement le recours à la justice pénale. Il faut, en outre, constater qu’elle vise des cas assez marginaux de recours abusifs à la justice pénale. Il apparaît douteux que ceux-ci s’incarnent principalement dans des actions aux seules fins d’arrêter une instance civile. Le choix de la justice pénale s’explique sans doute par des motifs plus fondamentaux, qui relèvent de sa nature répressive et des moyens d’investigation qu’elle permet de mettre en œuvre.
18La loi du 5 mars 2007 a aussi essayé de réduire quelque peu l’attraction de la gratuité de la justice pénale en permettant au juge d’instruction d’imposer le paiement d’un complément de consignation à la partie civile qui demande la réalisation d’une expertise [30]. La mesure tend évidemment à diminuer l’intérêt de la saisine des juridictions pénales aux fins d’éviter le paiement d’une expertise. Elle vise, à ce titre, principalement les contentieux commerciaux ou financiers. Elle est néanmoins d’une portée limitée, puisqu’elle ne s’applique qu’aux demandes d’expertise. Elle ne remet pas en cause le principe de la gratuité de la justice pénale qui demeure pour l’ensemble des autres frais. La prise en charge définitive de l’expertise est, par ailleurs, liée au prononcé ultérieur d’une amende civile pour constitution de partie civile abusive ou dilatoire. Or celle-ci est peu prononcée en pratique. Dans ces conditions, la mesure s’apparente au versement d’une garantie qui a vocation à être remboursée à l’issue du procès pénal. La somme demandée ne peut pas, de surcroît, excéder 15 000 € ? montant maximum de l’amende civile. Ce montant n’est pas en rapport avec le prix des expertises comptables ou financières, qui lui est généralement très supérieur. Il n’apparaît donc pas en mesure de dissuader, dans ce domaine, de recourir à la justice pénale alors même que c’était là son objectif.
19La loi du 5 mars 2007 s’est enfin employée à faire obstacle aux plaintes avec constitution de partie civile en exigeant qu’elles soient précédées d’une plainte simple antérieure de trois mois ou qui a fait l’objet d’une décision de refus de poursuite par le procureur de la République [31]. Il s’ensuit que le dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile ne peut intervenir qu’en cas d’absence de réaction du procureur de la République dans un délai de trois mois ou après qu’il a fait connaître qu’il n’engagera pas lui-même les poursuites. La mesure, qui n’est pas applicable pour les crimes ainsi qu’en matière de presse et électorale, ne fait cependant pas obstacle au dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile, lequel peut continuer d’intervenir malgré le refus exprès du parquet d’engager les poursuites : elle ne rend donc pas impossible la saisine de la justice pénale. Cette solution s’explique par l’existence d’un droit d’accès à la justice pénale auquel il ne peut pas être dérogé [32]. C’est pourquoi le législateur n’a pas posé d’interdiction de saisir la justice pénale. Cette absence formelle d’interdiction ne doit pas conduire à sous-estimer la restriction apportée au droit de se constituer partie civile. Celui-ci est sans aucun doute diminué, dès lors qu’il s’exerce après que le parquet a manifesté son refus d’engager les poursuites. Il ne fait guère de doute que la plainte avec constitution de partie civile déposée dans ces circonstances perd de son crédit. Il y a en effet lieu de craindre que le juge d’instruction qui en est saisi, ait un préjugé sur son bien-fondé qui se répercute sur ses diligences à l’instruire. L’atteinte portée au droit d’accès à la justice pénale est contestable, parce qu’elle tend à exploiter des comportements qui méconnaissent les dispositions légales.
20Nonobstant la possible efficacité de cette restriction, les mesures légales destinées à lutter contre les saisines abusives de la justice pénale souffrent de seulement viser à leur faire obstacle. Ce faisant, elles sont insuffisantes et insatisfaisantes, puisqu’elles réduisent peu les intérêts à choisir la justice pénale et, de toute façon, ne lui opposent aucune solution de remplacement. Il aurait convenu qu’elles s’accompagnassent d’une action sur la justice civile pour que celle-ci puisse compenser les avantages de la justice pénale et lui proposer une véritable voie de substitution. Or, l’intervention législative a laissé de côté la justice civile qui continue, de fait, de souffrir des faiblesses qui sont la cause de son délaissement. Dans ces conditions, la justice pénale et ses avantages ne sont pas concurrencés, ce qui augure mal de la réduction des faveurs dont elle est l’objet.
21La restauration de l’attractivité de la justice civile a été, en revanche, l’un des moyens mis en avant par le rapport Coulon pour dépénaliser la vie des affaires [33]. Il a proposé, d’une part, de rendre la justice civile « économiquement plus attractive pour les parties » afin de « favoriser le recours volontaire à la voie civile ». Il a, à cette fin, préconisé le remboursement intégral des frais de justice devant le juge civil. Capable de contrebalancer la gratuité de la justice pénale, la mesure a été présentée comme pouvant donner lieu à une « dépénalisation par incitation économique ». Le rapport Coulon a, d’autre part, proposé la création d’une action de groupe afin « de permettre une nouvelle voie d’accès à la justice à la place de certaines plaintes avec constitution de partie civile ».
22Il ne s’agit pas d’entrer dans le détail de ces deux propositions. Elles ont cependant le mérite incontestable de montrer qu’une dépénalisation ne saurait être efficace si elle ne s’emploie pas, dans le même temps, à donner à la justice civile les avantages qui portent les plaideurs vers la justice pénale. Car le recours à la justice pénale est aussi la conséquence des faiblesses de la justice civile. Son renforcement est donc la condition d’une dépénalisation par diminution des contentieux portés devant la justice pénale. Ce renforcement est d’autant plus nécessaire qu’il n’apparaît pas possible d’empêcher l’accès à la justice pénale. Celui-ci relève d’un véritable droit dont la limitation ne peut être, à ce titre, que très limitée. C’est pourquoi le recours à la justice pénale ne peut diminuer que si la justice civile est en mesure de proposer des avantages équivalents.
Notes
-
[1]
Voir, par exemple, « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, La Documentation française, 2008, p. 79.
-
[2]
Serge Guinchard, Jacques Buisson, Procédure pénale, 4e éd., Litec, 2008, n° 1540.
-
[3]
Voir, pour le procès dit de l’hormone de croissance, Pascale Robert-Diard, « Le poids des victimes, les exigences du droit », Le Monde, 26 mars 2008.
-
[4]
Voir André Tunc, « Responsabilité civile et dissuasion des comportements antisociaux », Mélanges Ancel, 1975, t. I, p. 407 sq. ; Suzanne Carval, La Responsabilité civile dans sa fonction de peine privée, LGDJ, 1995.
-
[5]
Art. 2, al. 1er, CPP.
-
[6]
Serge Guinchard, Jacques Buisson, op. cit., n° 1042.
-
[7]
Crim., 16 mars 1964, JCP 1964.II.13744.
-
[8]
Crim., 9 janvier 1975, D. 1976, Jur. 116.
-
[9]
Voir, par exemple, Crim., 22 janvier 1953, D. 1953, Jur. 109, rapp. M. Patin ; Crim., 20 octobre 1966, Bull. crim., n° 235 ; Crim., 8 juin 1971, Jur. 594.
-
[10]
Art. 771, NCPC. Voir pour une mise en avant des pouvoirs du juge de la mise en état comparés à ceux du juge d’instruction, « La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité, p. 86 sq.
-
[11]
Art. 4, al. 2, CPP.
-
[12]
Roger Merle, André Vitu, Procédure pénale, 5e éd., Cujas, 2001, n° 372.
-
[13]
« Célérité et qualité de la justice », rapport au garde des Sceaux, ministre de la Justice, 15 juin 2004, p. 117 sq.
-
[14]
Art. 2, al. 1er, CPP.
-
[15]
Crim., 15 novembre 1988, Bull. crim., n° 387.
-
[16]
Serge Guinchard, Jacques Buisson, op. cit., n° 1051.
-
[17]
Art. 392 et 533, CPP.
-
[18]
Crim., 8 juin 1971, D. 1971, Jur. 594, note J. Maury.
-
[19]
Crim., 20 octobre 1966, cité.
-
[20]
Voir, sur le droit d’action civile, Serge Guinchard, Jacques Buisson, op. cit., n° 1043.
-
[21]
Roger Merle, André Vitu, op. cit.
-
[22]
Art. 86, CPP.
-
[23]
Crim., 16 novembre 1999, Bull. crim., n° 259.
-
[24]
Art. 177-2, al. 1er, CPP.
-
[25]
« La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité, p. 83.
-
[26]
« Célérité et qualité de la justice », rapport cité.
-
[27]
Ibid., p. 115-116.
-
[28]
Art. 4, al. 3, CPP.
-
[29]
Req., 9 décembre 1902, DP 1903.1.47.
-
[30]
Art. 88-2, CPP.
-
[31]
Art. 85, CPP.
-
[32]
Voir « Célérité et qualité de la justice », rapport cité, p. 116.
-
[33]
« La dépénalisation de la vie des affaires », rapport cité, p. 86 sq.