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Article de revue

Quand les « Chinois de France » manifestent

Pages 35 à 39

Notes

  • [1]
    Cette étude s’inscrit également dans le programme de recherche « Émergence(s) » de Sciences Po, Chinois.es en (Île de) France : identifications et identités en mutations, que l’auteure codirige depuis 2018.
  • [2]
    Entretiens semi-directifs menés de 2015 à 2018 auprès de 28 femmes et 20 hommes, âgés de 21 à 35 ans, de profils sociologiques diversifiés, suivi des activités de 15 groupes de sociabilité parmi des migrants chinois qualifiés, et observations participantes. Les données empiriques collectées portent sur 3 formes d’expressions et participations politiques : rencontres avec des politiciens et décideurs français, pratiques électorales, et participations aux manifestations.
  • [3]
    Li Ma (dir.), Les Travailleurs chinois dans la Première Guerre mondiale, CNRS Éditions, 2012.
  • [4]
    Michelle Guillon et Isabelle Taboada-Léonetti, Le triangle de Choisy : un quartier chinois à Paris, CIEMI-L’Harmattan, 1986 ; Yu-Sion Live, La diaspora chinoise en France : immigration, activités socio-économiques, pratiques socioculturelles, EHESS, 1991 ; Jacqueline Costa-Lascoux et Yu-Sion Live, Paris XIIIe, lumières d’Asie, Autrement, 1995, 168 p.
  • [5]
    Emmanuel Ma Mung, « Territorialisation marchande et négociation des identités. Les "Chinois" à Paris », Espaces et sociétés, n° 96, tome II, 1999, p 145-162 ; Véronique Poisson, Franchir les frontières : le cas des chinois du Zhejiang en diaspora, EHESS, 2004.
  • [6]
    Chloé Cattelain, Marylène Lieber, Claire Saillard et Sébastien Ngugen, « Les Déclassés du Nord », Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 3, 2005, p. 27-52 ; Florence Lévy, Marylène Lieber, « La sexualité comme ressource migratoire, Les Chinoises du Nord à Paris », Revue française de sociologie, 50 (4), 2009, p. 719-746.
  • [7]
    Simeng Wang, Illusions et souffrances. Les migrants chinois à Paris, Éditions rue d’Ulm, 2017.
  • [8]
    Simeng Wang, « Des “soucis matrimoniaux” dans le contexte transnational : le cas des migrants et des migrantes chinois qualifiés à Paris », Migrations Société, n° 157, 2015, p. 149-166 ; Yong Li, La confrontation des diplômés chinois au marché du travail français : une insertion incertaine. Connaissance de l’emploi, n° 45, Centre d’études de l’emploi et du travail, 2019 [en ligne : hal-02138221] ; Gilles Guiheux et Simeng Wang, « Une double socialisation scientifique en sciences sociales. Le cas de chercheurs chinois formés en France », Perspectives chinoises, 2018/4, p. 21-30.
  • [9]
    Chen Ken, « Les associations chinoises. La transition générationnelle d’immigrés chinois aujourd’hui à Paris », Hommes & Migrations, vol. 1314, n° 2, 2016, p. 35-42 ; Simeng Wang « Entre stratégie et moralité. Des migrants chinois en situation irrégulière face à la “clause de maladie” », Politix, n° 114, 2016, p. 205-227.
  • [10]
    Ya-Han Chuang, « La colère du middleman : quand la communauté chinoise se manifeste », Mouvements, vol. 92, n° 4, 2017, p. 157-168.
  • [11]
    Simeng Wang, « La resocialisation politique de migrants internationaux et leurs prises de parole politiques : le cas de jeunes Chinois qualifiés à Paris », Participations, vol. 17, n° 1, 2017, p. 155-176.
  • [12]
    Danièle Lochak, « Lutte contre les discriminations : état des lieux », Plein droit n° 103, 2014, p. 3-6.
  • [13]
    Sur la question des discriminations ethno-raciales en milieu scolaire en France, voir Jean-Luc Primon et Yaël Brinbaum, « Une école discriminante ? », Plein droit n° 103, 2014, p. 32-35.
  • [14]
    Jean-Luc Primon, « L’auto-déclaration des expériences de racisme et de discrimination des immigrés et descendants d’immigrés. Les apports de l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) », intervention au séminaire de l’IC Migrations, le 17 avril 2019 au Collège de France. Voir également Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon. Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France, Ined éditions, 2016.
  • [15]
    Soline Laplanche-Servigne, « Quand les victimes de racisme se mobilisent. Usage d’identifications ethnoraciales dans l’espace de la cause antiraciste en France et en Allemagne », Politix 2014/4 (n° 108), p. 143-166.
  • [16]
    Didier Fassin, « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, n° 52 (4), 2002, p. 403 à 423.

1 Depuis la première manifestation en 2010 à Belleville, les « Chinois de France » cherchent leur espace et leurs paroles dans le paysage social et politique français, tandis que les médias et les politiciens persistent à parler de « la » (une) communauté chinoise. Notre étude [1], centrée sur les nouveaux arrivants chinois qualifiés – en France depuis les années 2000, vivant en région parisienne et disposant d’un capital éducatif et culturel relativement élevé –, vise avant tout à mettre en évidence la diversité et la complexité des expressions et participations politiques de la population française d’origine chinoise. Lorsqu’on parle des « Chinois de France », il faut prendre en compte la diversité des sous-groupes régionaux, des statuts sociaux, des générations, des niveaux de qualification et des activités professionnelles.

2 Nous avons mené une étude approfondie sur leurs expressions et participations politiques des migrants chinois qualifiés à Paris [2]. Les matériaux empiriques montrent que leur participation à la vie politique française et la formulation de leurs revendications sont très différentes de celles des autres sous-groupes de Chinois vivant en France. Cela se traduit dans leurs rapports au politique et, plus largement, dans leurs pratiques de la vie quotidienne (choix du quartier d’habitation, de l’investissement immobilier, choix du conjoint, choix du lieu de soins, de l’école de leurs enfants, etc.). L’étude montre également que par rapport aux manifestations de 2016 et 2017 les enquêtés chinois qualifiés se distancient des demandes de renforcement de la « sécurité » qu’on retrouve dans les quartiers du nord-est de l’Île-de-France (19e et 20e arrondissements, Aubervilliers, Pantin, etc.) : ils n’y résident pas et ne les fréquentent guère. Cependant, en élargissant le spectre des revendications – en y incluant les luttes contre les « micro-agressions » –, certains primo-arrivants chinois qualifiés se montrent concernés par ces manifestations, se rapprochant ainsi des descendants de migrants chinois dans leurs revendications de lutte contre le racisme et les discriminations ethno-raciales.

Qui sont les « Chinois de France » ?

3 En France, la première immigration massive de migrants chinois est historiquement liée au recrutement de travailleurs pendant la Première Guerre mondiale [3], avec l’arrivée de migrants économiques peu instruits et peu qualifiés. Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949, les flux migratoires en provenance de Chine continentale ont cessé pendant quelque temps. Les immigrés d’Asie du Sud-Est d’origine chinoise ont constitué l’essentiel des boat people qui ont immigré en France dans les années 1970 et 1980 [4]. Alors que la Chine s’est engagée dans une politique de réforme et d’ouverture à la fin des années 1970, poursuivie dans les années 1980 et 1990, un nombre croissant de Chinois ont émigré en France, non seulement des régions historiques comme le Fujian, le Guangdong et le Zhejiang [5], mais également d’autres régions chinoises notamment le Nord, gravement affecté par la réforme économique et le chômage [6]. Par ailleurs, des réfugiés politiques sont venus en France au début des années 1990 après l’événement de Tian’anmen [7].

4 Depuis le début du xxie siècle, les routes migratoires vers la France se sont encore plus diversifiées, de même que le profil des migrants : origine régionale, statuts sociaux, motivations migratoires, etc. La Chine est depuis peu le deuxième plus important pays d’origine des étudiants étrangers en France, après le Maroc, et les études sont considérées comme la raison principale d’émigration en France. Une fois diplômés, de plus en plus de jeunes Chinois décident de changer de statut pour devenir des travailleurs hautement qualifiés. L’arrivée massive de ces étudiants et travailleurs qualifiés en France se traduit par un intérêt accru pour la recherche [8].

5 À Paris coexistent presque en parallèle plusieurs mondes chinois, aux caractéristiques sociologiques diverses : les différents sous-groupes, notamment les primo-arrivants qualifiés et les migrants économiques peu qualifiés installés de longue date, interagissent peu dans la vie courante. Ils se croisent dans les supermarchés asiatiques (en tant que clients, ou client/ salarié) ; dans les restaurants chinois (en tant que client/employé) ; lors des festivités telles que les défilés du nouvel an chinois ou des fêtes de la lune. Certains primo-arrivants qualifiés racontent qu’au début de leur séjour à Paris – étudiants aux faibles ressources –, ils ont été « locataires » de familles chinoises originaires des régions de Zhejiang, Fujian et Guangdong, qui appartenaient aux classes populaires à leur arrivée et ont connu une ascension sociale d’ordre économique, professionnel et résidentiel. Une fois diplômés et sur le marché du travail, les primo-arrivants qualifiés cherchent à emménager dans les « beaux quartiers » du centre, de l’ouest et du sud de Paris et de la région parisienne, souvent à proximité de leur lieu de travail. La majorité d’entre eux, lorsque les conditions financières le leur permettent, s’éloignent des quartiers nord et nord-est.

6 Outre l’éducation, la profession et l’habitat, c’est aussi la sociabilité qui sépare les primo-arrivants qualifiés de ceux antérieurement immigrés. Les premiers cultivent une sociabilité de l’« entre-soi », fréquentent beaucoup les alumni (associations d’anciens élèves d’une même université) et les réseaux amicaux professionnels, et ont des liens culturels et de loisirs. Ces associations des « élites » sont entièrement différentes d’une part de celles des commerçants des régions de Wenzhou, du Fujian et de l’Asie du sud-est, et, d’autre part, des associations franco-chinoises qui offrent des conseils juridiques, de l’accompagnement médicosocial et du soutien scolaire, exclusivement fréquentées par des primo-arrivants chinois issus de milieux populaires, voire en situation extrêmement précaire [9].

7 Il existe néanmoins des lieux de rencontre et de sociabilité entre primo-arrivants qualifiés et descendants de migrants chinois. Ces derniers, malgré leur origine sociale souvent modeste, ont néanmoins connu une ascension sociale, principalement via la réussite scolaire. Beaucoup ont fait des études supérieures et c’est à l’université, dans les grandes écoles, au travail, ou encore en milieu associatif qu’ils ont pu rencontrer et côtoyer des primo-arrivants chinois qualifiés, parfois de leur âge.

Mobiliser les « victimes de racisme et de discriminations ethno-raciales »

8 Depuis 2010, la population chinoise à Paris a organisé plusieurs importantes manifestations contre les violences et l’insécurité, en exigeant plus de protection de la police. Les premières ont eu lieu en 2010 et 2011 à Belleville, à l’initiative de différents acteurs associatifs – associations représentatives des commerçants chinois, associations locales de Belleville, Association chinoise pour le progrès des citoyens, Association de jeunes Chinois de France [10]. Les plus récentes mobilisations se sont déroulées à la suite de deux décès : celui de Zhang Chaolin, primo-arrivant originaire de la région de Wenzhou, agressé en août 2016 dans une rue d’Aubervilliers ; et celui de Liu Shaoyao, originaire de la même région, tué le 26 mars 2017 à son domicile. Ces deux manifestations ont été organisées par des habitants du nord-est de la région parisienne, des commerçants chinois et des descendants de migrants chinois. Cependant, à la différence des mouvements précédents, certains primo-arrivants chinois qualifiés et alumni ont été impliqués dans l’organisation, malgré une marge de manœuvre restreinte du fait des milieux sociaux très différents des participants à ces deux manifestations. Une convergence inédite s’observe dans les revendications politiques portées en France par les sous-groupes de Chinois et leurs descendants, alors qu’ils appartiennent à des tranches différentes de l’histoire migratoire chinoise en France [11].

9 Si la mise en avant d’une appartenance ethno-raciale nous permet de parler de convergence des opinions politiques, il nous semble toutefois nécessaire de souligner les divergences de revendications politiques entre les différents sous-groupes de la population chinoise à Paris, pour des raisons très diverses qui les ont conduits, d’une manière ou d’une autre, à participer aux manifestations de 2016 et 2017.

10 Si l’objectif premier des deux manifestations est de lutter contre l’insécurité subie par des « Chinois », de nombreux participants primo-arrivants qualifiés élargissent pourtant le spectre de l’insécurité territoriale à la question du racisme et des discriminations ethnoraciales, du fait qu’ils fréquentent peu (voire pratiquement pas) les quartiers du nord-est de Paris. Le racisme et les discriminations subis se traduisent davantage dans des expériences de « micro-agressions » que dans un ressenti d’insécurité, et les manifestations sont des occasions de les dénoncer.

11 Plusieurs enquêtés nous relatent leurs expériences de discriminations subies au travail, à l’école, à la préfecture, dans les centres de soin, dans les lieux de consommation et de loisirs, qui renvoient explicitement – mais pas toujours uniquement – aux catégories de l’« origine » et de la « race ». Certains propos (remarques, commentaires) et actes (regards, gestes), peuvent passer pour des « blagues » et de l’« humour », difficile à qualifier et à bannir. Comme le constate Danièle Lochak, la « discrimination "raciale" prend des formes subreptices qui la rendent plus difficile à traquer et à réprimer[12] ». D’autant plus que la catégorie de « race » s’imbrique souvent avec celles de « genre », de « sexe » et de « classe ».

12 Ainsi ce que rapporte une enquêtée (bac+10, enseignante-chercheure) de son expérience dans une maternité : à plusieurs reprises, elle a été frappée par des discours médicaux biologisants, sur la « spécificité » des corps asiatiques, de la grossesse à l’allaitement en passant par l’accouchement. Alors qu’elle se plaignait pour la première fois du retard du médecin gynécologue, la secrétaire, tout en prenant sa carte Vitale, commentait à voix basse : « Cette rigidité asiatique, je ne supporte pas. »

13 En élargissant la gamme des revendications – luttes contre les micro-agressions incluses –, le groupe social des primo-arrivants qualifiés se sent en effet davantage concerné par ces mobilisations. Comme dit le président d’honneur d’un alumni impliqué dans l’organisation des manifestations de 2016 et 2017 : « Il est le temps de prendre les micro-agressions au sérieux, et de les dénoncer. Nous sommes aussi des victimes de racisme. Ce n’est pas parce que nous n’avons pas été agressés dans une rue d’Aubervilliers que cette question [du racisme] ne nous concerne pas. »

Pour nos enfants

14 Certains primo-arrivants qualifiés participent aux manifestations pour assurer « un meilleur avenir réservé à la génération suivante ». Parents d’enfants nés à Paris, ces enquêtés mettent en avant leur soutien aux descendants de migrants qui ont joué un rôle de porte-parole pendant les manifestations. Malgré les origines sociales et régionales qui les séparent, certains intérêts de ces familles chinoises résidant en France convergent, en particulier dans la lutte contre le racisme et les discriminations ethno-raciales : d’un côté, les enfants des Chinois du Wenzhou ont souvent connu une mobilité sociale ascendante, de l’autre, les enfants des primo-arrivants qualifiés, nés en France, sont également descendants de migrants chinois.

15 Ying, ingénieure et mère d’une fille de cinq ans, affirme son soutien aux manifestations à travers une approche intergénérationnelle. « Voyant les descendants impliqués dans l’organisation des manifs, je ne peux pas m’empêcher de penser à ma fille, encore toute petite certes, mais qui va aller à l’école républicaine et qui va malheureusement être confrontée à ce monde parfois raciste et méchant. Du coup, en tant que mère, si je pouvais faire quelque chose pour elle ce serait de commencer par soutenir les autres descendants de migrants chinois engagés dans les luttes contre le racisme. »

16 D’autres enquêtés relatent les expériences de racisme et de discriminations ethno-raciales subies par leurs enfants à l’école [13], dans les centres de loisirs, les structures de soins. Chang, le petit Chinois, comptine reflétant des propos racistes, pourtant distribuée dans deux classes d’une école maternelle de la région parisienne ; « Salut Ching Chong », discours raciste tenu à une étudiante chinoise à HEC ; moqueries autour de la prononciation du nom de famille, de l’accent, de l’apparence physique. Parmi les initiatives de lutte contre le racisme et les discriminations lancées par des descendants de migrants d’origine chinoise, citons le sondage mené au sein de l’Association de Jeunes Chinois de France ; le clip diffusé par le collectif Asiatiques de France pour dénoncer le racisme que subissent les personnes d’origine asiatique ; la web-série documentaire Ça reste entre nous créée par Grace Ly, et le podcast Kiffe ta race qu’elle coanime. L’un des résultats de l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) de l’Institut national d’études démographiques le confirme : parmi les populations originaires d’Asie du Sud-Est, il existe un écart important entre générations (primo-arrivants vs. descendants de migrants) en termes de discriminations déclarées (35 % pour les premiers et 52 % pour les seconds [14]). Cela explique en partie pourquoi les revendications et actions de lutte contre le racisme au sein des populations asiatiques sont, en grande majorité, à l’initiative des descendants, visiblement plus concernés, ou ayant parfaitement intégré la manifestation comme outil de lutte.

Intérêts interconnectés

17 Une troisième raison expliquant la participation aux manifestations des enquêtés primo-arrivants qualifiés renvoie aux intérêts interconnectés entre réseaux associatifs. Le discours de M. Hu, président d’un alumni est à ce titre révélateur : « Le monde des associations chinoises à Paris est petit. Pour la manifestation de 2016, une association regroupant des commerçants de Wenzhou a commencé à faire circuler une pétition au sein du réseau associatif chinois. Certaines associations professionnelles, pas uniquement dans le milieu du commerce, ont suivi et transmis le message. En tant que président d’alumni, on m’a demandé de diffuser l’information au sein de notre groupe Wechat et de faire participer nos anciens élèves à la manifestation. Au début, j’étais partagé, mais compte tenu de tous les liens inter-associatifs et guanxi [relations interpersonnelles] entre nous [présidents et responsables d’associations], il aurait été embarrassant de ne pas diffuser la pétition, de ne pas y participer. »

18 Grâce à la mobilisation du réseau de son alumni, une trentaine d’anciens étudiants, primo-arrivants qualifiés, sont venus à la manifestation. Ainsi, les réseaux inter-associatifs et interpersonnels, autrement dit le capital social, ont eu un impact non négligeable sur la participation aux manifestations. La particularité de l’usage de l’application Wechat (un outil de communication numérique) comme outil de diffusion et de mobilisation ouvre une série de questionnements qui mériteraient une étude approfondie : l’effet d’Internet sur l’engagement et la mobilisation de nouveaux participants, formes d’hybridation entre activisme en ligne et hors ligne.

19 Les deux manifestations de 2016 et 2017 montrent que mobiliser un statut de « victime de racisme et de discrimination ethno-raciale » peut apparaître politiquement pertinent pour émettre des revendications. En même temps, ce statut englobe une réelle hétérogénéité dans la mobilisation des catégorisations ethno-raciales comme ressource politique [15].

20 Les luttes contre le racisme et les discriminations ethno-raciales ont en effet joué le rôle de catalyseur de regroupements politiques au sein des « Chinois de France », entre ceux qui partagent un capital social spécifique et des expériences socialisatrices communes, notamment entre primo-arrivants qualifiés et descendants de migrants. Au-delà, l’expérience parent-enfant qui se greffe sur la génération migratoire semble avoir également contribué au rapprochement de ces deux groupes d’origines sociales initialement éloignées, mais dont le futur est pensé comme commun.

21 Au sein des « Chinois de France », les primo-arrivants des milieux populaires, comme les deux figures centrales à l’origine des manifestations de 2016 et 2017 (Zhang Chaolin et Liu Shaoyao), subissent les discriminations les plus fortes parce qu’ils cumulent diverses formes d’inégalité et d’hostilité, liées non seulement à la race et à l’origine, mais également à la classe. À quoi peuvent s’ajouter les effets de sexe, de religion, de genre. Derrière les alliances qui ont conduit à des revendications politiques au sein des « Chinois de France », une complexité apparaît entre divers rapports sociaux. Dans l’analyse des deux dernières manifestations, il importe de rappeler que, derrière la mise en avant d’une appartenance ethno-raciale et d’un statut de « victime de racisme et des discriminations ethnoraciales », on trouve une diversité des revendications citoyennes et politiques [16].


Date de mise en ligne : 18/07/2019

https://doi.org/10.3917/pld.121.0037

Notes

  • [1]
    Cette étude s’inscrit également dans le programme de recherche « Émergence(s) » de Sciences Po, Chinois.es en (Île de) France : identifications et identités en mutations, que l’auteure codirige depuis 2018.
  • [2]
    Entretiens semi-directifs menés de 2015 à 2018 auprès de 28 femmes et 20 hommes, âgés de 21 à 35 ans, de profils sociologiques diversifiés, suivi des activités de 15 groupes de sociabilité parmi des migrants chinois qualifiés, et observations participantes. Les données empiriques collectées portent sur 3 formes d’expressions et participations politiques : rencontres avec des politiciens et décideurs français, pratiques électorales, et participations aux manifestations.
  • [3]
    Li Ma (dir.), Les Travailleurs chinois dans la Première Guerre mondiale, CNRS Éditions, 2012.
  • [4]
    Michelle Guillon et Isabelle Taboada-Léonetti, Le triangle de Choisy : un quartier chinois à Paris, CIEMI-L’Harmattan, 1986 ; Yu-Sion Live, La diaspora chinoise en France : immigration, activités socio-économiques, pratiques socioculturelles, EHESS, 1991 ; Jacqueline Costa-Lascoux et Yu-Sion Live, Paris XIIIe, lumières d’Asie, Autrement, 1995, 168 p.
  • [5]
    Emmanuel Ma Mung, « Territorialisation marchande et négociation des identités. Les "Chinois" à Paris », Espaces et sociétés, n° 96, tome II, 1999, p 145-162 ; Véronique Poisson, Franchir les frontières : le cas des chinois du Zhejiang en diaspora, EHESS, 2004.
  • [6]
    Chloé Cattelain, Marylène Lieber, Claire Saillard et Sébastien Ngugen, « Les Déclassés du Nord », Revue européenne des migrations internationales, vol. 21, n° 3, 2005, p. 27-52 ; Florence Lévy, Marylène Lieber, « La sexualité comme ressource migratoire, Les Chinoises du Nord à Paris », Revue française de sociologie, 50 (4), 2009, p. 719-746.
  • [7]
    Simeng Wang, Illusions et souffrances. Les migrants chinois à Paris, Éditions rue d’Ulm, 2017.
  • [8]
    Simeng Wang, « Des “soucis matrimoniaux” dans le contexte transnational : le cas des migrants et des migrantes chinois qualifiés à Paris », Migrations Société, n° 157, 2015, p. 149-166 ; Yong Li, La confrontation des diplômés chinois au marché du travail français : une insertion incertaine. Connaissance de l’emploi, n° 45, Centre d’études de l’emploi et du travail, 2019 [en ligne : hal-02138221] ; Gilles Guiheux et Simeng Wang, « Une double socialisation scientifique en sciences sociales. Le cas de chercheurs chinois formés en France », Perspectives chinoises, 2018/4, p. 21-30.
  • [9]
    Chen Ken, « Les associations chinoises. La transition générationnelle d’immigrés chinois aujourd’hui à Paris », Hommes & Migrations, vol. 1314, n° 2, 2016, p. 35-42 ; Simeng Wang « Entre stratégie et moralité. Des migrants chinois en situation irrégulière face à la “clause de maladie” », Politix, n° 114, 2016, p. 205-227.
  • [10]
    Ya-Han Chuang, « La colère du middleman : quand la communauté chinoise se manifeste », Mouvements, vol. 92, n° 4, 2017, p. 157-168.
  • [11]
    Simeng Wang, « La resocialisation politique de migrants internationaux et leurs prises de parole politiques : le cas de jeunes Chinois qualifiés à Paris », Participations, vol. 17, n° 1, 2017, p. 155-176.
  • [12]
    Danièle Lochak, « Lutte contre les discriminations : état des lieux », Plein droit n° 103, 2014, p. 3-6.
  • [13]
    Sur la question des discriminations ethno-raciales en milieu scolaire en France, voir Jean-Luc Primon et Yaël Brinbaum, « Une école discriminante ? », Plein droit n° 103, 2014, p. 32-35.
  • [14]
    Jean-Luc Primon, « L’auto-déclaration des expériences de racisme et de discrimination des immigrés et descendants d’immigrés. Les apports de l’enquête Trajectoires et Origines (TeO) », intervention au séminaire de l’IC Migrations, le 17 avril 2019 au Collège de France. Voir également Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon. Trajectoires et origines : enquête sur la diversité des populations en France, Ined éditions, 2016.
  • [15]
    Soline Laplanche-Servigne, « Quand les victimes de racisme se mobilisent. Usage d’identifications ethnoraciales dans l’espace de la cause antiraciste en France et en Allemagne », Politix 2014/4 (n° 108), p. 143-166.
  • [16]
    Didier Fassin, « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, n° 52 (4), 2002, p. 403 à 423.

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