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Article de revue

Le droit à Mayotte : une fiction ?

Pages 41 à 44

Notes

  • [1]
    Assfam, Forum réfugiés, France terre d’asile, la Cimade, Ordre de Malte, Solidarité Mayotte, Centres de rétention administrative, rapport 2017.
  • [2]
    Au 6 mars 2019, 5528 OQTF sans délai ont été prononcées.
  • [3]
    Centres de rétention administrative, rapport 2017, op. cit..

Trois heures et quart entre l’interpellation et l’éloignement forcé

1 Le 8 juin 2015, à 10 h 45, H. était interpellé sur la commune de Mamoudzou. Le même jour, le préfet de Mayotte prenait à son encontre un arrêté portant obligation de quitter le territoire français (OQTF) sans délai. Cette décision lui était notifiée à 12 h 35, soit moins de 2 heures après son contrôle d’identité. Dans la plus grande hâte, le juge du tribunal administratif était saisi par l’intéressé d’un référé-liberté à 13 h 30, soit 30 minutes avant le départ du bateau en direction de l’île d’Anjouan. Le préfet, pourtant informé de cette saisine, mettait à exécution la mesure d’éloignement, privant H., comme tant d’autres avant lui, d’un accès au juge.

2 Deux jours plus tard, le représentant du préfet, lors de l’audience au tribunal administratif qui s’est donc tenue en l’absence du requérant, expliquait cette décision par le fait qu’« aucun élément de nature à faire obstacle à sa reconduite à la frontière n’a été porté à la connaissance de l’administration, les procès-verbaux dressés lors de son interpellation ne faisant nullement état de telles informations quant à sa situation personnelle et familiale ».

3 Le président du tribunal, siégeant en sa qualité de juge des référés, aura une autre lecture de la situation. D’après lui, il « ne ressort pas des pièces du dossier, et notamment du procès-verbal dressé par les agents interpellateurs et sur lequel le préfet s’est fondé ; qu’il ait été procédé, avant que soient pris et mis à exécution les arrêtés contestés, à un examen sérieux de la situation personnelle et familiale de l’intéressé ». Et de conclure qu’en mettant à exécution cette mesure, le préfet de Mayotte avait porté atteinte « à la liberté fondamentale que constitue le droit à un recours effectif garanti par l’article 13 de la CESDH [Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme] ». Le juge enjoint au préfet d’organiser dans les plus brefs délais son retour à Mayotte afin que sa situation soit réexaminée (TA de Mayotte, réf., 10 juin 2015, n° 1500298).

4 Pour un cas comme celui-ci relevé par le juge, combien de violations du droit au recours effectif sont-elles commises quotidiennement et comment pourrait-il en être autrement ? Avec une moyenne de 60 à 100 interpellations par jour, l’administration, qui ne prend ni la peine ni le temps de s’informer de la situation des personnes à l’encontre desquelles elle prononce une mesure d’éloignement et de placement en rétention, ne peut que violer leurs droits. Les scores obtenus avec ces méthodes expéditives sont impressionnants : en 2017, 17934 personnes placées dans le centre de rétention administrative (CRA) de Mayotte dont 2493 enfants et 16648 adultes ont été éloignées (en métropole, 26400 personnes placées en CRA et 14859 éloignées) [1].

Contester une OQTF à Mayotte : une course contre la montre

5 En premier lieu, le Ceseda prévoit (art. L. 514-1) qu’à Mayotte, comme, du reste, en Guyane et en Guadeloupe, une OQTF sans délai (de départ volontaire) peut être mise à exécution immédiatement (chaque jour, des bateaux partent de Mayotte à destination d’Anjouan, l’île de l’archipel des Comores la plus proche [2]), par dérogation aux règles applicables en métropole qui interdisent l’éloignement avant un délai de 48 heures, et avant que le tribunal administratif, s’il a été saisi d’un recours en annulation, ait statué (art. L. 512-3). Là, en revanche, en l’absence d’un tel délai, l’exécution de l’OQTF n’est suspendue que si une requête en référé-liberté a été introduite à temps. Le processus d’éloignement est alors interrompu jusqu’à un éventuel rejet de la requête par le juge, soit « au tri », soit après une audience publique. Or, introduire une requête à temps est une gageure quand on sait qu’à Mayotte, la plupart des éloignements sont exécutés en moins (et souvent beaucoup moins) de 48 heures. En outre, cela suppose qu’un·e avocat·e ait été saisi·e très vite et que des membres de la famille du retenu aient pu lui fournir les documents demandés dans les temps. À supposer qu’on y parvienne, les conditions de recevabilité du référé-liberté sont si restrictives qu’il a peu de chances d’aboutir.

6 La loi du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France rétablissait l’obligation faite à l’autorité préfectorale de saisir un juge des libertés et de la détention (JLD) afin de prolonger la rétention au-delà d’un délai de 48 heures ; ce délai avait été porté à 5 jours par la réforme de 2011. Sans surprise, cette rare avancée de la loi de 2016 a été retoquée par la loi relative à l’égalité réelle en Outre-mer du 20 février 2017 : depuis le 1er mars 2017, à Mayotte uniquement, ce délai est revenu à 5 jours. L’égalité réelle en prend un coup.

7 Rares sont donc les étrangers qui pourront être présentés avant leur expulsion devant le juge des libertés et de la détention, seul à même de vérifier si les droits de l’intéressé ont été respectés en amont de son interpellation et depuis son arrivée au centre de rétention. D’ailleurs, la durée moyenne de maintien en rétention à Mayotte avant l’éloignement est inférieure à un jour [3]. Une fois de plus, cette inégalité de traitement est justifiée par le fantasme d’une pression migratoire qu’il faudrait à tout prix contenir, quitte à fermer les yeux sur les violations répétées des droits les plus élémentaires.

Des procédures bâclées : la vitesse avant le droit

8 La célérité avec laquelle le préfet de Mayotte tend à mettre à exécution les mesures d’éloignement dans ce minuscule territoire est tout simplement incompatible avec le droit à la liberté et à la sûreté (art. 5), le droit à un procès équitable (art. 6) ou encore le droit à un recours effectif (art. 13) tels que garantis par la CEDH. L’examen des procès-verbaux établis par les services interpellateurs permet de constater qu’ils suivent toujours une trame stéréotypée de questions ne donnant aucune indication quant à la situation personnelle ou familiale de l’étranger.

9 Comment, alors qu’aucune question n’est posée sur leur vie familiale peut-on affirmer, comme on l’entend fréquemment dire, que les étrangers préfèrent abandonner leurs enfants à Mayotte plutôt que les déclarer à la police à l’occasion d’un contrôle d’identité ? Le 14 février 2018, lorsque les services interpellateurs demandent à K. s’il a autre chose à déclarer, ce dernier répond : « Oui, je souhaiterais m’entretenir avec mon avocat. Et aussi, en cas de reconduite à la frontière, je souhaiterais partir avec mon enfant nommé M. qui se trouve à Doujani ». Il lui faudra attendre deux jours et l’intervention du juge des référés pour que la mesure d’éloignement soit suspendue et qu’il puisse retrouver son fils, âgé de 2 ans (TA de Mayotte, ref., 16 février 2018, n° 1800348). Dans cette procédure, comme dans tant d’autres, les services sociaux n’ont jamais été saisis de la situation d’isolement dans laquelle se trouvait le petit M., confié de fait à une personne du voisinage.

10 L’histoire de K. est symptomatique de l’absurdité de mesures d’éloignement prises à l’encontre de certains « étrangers ». Comme le relève le juge : « Entré à Mayotte en 2012, K. fait valoir qu’il s’y est marié avec une ressortissante de nationalité comorienne en situation régulière et avec laquelle il a eu deux enfants nés en 2016 et 2018, et qui est également la mère de deux enfants de nationalité française à l’éducation et à l’entretien desquels il participe ; qu’il justifie également d’une intégration particulièrement profonde dans la société mahoraise en s’investissant dans le soutien scolaire et une association de lutte contre la délinquance ». Toutes choses que K. a justifié « par la production de nombreux documents dont la force probante ne peut être sérieusement remise en cause ».

11 Le nouvel article L. 551-1, I du Ceseda, issu de la loi du 10 septembre 2018 « pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie », prévoit l’obligation pour l’administration de prendre en compte l’état de vulnérabilité et tout handicap de la personne avant de décider de son placement en rétention administrative. Si, depuis le 1er janvier 2019, un considérant de l’arrêté stéréotypé portant placement en rétention administrative est venu préciser que « l’examen de vulnérabilité de l’intéressé ne fait pas ressortir une incompatibilité avec une rétention administrative », aucune des questions posées par les services interpellateurs ne laisse entrevoir qu’un tel examen est pratiqué. Faut-il s’en étonner, dans un contexte comme celui de Mayotte où la référence formelle aux droits n’est, pour l’administration, qu’une formalité du processus d’éloignement ?

Quand la justice aide l’administration à bafouer les droits

12 Parfois, et bien qu’informée du recours exercé par l’étranger, il arrive que l’administration décide sciemment de mettre à exécution la mesure d’éloignement. C’est le cas de H. A., renvoyé le 25 décembre 2017 vers l’Union des Comores. « Bien qu’il ait été informé en temps utile de l’introduction de la présente requête, le préfet de Mayotte, qui, contrairement à ce qu’il soutient en défense, pouvait à tout moment mettre fin à l’exécution d’office de l’obligation de quitter le territoire, a éloigné le requérant par bateau le 25 décembre 2017 à 14 h 15 en méconnaissant sciemment les dispositions du 3° de l’article L. 514-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile et le droit à un recours effectif qu’elles ont vocation à garantir » (TA de Mayotte, réf., 27 décembre 2017, n° 1701431).

13 Cependant, après avoir constaté les multiples atteintes portées par l’administration aux droits fondamentaux de l’intéressé, éloigné vers l’Union des Comores sans avoir été présenté à un juge, le juge des référés rejetait les conclusions qui enjoignaient au préfet d’organiser le retour de H.A. sur le territoire français. D’après ce juge, les pouvoirs dont il dispose ne lui permettraient pas de prononcer pareille injonction et donc de faire cesser les atteintes portées par l’administration. Cette position justifiera un appel devant le Conseil d’État… qui préfère différer la clôture de l’instruction à quatre reprises pour permettre à l’administration d’organiser le retour de l’intéressé à Mayotte et ainsi conclure à un non-lieu bien opportun pour l’administration mahoraise (CE, réf. ord., 31 janvier 2018, n° 417174).

14 Il arrive toutefois qu’un juge s’insurge contre la négligence de l’administration parce qu’il n’est pas mis en mesure d’exercer son contrôle, faute d’avoir eu accès aux éléments de la procédure que devait lui transmettre l’administration… et qu’elle a égarés. Après avoir rappelé que Mme R. « a été éloignée le jour même à une heure indéterminée malgré la requête enregistrée au greffe du tribunal à 10 h 11 et sa transmission au centre de rétention administrative dès 10 h 30 pour mise en attente », a considéré qu’« en se bornant à déclarer que la procédure concernant la requérante avait été perdue suite à un problème informatique », la police aux frontières « ne met pas le juge en mesure d’exercer sur ce point le contrôle dont il est investi ». Le préfet est enjoint de prendre toutes mesures utiles afin d’organiser le retour de l’intéressée à Mayotte dans un délai de 10 jours, sous astreinte de 100 euros par jour de retard (TA de Mayotte, réf., du 31 janvier 2019, n° 1900228).

La rétention pour tous

15 Dans cette course effrénée aux chiffres d’expulsions, aucune des informations fournies à l’administration ne semble d’ailleurs justifier le recours à une mesure alternative à l’enfermement… qui est ici la règle et non pas, comme ce devrait être le cas, l’exception. Une fois placé en rétention administrative, l’étranger se verra notifier à toute vitesse, parfois dans une langue qu’il ne comprend pas, une série de droits qu’il ne sera pas en mesure d’exercer. Qu’importe puisqu’il s’agit ici de tout mettre en œuvre pour accélérer son éloignement.

16 Les personnes retenues au centre de rétention de Pamandzi sont privées de contacts avec l’extérieur, quoi qu’ait pu en dire le Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans son rapport de juin 2016. Les téléphones portables sont systématiquement confisqués, même lorsqu’ils sont dépourvus d’appareil photographique, et les point-phones présents dans les zones de vie servent uniquement à recevoir des appels de l’extérieur, de sorte qu’il est matériellement impossible pour l’étranger d’organiser sa défense depuis le centre de rétention sans passer par l’intermédiaire de l’association habilitée ou d’un tiers.

17 Pour les « chanceux » qui, présents dans le CRA depuis 5 jours, seront présentés devant le JLD, il faudra apporter la preuve des violations alléguées. Or, le JLD n’hésite pas à rejeter l’exception de nullité tirée du menottage systématique et injustifié de l’étranger alors qu’aucun élément de la procédure n’indique qu’il a tenté de prendre la fuite, considérant que c’est à lui de démontrer qu’il ne risque pas de fuir. De même, s’agissant de l’impossibilité de téléphoner depuis le centre de rétention, le juge judiciaire considère que la personne retenue ne prouve pas « qu’il lui a été refusé de lui remettre son appareil téléphonique pour appeler ni de ce que les appareils mis à sa disposition ne pouvait émettre d’appels » (TGI de Mamoudzou, JLD, du 21 février 2019, n° 19 /00254).

18 La loterie se poursuit car, au sein d’une même juridiction, la façon de juger varie. Dans de rares cas, un contrôle a posteriori permet de corriger les conséquences de cette politique insensée. Ainsi, un second contrôle après un aller-retour vers l’île d’Anjouan a permis de corriger les conséquences d’une précédente OQTF à l’encontre de M., éloigné de Mayotte vers les Comores le 2 janvier, en exécution d’une OQTF accompagnée d’une IRTF notifiée par un arrêté préfectoral du 1er janvier à la suite d’un refus de titre de séjour. Le 7 janvier 2019, suite à son retour à Mayotte, il a fait l’objet d’une décision de refus d’entrée sur le territoire français et a été placé en zone d’attente. Saisi, le juge des référés constate « que le requérant, âgé de 37 ans à la date des décisions contestées, réside à Mayotte de manière continue depuis l’âge de 8 ans, soit une durée de 29 années. […] il est père de deux enfants français jumeaux, nés le 19 janvier 2016 de son union avec Mme M., ressortissante française [...]. Dans ces conditions, M. est fondé à soutenir que la mesure d’éloignement prononcée à son encontre le 1er janvier 2019, l’interdiction de retour pour une année prononcée le même jour, la décision du 7 janvier 2019 lui refusant l’entrée sur le territoire le territoire français, ainsi que celle du même le plaçant en zone d’attente portent une atteinte grave et manifestement illégale à son droit au respect de sa vie privée et familiale protégé par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme et à l’intérêt supérieur de ses enfants protégé par l’article 3-1 de la convention de New York du 26 janvier 1990 » (TA de Mayotte, réf., 8 janvier 2019, n° 1900029).

19 Ces quelques décisions isolées ne sauraient masquer le quotidien de Mayotte, où la lutte contre l’immigration clandestine justifie que des vies soient broyées, des droits niés, et des individus réduits à un simple numéro de dossier. Lors de ses vœux, au mois de janvier 2019, le préfet, délégué du gouvernement, s’est voulu rassurant en employant cette formule : « 2018, année de crise. 2019, doit être synonyme d’espoir pour l’avenir de Mayotte. » Un avenir dont sont exclus à l’avance les étrangers qui continueront à pâtir de l’infra-droit mahorais. Bienvenue dans le premier cercle de l’enfer de Dante…


Date de mise en ligne : 28/03/2019

https://doi.org/10.3917/pld.120.0041

Notes

  • [1]
    Assfam, Forum réfugiés, France terre d’asile, la Cimade, Ordre de Malte, Solidarité Mayotte, Centres de rétention administrative, rapport 2017.
  • [2]
    Au 6 mars 2019, 5528 OQTF sans délai ont été prononcées.
  • [3]
    Centres de rétention administrative, rapport 2017, op. cit..

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