Couverture de CDLJ_2102

Article de revue

Le dernier rempart

Pages 199 à 203

English version

1Le procès des complices des attentats de Charlie Hebdo a été pour moi la continuation morbide de celui ayant eu lieu en 2007, lorsque ce journal était accusé d'injure envers un groupe de personnes en raison de sa religion, pour la publication des caricatures de Mahomet. Un deuxième acte monstrueux par l'effet duquel la liberté d'expression a quitté les bancs habituels de la Chambre de la Presse pour ceux d'une Cour d'assises. Une anomalie. Cette liberté, que j'ai appelée ma malheureuse cliente, n'avait rien à faire là, dans une enceinte qui n'était pas la sienne et je ne m'y sentais pas davantage à ma place, d'autant que je savais dès l'origine que je plaiderai des idées et non des faits. Mais entre ces deux procès, il y eut le massacre. J'ai observé ce procès avec la distance que ressent l'étranger dans un pays qui n'est pas le sien. J'ai vu une centaine de confrères parties civiles parvenir, tant bien que mal, à s'organiser alors que notre profession est par essence rétive à toute discipline de groupe. J'ai vu des confrères en défense éviter des incidents inutiles qui auraient pu gripper une mécanique d'une extrême fragilité du fait de sa complexité hors norme. J'ai vu des magistrats parvenir à mener ce procès à son terme malgré les attentats, les menaces, les critiques et surtout la Covid, qui a tous failli nous rendre fous. Chacun de ces trois groupes aurait pu, sans nul doute, mieux faire mais, finalement, ce procès est parvenu à son terme, ce qui relève d'un exploit compte tenu des circonstances. Le verdict prononcé a été salué de toute part comme étant équilibré et, pour ce qui concerne ma cause, la Cour a préservé un espace d'expression au volet politique, historique et philosophique de cette affaire. Ce n'était pas sa fonction principale mais je suis persuadé que ce procès restera associé à la défense de la liberté d'expression. Une pierre judiciaire de plus dans le rempart de nos libertés. Les critiques contre notre justice sont incessantes, parfois justifiées, souvent exagérées. Trente ans de pratique me rendent plutôt fier de participer à son fonctionnement, même si les délais de jugement sont devenus déraisonnables, mais cela, nous n'y pouvons pas grand-chose, nous qui ne décidons pas des budgets. Au moins, dans le domaine qui est le mien, devrait-on lui reconnaître sa participation active à la défense de quelques piliers républicains.

2Lors de l'anniversaire des cinq ans de l'attentat de Charlie, Riss m'a demandé d'écrire un article sur l'état de la liberté d'expression. Je l'ai titré « Liberté d'expression : La justice protège, la société interdit ». Je constatais que, durant des siècles, les souverains et les églises ont interdit de parler ou d'écrire librement sous peine de mort. On ne critiquait ni le roi, ni dieu, ni ce qui en découlait, c'est-à-dire à peu près tout. La justice d'alors était le bras armé de ces pouvoirs face aux peuples qui rêvaient de liberté et elle condamnait à mort ou au supplice les esprits libres. Aujourd'hui, c'est l'inverse. La justice est devenue le dernier bouclier de la liberté d'expression face aux citoyens qui réclament toujours plus de restrictions au nom de la nouvelle idéologie du « ce n'est pas bien d'offenser ce à quoi l'on croit ; il faut interdire tout propos blessant ». Comme si, s'affolant de la liberté conquise, nous réclamions à nouveau de rassurants baillons pour éviter le vertige du débat, de la contradiction et, pire, de la réfutation. Et par une imprévisible bascule historique, c'est la justice qui résiste à la foule, le pire des tyrans selon Cicéron, pour que nous puissions continuer à jouir de nos libertés.

3Je pourrais citer des centaines de décisions où les tribunaux ont systématiquement privilégié la liberté d'expression, même blessante ou choquante, à la défense des sensibilités outragées. Il faut un certain courage pour résister à la pression d'une époque où, pour ceux qui ne le savent pas, il n'est déjà plus possible d'exprimer dans nombre d'universités ou de grandes écoles la moindre expression divergente d'une culture « woke » importée des États-Unis, quand on n'y interdit pas des pièces de théâtres antiques ou l'intervention de personnalités ne pensant pas comme il faut.

4 C'est encore la justice qui, d'un conseil de prud'hommes à l'assemblée plénière de la Cour de cassation, a fait prévaloir le principe de laïcité dans l'affaire Baby Loup. Liberté d'expression et laïcité : deux principes fondateurs de notre culture, héritage de la troisième République et indissociablement liés, pour lesquels l'œuvre jurisprudentielle tient bon face aux démissions, aux pressions idéologiques bruyantes et aux réseaux sociaux vociférant. Souvent je me demande avec terreur si les jeunes générations de magistrats poursuivront cette œuvre et résisteront à l'air du temps. Je voudrais leur rappeler la violence des attaques subies par les magistrats de la Cour de cassation qui avaient pris le parti du capitaine Dreyfus contre une bonne partie de l'opinion publique. Je n'en citerai qu'une, celle d'Henri Rochefort, député et journaliste d'extrême gauche, directeur du journal l'Intransigeant, le 18 octobre 1898 : « On ferait ranger tous les membres de la Cour de cassation en queue de cervelas, comme dans les maisons centrales. Un tortionnaire leur couperait d'abord les paupières avec une paire de ciseaux… Quand on les verrait ainsi dans l'impossibilité absolue de fermer les yeux, on introduirait de grosses araignées de l'espèce la plus venimeuse dans des coquilles de noix, qu'on appliquerait sur le globe de l'œil et qu'on fixerait soigneusement… Les araignées affamées rongeraient peu à peu la prunelle et le cristallin jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien. Alors on entraînerait tous ces hideux aveugles à un pilori élevé devant le Palais de Justice où s'est commis le crime et on leur accrocherait sur la poitrine cet écriteau : "Voilà comment la France punit les traîtres qui essayent de la vendre à l'ennemi". L'histoire leur a rendu justice.

Il est possible de combattre efficacement l'extrémisme religieux sans trahir les valeurs démocratiques
 
RISS
Charlie Hebdo dans l'édition 1483 du 23 décembre 2020
 
Édito
 
Finalement, ils étaient tous coupables. Les onze accusés présents au procès des attentats de Charlie Hebdo, de l'Hyper Cacher et de Montrouge ont tous été déclarés coupables d'avoir commis des actes illégaux ayant permis aux terroristes de janvier 2015 de commettre leurs attaques. On revient de loin car, pendant les cinq années d'instruction, on répétait aux parties civiles que les suspects ciblés par l'enquête, arrêtés après la mort des auteurs principaux, étaient des seconds couteaux, complètement étrangers à la sphère terroriste et qu'il fallait même se préparer à ce que certains d'entre eux soient acquittés. Les procès où les auteurs sont morts et où ne restent que des complices sont toujours dévalués, et c'est tout juste si on ne vous explique pas qu'on les organise uniquement pour soulager les glandes lacrymales des seules victimes.
Durant ces semaines, on ne pouvait s'empêcher de penser à un autre procès aux caractéristiques comparables. En 1997, quand s'ouvrit le procès de Maurice Papon devant la cour d'assises de Bordeaux, des reproches presque identiques furent entendus : les principaux acteurs étaient tous morts depuis des années, et on avait tiré de sa retraite un ancien fonctionnaire de préfecture pour satisfaire le goût du sang des parties civiles, coupables de cet hallali judiciaire pour quelque 1 500 malchanceux Juifs déportés. Les attentats comme les déportations de Bordeaux ont un point commun, celui de nécessiter la participation de beaucoup de personnes, sans lesquelles les bourreaux n'auraient pu commettre leur crime. Sans les fonctionnaires qui mettaient à jour le fichier juif, sans les policiers qui arrêtaient les individus, sans les conducteurs de locomotive qui tractaient les wagons à bestiaux, les SS auraient attendu longtemps sur la rampe d'Auschwitz avant de voir arriver les trains de la mort remplis des futurs suppliciés.
Les crimes terroristes sont construits de la même manière. Les tueurs constituent la dernière étape d'une organisation qui fait appel à une multitude de petites mains qui, individuellement, ont l'illusion de ne rien commettre de très grave, mais qui, mises bout à bout, forment une chaîne de responsabilités qui permet le crime final. La défense des accusés soupçonnés d'avoir été complices des auteurs principaux est toujours la même : ils ne savaient pas ; ils ne se rendaient pas compte de ce qui se préparait ; ils n'ont rien à voir avec l'idéologie instigatrice de ce plan criminel. Si la justice acceptait ce type de raisonnement, propre à la mentalité délinquante, personne ne serait jamais reconnu coupable de rien.
Le verdict de ce procès ne pouvait donc pas se terminer par le moindre acquittement. Seule la nature de l'incrimination, « association de malfaiteurs » ou « association de malfaiteurs en vue de commettre des actes de terrorisme », qui tient compte de l'adhésion ou non à l'idéologie du crime, allait varier. Et le résultat fut plus sévère qu'on ne l'imaginait, puisque quatre des onze accusés dans le box tombèrent sous le coup de cette terrible accusation. La justice antiterroriste, contrairement à ce qu'on a pu dire, n'est pas une justice d'exception. Cette condamnation de tous les accusés, à la fois intransigeante et subtile, démontre que le défi lancé à la démocratie par le terrorisme, en la poussant à prendre des mesures excessivement répressives afin qu'elle trahisse ses valeurs fondamentales, n'a pas atteint son but. Cette leçon devra être retenue quand il faudra débattre de la fameuse loi contre le séparatisme. Il est donc possible de combattre efficacement l'extrémisme religieux en général et l'islam politique en particulier sans trahir les valeurs démocratiques. Tout est une question de volonté politique et d'habileté juridique. Éviter les amalgames qui généralisent pour mieux identifier les foyers les plus virulents et les réprimer pertinemment. Un travail d'orfèvre dont nos dirigeants pourront s'inspirer en lisant les motivations du tribunal qui a jugé ces onze coupables.

Date de mise en ligne : 22/09/2021

https://doi.org/10.3917/cdlj.2102.0199

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