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Article de revue

Les organisations de magistrats en Europe : une histoire politique

Pages 465 à 475

Notes

  • [1]
    Rapport 2014, exploitant les chiffres de 2012.
  • [2]
    Cependant, la question carcérale se pose avec moins d'acuité qu'en Russie ou aux États-Unis, qui comptent respectivement 467 et 730 détenus pour 100 000 habitants.
  • [3]
    Engel, F., Pallez, F., « Le jugement et la norme. L'évaluation de la charge de travail des magistrats dans les Tribunaux de grande instance », Cahiers de recherche du Centre de gestion scientifique, no 14, nov. 1997.
  • [4]
    Garapon, A., La raison du moindre État, Odile Jacob, 2010, p. 55 et 56.
  • [5]
    Fortier, V., « L'application de la norme ISO 9001 à l'activité judiciaire », in : La qualité de la justice, La Documentation française, 2002.
  • [6]
    Ministère de la Justice, Chiffres clés de la justice 2015.
  • [7]
    A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours au collège de France, Fayard, 2015
  • [8]
    Commission européenne, The 2016 EU Justice Scoreboard, Com (2016) 199 final.
  • [9]
    Vigour C., « L'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques », in : Droit et société, 64-65/2006.
  • [10]
    Le tribunal espagnol est une unité composée d'un magistrat (de trois ou quatre en appel) et d'un greffe.
  • [11]
    Intervention du président du tribunal municipal d'Odintsovo à la réunion plénière de la CEPEJ du 9 déc. 2009.
  • [12]
    Vauchez A, Willemez L., La justice face à ses réformateurs, Puf, 2007.
  • [13]
    Sur l'ancrage historique des associations progressistes, voir MEDEL, La justice, une force pour la démocratie, éditions du Syndicat du ministère public portugais, 2008
  • [14]
    Le MFA était un mouvement d'officiers opposé au régime de Salazar.
  • [15]
    J. de Codt, Les décodeurs, RTBF, 15 mai 2016.
  • [16]
    P. Lyon-Caen, l'affaire Z, in Syndicat de la magistrature, Les mauvais jours finiront, p. 127. La Fabrique, 2012.
  • [17]
    Calvez, F., Analyse des délais judiciaires dans les États membres du Conseil de l'Europe à partir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, CEPEJ, 2006
  • [18]
    Pham, C., « La CEDH, fil directeur pour la recherche de normes de qualité de la justice », in : Evaluer la justice, PUF, 2002.
  • [19]
    CEDH, 26 févr. 2009, requête no 29492/05, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss.
  • [20]
    CEDH, (grande chambre), 17 juin 2015, requête no 20261/12.
  • [21]
    Paris-Ficarelli N. Magistrats en réseau contre la criminalité organisée, préface de Renaud Van Ruymbeke, Presses universitaires de Strasbourg, 2008.
  • [22]
    Garapon A. Le gardien des promesses, Odile Jacob, 1996.

1Les magistrats font partie des structures de l'État. En même temps, ils doivent poursuivre à l'intérieur de l'État ceux qui trahissent la loi : contrôle de légalité, lutte contre la corruption, opération « mains propres »... Il est donc difficile au pouvoir politique de renoncer au contrôle qu'il porte sur la magistrature. D'où l'ambiguïté des compromis institutionnels. La France en donne un exemple remarquable : le Président de la République est « garant de l'indépendance de la magistrature ». D'où l'importance des rapports de forces et la tentation permanente pour l'exécutif de s'immiscer dans le cours de la justice.

2Il faut ajouter aujourd'hui une négation plus insidieuse de l'indépendance de la justice, résultant de l'extension du nouveau management public. L'obligation de performance construit le juge comme un maillon dans une chaîne de production. Cette doctrine, qui se présente comme technique et apolitique, tend à étendre à l'institution des techniques de marché. Mais il est aussi possible de l'analyser comme tendant à imposer une vision néolibérale de la justice. Assumant leur rôle politique les organisations de magistrats ont, selon les pays et les périodes, joué un rôle parfois important de critique et de résistance ce qui leur a permis de faire évoluer l'institution judiciaire.

Le nouveau management comme réponse à la précarité des moyens

3La question des moyens matériels se pose toujours. Le ministre de la Justice français faisait en 2016 le constat d'un système à bout de souffle. Depuis le début des années 2000, la Commission pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) qui travaille au Conseil de l'Europe, permet des comparaisons entre les pays membres.

4Ainsi, en 2012 [1], la France comptait, pour 100 000 habitants 10,7 juges professionnels (24,7 en Allemagne), 2,9 procureurs (6,5 en Allemagne). En pourcentage du PIB par habitant, la France consacrait 61 euros par habitant au système judiciaire (tribunaux, aide judiciaire et ministère public). Le chiffre est proche de la moyenne européenne. (60,6 euros), mais inférieur à celui de l'Allemagne (114,3 euros), de la Belgique (89,4 euros) ou de l'Italie (76,7 euros).

5La question de la prison se pose aussi dans tous les pays européens. Le programme SPACE du Conseil de l'Europe évalue, pour 2014 et dans les 47 pays membres, le nombre de personnes détenues à 1,6 millions, soit 136 détenus pour 100 000 habitants (France : 101 ; Allemagne : 81,4). La durée d'incarcération moyenne est de 9,3 mois (France : 10,5 mois ; Allemagne : 8,5). La France se caractérise surtout par son taux de surpopulation carcérale de 114,5 détenus pour 100 places (moyenne européenne : 91,7 ; Allemagne : 86,3) [2].

6Les solutions technocratiques ont été une première réponse pour répondre à la faiblesse des moyens matériels. Elles ont peu à peu consacré un assujettissement de la justice au modèle du marché. La justice devient alors une production. En France, dès les années 1990, des travaux mettent en évidence les enjeux de l'approche gestionnaire [3] : « le juge est un homme seul [...] ; ce qui compte pour les plaideurs, inconsciemment sans doute, c'est ce rapport à une personne seule ; l'opinion publique et les médias ont fait de certains juges d'instruction des héros d'un nouveau genre littéraire (...) ». Mais la justice peut être considérée comme un système de production de masse, agissant de manière relativement homogène, dans lequel des démarches rationalisatrices peuvent, globalement, trouver un sens et une légitimité. Et pour modéliser l'activité des magistrats, le tribunal y est présenté comme une unité de production, les magistrats et les fonctionnaires comme les acteurs de la production, les justiciables comme des clients.

Les stratégies d'entreprise appliquées à la justice

7Aujourd'hui, les nouvelles techniques de gestion modifient en profondeur la réponse judiciaire : « la question n'est pas de savoir si la justice a bien jugé, mais si elle a effectivement évacué les flux d'affaires qui lui étaient soumis (...). L'acte de justice devient un produit dans cette immense entreprise de services à laquelle est désormais assimilé l'État »[4]. Il existe désormais une stratégie d'entreprise (Business plan) pour les tribunaux de sa Majesté au Royaume-Uni, et la justice fait l'objet d'un programme de gestion du risque. (Risk management). L'application de la norme ISO 9001 à la justice est mise en débat  [5].

8Les juges sont invités à produire des décisions standardisées, à partir de trames, à faire usage de barèmes. Mais le plus économique, c'est encore l'absence de décision judiciaire, par l'accord des parties, éventuellement homologué par le juge. En France, 67000 décisions ont fait l'objet d'une comparution avec reconnaissance culpabilité en 2014, sur un total de 608000 condamnations correctionnelles  [6]. « Un nouvel idéal normatif vise la réalisation efficace d'objectifs mesurables, plutôt que l'obéissance à des lois justes »[7]. La production des décisions est plus importante que le fond. L'important n'est pas le procès, mais le process (processus de production). Le rapport Doing business relève ainsi la durée entre l'assignation et la saisie des recettes de la vente forcée de valeurs mobilières ; il en déduit le coût en pourcentage de la valeur de la créance.

9L'Union européenne a une optique comparable, lorsqu'elle exploite les données de la CEPEJ pour déterminer, pour la première fois en 2016, un tableau de bord des juridictions de l'Union. Le document « se focalise sur les contentieux civils commerciaux et administratifs, pour assister les États membres dans leur effort pour instaurer plus d'investissement et un environnement favorable aux affaires et aux citoyens »[8].

Le juge, maillon d'une chaîne de production

10L'obligation de performance replace le juge dans une « chaîne » dont il est un des maillons ; il est évalué au regard de son action dans cette chaîne, souvent par sa capacité à intégrer les demandes extérieures au champ judiciaire, comme le parquet, la police, l'administration pénitentiaire, le ministère de la Justice qui demande de faire des économies [9]. En France, certains indicateurs, comme l'importance des frais de justice par affaire ou le taux d'utilisation de la visioconférence traduisent de matière fruste cette préoccupation.

11Mais il est désormais acquis que la production de justice n'est pas seulement le fait des juges. Aux Pays-Bas et en Italie, la coordination des travaux est devenue plus importante. En Espagne, un ambitieux projet de réforme a été adopté en vue de rationaliser les services, par la création d'un nouveau greffe (Nueva oficina judicial) qui remet en cause un modèle d'organisation où chaque juge dispose de son propre service  [10].

12Le modèle hiérarchique français accentue cette subordination des magistrats. En 2011, la notation hiérarchique a été réformée par l'introduction d'objectifs qualitatifs et quantitatifs. Des primes modulables, introduites en 2003, sont attribuées « en fonction de la contribution du magistrat au bon fonctionnement de l'institution judiciaire ». Mais cette évaluation fruste régresse. Ainsi, les magistrats ne sont pas évalués au Royaume-Uni. Ils ne le sont plus en Espagne. Ils le sont tous les quatre ans en Italie, selon une méthode très synthétique.

13En revanche, l'évaluation systémique globale devient de plus en plus importante. Aux Pays-Bas, la volonté de réforme s'est traduite par la loi de 2002, qui a mis en place un Conseil de la magistrature chargé du budget, supervisant la gestion et pouvant faire des recommandations législatives. Le Conseil est composé de cinq membres, assisté d'un bureau de 148 agents.

14En Italie, le Conseil supérieur de la magistrature a adopté, en 2008, un système de régulation qui confie, dans le cadre de chaque cour d'appel, le contrôle de la production judiciaire à une commission (commissione flussi). Cette commission est composée de membres des conseils de justice locaux, élus par les magistrats, coordonnés par une structure nationale (struttura tecnica organizzativa). Sur la base des données recueillies, le Conseil supérieur de la magistrature définit les plans d'organisation des juridictions (Tabelle) qui constituent une description très détaillée de l'organisation des tribunaux et des critères retenus pour répartir les dossiers.

15Le cumul de l'évaluation hiérarchique et systémique peut cependant conduire à un contrôle quasiment panoptique des juges en activité, comme au tribunal russe d'Odintsovo, dans la banlieue de Moscou : « Le travail quotidien de comptabilisation des documents judiciaires permet la réalisation, en seulement quelques secondes, de rapports statistiques pour différentes périodes conformément aux prescriptions. De plus, le président du tribunal, ainsi que ses adjoints, les juges et les adjoints, peuvent à tout moment produire une note analytique de la situation : sur le mouvement des dossiers, les personnes, la charge de travail des juges »[11].

Des organisations nationales ancrées dans une histoire politique

16Cette réforme de la justice est le fait d'entrepreneurs de doctrine, acteurs d'une dépolitisation et d'une technicisation du débat. Ils ont porté très loin leur entreprise d'aseptisation de la réforme et de neutralisation de tout point de vue politique sur l'évolution de l'institution. Cette démarche a fonctionné comme le tremplin d'une idéologie, imposant de nouvelles orthodoxies  [12].

17Il en résulte un décalage important avec la culture des organisations de magistrats, basée sur une éthique d'indépendance et, pour les plus progressistes, une conscience critique. De plus, ces organisations ont un fort ancrage historique  [13].

18Ainsi, en Italie, l'Association nationale des magistrats est héritière d'une organisation qui avait préféré se dissoudre plutôt que se transformer en syndicat fasciste. Elle a été reconstituée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et a participé à la discussion et à l'élaboration de la Constitution républicaine. Elle a notamment obtenu la création d'un Conseil supérieur de la magistrature qui possède toutes les compétences généralement attribuées au ministre de la Justice. Surtout, elle a permis de convertir ou de rapprocher de la démocratie une magistrature qui avait été formée sous le fascisme. Magistura Democratica et ultérieurement Movimiento per la Giustizia ont été ensuite constituées au sein de l'association nationale, regroupant les magistrats les plus progressistes et novateurs.

19En Espagne, Justicia Democratica a été constituée dans les années 1960 et a publié clandestinement des textes, s'impliquant au sein du mouvement démocratique anti franquiste. Ces juges étaient considérés comme des délinquants, mais leurs réflexions annoncent le processus qui a permis à la magistrature espagnole de s'engager dans une réflexion politique. En 1983, le groupe « Jueces para la Democracia » s'est ainsi constitué comme courant progressiste au sein de l'Asociacion Profesional, sur une base visant à appliquer pleinement les nouveaux principes institutionnels et à résoudre les conflits sociaux de manière progressiste. Une association comparable a été créée au parquet : l'Union Progresista de Fiscales.

20Au Portugal, après la révolution des oeillets de 1974, la nouvelle constitution dispose que tous les magistrats et fonctionnaires de justice peuvent se réunir et s'associer librement pour la défense de leurs propres intérêts. Les initiatives les plus novatrices sont venues des magistrats du parquet. En effet, le ministère public était essentiellement composé de jeunes magistrats qui rejoignaient le parquet après le service militaire : à cette époque, le parquet jouait un rôle d'antichambre de la carrière judiciaire. Ces jeunes magistrats étaient influencés par le mouvement étudiant, formés dans la lutte contre le régime, et certains avaient participé comme officiers militants aux actions du Mouvement des Forces Armées  [14]. Ils ont notamment obtenu la présence de magistrats élus par leurs collègues au Conseil Supérieur du Ministère Public, l'accès des femmes à la magistrature, l'autonomie face à l'exécutif et un mode de rémunération autonome de celui des fonctionnaires.

21En Allemagne, les magistrats progressistes sont aussi héritiers de ceux qui ont dénoncé les compromissions de la justice avec le régime nazi. En effet, jusque dans les années 1960 le Deutscher Richterbund avait une réflexion plutôt corporatiste au sein du système judiciaire, et les juges et les juristes proches des sociaux démocrates essayaient d'influencer les réformes de la justice de l'extérieur plutôt que de l'intérieur. Puis certains d'entre eux ont rejoint le syndicat général de la fonction publique (ÖTV, devenu VERDI) dans les années 1970. D'autres ont constitué une structure autonome dans les années 1980 la Neue Richtervereinigung (Nouvelle association de juges).

22En Belgique, l'initiative de constituer une association syndicale, en 1979, est apparue insolente à une partie de la hiérarchie. Le procureur général à la Cour de cassation, adressa alors aux cinq procureurs généraux des cours d'appel en réaction le message suivant : « tout citoyen a incontestablement le droit de créer et d'adhérer à une association mais, s'il devient membre du Pouvoir judiciaire, il en accepte librement les charges et les servitudes. Il perd notamment le droit de former certaines associations ou d'y entrer, aussi longtemps qu'il fait partie de ce Pouvoir. Il doit, à cet égard, se soumettre, ou se démettre ». Mais cette insolence a été fondatrice : les magistrats belges ont alors conquis leur liberté de parole, de la base au Premier président de la Cour de cassation. Ce dernier en a fait en 2016 un usage remarqué, en affirmant notamment : « Nous avons le sentiment que l'exécutif continue à développer une stratégie de contournement de la loi, de désobéissance à la loi. (...) Quel respect donner à un État qui marchande sa fonction la plus archaïque, qui est de rendre la Justice ? Cet État n'est plus un État de droit, mais un État voyou »[15]

23Et c'est sur un bel exemple de solidarité internationale que s'est construite l'organisation des magistrats grecs. En 1971, le Syndicat de la magistrature a été alerté de la mise au secret et des mauvais traitements de Christos Sartzétakis, juge qui avait instruit l'affaire de l'assassinat du député Lambrakis. Cette histoire a été portée au cinéma par le film de Costa-Gavras, « Z ». Le délégué du Syndicat fut reçu par le ministre de la justice des colonels, lors d'une entrevue orageuse. Mais Sartzétakis a été peu après libéré « pour raisons médicales ». Après le retour de la légalité républicaine, M. Sartzétakis, devenu Président de la République, a été reçu en France. Dans un discours à la Cour de cassation, il a publiquement remercié les magistrats français de l'avoir fait sortir des griffes de la dictature  [16]. Les organisations de magistrats progressistes ont conservé des rapports privilégiés avec leurs homologues grecs, célébrant notamment à Athènes le 30e anniversaire de leur organisation Magistrats européens pour la démocratie et les libertés (MEDEL) en 2015.

Une culture de résistance critique

24Cette culture critique porte naturellement les organisations de magistrats à s'opposer à une justice soumise au modèle de marché. Elles trouvent dans la jurisprudence de la Cour européenne des moyens de résister aux injonctions du nouveau management public.

25Ainsi, pour la Cour, les performances doivent être appréciées in concreto : chaque situation requiert un niveau de protection des droits différent. L'analyse de la notion de délai raisonnable montre que la CEDH n'a jamais défini de règle précise qui permettrait de savoir quel temps une juridiction devrait consacrer à un type d'affaire. De ce point de vue, la célérité n'est pas synonyme de rapidité, mais s'apparente surtout à un souci de bonne gestion du temps judiciaire [17]. Ensuite, une approche globale est nécessaire : le droit au procès équitable constitue un système complet de droits qui entrent en interaction les uns avec les autres [18].

26Dans cette perspective, certains critères, qui ne sont pas tous quantifiables, doivent être pris en compte pour apprécier la performance d'un système judiciaire : l'accès à la justice, la célérité du procès, la stabilité et la prévisibilité des jugements, la qualité de la relation entre le juge et les parties, l'intelligibilité des décisions rendues, la possibilité d'en obtenir l'exécution, l'acceptabilité sociale de la justice rendue, c'est-à-dire la légitimité de cette justice et la confiance qu'elle suscite auprès des justiciables ainsi que, d'une manière plus générale, l'indépendance et l'impartialité.

27Cela ne signifie pas que la Cour européenne est étrangère à la réflexion sur la performance judiciaire, mais l'approche est différente. Ainsi, un filtrage plus efficace des recours est parfaitement compatible avec un objectif ambitieux de garantie des droits. L'entrée en vigueur du protocole no 14 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme permet notamment à la Cour de déclarer irrecevable une requête si celle-ci est manifestement mal fondée ou abusive, ou si le requérant n'a subi aucun préjudice important. De même, la Cour de cassation française peut rejeter un pourvoi qui n'est pas fondé sur un moyen sérieux, et les Cours suprêmes espagnole et allemande peuvent prendre en compte l'intérêt des peuvent prendre en compte l'intérêt des requêtes avant de les instruire.

28De même, les organisations de magistrats trouvent un renfort dans la jurisprudence de la Cour pour l'expression d'une parole critique. Ainsi, dans l'affaire Koudechkina contre Russie[19] : la requérante, magistrate, avait été sanctionnée pour avoir critiqué publiquement la conduite de plusieurs responsables et affirmé que les pressions sur les juges étaient monnaie courante en Russie. Pour condamner la Fédération de Russie, la CEDH a jugé « que l'intéressée a sans nul doute soulevé une très importante question d'intérêt général méritant de faire l'objet d'un débat libre dans une société démocratique. (...) Même si Mme Koudechkina s'est autorisé une certaine dose d'exagération et de généralisation, la Cour juge que ses propos doivent être considérés comme un commentaire objectif sur une question revêtant une grande importance pour le public. Cette liberté de parole critique est une première condition d'un débat sur le fonctionnement du système et sa manière de produire des décisions.

29La capacité d'opposer le droit européen aux ingérences politiques a aussi été déterminante pour les juges hongrois. Dans l'affaire Baka contre Hongrie[20] le président de la Cour suprême avait été écarté de ses fonctions au moment de la réforme de celle-ci. Pour condamner la Hongrie, la Cour a jugé que ce magistrat avait été révoqué parce qu'il avait publiquement critiqué la politique gouvernementale en matière de réforme judiciaire, soulignant que la crainte d'une sanction telle que la révocation de la magistrature pouvait avoir un « effet dissuasif » sur l'exercice de la liberté d'expression et risquait de décourager les magistrats de formuler des critiques à l'encontre des institutions ou des politiques publiques.

30Les organisations de magistrats ont aussi trouvé les ressources de la solidarité et de l'expression collective pour s'opposer à des situations difficiles.

31L'indépendance constitutionnelle et culturelle des magistrats italiens leur a sans doute permis de conduire assez loin, malgré les pressions, les enquêtes de l'opération « Mains propres ». Elle leur a aussi permis de résister à la réforme de l'organisation judiciaire imposée par le gouvernement Berlusconi et au discours visant constamment à les disqualifier, jusqu'à l'outrance ; en 1992, celui-ci disait que « Pour être magistrat, il faut être un malade mental, quelqu'un d'anthropologiquement différent du reste de la race humaine »...

32De même, en 2009, les organisations de magistrats ont mené en Espagne la première grève de leur histoire. En France, le Syndicat de la magistrature a organisé dès la fin des années 1970 des grèves dont la légalité a souvent été contestée par la hiérarchie. Mais c'est une grève sans précédent, à l'appel de toutes les organisations syndicales et parfois suivie par la hiérarchie, qui est intervenue en 2011 après les déclarations populistes de Nicolas Sarkozy, imputant à la magistrature la responsabilité de l'assassinat d'une jeune femme par un détenu libéré sans avoir été suivi par un conseiller d'insertion.

L'émergence d'une diplomatie judiciaire

33Les organisations de magistrats ont obtenu une reconnaissance institutionnelle y compris dans l'espace international. L'ONU a consacré en 1985, dans les principes fondamentaux relatifs à l'indépendance des magistrats, la liberté d'expression et d'association. De même, la recommandation 2010 du Conseil de l'Europe sur les juges - indépendance, efficacité et responsabilité rappelle le droit pour les juges de créer et d'adhérer à des associations professionnelles.

34Et en se projetant dans les enjeux internationaux, ces organisations font émerger une forme de diplomatie judiciaire. Les relations internationales ne sont pas la seule chose des États. Une société internationale se construit, à laquelle les magistrats peuvent prendre part.

35Deux associations représentent les magistrats dans les instances internationales. L'Association européenne des magistrats (AEM), branche de l'organisation internationale des juges, se donne comme mission principale de sauvegarder l'indépendance du pouvoir judiciaire. L'association Magistrats européens pour la démocratie et les libertés (MEDEL) ajoute à cet objectif une volonté de démocratisation de la magistrature, l'affirmation de la liberté d'expression et du droit de se syndiquer, le droit pour les citoyens d'exercer un contrôle sur le service public de la justice, et la défense des droits des minorités.

36Un premier exemple de cette diplomatie judiciaire tient au rôle des magistrats pour inscrire dans l'espace public la question de la lutte contre la criminalité transnationale et contre les paradis fiscaux. Ainsi, en 1997, sept magistrats ont lancé l'appel de Genève : « (...) les circuits occultes empruntés par les organisations délinquantes, voire dans de nombreux cas criminelles, se développent en même temps qu'explosent les échanges financiers internationaux et que les entreprises multiplient leurs activités, ou transfèrent leurs sièges au-delà des frontières nationales. Certaines personnalités et certains partis politiques ont eux-mêmes, à diverses occasions, profité de ces circuits. Par ailleurs, les autorités politiques, tous pays confondus, se révèlent aujourd'hui incapables de s'attaquer, clairement et efficacement, à cette Europe de l'ombre (...) ».

37Les auteurs de l'appel étaient dans une dynamique de judiciarisation du politique et de politisation du judiciaire. Ils étaient fortement liés aux organisations progressistes. Edmundo Bruti Liberati et Gherardo Colombo étaient membres de Magistratura Democratica. MEDEL s'est retrouvée quelques mois après à Bruxelles, pour un important colloque sur la justice entravée[21]. Il s'agissait alors d'appuyer le Corpus juris, document élaboré par une. équipe d'universitaires pilotée par M. Delmas-Marty, visant l'unification des éléments essentiels de droit pénal et la création d'un parquet européen.

38Deuxième exemple : l'établissement d'un rapport de forces et d'influence pour contribuer à la résolution d'une crise majeure de la justice serbe. En 2009, au terme d'une procédure de renomination, un tiers des magistrats n'avaient pas retrouvé leur emploi. MEDEL a décidé d'envoyer une délégation pour faire un rapport d'audit largement diffusé à l'échelle européenne. Elle a mené une importante campagne de plaidoyer auprès des institutions européennes aux côtés de l'AEM et d'une association néerlandaise spécialisée dans les situations judiciaires de crise (la fondation Judges for Judges). Dans un contexte où la Serbie aspirait à rejoindre l'Union européenne, ces initiatives ont permis une sortie de crise en 2012 : l'ensemble des magistrats a alors été réintégré.

39Au moment où ces lignes sont écrites, les organisations de magistrats font face à un défi d'une autre ampleur en Turquie. Cette crise trouve son origine dans le contexte politique particulier de la Turquie, mais elle a des conséquences particulièrement graves sur la justice. La légitimité de l'association indépendante des magistrats (Yarsav) est contestée par le gouvernement. En 2015, des juges et des procureurs ont été arrêtés après avoir pris des décisions gênantes pour le pouvoir, concernant des faits de corruption ou de trafic d'armes vers la Syrie. Le 15 juillet 2016, au lendemain de la tentative de coup d'État, 2475 juges et procureurs turcs ont été démis de leurs fonctions. Certains d'entre eux ont été emprisonnés de manière arbitraire, sans explication ni possibilité de se défendre.

40Troisième exemple : les deux associations internationales et des syndicats nationaux se sont joints aux organisations de la société civile pour dénoncer les projets de la Commission européenne sur l'arbitrage en matière d'investissement, qui évinçaient les juges nationaux dans le cadre des négociations sur le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement.

41Cette action internationale a souvent été le précurseur d'avancées ultérieurement consacrées par les institutions. Les éléments d'un statut européen de la magistrature, défini en 1993 par MEDEL, ont en partie inspiré la Charte européenne sur le statut des juges, adoptée dans le cadre du Conseil de l'Europe, et aussi la Recommandation du Comité des ministres sur l'indépendance, l'efficacité et le rôle des juges, adoptée en 1994 et modifiée en 2012.

42MEDEL et l'AEM sont aussi associées aux travaux du Conseil consultatif des juges européens et du Conseil consultatif des procureurs) qui proposent d'importantes recommandations, encore inégalement prises en compte par les États. Elles ont un statut d'observateur à la CEPEJ.

***

43À la mondialisation économique correspond une mondialisation du droit. Cette mondialisation est parfois structurée, par exemple avec la mise en place de la Cour pénale internationale. Mais plus généralement, il s'agit d'un espace juridique non hiérarchisé, polycentrique et parfois hostile.

44L'acte de juger, par les normes qu'il impose, les valeurs sociales qu'il proclame, impose au juge de prendre une position dans la Cité politique. En rejoignant une organisation, le magistrat rompt l'isolement dans lequel les pouvoirs politiques ou économiques voudraient parfois l'enfermer. Car il ne peut être légitime en étant l'auxiliaire d'autres pouvoirs. Il ne peut l'être qu'en étant pleinement le gardien des promesses[22] inscrites au coeur des lois et conventions de sauvegarde des droits fondamentaux.

45En se regroupant dans des associations internationales, les organisations de magistrats s'assignent l'ambition de projeter à l'échelle du monde ces valeurs essentielles. Le défi est considérable. Mais le rôle de la pensée juridique et l'idéal du juriste, c'est aussi de s'arracher à la pesanteur du monde pour se projeter dans le monde tel qu'il devrait être.


Date de mise en ligne : 01/04/2019

https://doi.org/10.3917/cdlj.1603.0465

Notes

  • [1]
    Rapport 2014, exploitant les chiffres de 2012.
  • [2]
    Cependant, la question carcérale se pose avec moins d'acuité qu'en Russie ou aux États-Unis, qui comptent respectivement 467 et 730 détenus pour 100 000 habitants.
  • [3]
    Engel, F., Pallez, F., « Le jugement et la norme. L'évaluation de la charge de travail des magistrats dans les Tribunaux de grande instance », Cahiers de recherche du Centre de gestion scientifique, no 14, nov. 1997.
  • [4]
    Garapon, A., La raison du moindre État, Odile Jacob, 2010, p. 55 et 56.
  • [5]
    Fortier, V., « L'application de la norme ISO 9001 à l'activité judiciaire », in : La qualité de la justice, La Documentation française, 2002.
  • [6]
    Ministère de la Justice, Chiffres clés de la justice 2015.
  • [7]
    A. Supiot, La gouvernance par les nombres, Cours au collège de France, Fayard, 2015
  • [8]
    Commission européenne, The 2016 EU Justice Scoreboard, Com (2016) 199 final.
  • [9]
    Vigour C., « L'introduction d'une rationalité managériale comme euphémisation des enjeux politiques », in : Droit et société, 64-65/2006.
  • [10]
    Le tribunal espagnol est une unité composée d'un magistrat (de trois ou quatre en appel) et d'un greffe.
  • [11]
    Intervention du président du tribunal municipal d'Odintsovo à la réunion plénière de la CEPEJ du 9 déc. 2009.
  • [12]
    Vauchez A, Willemez L., La justice face à ses réformateurs, Puf, 2007.
  • [13]
    Sur l'ancrage historique des associations progressistes, voir MEDEL, La justice, une force pour la démocratie, éditions du Syndicat du ministère public portugais, 2008
  • [14]
    Le MFA était un mouvement d'officiers opposé au régime de Salazar.
  • [15]
    J. de Codt, Les décodeurs, RTBF, 15 mai 2016.
  • [16]
    P. Lyon-Caen, l'affaire Z, in Syndicat de la magistrature, Les mauvais jours finiront, p. 127. La Fabrique, 2012.
  • [17]
    Calvez, F., Analyse des délais judiciaires dans les États membres du Conseil de l'Europe à partir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, CEPEJ, 2006
  • [18]
    Pham, C., « La CEDH, fil directeur pour la recherche de normes de qualité de la justice », in : Evaluer la justice, PUF, 2002.
  • [19]
    CEDH, 26 févr. 2009, requête no 29492/05, AJDA 2009. 872, chron. J.-F. Flauss.
  • [20]
    CEDH, (grande chambre), 17 juin 2015, requête no 20261/12.
  • [21]
    Paris-Ficarelli N. Magistrats en réseau contre la criminalité organisée, préface de Renaud Van Ruymbeke, Presses universitaires de Strasbourg, 2008.
  • [22]
    Garapon A. Le gardien des promesses, Odile Jacob, 1996.

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