LEGICOM 2007/4 N° 40

Couverture de LEGI_040

Article de revue

Intervention de Christian Paul

Pages 49 à 53

1 Si aujourd’hui la convergence juridique fait question, c’est bien parce que la convergence numérique (qui était, comme l’a dit Isabelle Falque-Pierrotin tout à l’heure, une utopie technologique il y a 10 ou 15 ans, mais déjà présente dans nos débats) devient vraiment une expérience concrète pour les années 2000. Et c’est vrai que nous sortons progressivement de l’âge des médias classiques qui survivent, Marc Tessier l’a rappelé tout à l’heure, plus ou moins difficilement pour les uns et pour les autres. Nous entrons dans un « écosystème informationnel » (j’emprunte volontiers cette formule à Joël de Rosnay), une infosphère dotée d’un potentiel immense, qui réclame des règles du jeu vraiment adaptées à ces temps nouveaux.

2 Alors, je voudrais en quelques mots, parce que ça a été déjà très fortement et très bien défriché et déchiffré, revenir sur ces mutations qui sont à l’œuvre dans la société de l’information. On ne peut pas vraiment proposer sans au préalable faire ensemble le bon diagnostic.

3 La convergence juridique n’est pas une idée totalement nouvelle. Elle était déjà entrevue dans le rapport Nora-Minc il y a 30 ans. Elle était en marche dans les années 1990. Mais sans doute beaucoup avaient sous-estimé, parfois à leurs dépens, les durées nécessaires à la création de nouveaux services, au déploiement des réseaux à haut débit, et surtout le délai indispensable à l’acclimatation des nouveaux usages dans la société. On a connu un certain nombre de grands désastres industriels qui ont suivi la fusion d’AOL et de Time Warner, ou des investissements tout à fait prématurés, par exemple de la part de Vivendi. Cela illustre au fond le décalage entre le temps de la technologie et le temps de la société. 10 ans plus tard, la convergence numérique devient réalité. Toutes les données numériques peuvent être transportées sur tous les réseaux et à destination de n’importe quel terminal. Paul Champsaur a évoqué bien sûr le rôle qu’ont joué les réseaux à haut, voire très haut débit dans ces évolutions. Dans la vie quotidienne, et au fond c’est ce qui est important, la fusion devient possible, à portée de main pour les terminaux, sorte d’objet unique, peut être encore un peu mythique, qui prendront place progressivement dans notre vie quotidienne. Les terminaux actuels fusionnent : le téléphone, la télévision, l’ordinateur, la chaîne-hifi, ou d’autres objets plus récents comme l’assistant personnel et le baladeur numérique. Ce phénomène, je voudrais insister, a un certain nombre d’impacts. Certains ont été évoqués ce matin, d’autres peut être moins. Le premier impact bien sûr, celui-là est évident, c’est le décloisonnement. La fin de cette longue histoire qui liait un support à un contenu (cela valait pour le journal, pour le film ou pour la cassette analogique) est programmée.

4 Il y a sûrement un deuxième impact dont on a peut être un peu moins parlé, même s’il était sous-jacent dans la plupart des interventions, c’est celui de la fin programmée de la rareté, qui est l’un des apports essentiels de la civilisation numérique. D’une part, la copie des contenus en nombre illimité ne crée plus de coût supplémentaire. C’est là une révolution pour les créateurs et pour les distributeurs de contenu. D’autre part la rareté des fréquences, qui était et qui reste la contrainte majeure des médias hertziens avant la numérisation, est aujourd’hui à revisiter. Non pas que cette rareté disparaisse totalement – on voit arriver bien sûr les demandes de haut débit liées à la mobilité, qui provoque un nouveau besoin de fréquences –, mais internet devient véritablement le média qui permet de passer de la rareté à l’abondance. Cela a, sur le droit et sur la régulation, des conséquences qui sont tout à fait considérables. Je prendrai simplement un exemple, qui est en débat et qui va le rester pendant encore quelques temps : le statut des télévisions en particulier associatives, accessibles exclusivement sur le Net.

5 Quand on parle de télévisions sur IP, bien sûr c’est la volonté des grands opérateurs audiovisuels d’aller sur ce média, mais c’est aussi l’éclosion d’un très grand nombre de nouveaux médias. Je ne crois pas que l’on puisse appliquer la régulation des grands médias hertziens même modernisés à la télévision sur IP qui, c’est vrai, utilise, mobilise toute la liberté et la puissance de l’internet. Je crois qu’on ne peut pas simplement accorder au CSA, par exemple, un droit de suite sur l’internet à l’égard de ces nouveaux médias. Et nous sommes peut être à la veille d’une explosion de ces médias souples, locaux, thématiques qu’ils soient en flux ou à la demande. Et puisque nous sommes à la veille de grandes échéances démocratiques l’année prochaine, c’est vrai que sans doute pour la première fois, nous verrons dans cette période un certain nombre de médias, qui se déploieront sur l’internet, qui s’y déploient d’ailleurs déjà et qui, au fond, remplaceront pour beaucoup de nos concitoyens la consommation télévisuelle traditionnelle et ne seront pas dans l’orbite du CSA, de sa régulation et du droit en vigueur. Autre conséquence évidente qui a été parfaitement décrite avant moi : l’interactivité.

6 Les médias traditionnels étaient descendants, le web est totalement interactif et le citoyen est de plus en plus consommateur, de plus en plus contributeur, et aussi de plus en plus régulateur, vous l’avez dit, c’est la marque du Web 2.0 et sans doute encore plus du Web 3.0 dont on commence à parler. Troisième impact évident, c’est l’interopérabilité, qui vise à rendre fluide le passage d’un support, d’un canal ou d’un lecteur à l’autre, quel que soit le réseau. Ceci impose que des systèmes informatiques jalousement préservés par leurs propriétaires apprennent à dialoguer entre eux. Ils doivent eux aussi renoncer à la verticalité, qui était dans l’économie des médias une règle très prégnante. Nous avons, vous l’avez rappelé, tenté au Parlement d’inscrire ce principe dans la loi. C’est vrai que Apple a toussé, puisque Apple au fond construit à l’échelle du monde un nouveau média de distribution de la culture, qui va de la plate-forme de vente de musique en ligne jusqu’à l’ordinateur ou au baladeur qui est dans la poche de beaucoup de Français et d’Européens. Apple a toussé, la France a reculé. Mais je crois que nous avons à cette occasion mis le pied dans la porte pour défendre ce principe d’interopérabilité.

7 Parmi les conséquences bien sûr les plus évidentes de la convergence, il y a la mobilité et le nomadisme. Il y a surtout l’apparition de nouveaux modèles économiques et de nouveaux acteurs. Et, au clivage, qu’on a bien connu dans le débat sur l’audiovisuel depuis 30 ans entre le public et le privé, se superpose le clivage d’une nouvelle compétition entre le gratuit et le payant. C’est vrai bien sûr avec les échanges de peer to peer, c’est vrai aussi qu’au moment où la vidéo à la demande décolle, des sites gratuits comme You Tube consultés par des centaines de millions de personnes sur la planète, des sites gratuits rendent possibles le partage gratuit de vidéos libres de droit à l’échelle mondiale. De la même façon, dans l’univers des médias et des contenus, font irruption les grands opérateurs de téléphonie que la voie sur IP prive de la rémunération du téléphone fixe et qui donc vont chercher dans une nouvelle activité dans le domaine des médias de nouvelles ressources. Les géants informationnels, Google, Yahoo, Microsoft, Apple, chacun à sa manière crée une nouvelle chaîne de valeur avec parfois des modèles gratuits, c’est-à-dire le plus souvent fondée sur la publicité, ou des modèles payants. Cette intégration verticale, cette convergence des acteurs économiques provoque une confusion des métiers, qui ne rend pas facile la tâche du juriste.

8 Ainsi, la prophétie de la fin de la télévision est aujourd’hui installée dans le débat public. Je renvoie à un excellent petit livre de Jean-Louis Missika publié au début de cette année. Et même si la fin de la télévision n’est pas pour demain, il est clair qu’internet devient le média dominant comme l’était encore il y a peu la télévision. À cette prophétie, le Parlement en débat actuellement, répond la recherche de la télévision du futur avec la télévision en mobile personnel et la télévision à haute définition. Je crois, au fond, que les principes que nous défendions à l’âge des médias classiques, nous devons les retrouver pour les défendre, sans doute en les adaptant, à l’âge des médias de l’internet. C’est une constante dans la société de l’information, quelles que soient les mutations économiques les plus radicales, quelles que soient les innovations technologiques les plus ravageuses, de devoir réaffirmer des principes, ceux de la République. Il y a trois enjeux essentiellement : un enjeu culturel, la diversité contre la concentration ; un enjeu politique, au nom des libertés, le pluralisme contre la confiscation, la liberté d’expression bien sûr, pilier de la loi de 1881 ; et puis des enjeux technologiques, techniques ou juridiques, autour de la neutralité, de l’interopérabilité et de la responsabilité.

9 Après ce diagnostic volontairement impressionniste, je voudrais également tenter de répondre à la question : faut-il et surtout comment réguler cet écosystème numérique, si l’on ne souhaite pas aboutir à une situation de dérégulation totale ? Faut-il décloisonner les droits en présence ou homogénéiser les règles ? Au fond, c’est la question que pose très clairement le rapport qu’ont produit Pierre Zémor et son groupe de travail, qui sera un jalon tout à fait important comme l’a été votre rapport de 1998. Comment combiner l’application de textes extrêmement disparates et faut-il aller vers un droit spécifique ? Les questions sont claires : faut-il codifier le droit de la communication ? faut-il un droit spécifique ? et faut-il un ou plusieurs régulateurs ? Si les questions sont claires, dans un domaine comme celui-là, les réponses le sont moins. J’y contribuerai pour ma part à travers quatre ou cinq réflexions.

10 En premier se pose la question de la neutralité technologique, qu’évoquait en particulier Paul Champsaur ce matin. Est-ce une bonne idée au fond ? La loi de 1986 différenciait parmi la communication publique la radio et la télévision d’une part, d’autre part les autres services de communication. La loi de 2004 rendait le CSA compétent, quel que soit le support pour la radio et la télévision. Et c’est ainsi qu’a progressé ce principe de neutralité des technologies qui postule que les règles et le régulateur sont les mêmes pour le même contenu, quel que soit le mode de diffusion. La neutralité ainsi entendue est l’antichambre d’un droit spécifique pour la communication. Je trouve tout à fait intéressant qu’on étende la directive Télévision sans frontières à la vidéo à la demande. Ce n’est pas choquant, s’il s’agit par exemple que ces nouveaux services contribuent activement à soutenir la création audiovisuelle et cinématographique. Mais à l’expérience, la neutralité technologique mécaniquement appliquée peut s’avérer parfois une fausse bonne idée. Oui, sans doute, le droit doit se structurer autour de quelques principes fondamentaux qui sont neutres par rapport aux techniques, je les ai rappelés à l’instant, mais il faut aussi veiller à ne pas figer des situations mouvantes avec, en quelque sorte, un prêt-à-porter juridique, qui serait très vite dépassé. Pas plus qu’hier, je ne suis favorable à ce que le contrôle du CSA sur les nouveaux médias et les contenus audiovisuels qui se déploient aujourd’hui sur le Net, soit systématiquement renforcé. Il faut laisser d’abord la place et le temps à l’innovation et je crois également que le juge a dans ces domaines toute sa place, qu’il s’agisse de la garantie des libertés, du droit de la concurrence ou du droit des consommateurs. Je plaide plutôt pour que l’on soit mesuré dans l’extension de régulations qui seront inventées structurellement pour d’autres périodes, notamment compris des périodes de rareté. Je souhaite que l’on soit extrêmement prudent dans l’extension de ces régulations à ce nouveau système informationnel.

11 Deuxième question, souvent évoquée avec Mme Falque-Pierrotin : est-ce que, au fond, cette période crée un vide ou un vertige juridique ? Dans la réalité pratique aujourd’hui, la convergence, c’est aussi la fusion et la confusion des médias. C’est l’apparition, nous l’avons tous dit, de nouveaux médias, qui bousculent les frontières reconnues. C’est vrai que, de plus en plus, des questions de qualification sont évidemment posées, Marc Tessier l’a rappelé. Comment qualifier des podcasts visibles sur le site d’un grand journal ? Où commence la télévision ? À quoi a-t-on affaire quand un éditorialiste délivre, sur le mode filmé, un contenu hebdomadaire sur son blog lui-même hébergé par un hebdomadaire ? Où commence l’application du droit de la presse et du droit des médias ? Quand un blogueur bénévole, à forte audience, est lu par des dizaines de milliers de lecteurs chaque semaine, devient-il un journaliste ? Et quand il intègre des extraits issus des sites internet de la presse de référence, où s’arrête sa liberté ? Je sais comme vous que le droit français n’est pas totalement dépourvu face à ces situations. Il n’y a pas de vide, et vous l’avez rappelé très clairement depuis notre rapport de 1998. C’est vrai que jusqu’ici et depuis une dizaine d’années, il a été considéré en France que le droit existant, au prix de quelques adaptations, répondait aux besoins constatés. Mais pour l’avenir ? Est-ce aussi clair ?

12 Là commence le vertige. Les débats récents sur la loi relative aux droits d’auteur montrent bien que les colonnes du temple sont très fragiles et que le droit ne saurait se borner à préserver l’ordre ancien, de manière d’ailleurs très inefficace en cette matière. Dans d’autres domaines, il faudra renoncer à transposer simplement la régulation des médias classiques, et il faudra de façon plus créative inventer de nouvelles règles. Je le crois en particulier pour la télévision sur IP. Pour le reste, c’est vrai, la sédimentation des textes rend notre droit illisible. L’enjeu de la codification serait bien de décloisonner, de simplifier, de rapprocher, pas forcément de fusionner ces droits. Les régulateurs sont condamnés à coopérer ou, non pas à disparaître, mais à fusionner. Pour ma part, je veux le dire ce matin, j’adhère plus à l’objectif de codification et d’adaptation du droit, qu’à celle de fusion des régulateurs. Elle ne relève pas à mes yeux d’une priorité politique de même rang, parce que tout simplement le fond du droit importe davantage que le mécano institutionnel, même si j’ai apprécié la description très précise du modèle britannique. Ceci ne dispense personne de coopérer ou de préciser les périmètres des compétences de chacun. Qu’un régulateur des contenus soit chargé de l’organisation du pluralisme éditorial reste nécessaire, et ce n’est pas qu’une affaire de concentration. Qu’un régulateur des réseaux, secteur économique majeur, aborde l’ensemble de ces questions, et notamment celles liées aux fréquences, paraît indispensable. Cette distinction peut rester tout à fait acceptable si les compétences sont clarifiées et si les coopérations sont effectives. Pour l’avenir, nous avons donc le choix entre clarifier et fusionner. Si la coopération ne suffisait pas pour traiter les défis très nombreux et très lourds qui sont devant nous, les rapprochements qui ont été proposés en 2005 par la commission présidée par Alain Lancelot, me paraîtraient réclamer une attention soutenue, surtout si les doctrines des autorités de régulation venaient à diverger sur des questions essentielles.

13 Alors en conclusion, je voudrais terminer, là où Isabelle Falque-Pierrotin avait commencé, c’est-à-dire par la prospective. Tout au long de cette journée, nous allons, vous allez parler de convergence. Or, d’ores et déjà le débat nous porte vers la méta-convergence. La convergence, c’est l’addition autour du standard numérique, de l’informatique, des télécommunications et de l’audiovisuel. Mais déjà émerge la perspective de la méta-convergence qui conjuguerait, en plus de ces technologies de l’information, les nanotechnologies c’est-à-dire les sciences physiques, les biotechnologies – les sciences du vivant –, et les sciences cognitives. Ce sera un nouveau défi pour l’humanité, et donc aussi pour le Conseil d’État dans quelques années, avec des applications qui sortiront peu à peu de la fiction, avec des interfaces homme-machine implantés dans le corps. Ces évolutions concerneront aussi les questions que nous évoquons ce matin, avec un futur qui donnera une large place à des technologies omniprésentes, envahissantes et, souhaitons le, maîtrisées. Je reprends, moi aussi en cela le produit des travaux des Entretiens des civilisations numériques (Ci’Num), auxquels nous avons participé ensemble il y a peu. On parle de convergence, mais on est déjà en quelque sorte dans la méta-convergence. Cette méta-convergence technologique réclame aussi de commencer à parler d’une méta-convergence juridique. Je renvoie là à une communication très stimulante faite par Philippe Lemoine à la CNIL en janvier 2006. Méta-convergence juridique, fondée sur l’application transversale des mêmes principes, c’est-à-dire les principes garantissant les libertés, ces principes qu’il a fallu réactiver fortement et adapter depuis l’apparition de l’informatique. J’espère que nous pouvons ce matin nous donner rendez-vous, avant 10 ans, pour en débattre.

14 Dernière réflexion, en conclusion là encore, je sais bien, les juristes qui sont ici le savent encore mieux que moi : faire le droit dans la société de l’information sera pendant longtemps un exercice très exigeant et très difficile. La principale leçon que je retire de ces 10 dernières années, y compris autour de cette question de la convergence, ce propos peut s’appliquer à la méta-convergence, c’est que les mutations annoncées se réalisent, souvent moins vite que prévu, mais beaucoup plus radicalement que ne le prévoyaient les efforts de prospective. Pour le juriste, comme pour le législateur, c’est un défi excitant et redoutable.


Date de mise en ligne : 21/03/2014

https://doi.org/10.3917/legi.040.0049

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