Notes
-
[1]
Financé par l’ADEME (Agence de la Transition Écologique) dans le cadre du programme Infrastructures de Transport, Territoires, Écosystèmes et Paysages (ITTECOP). Voir https://ittecop.fr/
-
[2]
Ministère de la Transition écologique, Guide relatif à l’élaboration des études d’impacts des projets de parcs éoliens terrestres, Paris, 2020.
-
[3]
Note Autorité Environnementale, « Zones d’aménagement concerté (ZAC) et autres projets d’aménagements urbains », n° dossier Ae : 2019-N-07.
-
[4]
C. Vincent, N. Frascaria, « L’écologie dans les études d’impact, une position ambivalente entre problème et solution », RJEnuméro spécial 2023, p. 123.
-
[5]
Voir le rapport final de la recherche PEGASE, et la contribution d’A. Farinetti dans ce numéro, p. 245.
Introduction
1 Les Plans, Programmes et Projets d’Aménagement (PPP) matérialisent la relation que la société noue avec la nature par l’aménagement de l’espace. Face à l’urgence écologique, cette interaction complexe génère de nombreux défis et enjeux (Blatrix et al., 2021), qui sont liés à la transformation des paysages et des processus socio-écologiques sous-jacents à ces territoires. Au cœur de cette dynamique, les politiques paysagères et écologiques ont émergé pour façonner et réguler ces relations, en tenant compte des dimensions sociales et environnementales.
2 Historiquement, le paysage était appréhendé par les défenseurs de l’esthétique et du pittoresque, visant à le patrimonialiser en figeant ses formes, notamment pour des sites considérés comme exceptionnels (lois de 1906 et 1930, ZPPAUP-AVAP). Par la suite, le paysage, considéré pour lui-même, est devenu un objet de l’aménagement du territoire (loi PNR de 1967, loi Paysage de 1993, loi SRU, CEP), où il doit être géré, maîtrisé et régulé (Davodeau, 2021). Ainsi, deux approches de la gestion des paysages coexistent dans les politiques publiques : une approche visant à figer des paysages patrimoniaux et une approche visant à gérer des paysages ordinaires du quotidien. Nous adoptons ici la définition officielle sur le paysage telle que définie par la Convention européenne sur le paysage en 2000, ratifiée par la France en 2004, faisant l’objet de l’article L. 350-1 du Code de l’environnement : le paysage est « une partie du territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations dynamiques ». En d’autres termes, cette conception englobe à la fois les éléments concrets et physiques de l’espace ainsi que les perceptions et les liens que les populations entretiennent avec leurs territoires.
3 Parallèlement, au début du 20èmesiècle, les politiques écologiques ont émergé avec pour priorité la protection des espèces en danger d’extinction ou vulnérables (la liste rouge mondiale des espèces menacées établies par le Comité français de l’UICN). Puis, une transition s’est opérée en mettant l’accent sur la préservation de leurs habitats (Natura 2000, réserves régionales, etc.) et, plus récemment encore, sur la prise en considération des réseaux écologiques (trames vertes et bleues) et des fonctions qu’ils remplissent (Franchomme, Bonnin et Hinnewinkel, 2013). Bien que le cadre réglementaire ait été largement influencé par les principes naturalistes, il est également façonné par les évolutions observées dans les politiques publiques en matière d’environnement, qui accordent une attention croissante au fonctionnement systémique de la biodiversité (Berté, 2022).
4 Dans ce contexte réglementaire, l’Évaluation Environnementale (EE), initiée par la loi relative à la protection de la nature de 1976, joue un rôle essentiel en examinant et en encadrant l’impact des PPP sur l’environnement. L’EE vise à prévenir les effets imprévus et indésirables des projets en garantissant leur conformité aux impératifs environnementaux dès leur conception, plutôt que de les constater a posteriori.
5 Notre propos s’engage dans une réflexion sur la place et le dialogue entre la notion de paysage et l’écologie au sein de ce dispositif complexe. Il explore comment les PPP, les politiques paysagères et écologiques, ainsi que l’EE, interagissent pour façonner nos territoires, influencer notre relation à la nature et promouvoir la durabilité à l’intersection de ces dimensions. En examinant ces questions, nous contribuons à mieux comprendre les dynamiques sous-jacentes qui guident l’aménagement de nos environnements et les implications pour notre avenir commun.
6 Cette recherche s’inscrit dans le cadre du projet de recherche PEGASE, porté par Cécile Blatrix et Nathalie Frascaria-Lacoste [1]. Elle se concentre sur l’analyse de la trajectoire de la production des avis MRAe (Missions Régionales d’Autorité Environnementale) dans la région des Pays de la Loire, sur la période 2020-2022. Nous nous penchons spécifiquement sur les avis émis pour les projets suivants : le Schéma de Cohérence Territoriale (SCoT) dans le Pays de Mortagne (département de la Vendée, 85) ; le Plan Local d’Urbanisme intercommunal (PLUi) de Saint-Hilaire de Riez (département de la Vendée, 85) ; un projet d’extension urbaine, le Lotissement de Bouchemaine (département du Maine-et-Loire, 49) ; un projet éolien à Longuenée-en-Anjou (département du Maine-et-Loire, 49).
7 Pour mener à bien cette étude, nous avons réalisé une série d’une quinzaine d’entretiens semi-directifs avec divers acteurs impliqués dans ces projets. Cela inclut les maîtres d’ouvrage, les maîtres d’œuvre, les bureaux d’études, ainsi que les représentants de la DREAL (Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement), de la DDT (Direction Départementale des Territoires) et des associations environnementales.
I. Le droit et les notions de paysage et d’écologie dans l’évaluation environnementale
1. Obligation d’une prise en compte de la biodiversité dans l’évaluation environnementale
8 En premier lieu, il convient de noter que le domaine juridique impose une obligation de prise en considération de la biodiversité dans l’EE, à travers un ensemble de dispositions. Nous mettons en avant trois dispositions majeures dans ce contexte :
- La loi relative à la protection de la nature de 1976, qui a marqué l’émergence de l’Étude d’Impact (EI) et de la séquence ERC (Éviter, Réduire, Compenser) ;
- Les lois Grenelle, qui ont apporté des modifications significatives en révisant les listes d’espèces protégées, en établissant des méthodes de mesures écologiques et en mettant en place le concept de Trame Verte et Bleue (TVB). L’article 23 de la loi Grenelle de 2009 stipule notamment que lorsque l’unique solution est la réalisation d’un projet ou d’un programme susceptible de nuire à la biodiversité, des mesures de compensation proportionnées aux impacts sur les continuités écologiques définies dans le cadre de la TVB doivent être rendues obligatoires ;
- La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages de 2016, qui a introduit le concept d’équivalence écologique. Elle précise que les mesures de compensation visant à compenser les atteintes prévues ou prévisibles à la biodiversité résultant de la réalisation de projets, de travaux, d’ouvrages, d’activités, ou de documents de planification doivent respecter cette équivalence écologique. Ces mesures de compensation sont prévues au 2° du II de l’article L. 110-1 C. env. et sont rendues obligatoires par des textes législatifs ou réglementaires.
2. Articulation plus ténue entre paysage et évaluation environnementale
9 En revanche, le lien entre le paysage et l’EE est moins prononcé dans le cadre juridique. Il convient de noter que la loi n° 93-24 relative à la protection et à la mise en valeur des paysages a apporté certaines modifications aux dispositions législatives concernant les enquêtes publiques. Celles-ci concernaient principalement le statut des commissaires enquêteurs, leur maîtrise du déroulement de l’enquête, la volonté d’impliquer davantage la population (Colson, 1993). Toutefois, comme le met en évidence Gélinas (2013) par une analyse croisée de plusieurs terrains au Québec et en Europe, la prise en compte de la notion de paysage dans le processus d’évaluation environnementale demeure limitée de la part des acteurs de l’aménagement.
10 Pourtant, il est important de souligner que la ratification par la France de la Convention européenne sur le paysage impose à l’État l’obligation de reconnaître légalement « le paysage en tant que composante essentielle du cadre de vie des populations, expression de la diversité de leur patrimoine commun culturel et naturel, et fondement de leur identité » (Convention du Conseil de l’Europe sur le paysage, Série des traités européens n° 176). Cette reconnaissance entraîne également l’obligation de définir et de mettre en œuvre des politiques du paysage visant à sa protection, sa gestion et son aménagement.
11 Malgré cette obligation légale, l’articulation entre le paysage et le droit reste faible, bien que, comme le soulignent certains auteurs, notamment H. Davodeau (2021), la société civile invoque régulièrement des arguments liés au paysage pour contester des projets d’aménagement.
12 Si la notion de paysage apparaît peu dans le droit au regard de l’EE, elle est toutefois traitée par l’administration à travers l’élaboration de guides méthodologiques. Par exemple, le paysage fait l’objet du Guide relatif à l’élaboration des études d’impacts des projets de parcs éoliens terrestres [2]pour accompagner l’analyse des enjeux paysagers autour de la problématique éolienne.
II. Le paysage, cantonné au champ esthétique, parfois instrumentalisé ou tout simplement évincé
1. Une mobilisation du paysage au prisme des sites exceptionnels
13 Si, de manière générale, la dimension paysagère semble peu traitée dans la production des avis des MRAe, elle est clairement identifiée et prise en compte lorsque les projets, plans et programmes s’inscrivent dans les sites exceptionnels faisant l’objet de protections environnementales particulières (sites classés et inscrits, site UNESCO, etc.). Elle est alors qualifiée au regard de l’impact visuel que pourrait engendrer un projet d’aménagement dans des sites exceptionnels.
« Il y a vraiment des dossiers traitant du paysage quand c’est UNESCO. Ça fait vraiment un vrai un argument, au même titre que la biodiversité. » (chargé de mission DREAL Ae)
14 Le service d’appui à la MRAe au sein de la DREAL mobilise le service compétent sur la question paysagère en DREAL, le service des sites et paysages, qui est essentiellement sollicité sur la protection des sites inscrits/classés.
« Au sein de la DREAL il y a un service ressources natures et paysages avec une division qui comporte plusieurs inspecteurs des sites et paysages qui rendent essentiellement des avis sur les projets des sites et paysages et concentrent leurs actions sur les communes et documents concernés par les sites classés et inscrits. (…) » (chargé de mission DREAL Ae)
2. Le cas particulier de la prise en compte paysagère par l’enjeu éolien
15 Hormis les effets éventuels sur les sites exceptionnels, le paysage reçoit peu d’attention en termes de traitement, sauf dans quelques situations particulières, tel que le montre le cas des projets éoliens. En effet, sur ce type de projets une dimension paysagère est clairement définie et prise en compte dans les Études d’Impact (EI) ainsi que dans les avis de la MRAe. De plus, le guide méthodologique qui oriente la rédaction des EI stipule que celles-ci doivent avoir la capacité de :
« Recenser et hiérarchiser les valeurs portées aux paysages et les sensibilités patrimoniales et paysagères induites vis-à-vis de l’éolien ; » et que « [l]a démarche doit viser à construire un regard partagé sur le devenir des paysages concernés par le projet. »
16 Nous pourrions avancer l’hypothèse que cette attention spécifique accordée au paysage dans les Études d’Impact est en corrélation avec le grand nombre de recours déposés : en effet, 80 % des projets éoliens font l’objet de recours. Cependant, il y a un sentiment de malaise à aborder la question du paysage :
« Donc ce qu’on remarque alors en matière de paysage pour les projets éoliens c’est très subjectif, c’est vraiment très subjectif et c’est laissé complètement à l’appréciation de la personne qui regarde le dossier et sa sensibilité personnelle au motif éolien. C’est donc très dur à retranscrire dans un avis. » (chargé de mission DREAL)
17 La dimension paysagère est alors principalement explorée du point de vue de son aspect physique et visuel, aussi bien dans les Études d’Impact que dans les avis de la MRAe.
« J’essaie de rester un peu objectif et ça passe par l’analyse de la présentation du dossier, le nombre de photomontages, le choix des lieux de prise de photographie et de photomontages. Est-ce que le porteur de projet a tendance à minimiser les enjeux ou en choisissant des lieux qui sont de toute façon ignorés ou trop cachés pour qu’on voie vraiment quelque chose. Les impacts cumulés avec les autres projets et le lien autour. » (chargé de mission DREAL)
18 Ainsi, dans l’avis de la MRAe rendu sur le parc éolien de Longuenée PDL-2019-3935, il est fait mention après l’examen des photomontages figurant dans le dossier sur la question des paysages : « Les incidences du projet s’avèrent in fine globalement faibles sur le patrimoine, fortes depuis certains éléments paysagers comme la forêt de Longuenée depuis la RD73, et fortes depuis l’accès de certains hameaux ».
3. Une focalisation sur la matérialité du paysage par la réduction de l’impact paysager
19 À la lecture des cas de figure précédents, la question du paysage est ainsi abordée dans les Études d’Impact et les avis principalement mais essentiellement du point de vue de la réduction de l’impact visuel du projet d’aménagement sur l’espace.
« L’autre point sur le paysage c’est que très souvent, les EI, puis les avis là-dessus, ne corrigent pas le tir. Le paysage, c’est quoi ? Est-ce qu’on voit ? Est-ce qu’on ne voit pas ? Et en gros c’est camouflage ou pas camouflage. C’est l’éloge du merlon et de la grille. » (membre associé MRAe)
20 D’ailleurs, la note 2019-N-07 [3]de l’Ae, relative aux ZAC concernant particulièrement le paysage, est bien critique et constate que la prise en compte de l’enjeu paysager se cantonne souvent à une atténuation superficielle des impacts, le plus souvent via un masque végétal, alors qu’un traitement plus profond de la question complexe de l’intégration paysagère serait attendu.
21 Ainsi dans le projet de lotissement à Bouchemaine, le projet se sert des haies déjà existantes à cette fin, et présente un certain nombre de vues sur la vallée de la Loire qui témoignent d’une réflexion quant à l’intégration paysagère. La MRAe relève toutefois, dans son premier avis, que cet aspect aurait encore pu être amélioré, en montrant que le projet n’altère pas la valeur universelle exceptionnelle (VUE) du Val de Loire, site inscrit au patrimoine de l’UNESCO. Des éléments convaincants ont été apportés dans le mémoire en réponse, selon la MRAe dans son second avis. Même si, de fait, les haies existantes serviront de masque visuel, le choix de conserver ces haies a obligé le maître d’ouvrage à réfléchir l’intégration paysagère au-delà de la question de l’atténuation visuelle, ce qui semble conforme à l’état d’esprit de la note.
22 La dimension culturelle et sociale reçoit un faible niveau d’attention dans les EI, en dépit des recommandations du guide méthodologique de l’État. Selon les chargés de mission de la DREAL, la dimension sociale du paysage trouverait sa place par le dispositif de l’enquête publique avec le recueil des avis de la population.
4. Une autorité environnementale éprouvant des difficultés dans le traitement des paysages du quotidien
23 Si le paysage est pris en compte de manière significative sur les sites dits exceptionnels et dans les projets éoliens, il apparaît bien souvent peu traité dans les projets d’aménagement plus classiques.
« (L’enjeu éolien) c’est l’arbre qui cache la forêt (…) les autres problématiques semblent ne pas représenter d’impact paysage parce qu’aujourd’hui le paysage est dégradé par des sommes de transformations mineures. (…) la dégradation du paysage est le produit de la somme d’effets non notables, de petits effets, réguliers, qui sont censés passer sous les radars du prisme “est-ce que c’est un effet notable ?” » (membre associé MRAe)
24 Plusieurs facteurs peuvent être identifiés pour expliquer cette lacune. Première hypothèse, le service des sites et paysages est peu mobilisé sur les paysages dits ordinaires qui relèvent du cadre de vie en général.
« (Dans la production de l’avis) [l]e service en question est un peu plus en retrait et n’est concerné que par ses sites classés. (…) On n’a pas l’impression qu’il y ait grand-chose qui se dit sur ce qui est plus ordinaire, malheureusement » (chargé de mission DREAL)
25 Deuxième hypothèse, le traitement du paysage dans l’évaluation environnementale suscite un sentiment de malaise par un manque de connaissance sur les questions paysagères chez les chargés de mission, possiblement en raison de leur parcours professionnel antérieur.
« Nous, on est par définition des chargés de missions pluridisciplinaires un peu généralistes, donc on n’est pas forcément expert de tous ces sujets-là. Je ne vous le cache pas, on est moins à l’aise en termes d’interventions, c’est lié à notre structuration et puis lié à des difficultés de mobiliser des avis en interne sur ces aspects paysages. » (chargé de mission DREAL)
26 La polysémie et la complexité inhérentes à la notion de paysage constitueraient une troisième hypothèse :
« Et on voit bien que le paysage ça dérange tout le monde. C’est une vraie approche de l’aménagement du territoire, de rentrer par le paysage, qui n’est pas innée puisque dans pratiquement aucune formation, quel que soit le cursus, on ne parle de paysage. Mais que ceux qui se spécialisent dans le paysage, à un moment donné, ont une ouverture culturelle pour pouvoir approcher un aménagement, une planification du territoire avec l’aspect paysager. (…) Personne ne voit (cette approche) et il n’y a que ceux qui ont été formés au paysage qui perçoivent cette portée-là. (…) Il y a un gros travail à faire si on veut vraiment rentrer l’entrée “paysage/aménagement” dans la culture et donc dans la rédaction de l’avis. » (FNE Pays de la Loire)
« Mais, une fois de plus, si les instructeurs ne sont pas compétents, et si mes collègues ne le sont pas non plus tout le temps, on reviendra dans la zone de confort si on a des cônes de vues, des vues lointaines, si c’est camouflé, ou pas camouflé » (membre associé MRAe)
27 La subjectivité du paysage apparaît au cœur du problème, avec l’aveu de la difficulté à saisir la dimension sociale du paysage dans la rédaction de l’avis des MRAe.
« Après je trouve que c’est très difficile d’aller au-delà sur l’aspect paysager sans ces données vraiment objectives. Parce que moi, personnellement, le motif éolien ne me dérange pas, mais je me mets à la place d’une personne qui va l’avoir tous les jours sous les yeux, ce n’est pas la même sensibilité, ce n’est pas la même approche. » (chargé de mission DREAL)
28 Même si la dimension paysagère fait pourtant partie des rubriques de l’EI, la difficulté réside dans la capacité à donner à voir, dans ces documents, la diversité des représentations sociales du paysage, des populations concernées par les plans, projets et programmes.
III. La relation nature/société dans l’ee essentiellement traitée sous l’angle écologique ?
1. Une compréhension des processus écologiques réduite à une dimension naturaliste
29 Tant dans l’étude d’impact que dans les avis de la MRAe, la biodiversité occupe une place nettement plus importante que la dimension paysagère au sein de l’EE. Cette prépondérance se manifeste par une focalisation sur la dimension quantitative de la biodiversité, marquée par l’utilisation d’indicateurs mesurables, la délimitation de zones environnementales spécifiques et l’identification des espèces considérées comme menacées. Ce processus se caractérise par une approche rationaliste de la question écologique, ce qui facilite l’application des critères comptables dans le cadre de la jurisprudence et de la loi, comme l’a souligné Caroline Vincent [4].
30 Cependant, cette approche présente également des limites, notamment en ce qui concerne l’invisibilisation des processus écologiques et la simplification excessive des mécanismes de compensation, qui tendent à minimiser la complexité écologique des espaces concernés. La prise en compte des exigences écologiques demeure donc essentiellement théorique sans une réelle incorporation des interactions et des dynamiques écologiques qui sous-tendent ces écosystèmes.
2. Une rationalisation du vivant préférée à la subjectivité du paysage
31 Dans les discours de nos enquêtés, on peut constater une tendance à systématiquement mettre en tension les notions de paysage et de biodiversité lors de leur traitement. Cette mise en tension révèle une dynamique complexe où ces deux aspects de l’enjeu environnemental de l’aménagement de l’espace interagissent et parfois s’opposent.
« Parce que la biodiv, c’est plus objectivable, on a des données de présence ou d’absence, enfin des inventaires. Le paysage c’est toujours le même problème, c’est subjectif. » (chargé de mission DREAL, Ae)
« Je suis allée à des réunions PPA (d’un SCOT), et la question de l’urbanisation linéaire et son impact enfin c’est pas souvent sous l’angle du paysage mais c’est souvent sous l’angle des réseaux, etc., des continuités écologiques. (Avec la biodiversité) on se raccroche plus à du concret, à des données qui vont être plus facilement vérifiables, argumentables. » (chargé de mission DREAL, Ae)
32 En outre, il convient de noter que les arguments avancés dans les contentieux [5]se concentrent généralement davantage sur les atteintes à la biodiversité que sur les aspects paysagers du site en question. Une hypothèse qui se dessine, bien qu’elle nécessite une validation par une analyse approfondie des litiges, est que le cadre juridique semble offrir plus de possibilités pour bloquer des projets du point de vue de la biodiversité que du point de vue paysager.
3. L’absence de visite de terrain, préjudiciable à la compréhension de la complexité
33 Au sein des DREAL, des signes de frustration se font ressentir en raison de la charge de travail croissante observée ces dernières années et du nombre limité de personnel au sein des services. Cela limite la tenue de réunions entre les parties prenantes et rend difficile la réalisation de visites sur le terrain potentielles. Comme l’exprime un chargé de mission de la DREAL :
« Je ne vous cache pas que ça devient de plus en plus contraignant, en raison de la montée en charge de l’activité de l’autorité environnementale… avec un nombre croissant de dossiers. »
34 Le temps disponible devient de plus en plus précieux, comme l’illustre un autre chargé de mission de la DREAL :
« Est-ce que ça vaut le coup de faire un aller-retour de 2 heures, pour m’exprimer pendant une heure sur le Plan Local d’Urbanisme ? Pendant ce temps, je sais que j’ai plusieurs dossiers en attente au bureau. Donc, de temps en temps, nous nous limitons aussi. »
35 Cette absence de terrain handicape l’appréhension de la notion de paysage pour les chargés de mission :
« Nous sommes moins à l’aise sur les questions de paysage, car cela exige également une connaissance approfondie du terrain. Un rapport de présentation du Plan Local d’Urbanisme, même bien rédigé, ne peut pas remplacer une connaissance approfondie des lieux. » (chargé de mission DREAL)
36 Ce problème structurel persistant, en termes de ressources financières et humaines, se pose et entrave ainsi la capacité d’action des services de l’AE. Un des premiers postes impactés repose sur la capacité des chargés de mission de la DREAL à réaliser du terrain. Son absence limite la compréhension globale des problématiques, restreignant ainsi la possibilité d’appréhender de manière systémique les interactions entre les aspects écologiques et paysagers.
4. Un avis de la MRAe développant une pensée segmentée
37 Le Service Division Évaluation Environnementale de la DREAL s’appuie sur des services spécialisés pour formuler ses avis, notamment, par exemple, en faisant appel au service des sites et paysages pour les questions relatives au paysage. Nous postulons que, en plus de l’absence de terrain, la répartition de l’analyse des études d’impact en fonction des services spécialisés pourrait avoir un impact potentiel sur une formulation articulée des avis de MRAe. Ainsi, la difficulté majeure réside dans l’élaboration d’avis qui soient transversaux et qui puissent englober cette complexité des relations entre la nature et la société évoquée plus haut. Comme l’explique un membre associé de la MRAe :
« Par exemple, dans le cas des Trames Vertes et Bleues, nous traitons du paysage, de l’hydrologie, de la biodiversité. Cependant, nos avis sont souvent divisés en critères distincts, ce qui complique la compréhension du public. Cette fragmentation en catégories objectives, générales, etc., ne semble pas nécessairement bénéfique pour le public, car elle soumet l’ensemble à une grille de critères, alors que les enjeux sociaux et politiques demandent une approche transversale et une compréhension plus globale. »
Conclusion
38 Dans le cadre de cette enquête, il est indéniable que la qualité des avis rendus par la MRAe, avec le constat d’une réelle montée en compétence technique, est reconnue par les acteurs qui gravitent dans le processus de l’évaluation environnementale (Bureaux d’études, FNE et DDTM). Les services d’évaluation environnementale de la DREAL des Pays de la Loire ont des compétences bien identifiées et clairement légitimes sur « la prise en compte de la biodiversité ainsi que sur la gestion des sites classés » (DDTM). Les avis considérés comme bien construits, précis et faisant preuve d’une certaine pédagogie compte tenu de « leur exhaustivité sur le fond comme sur la forme » (DDTM) permettant une réception de la séquence ERC plus audible auprès de collectivités ou porteurs de projets qu’un avis « partisan » (FNE) produit par le CNPN ou par des associations environnementales.
39 En outre, les avis émis par les MRAe et Ae mettent en évidence les enjeux paysagers liés aux projets, plans et programmes, particulièrement dans les sites considérés comme « sensibles » en raison de leur caractère exceptionnel ou en relation avec les projets éoliens. Quand la prise en compte de ces enjeux dans les EI est défaillante, les avis en font une réelle mention circonstanciée mais celle-ci se raccroche souvent à des éléments concrets objectivables comme le remarquait la note 2019-N-07. Mais il en résulte que la complexité du paysage n’est pas toujours rendue dans les avis, comme l’observent les acteurs eux-mêmes, en évacuant toutes les dimensions sociales de l’impact du projet, qui ne seront jamais ni reprises ni évoquées dans la suite du processus d’évaluation.
40 Les processus de production des avis MRAe sont confrontés à plusieurs difficultés, notamment la focalisation de l’évaluation d’impact sur ses aspects comptables et matériels du vivant et des territoires, la segmentation des avis, et la participation tardive du public. En outre, les moyens limités alloués aux services DREAL entraînent une congestion du traitement et une impossibilité à réaliser du terrain. Enfin, la compréhension complexe des notions de paysage et d’écologie complique encore davantage la tâche des différents acteurs de la MRAe.
41 Que ce soit pour la question écologique ou paysagère, la préoccupation pour les espaces remarquables est clairement identifiée et prise en compte. Toutefois, les territoires ordinaires semblent quelque peu laissés pour compte. Il apparaît plus difficile de légitimer des préoccupations difficiles à quantifier, telles que la qualité de vie, l’esthétique du cadre de vie ou la préservation du patrimoine naturel. Ces préoccupations se heurtent, d’une part, aux normes techniques traditionnelles axées sur les aspects biophysiques et quantifiables de l’environnement, et d’autre part, à la légitimité des projets d’aménagement visant à fournir des services à la société dans un sens plus large. Les territoires ordinaires se doivent d’accueillir des projets inenvisageables et inenvisagés dans des territoires présentant des caractéristiques écologiques et paysagères plus remarquables. Or une attention particulière doit justement se porter sur ces espaces « réceptacles ». D’ailleurs, à la lumière des objectifs de la Convention européenne sur le paysage, il incombe à l’État de mettre en place des instruments de régulation et de gestion des paysages ordinaires afin de prévenir leur détérioration et leur uniformisation. Dans cette perspective, l’évaluation environnementale peut-elle jouer un rôle particulier ?
42 Pour conclure, je m’appuierai sur la réflexion de Marie-Josée Fortin, selon laquelle les études et les discussions sur le paysage offrent l’opportunité de revisiter l’Évaluation Environnementale en adoptant une approche transversale par le développement « d’un cadre d’interprétation pour les sociétés contemporaines réflexives » (Fortin, 2007). Il ne s’agit plus de figer l’objet paysage ni l’organisation de ses formes, mais d’utiliser la notion pour produire une vision dynamique du projet de territoire, en réunissant autour de la table les acteurs et en définissant les enjeux et priorités de l’espace concerné (Sgard, 2010). Cela permettrait de prendre en considération non seulement les décisions relatives à la localisation des projets, mais également les pratiques et les valeurs associées aux espaces, les évolutions environnementales et les processus d’aménagement du site, le tout dans une perspective de justice socio-environnementale des territoires.
Bibliographie
Bibliographie
- C. Berté, Une biodiversité négociée : L’aménagement urbain au défi de la mise en œuvre de la séquence Éviter-Réduire-Compenser, Doctorat École des Ponts Paris Tech, 2022
- C. Blatrix, F. Edel et P. Ledenvic, « Quelle action publique face à l’urgence écologique ? », Revue française d’administration publique, 179, 2021, p. 521-535 [https://doi.org/10.3917/rfap.179.0007]
- J.-Ph. Colson, « La réforme des enquêtes publiques en France », RJE, n° 2/1993, p. 223-230
- H. Davodeau, L’action paysagère – Construire la controverse, Quae, 2021, 168 p.
- M. Franchomme, M. Bonnin et C. Hinnewinkel, « La biodiversité “aménage-t-elle” les territoires ? Vers une écologisation des territoires », Développement durable et territoires, vol. 4, n° 1, 2013
- M.-J. Fortin, « Le paysage, cadre d’évaluation pour une société réflexive », in D. Terrasson, M. Berlan et Y. Luginbühl (dir.), De la connaissance des paysages à l’action paysagère, Éditions Quae, 2007, p. 223-231
- A. Sgard, « Le paysage dans l’action publique : du patrimoine au bien commun. Développement durable et territoires », Économie, géographie, politique, droit, sociologie, 1(2), 2010
- C. Vincent, N. Frascaria, « L’écologie dans les études d’impact, une position ambivalente entre problème et solution », RJE numéro spécial 2023, p. 123
Mots-clés éditeurs : complexité, Évaluation environnementale, paysage, écologie
Mise en ligne 05/04/2024
Notes
-
[1]
Financé par l’ADEME (Agence de la Transition Écologique) dans le cadre du programme Infrastructures de Transport, Territoires, Écosystèmes et Paysages (ITTECOP). Voir https://ittecop.fr/
-
[2]
Ministère de la Transition écologique, Guide relatif à l’élaboration des études d’impacts des projets de parcs éoliens terrestres, Paris, 2020.
-
[3]
Note Autorité Environnementale, « Zones d’aménagement concerté (ZAC) et autres projets d’aménagements urbains », n° dossier Ae : 2019-N-07.
-
[4]
C. Vincent, N. Frascaria, « L’écologie dans les études d’impact, une position ambivalente entre problème et solution », RJEnuméro spécial 2023, p. 123.
-
[5]
Voir le rapport final de la recherche PEGASE, et la contribution d’A. Farinetti dans ce numéro, p. 245.