2 Consentir à la notion de galaxie. La vérité est changeante, parfois aérienne ou étrange, toujours le rêve incarné d’une pensée. Comme « un enchantement incompréhensible » (Pascal, Pensées, 681), la galaxie est constituée d’amas d’étoiles qui structurent un univers, créent de l’énergie et du temps et de l’espace, entrent en collision et fusionnent ou explosent, forment et hiérarchisent, donnent la vie. Ainsi de l’ordre juridique à l’infini, mutatis mutandis.
3 Dans le grouillement des règles et l’abondance contentieuse – frénésie normative à l’excès, sans doute, où il est si aride de découvrir la certitude d’une vérité du droit – s’évapore la clarté, et la nuit engloutit la connaissance de ces ombres qui fourmillent. La lumière faiblit, proie de l’indiscernable, tel le grain de sable dans l’immensité d’un cordon dunaire, noyé parmi ce qui est d’autres grains de sable, et pareils a priori. Or les cavales de Parménide font du chemin de la vérité celui de l’être, dans les pas des filles du soleil, avec pour guide le droit et la justice : « penser et être c’est le même chemin » (Poème, fragment III).
4 En cela, le droit de l’environnement constitue une trouée ontologique à l’instar d’une galaxie que l’on peut nommer droit environnemental. C’est une métaphysique des espaces situés dans le temps – vibration ultime dans la qualité des temps (qualità de’ tempi, Machiavelli, Il Principe, XXV). Telle l’aube d’une aube, car tout commencement est à réamorcer dans la rosée du savoir. Reprise : Comme l’élan qui fait jaillir la dimension du sacré de la nature pour renouer avec le droit naturel : Renaissance. S’esquisse un temps neuf pour le droit de l’environnement, un moment où la pensée qui le fonde surgit en une temporalité propice liant la volonté des hommes à leur destin. Initium donc, entendu selon la voie augustinienne (De Civitate Dei contra paganos, 413-426, XII, 20). Un moment où la parole juridique devient la proie de l’écoulement du temps et est questionnée sur son aptitude à discerner ce qui est juste et ce qui ne l’est pas (cf. notre étude « L’accord du nom et de la chose, initium du droit de l’environnement », in La doctrine en droit de l’environnement, cette revue, n° spécial, 2016, p. 15-19 – ici p. 15).
5 Infini des lieux qui s’étendent dans le temps : « ita res accendent lumina rebus », Lucrèce, De rerum natura, I, 1117.
6 Origine cosmologique. Galaxie ? En son cœur les principes primitifs ou actifs sont des soleils (précaution et prévention, pollueur-payeur, démocratie environnementale, non-régression, quête de l’équilibre au plus juste, capacité adaptative, etc.), les grandes voies normées – le climat et l’air, l’eau, la nature, la santé, les pollutions, les risques naturels et technologiques, et autres – s’amassent en constellations et nébuleuses, et des centaines d’étoiles jeunes ou anciennes se forment et interagissent plus ou moins – et parfois engloutissent (à la manière du droit de l’urbanisme)… ici un univers lumineux ou saturé, là peu visible ou paradoxal ou même en germe, ailleurs encore avec des pans de règles à la forte gravité ou des trous noirs restant à codifier… s’y mêlent telle une soupe cosmique ainsi la justice climatique, le statut juridique de sujet de droit octroyé aux éléments naturels, la Pax natura… paix par la nature avec, en arrière-garde, l’idée que la paix est naturelle – intention ultime de ce droit galactique… et tout autre dévoilement encore indéfini – système vivant à mieux observer, à mieux cartographier, à mieux comprendre.
7 Découvrir ses lois : « C’est une même nature qui roule son cours. Qui en aurait suffisamment jugé le présent état, en pourrait sûrement conclure et tout l’avenir et tout le passé. » (Montaigne, Les Essais, L. II, chap. XII Apologie de Raimond de Sebonde).
8 D’où cette ouverture : « Longtemps, le droit de l’environnement n’exista pas. Nom et chose étaient inconnus. À monde nouveau, nouveau droit : face à la démesure anti-écologique, la loi changea, comme brise légère. C’est aujourd’hui une tempête juridique, politique et philosophique. Nom et chose se forgent, indissolubles, dans l’épaisseur du temps présent. Le droit de l’environnement existe ici et maintenant – droit du vital – et il étincelle. » (É. Naim-Gesbert, Droit général de l’environnement. Introduction au droit de l’environnement, LexisNexis, 4ème éd., 2024, §1 S’adapter).
9 Établir une méthode fondée sur l’accord du nom et de la chose. Si nommer c’est penser, cette galaxie juridique s’organise alors essentiellement sur une conception nominaliste (cf. nos études, entre autres, « La définition nominaliste du droit de l’environnement », in Des petits oiseaux aux grands principes, Mélanges J. Untermaier, Mare & Martin, 2018, p. 283-289 ; « Que le droit de l’environnement soit une langue vivante ! Du nominalisme et de ses effets sur le statut de la nature : définition de l’équité environnementale », RJE, n° 3/2018, p. 449-453).
10 En effet cette galaxie, qui demeure une fiction juridique née du langage donnant corps à une vérité – et non à la vérité – est traversée par le réel écologique qui implique la nécessaire consubstantialité scientifique de ce droit (cf. notre thèse Les dimensions scientifiques du droit de l’environnement. Contribution à l’étude des rapports de la science et du droit, Bruylant & Vrije Universiteit Brussel Press, préface J. Untermaier, avant-propos S. Gutwirth et F. Ost, 1999, 810 p.).
11 Au-delà des apparences le monde est mû par la nécessité en une causalité pollinisatrice : Les noms sont la conséquence des choses (« Nomina sunt consequentia rerum », Dante, Vita Nova, XIII, 4). Aussi le langage se déploie, sous la poussée de la nature, et l’utilité exprima les noms des choses : « et utilitas expressit nomina rerum », Lucrèce, De rerum natura, L V, 1029.
12 L’accord du nom et de la chose est né à l’aube de la pensée, en Mésopotamie, en Grèce, en Chine. Rome aussi, les écrits de Tacite en sont des fleurs écloses partout : ici les Germains n’ont pas de nom pour l’automne et ses fruits – ignorant de facto ces choses (De la Germanie, 26), là les crimes sont qualifiés d’antidotes (Les histoires, L. I, chap. 37 ; aussi L. IV, chap. 14 sur l’impôt du sang, et chap. 26 sur les signes variables de la sécheresse), encore le vétéran qui, survivant à trente ou quarante ans de légion, est « traîné à l’autre bout du monde où, sous le nom de terres, on recevait la fange des marais ou les friches des montagnes » (Les annales, L. I, chap. 17 : « trahi adhuc diversas in terras ubi per nomen agrorum uligines paludum vel inculta montium accipiant », trad. Henri Goelzer, Les Belles Lettres, 1923, revue par Catherine Salles, Bouquins éditions, 2022 ; aussi L. III, chap. 39 sur ce qui peut être nommé bataille ; ou sur la qualification habile du pouvoir, L. III, chap. 56 ; encore pour travestir des crimes nouveaux en noms anciens, L. IV, chap. 19 ; et l’inertie coupable en paix honorable « honestum pacis », L. XIV, chap. 39)…
13 Cette adéquation est bien liée à une vérité : « Idea vera debet cum suo ideato convenire » (Spinoza, Éthique, Première partie De Dieu, Axiome VI), et c’est essentiel. Certes, parfois l’ambiguïté originelle peut dérouter, telle l’homonymie gallus qui donna à la vérité du coq gaulois sa légitimité dans les méandres de la nomination. Peu importe ici la généalogie, car la naissance des noms, plus ou moins hasardeuse, amène à créer un chemin de pensée qui mène quelque part ; c’est une prédestination, qui préside à ce que peut être le droit environnemental. Décomposons ; prae, sens qui mène en avant, et sidus trajectoire vers la constellation du printemps, donc du renouveau (cf. Horace, Lettre à Mécène, I,1 vers 2 « o et praesidium et dulce decus meum »).
14 Oui, « (…) dans une foule de cas, c’est à la langue de faire la loi. » Hugo, Le Rhin, Lettre XX De Lorch à Bingen.
15 Cette galaxie juridique nouvelle est par-là sa propre cause. Sa dimension nominaliste ainsi établie la situe à la fois dans le terreau du langage et dans ses confins intentionnels – précisément un sens comme signification et trajet. En effet, définir ce droit par la métaphore galactique permet de construire un ordre d’attributions où ce droit peut dire ce qu’il veut dire.
16 Ainsi en matière de conservation des sites d’intérêt géologique, d’habitats naturels, de faune et de flore, les expressions contournées espèces animales non domestiques et espèces végétales non cultivées (article L. 411-1 I du Code de l’environnement) disent autrement, à l’envers, espèces sauvages. C’est très significatif d’une volonté de faire exister une certaine vérité, une vision du monde qui laisse ouvertes bien des interprétations, au-delà des apparences des normes relatives à la protection du patrimoine naturel – puisant ces éléments constitutifs au sein d’une position anthropologique. Découle forcément un questionnement induit, comme dans l’arrêt Tapiola sur la place de la dimension sauvage des meutes de loups en Finlande : pertinence du principe de précaution en science et acuité du sentiment de sécurité en anthropologie (cf. notre commentaire sur CJUE, 10 octobre 2019, Luonnonsuojeluyhdistys Tapiola Pohjois-Savo – Kainuu ry, en présence de : Risto Mustonen, Kai Ruhanen, Suomen riistakeskus, aff. C-674/17, « Tuer ou ne pas tuer le loup ? Vues sur l’arrêt Tapiola : le sauvage en question », RJE, n° 2/2020, p. 399-405, examen de la légalité de l’octroi de dérogations pour prélever des individus bénéficiant du statut d’espèce protégée au regard de l’état de conservation favorable de la population, notion centrale de la directive 92/43/CEE du 21 mai 1992 « Habitats »).
17 D’où l’enjeu crucial du mot juste. Or le droit est ce qui est juste rapporté à quelque chose, et même peut-on affirmer que le droit est essentiellement ce qui est juste (Jus id quod justum est), d’où le nécessaire recours à une conception du droit causa sui, en une approche dosée du droit naturel (sur ces aspects, M. Villey, Philosophie du droit. Définitions et fins du droit. Les moyens du droit, Dalloz, 2001, p. 243-271 ; et aussi notre ouverture « Renaissance du droit de l’environnement. Théorie pour l’affirmation d’un droit causa sui en sa clarté primitive », in D’urbanisme et d’environnement, Mélanges F. Haumont, Bruylant, 2015, p. 733-737).
18 Que l’on se comprenne bien : dans la nature le juste est invisible, pur néant, et en toute clarté. Toutefois, la pensée éprouve le juste et le vrai au cœur du langage en une connaissance d’abord intuitive (Homère, Odyssée, Chants 2 et 3 ; ou ailleurs, par exemple : « Par Bélénos, ce n’est pas juste ! », réaction spontanée d’Obélix qui ne peut boire de la potion magique, Astérix le Gaulois, 1959, en album Hachette, 2024, p. 8). Discutée par les sophistes, elle tisse toutes les fibres du droit chez les Grecs. Aussi Protagoras d’Abdère, en lien avec Démocrite, ayant l’oreille de Périclès et pour élève Socrate, et qui écrivit la Constitution de la colonie panhellénique de Thourioi, peut-il affirmer cette fulgurance : « L’homme est la mesure de toute chose » (Platon, Théétète, 152a ; Cratyle, 386a-e). Et ces mots célèbres se poursuivent naturellement : « pour celles qui sont, mesure de leur être, pour celles qui ne sont pas, mesure de leur non-être » (J. de Romilly, Les Grands Sophistes dans l’Athènes de Périclès, Éditions de Fallois, 1988, p. 146 pour l’établissement du texte et la traduction).
19 En un sens juridique tel est le miracle : ce qui est juste dans la cité l’est par convention (nomos), et n’existe pas par nature (physis), comme l’écrit absolument Platon (Théétète, 167c et 172a). Se noue à travers les âges le dialogue ultime entre le juste et la loi sur le fondement lumineux de la mesure et de son contrepoint inévitable, la démesure (húbris), droit du plus fort quel que soit le régime politique d’après Thrasymaque (Platon, La République, 338c-340d). Des énergies contraires, antagonistes, qui ne peuvent être endiguées que par un ordre social (eunomia) dont l’épicentre est la justice – constituée en droites sentences de rosée douce d’où coulent les paroles de miel de Zeus uni à Thémis (Hésiode, Théogonie). En ce flux s’écrivent alors des Constitutions, et la pensée politique efface les usages ritualisés d’après les lois naturelles.
20 Poussée objectivée du juste, telle une définition générale et commune du droit naturel formulée ailleurs (cf. notre étude « Du droit naturel de l’environnement. Pour une Pax natura puisée à la source cicéronienne », in Entre nature et humanité, Mélanges J. de Malafosse, LexisNexis, 2016, p. 103-111). Le mot juste est ce qui donne l’être à la chose. Cette galaxie ne se comprend qu’afin de rendre visible ce qui est informe, et lisible ce qui fait d’abord silence, pour dire ce qui est lié à la vie. Aussi plus le couple res-nomen désigne avec justesse, plus la norme tendra à l’adéquation, l’adaptabilité et l’acceptabilité. Car le droit est une parole qui est la cause de ce qu’elle crée, cette galaxie encodée.
21 En ce nominalisme s’ouvre donc un espace fertile, plein, portant une puissance de création de ses propres lois, c’est là l’essentiel où notre chemin mène. Il est une coulée de ce qui devient possible – de ferenda.
22 Dès lors, nommer la galaxie du droit environnemental c’est déjà tenter de la penser. Des esquisses peuvent être énoncées, et si possible, reliées les unes aux autres d’étoile à étoile.
23 « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. », Rimbaud, Les Illuminations, Phrases, 2e fragment.
24 Et ceci en contrepoint : « Il faut bien que nous ayons commis des crimes qui nous ont rendus maudits, puisque nous avons perdu toute la poésie de l’univers. », Weil, La Pesanteur et la Grâce, Beauté, 33, Librairie Plon, 1947, p. 150.
Date de mise en ligne : 03/07/2024