Couverture de RJE_232

Article de revue

Qu’est une friche en droit ?

Pages 261 à 266

Notes

  • [1]
    Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement, le Cerema est un établissement public d’expertise et d’ingénierie territoriales, placé sous la tutelle du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. Il vise essentiellement à produire des expertises publiques pour adapter l’aménagement territorial au dérèglement du climat. Son statut a été modifié par le décret n° 2022-897 du 16 juin 2022 (JO 17 juin).
  • [2]
    Cartofriches répertorie des milliers de sites en friches d’habitats, commerciales ou industrielles, à jour au 23 février 2023. À consulter sur https://www.cerema.fr
  • [3]
    Cerema, Les Fichiers fonciers, Une donnée enrichie pour l’aménagement du territoire. Ces données sont produites à l’échelle des communes ou selon un carroyage de 1 km dans le cadre du plan national biodiversité. Site en accès libre à consulter : https://artificialisation.biodiversitetousvivants.fr
English version
« et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide. »
Rimbaud, Les Illuminations, Ornières.

1 Déchiffrement de la friche. « Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et charmant. (…) Le jardinage était parti, et la nature était revenue. Les mauvaises herbes abondaient, aventure admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide. Rien dans ce jardin ne contrariait l’effort sacré des choses vers la vie ; la croissance vénérable était là chez elle. (…) Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale ; c’est-à-dire quelque chose qui est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une foule. »

2 Suit une plongée poétique dans ce « spectacle divin » qui, entouré du « pavé de Paris », et malgré tout, fait que « ce petit enclos respirait la mélancolie, la contemplation, la solitude, la liberté, l’absence de l’homme, la présence de Dieu ; et la vieille grille rouillée avait l’air de dire : ce jardin est à moi. », Hugo, Les Misérables, Quatrième partie, Livre troisième, III.

3 Dans le roman savoureux ces mots verts vivent dans le chapitre intitulé FOLIIS AC FRONDIBUS – part du splendide vers de Lucrèce (De rerum natura, V, 971 : « circum se foliis ac frondibus involventes ») – et préfigurent, en quatre pages extrêmement laissées dans l’ombre, un hymne à l’interdépendance et à la solidarité entre les éléments naturels et les choses de l’esprit, telle une prescience de l’écologie. Anachronisme ? Glose ? Dogme ? Non : « Tout travaille à tout. » (Ibid., idée annonçant le dernier paragraphe).

4 Reprise : « Comment être humain quand nature se meurt ? Tout est lié : la survie, la pensée, la féerie. », Lyrcis, Le déplacement d’air des sentinelles, fragment 2.

5 Bref. Qui s’est perdu à midi un jour cru aux abords d’un bourg, enveloppé de soleil et de zones grises, est poussé follement à déchiffrer la friche.

6 D’abord une définition sédimentée. Dans les dictionnaires la friche est d’emblée agricole. C’est une terre qui n’est pas travaillée, presque à l’abandon puisque la durée de repos est plus longue que la jachère. D’après le Dictionnaire de l’Académie française, « friche » serait un mot apparu au XIIIe siècle issu du néerlandais virsch (lant) : une terre fraîche gagnée sur la mer à l’aide de digues ; puis elle désigne une terre où l’abandon est absolu (friche industrielle) ou assimilée à un terrain vague (friche urbaine).

7 Comme le réel, qui n’est en rien rationnel (quoi qu’en dise Hegel), résiste à la simple conceptualisation, apparaissent aussi des friches militaires, portuaires, ferroviaires, et même sociales, voire métaphysiques : lieux de renaissance et de liberté, apparentés à une forme de chaos, soit individuel (esprit en friche), soit collectif (le désordre dans la cité, cf. les sophistes grecs, Platon et Aristote, Cicéron, Tacite, Du Fu, Hamlet, etc.).

8 Toutes vues sont admises ici, y compris poétiques : « J’aime la grâce de cette rue industrielle », Apollinaire, Alcools, Zone.

9 Le droit s’y invite justement : ainsi en est-il de la Convention du Conseil de l’Europe sur le paysage (Florence, 20 octobre 2000, amendée par le Protocole du 15 juin 2016), laquelle définit le paysage comme « une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations » (article 1, a) ; elle concerne aussi bien les paysages « remarquables » que ceux « du quotidien » ou « dégradés », portant sur « les espaces naturels, ruraux, urbains et périurbains », de terres ou d’eaux (article 2). Les États membres du Conseil de l’Europe, et signataires de cet accord international, notent que « le paysage participe de manière importante à l’intérêt général », qu’il « concourt à l’élaboration des cultures locales et qu’il représente une composante fondamentale du patrimoine culturel et naturel de l’Europe, contribuant à l’épanouissement des êtres humains et à la consolidation de l’identité européenne » et qu’il « constitue un élément essentiel du bien-être individuel et social, et que sa protection, sa gestion et son aménagement impliquent des droits et des responsabilités pour chacun » (Préambule, points 3, 4 et 8)… conception proche de ce que nous nommons ailleurs écopoièse (cf. nos chroniques d’ouverture dans cette revue 2022, n° 3, p. 429-234 et 2022, n° 4, p. 673-680).

10 Les friches en sont.

11 Première reconnaissance. Dirigé par l’ingénieur Jean-Paul Lacaze, le rapport Les Grandes friches industrielles (ministère de l’Équipement et DATAR, La Documentation française, 1986, 156 p.) recense environ 20 000 ha de friches industrielles. Pionnier, il amorce la prise en compte de ces espaces délaissés, en tentant de concilier les compétences et les temps contrastés entre l’État et les collectivités territoriales dans un contexte de « déprise spatiale » et comme facteur de négociation dans la planification décentralisée. Désireux de faire disparaître symboliquement les traces du déclin industriel, il préconise un « pré-verdissement » et un « traitement paysager » des friches dans une logique patrimoniale et foncière (J. Dumas, « Le paysage, la construction et la promotion : l’État et les friches industrielles », in Hommes et Terres du Nord, Revue de l’Institut de Géographie de Lille, 1989, n° 4, Les régions anciennement industrialisées, p. 210-214). Ainsi cette étude affirme (p. 31) : « Une idée centrale se dégage du groupe de travail et des discussions menées avec les responsables dans les régions concernées : il convient de passer plus franchement d’une problématique d’aménagement, au sens des procédures du code de l’urbanisme, à une problématique des paysages et de gestion des réserves foncières à long terme » (cité in J. Dumas, ibid., p. 212).

12 C’est donc une mue profonde qui s’esquisse ici ; un enfrichement juridique en quelque sorte : faire de la friche, alors ruine dans l’espace et le temps, un projet stratégique patrimonial et foncier ouvert aux dynamiques urbaines de réaffectation écologique et paysagère – mûre pour une réhabilitation. Celle-ci est aidée par le progrès technologique.

13 Données actuelles. Aujourd’hui existe, à l’initiative du ministère de la Transition écologique, le portail Cartofriches, élaboré par le Cerema [1]. Est réalisé l’inventaire national des friches de toutes les sortes, à partir de connaissances locales et en intégrant des bases nationales : BASIAS (base de données de l’inventaire historique des sites industriels et activités de service) et BASOL (base de données sur les sites et les sols potentiellement pollués nécessitant une action des pouvoirs publics). À ce jour, plusieurs milliers de sites sont identifiés, localisés, référencés par les données cadastrales, la consommation d’espace étant précisée selon une méthodologie issue des principes posés par la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets (JO 24 août). Une vérification est opérée sur le terrain, par « photointerprétation » afin de déterminer le potentiel d’une friche à raison de la diversité et de la dynamique des sites [2].

14 Un groupe de travail interministériel Zéro artificialisation nette et friches a été mis en place, dans le cadre de la mission d’information Marie-Noëlle Battistel (2 juillet 2020). Il aboutit à un rapport d’information approfondi de 122 pages, rédigé par la mission d’information commune sur la revalorisation des friches industrielles, commerciales et administratives (Assemblée nationale, 27 janvier 2021, n° 3811. Et à une proposition de loi visant à favoriser la reconversion des friches industrielles, Assemblée nationale, 5 avril 2022, n° 5207). Il met en exergue la nécessité de mieux connaître les friches (première partie) en identifiant les obstacles à leur rénovation (deuxième partie) et il formule des propositions pour « renforcer l’action publique en faveur de la rénovation des friches » (troisième partie).

15 Fiche d’identité de la friche. Ce document essentiel évalue la surface totale des friches industrielles en France de 90 000 à 150 000 hectares – avouant ne pas connaître les autres catégories « faute de base de données suffisantes et fiables » (p. 7). Mais chiffrer les friches demeure ardu. Considérées comme un « fardeau » pour les collectivités territoriales, elles ne cessent de surgir à cause des crises économiques et sociales devenant « un héritage collectif systématiquement renouvelé », et l’enjeu de la ville durable est omniprésent (« Reconstruire la ville sur la ville », p. 11). L’évaluation des incidences est donc fondamentale avec sa méthode ERC (éviter, réduire, compenser).

16 S’il n’existait pas jusqu’ici de définition juridique harmonisée (p. 15), l’on recense des critères d’identification : l’état d’abandon ou de délabrement, l’ancienne finalité économique, la localisation majoritairement urbaine, l’état sanitaire (site pollué ou non) ; d’autres critères sont discutés : superficie minimum ou délai du délaissement. S’ensuit une définition large préconisée : « Bien ou droit immobilier, bâti ou non bâti, inutilisé depuis plus de deux ans, dont l’état, la configuration ou l’occupation totale ou partielle ne permet pas un réemploi sans une intervention préalable » (p. 15-17). Des critères supplémentaires pourraient favoriser la prise en compte des friches dans les documents d’urbanisme, comme l’indice de mutabilité exprimant le degré de difficulté pour réhabiliter un site ; la multitude des acteurs concernés – établissements publics fonciers, régions, ADEME, Banque des territoires, État, Fonds européen de développement régional, acteurs privés de l’aménagement et de la promotion – force à coordonner et à simplifier les étapes d’une revitalisation : acquisition, dépollution, réhabilitation (p. 20-22).

17 Ainsi sont posés les éléments constitutifs de la friche.

18 Définition législative in fine. D’abord rétive, une définition claire et précise est finalement donnée par l’article 222 de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 précitée ; elle est codifiée à l’article L. 111-2- du Code de l’urbanisme :

19 La friche est « tout bien ou droit immobilier, bâti ou non bâti, inutilisé et dont l’état, la configuration ou l’occupation totale ou partielle ne permet pas un réemploi sans un aménagement ou des travaux préalables. »

20 Voilà. Cette loi dense, assez savante dans ses profondeurs, et inventive parfois, élève des notions neuves. Par là, elle établit une véritable stratégie de lutte contre l’artificialisation des sols afin d’atteindre à leur revitalisation. En ses articles 191 à 226 sont énoncées des mesures pour adapter les règles d’urbanisme en la matière. Considérée comme une cause prépondérante du dérèglement climatique et du recul désastreux de la biodiversité, l’artificialisation des sols est l’objet de l’engagement gouvernemental à atteindre le Zéro Artificialisation Nette (ZAN) en 2050, objectif appliqué de manière différenciée et territorialisée (article 191). Par exemple, en 2021, de 20 000 à 30 000 ha d’espaces naturels, agricoles et forestiers sont consommés en moyenne [3]. Aussi l’article L. 101-2-1 du Code de l’urbanisme formule-t-il le principe d’équilibre entre la maîtrise de l’étalement urbain, l’optimisation de la densité des espaces urbanisés, la qualité urbaine, la préservation et la restauration de la biodiversité et de la nature en ville, la protection des sols des espaces naturels, agricoles et forestiers, la renaturation des sols artificialisés… et donne deux définitions essentielles aidant à mettre en valeur les continuités écologiques :

21 Artificialisation : « altération durable de tout ou partie des fonctions écologiques d’un sol, en particulier de ses fonctions biologiques, hydriques et climatiques, ainsi que de son potentiel agronomique par son occupation ou son usage. »

22 Renaturation : « opérations de restauration ou d’amélioration de la fonctionnalité d’un sol, ayant pour effet de transformer un sol artificialisé en un sol non artificialisé. »

23 et la vieille grille rouillée avait l’air de dire : ce jardin est à moi.

24

« et anni
tempora conspergunt viridantis floribus herbas. »
Lucrèce, De rerum natura, II, 32-33.


Date de mise en ligne : 27/06/2023

Notes

  • [1]
    Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement, le Cerema est un établissement public d’expertise et d’ingénierie territoriales, placé sous la tutelle du ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires. Il vise essentiellement à produire des expertises publiques pour adapter l’aménagement territorial au dérèglement du climat. Son statut a été modifié par le décret n° 2022-897 du 16 juin 2022 (JO 17 juin).
  • [2]
    Cartofriches répertorie des milliers de sites en friches d’habitats, commerciales ou industrielles, à jour au 23 février 2023. À consulter sur https://www.cerema.fr
  • [3]
    Cerema, Les Fichiers fonciers, Une donnée enrichie pour l’aménagement du territoire. Ces données sont produites à l’échelle des communes ou selon un carroyage de 1 km dans le cadre du plan national biodiversité. Site en accès libre à consulter : https://artificialisation.biodiversitetousvivants.fr

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