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Article de revue

Penser le monde et les crises ? Un sursaut est-il encore possible ?

Pages 9 à 11

Notes

  • [1]
    S. Fay, « La guerre en Ukraine remet en question la politique agricole », France Inter, le 22 mars 2022.
  • [2]
    A. Gat, « La Guerre et la paix sont toutes deux dans nos gènes », ASPJ Afrique & Francophonie, 2016, p. 93-96.
  • [3]
    D. Ribas, « Pulsion de mort et destructivité », Revue Française de Psychanalyse, 2009/4, Vol. 73, p. 987-1004.
  • [4]
    E. Leff, « La complexité environnementale », Presse de Science Po, Écologie et Politique, 2015, vol. 51, p. 159-171.
  • [5]
    J. L. Borges, « La Création et P. H. Gosse », 1957, p. 161 in J.-P. Dupuis, 2022, La guerre qui ne peut pas avoir lieu, Essais, 2022, 234 p.
English version

1 Il y a des matins où l’effroi nous saisit plus encore. Ces matins où l’on découvre que quelque part dans le monde, le début d’une nouvelle guerre s’annonce comme une nouvelle conquête de territoires ainsi que des peuples qui s’y trouvent. Très vite, abasourdis, nos imaginaires nous évoquent les combats qui seront probablement sans relâche, les oppressions atroces et la violence terrifiante qui va s’opérer dans les mois, les années à venir sur des peuples anéantis mais en résistance. Le 24 février 2022, il y a près d’un an, la guerre en Ukraine est déclarée et avec elle, une sortie immédiate de nos zones de confort. Un choc. Un arrêt sur image. Une vision glacée qui envahit le monde. Personne ne va échapper à ce nouveau mouvement stratégique géopolitique. Son impact est planétaire. Et avec lui, la perturbation immédiate des flux alimentaires provoquant ainsi une crise catastrophique pour d’autres pays, particulièrement ceux du Sud avec des denrées devenues rares et trop chères pour des populations très pauvres, sans évoquer l’augmentation des coûts des énergies fossiles, leur usage et la réorganisation des États dans l’urgence.

2 Cette guerre, en quelque sorte, met, tout d’un coup, en très forte tension les quelques transitions écologiques timidement et insuffisamment démarrées par les gouvernements notamment européens provoquant un sursaut de panique. Que faire ? Que proposer dans l’urgence ? Revenir en arrière au nom de la souveraineté alimentaire ou de la crise de l’énergie ? Doit-on assouplir les nouvelles stratégies proposées par les différents États ? Fay [1] reprend les paroles du président de la République Française, Emmanuel Macron, expliquant qu’il nous faut « revoir les objectifs car, en aucun cas, l’Europe ne peut se permettre de produire moins ».

3 Cette idée d’un retour obligatoire vers la nécessaire maximisation du rendement de nos céréales ou de la productivité de nos ressources en général est une vieille idée d’ingénierie classique de court-terme, antagoniste avec toute notion de durabilité. Les systèmes vivants, ici particulièrement dédiés à nos ressources alimentaires, sont dynamiques, imprédictibles et adaptatifs. C’est une chance. La maximisation n’est qu’un état passager de ces dynamiques évolutives. Le monde est changement et l’adaptation est liée à un processus évolutif qui permet aux différentes formes de vie de se succéder. Depuis la nuit des temps c’est ainsi. Ce processus évolutif est notre garantie pour l’avenir. Il est impossible et cela de façon indéfinie, dans un cadre de changements globaux plus encore, de penser rester sur cette idée de maximisation récurrente car elle signifie qu’il nous faudra remplacer sans cesse les différentes espèces utilisées, les communautés ou écosystèmes qui ne seraient plus adaptés, sinon déjà, aux différents milieux changeants à venir. D’ailleurs, on peut aussi se demander de façon légitime par quoi les remplacer ? Actuellement, les espèces sont en souffrance car peu adaptées aux variations drastiques des changements globaux que nous subissons déjà. Au nom de la modernité, de la globalisation et l’universalité, ce monde vivant que nous avons complètement objeifié et qui est sous un contrôle constant cesse d’être en tant que tel. Comme le sont les humains au sein des guerres elles-mêmes : ce sont les mêmes schémas de soumission profonds au nom d’une colonisation extrême.

4 Pourrait-elle nous faire sursauter, cette guerre, nous obliger à faire ce pas de côté nécessaire pour envisager notre survie sur le long terme ? Hélas non pour celle-ci. Ses objectifs sont ailleurs même si indirectement elle nous oblige à revisiter nos modes de vie irrationnels et sans limites. Ce déni est insupportable, il y a toujours d’autres urgences, d’autres affaires humaines qui font que les changements profonds du monde et les crises potentielles sont mis à distance même si partiellement entendus. Dans tous les cas, lorsque quelques actions sont envisagées, leur résolution est de l’ordre du pansement. Nous aimons mettre des rustines sur un monde tellement cabossé…

5 Et pourtant, en parallèle des guerres entre humains qui traversent nos sociétés, subsiste en toile de fond une guerre en devenir, si elle ne l’est déjà, que nous ne regardons que de très loin. Celle du changement climatique et de la crise de la biodiversité. Nos guerres aggravent celles-ci. Dans cette guerre si proche, les rapports de force et de combat ne seront pas les mêmes et les interlocuteurs ne seront pas qu’humains.

6 Azar Gat [2] nous rappelle que la coopération, la concurrence pacifique et le conflit sont les trois formes d’interactions sociales des sociétés humaines. Il nous explique que la propension au conflit a été façonnée par notre propre évolution et fait partie intégrante de notre éventail comportemental comme un outil à part entière de notre équipement biologique exprimant une forme d’adaptabilité. Qu’en est-il de la coopération ? Elle est moins spontanée dans les solutions à mettre en place et demande à être construite, pensée. Ribas [3], en citant Pragier et Faure-Pragier (2007), mentionne l’importance de cette coopération « de l’être humain au milieu d’autres êtres humains "adresseurs de messages", indispensables à sa survie et dont le silence devient meurtrier ». Le dialogue entre humains est bien essentiel pour penser le monde et la crise qui pèse sur notre survie.

7 C’est un nouveau mode d’être et non d’avoir que nous devons bâtir. Il va nous falloir inventer des formes d’être ensemble. Cette nouvelle pensée se doit d’être profondément écologique, elle implique de refaçonner notre monde, nos problèmes et nous-mêmes. Elle sera difficile mais tellement nécessaire. Il est maintenant question de penser une humanité plurielle et une pluralité des histoires humaines dans un monde où les non-humains sont en lien permanent avec nous-même pour le meilleur comme pour le pire. Il nous faut collectivement trouver comment changer de paradigmes et chercher d’autres points d’équilibre. Il nous faut nous donner la possibilité de construire des relations vivables et pacifiques avec tous les étants, modifier et réévaluer en permanence le développement technique et industriel.

8 Cela signifie, une revisite complète de nos modes de production, de nos orientations techniques en agriculture par exemple. Il s’agit donc de poser la préservation de la nature en condition nécessaire à l’élaboration de solutions techniques à des besoins humains en construisant des projets en synergie avec les dynamiques des espèces plutôt que contre elles et en anticipant le plus possible les potentielles adaptations indésirables du monde vivant à nos activités. Pour cela, il nous faut penser réunifier tous les espaces de vie, favoriser l’hétérogénéité des espaces naturels qui sont de réelles niches de possibilités et de résilience pour les espaces anthropisés. Effectivement, ces espaces naturels, en maintenant une pluralité de fonctions écologiques diverses, jouent un rôle majeur dans le fonctionnement des espaces artificialisés notamment en limitant l’artificialisation des sols, en permettant la dynamique des ravageurs, la pollinisation, le cycle de vie des espèces,… Finalement, il s’agit maintenant de se convaincre que la diversité de la nature est un réel atout pour le développement humain. Une forme de garantie pour notre survie à long terme.

9 Aurons-nous la volonté et la conviction d’aller dans ce sens qui est nouveau et difficile ? De façon immédiate non. L’éducation peut nous y aider. Pas celle que nous pratiquons aujourd’hui car trop cloisonnée, trop disciplinaire. Il va s’agir de développer un nouveau système éducatif dans la formation des êtres humains. Tout est à repenser. Comme l’écrit Lef [4] : « il faut un repositionnement de l’être à travers le savoir qui suppose de déconstruire ce qui a été pensé pour penser ce qu’il reste à penser, pour pénétrer au plus profond de nos savoirs et laisser place à l’inédit, à révoquer nos certitudes soit une refondation du savoir pour aller vers la construction de futurs inédits à travers la pensée et l’action sociale ».

10 C’est un sacré challenge qui nous attend. Saurons-nous l’attraper au vol ? Personne ne le sait. Espérons un sursaut. « L’avenir est inévitable mais il peut ne pas avoir lieu » [5].


Date de mise en ligne : 22/03/2023

Notes

  • [1]
    S. Fay, « La guerre en Ukraine remet en question la politique agricole », France Inter, le 22 mars 2022.
  • [2]
    A. Gat, « La Guerre et la paix sont toutes deux dans nos gènes », ASPJ Afrique & Francophonie, 2016, p. 93-96.
  • [3]
    D. Ribas, « Pulsion de mort et destructivité », Revue Française de Psychanalyse, 2009/4, Vol. 73, p. 987-1004.
  • [4]
    E. Leff, « La complexité environnementale », Presse de Science Po, Écologie et Politique, 2015, vol. 51, p. 159-171.
  • [5]
    J. L. Borges, « La Création et P. H. Gosse », 1957, p. 161 in J.-P. Dupuis, 2022, La guerre qui ne peut pas avoir lieu, Essais, 2022, 234 p.

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