Couverture de RJE_224

Article de revue

Notes bibliographiques

Pages 893 à 898

English version

Thibault FARAÜS, Les écosystèmes ont-ils des droits ? La personnification de la nature comme traduction juridique des communs, éditions Libel, 2022, 130 pages

1 Un fleuve peut-il devenir une personne juridique ? Cette question, ancienne, sert de point de départ à la réflexion de l’auteur lors de ce mémoire de master de recherche qui a reçu en 2021 le Prix du mémoire de Sciences Po Lyon. Publié aux éditions Libel, ce travail de recherche s’insère dans la tendance, de plus en plus marquée ces dernières années, de vouloir reconnaître la nature comme personne juridique dotée de droits propres. Cet ouvrage est une synthèse bienvenue des travaux juridiques sur la personnification de la nature. L’auteur dresse ces différentes initiatives dans le monde tout en rappelant que de telles transpositions en France se heurtent évidemment à la dichotomie fondamentale entre personnes et choses. Cette limite est bien connue des juristes français, et constitue certainement l’obstacle majeur de toute tentative de personnification de la nature. Rappelons, en outre, qu’il n’est pas forcément nécessaire de reconnaître des droits à la nature pour la protéger, ce que l’auteur souligne d’ailleurs. L’idée conductrice de cet ouvrage est cependant que la reconnaissance de droits à la nature permettrait, outre une meilleure protection de la nature, un changement évident de paradigme : une véritable rupture dans notre manière de penser la nature. L’auteur défend dans sa recherche un rapprochement de l’idée de personnalité juridique pour les non-humains et la notion de commun. Est proposée une personnalité juridique des écosystèmes spécifiques et non celle de la Nature dans son ensemble. Le concept de commun est ensuite convoqué afin de réunir en son sein les collectifs humains et milieux naturels de chaque écosystème. En conclusion, cet ouvrage propose une véritable piste de réflexion face aux formes plus classiques de protection de l’environnement, qui, si elles sont nécessaires, n’ont malheureusement pas permis à l’heure actuelle de freiner le désastre écologique dans lequel nous sommes déjà engagés…

2 Julie MALET-VIGNEAUX

3 Maître de conférences en droit privé

4 Université du Littoral – Côte d’Opale (Laboratoire de Recherche Juridique)

Claire WEILL, Petite et grande histoire de l’environnement, Konrad von Moltke (1941-2005), Editions Muséo, 2021, 477 pages

5 Konrad Von Moltke : Pour l’observateur et l’historien de la sphère environnementale, voici un prénom et un nom indissociables de la naissance et de la montée en puissance des politiques de l’environnement des trente-cinq dernières années du XXème siècle. En France, le nom de Moltke évoque, pour les connaisseurs de l’histoire de l’Allemagne, celui d’un maréchal qui aida Bismarck à réaliser l’unité allemande, et parfois celui de James Helmuth von Moltke, qui fut l’un des fondateurs du « cercle de Kreisau », un réseau de résistants à Hitler, et qui fut assassiné en janvier 1945. Konrad von Moltke est l’arrière petit-neveu du premier, et le fils du second. Mathématicien et historien médiéviste de formation, européen et cosmopolite, il compte parmi les initiateurs des premiers think tanks en matière d’environnement. À la fois penseur, précurseur et passeur d’idées, il a ouvert la voie aux analyses des politiques de l’environnement, tout en anticipant et orientant nombre de leurs évolutions.

6 C’est tout ceci que retrace, au terme d’une véritable enquête, de façon très documentée et avec une grande expertise des sujets traités, l’auteure de l’ouvrage Petite et grande histoire de l’environnement. Claire Weill, physicienne et normalienne, œuvre de longue date à l’interface entre sciences et politique. À l’INRA depuis 2013, aujourd’hui INRAE, elle a été notamment secrétaire générale de la Conférence internationale « Notre avenir commun face au changement climatique » qui a mobilisé les scientifiques à Paris en 2015 avant la COP21.

7 Le lecteur constate dès les premières pages de l’ouvrage une originalité certaine : il s’agit en partie d’une biographie, qui relate les grandes étapes de la vie professionnelle de Konrad von Moltke et permet aussi de découvrir quelques-uns des aspects marquants de la personnalité de celui-ci au travers des souvenirs de rencontres égrenés par des témoins interviewés par l’auteure. Il s’agit aussi en partie d’une histoire des politiques de l’environnement et des mouvements de défense de l’environnement, et nous en suivons les principales évolutions sur les cinquante dernières années. Il s’agit aussi en partie d’une présentation de quelques problématiques environnementales essentielles, car l’ouvrage retrace la genèse de bon nombre d’entre elles et les analyse en profondeur, en donnant des clés pour mieux les appréhender dans leur complexité. C’est en sachant intelligemment et subtilement combiner ces trois perspectives que l’auteure nous entraîne dans le sillage de Konrad von Moltke.

8 C’est en effet tout le talent de Claire Weill de tisser les différents fils de sa « Petite et grande histoire de l’environnement », autour et à partir du personnage de Moltke et de créer une tapisserie riche, parfois complexe, colorée de nombreuses anecdotes et surtout pleine d’enseignements utiles pour percevoir les rouages des politiques nationales et des relations internationales environnementales.

9 Les premiers fils de cette tapisserie se nouent d’abord au niveau de l’Europe. En 1977, Konrad von Moltke prend la direction de l’Institut pour une Politique Européenne de l’Environnement (IPEE), alors créé par la Fondation Européenne de la Culture, qui accompagne depuis 1954 le renouveau des valeurs européennes dans la mouvance du Conseil de l’Europe. L’IPEE est conçu comme un think tank, original et précurseur : il est institué pour le seul domaine environnemental à une époque où le sujet lancé par le Club de Rome en 1967 est encore relativement confidentiel, et ceci à l’échelle de la Communauté européenne, avec une structure de bureaux implantés en France, Allemagne et Royaume-Uni. Les travaux sont menés de façon comparative, à partir d’un réseau de correspondants situés également en Italie, Espagne et Belgique et aux Pays-Bas. L’IPEE se lance dans un champ de recherches, alors fort peu développé – et aujourd’hui encore beaucoup trop méconnu – pour étudier, à la demande entre autres de la Commission européenne, comment est transposée et appliquée la législation environnementale européenne dans les États membres. En analysant et comparant les réglementations nationales et en allant jusque sur le terrain des acteurs politiques, administratifs et économiques pour scruter les transpositions, les applications et les mises en œuvre de ces réglementations, l’IPEE décrypte aussi les réflexes et réactions des États par rapport à l’Union, et peut ainsi jouer un rôle d’influence non négligeable auprès des décideurs politiques nationaux et européens.

10 L’Institut participe ainsi par exemple aux travaux sur le renforcement des compétences environnementales de la Communauté puis de l’Union, sur les élargissements successifs et leurs aspects environnementaux, les modalités de décision, la transparence et la part du secret dans les négociations au sein du Conseil européen, sur le rôle des parlements y compris du Parlement européen dans l’élaboration des réglementations, sur l’influence des conseils d’experts scientifiques dans la prise de décision… Il analyse sous l’angle environnemental les politiques régionales, les politiques agricoles et en particulier la PAC, les approches intégrées, les pollutions marines dues aux transports d’hydrocarbures ou de produits chimiques.

11 Le lecteur découvre ainsi que l’IPEE a défriché il y a plus de quarante ans quantité des sujets et champs d’études qui figurent à l’agenda actuel des politiques de l’environnement, tels celui de la démocratie environnementale, du droit à l’environnement, du principe de précaution, de l’information environnementale. Claire Weill relate par exemple comment le principe de précaution, apparu en Allemagne, a pu faire son entrée dans les traités européens, une fois vaincue la réticence du Royaume-Uni, grâce à une exégèse de Moltke auprès des parlementaires britanniques. Ce principe va irriguer de nombreux autres thèmes de travail auxquels se confronte Moltke, et entre autres la question des produits chimiques. Il aborde cette problématique dès 1979 et va approfondir sa connaissance de la législation américaine en cette matière, notamment à propos de l’accessibilité et du partage des informations sur les dangers et les risques des substances, de leur gestion et de leur commercialisation. Il reviendra régulièrement sur ces sujets, ce qui lui permettra de prendre part aux débats ultérieurs, lorsque l’Europe s’interrogera sur l’efficacité de ses réglementations sur les substances chimiques et cherchera à lancer une nouvelle politique en cette matière, pour finir par élaborer le règlement REACH.

12 À partir de 1984, le périmètre de l’action environnementale de Moltke s’élargit à tout le domaine transatlantique, comme le décrit Claire Weill avec une grande précision. Installé aux États-Unis mais poursuivant sa coopération avec l’IPEE et travaillant avec des instituts de recherches, des ONG et des think tanks aussi bien américains qu’européens tels que la Conservation Foundation, le WWF, l’Institut International du développement durable (IISD dans le monde anglo-saxon), puis au tournant du siècle l’Institut du Développement Durable et des Relations internationales (IDDRI), Konrad von Moltke va découvrir la question climatique à partir de celle de l’appauvrissement de la couche d’ozone. Sensibilisé par les travaux de chercheurs américains sur la couche d’ozone et déçu par l’inefficacité de la Convention de Vienne à cet égard, il va en effet créer un réseau d’ONG qui jouera un rôle essentiel auprès des décideurs politiques et des acteurs économiques pour l’adoption du Protocole de Montréal en 1987.

13 Ce réseau, conforté par le succès de ce Protocole devient attentif aux premières alertes sur les augmentations des concentrations en CO2 et leurs impacts climatiques, et s’ouvre au problème des changements climatiques en s’adjoignant des chercheurs scientifiques. Encouragé par la création du GIEC, et sous l’impulsion de Moltke qui pressent l’enjeu crucial du défi climatique, ce réseau va être à l’origine du Climate Action Network, dont le rôle va devenir essentiel dans les négociations internationales.

14 Par ailleurs, Konrad von Moltke va s’intéresser aux relations entre économie et environnement, un thème aux multiples facettes qu’il va approfondir, telles, entre autres, celle de la dette des pays en développement et de sa possible conversion en éléments de biodiversité, ou celle des accords commerciaux et des accords multilatéraux sur l’investissement et de leurs conséquences environnementales. Pour illustrer comment se réalisent ces nouveaux engagements de Moltke, Claire Weill décrit l’état des différentes questions au moment où il s’en saisit, précise la compréhension qu’il en a, puis détaille ses apports. Afin de faire comprendre la position de Moltke sur les relations entre commerce et environnement, qu’il considère comme constituant un point focal des politiques environnementales, l’auteure rappelle l’historique du régime commercial international, et montre ensuite en quoi Moltke en a étudié et démonté les mécanismes pour pouvoir progressivement dessiner les grandes lignes d’un nouveau régime, plus compatible avec les enjeux environnementaux. Par exemple, loin d’approuver les propositions de création d’une organisation mondiale de l’environnement, il appelle au renforcement du PNUE.

15 Enfin, dans le prolongement du Sommet de la Terre de Rio en 1992, Konrad von Moltke s’est tourné vers l’ensemble de la scène internationale et notamment vers les pays émergents. Les questions commerciales internationales demeurent pour lui une problématique capitale. L’enquête de Claire Weill dévoile ainsi à la fois l’adhésion de Moltke au développement durable et ses interrogations sur la définition et la mise en œuvre des politiques associées, relate ses réflexions sur les ressorts hégémoniques des accords commerciaux et sur la gouvernance des instances présidant aux relations commerciales, et retrace ses apports essentiels au concept de chaînes de production globales durables.

16 Encore une fois visionnaire, Moltke a pressenti l’importance particulière des évolutions en Chine, qu’un chapitre de l’ouvrage de Claire Weill met spécifiquement en valeur. Lorsqu’en 1992 ce pays se prépare à participer au Sommet de Rio, ses dirigeants se tournent vers des experts étrangers, et avec l’aide de Maurice Strong l’organisateur du Sommet, ils vont créer le Conseil Chinois pour la Coopération Internationale sur l’Environnement et le Développement. Ils seront ainsi mieux à même de comprendre les enjeux des problématiques de développement, de commerce international et d’environnement. Lorsqu’au sein de ce Conseil est établi, parmi d’autres comités d’experts, le groupe thématique sur le commerce et l’environnement, Moltke en fait partie, avec ses collègues de l’IIDD. Claire Weill analyse les travaux de ce groupe, les apports croisés des membres occidentaux et des responsables politiques chinois, et même les relations personnelles établies entre tous. Pendant toutes ces années, Moltke approfondit ses réflexions sur la gouvernance environnementale sur les plans international, régional, national et local. Quand il décède brutalement en 2005, il travaille à l’un de ses sujets de prédilection, celui de la décision en contexte de risque.

17 Pour qui s’intéresse aux mouvements et à l’histoire des idées en général, à la naissance et à l’évolution de la politique de l’environnement, à l’Union européenne et à son influence en matière environnementale hors de ses frontières, à la diplomatie environnementale mondiale et aux luttes d’influences entre États en ce domaine, l’ouvrage de Claire Weill constitue une mine d’informations documentées, précises et très utiles. Par ailleurs, cet ouvrage est aussi, en dernier ressort, une mise en perspective des positionnements actuels et il devient par conséquent une source de questionnements sur nos orientations et nos actions d’aujourd’hui.

18 Paradoxalement la perspective historique de l’ouvrage fait en effet ressortir l’actualité des sujets abordés, puisqu’aucun problème en matière environnementale n’est jamais définitivement résolu, et que la complexité des phénomènes et de leurs interrelations oblige au contraire à les replacer dans une autre lumière, à les remettre en question de façon récurrente, voire parfois dans l’urgence, comme pour les changements climatiques.

19 L’ouvrage offre enfin un aperçu de la méthode de travail de Konrad von Moltke, bien particulière et permettant de saisir comment cet esprit formé aux mathématiques et à l’histoire s’était approprié quantités d’autres connaissances. Claire Weill en analyse les rouages et les illustre par de nombreuses anecdotes qu’elle rapporte : Konrad von Moltke identifiait de par le monde les personnes qui s’étaient fait connaître et avaient déjà publié, très fréquemment en « littérature grise », dans les domaines qui l’intéressaient, de l’agriculture aux pollutions marines, des risques chimiques aux aides environnementales, et qui pouvaient lui ouvrir des perspectives et débattre avec lui. Il savait les mobiliser et les entraîner, les amener à approfondir leurs idées ou à découvrir d’autres pistes. Pour être sûr de parler le même langage, il s’adressait à eux le plus possible dans leur propre langue et s’initiait à leurs disciplines, qu’elles soient économiques, juridiques, chimiques, biologiques… Il refusait les étiquettes, les a priori, était d’abord dans l’écoute des autres pour forger son avis, n’émettant pas de jugement sur leurs positions, sauf si celles-ci ne lui paraissaient pas autrement justifiables que par des intérêts privés ou des règles trop figées. Organisateur de rencontres et d’échanges, éditeur de revues, laissant les points de vue s’exprimer et les confrontant, n’hésitant jamais à aller à la rencontre des experts et à ouvrir des possibilités de débats, il lui fallait écouter, comparer, rapprocher les opinions, en faire apparaître les divergences, influencer, convaincre et se laisser convaincre.

20 Les différents chapitres de cet ouvrage, à la fois bibliographie et histoire des idées et des politiques environnementales, font apparaître à quel point, en rapprochant sciences, politiques et institutions, Konrad von Moltke mettait en lumière les tensions qui animent toute société. Arrivé au terme de l’ouvrage, le lecteur ne peut s’empêcher de s’interroger sur ce qu’il aurait pu apporter dans l’actuelle situation d’urgences en tout genre, de cacophonies d’opinions et de risques de pertes de repères. Pour l’auteure de ces lignes, qui a eu le privilège de le connaître et de travailler quelque temps avec lui, il est évident qu’il n’aurait pas su, ni pu, proposer de solutions toutes faites, mais qu’en invitant à une prise de recul et à de nouvelles mises en perspective temporelles et spatiales, il aurait pu ouvrir de nouvelles voies.

21 Pascale KROMAREK

22 Vice-présidente de l’Association française des ingénieurs et techniciens de l’environnement (AFITE)

23 Membre de la SFDE


Date de mise en ligne : 19/12/2022

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