« Intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. »
1 À la recherche d’une identité perçue. S’il est acquis, au moins depuis Aristote, que ce qui est perçu par les sens préexiste à la raison, l’on peut formuler sans peine l’idée que l’humain ressent plus qu’il ne conçoit. Ce qu’esquisse, dans sa fameuse préface des Carnets de Léonard de Vinci (éditions Gallimard, 1942), le penseur Paul Valéry : « Rien de réel ne lui paraît indigne d’occuper sa puissante attention. Il apprend, par cette étude constante, rigoureuse et amoureuse des choses de la nature qu’il n’y a point de détail dans la réalité, et que, si l’infirmité de notre esprit nous oblige à abstraire, et à simplifier, à confondre des êtres innombrables sous quelques pauvres noms, et à substituer à leur variété infinie des "concepts", des classes et des entités, ce n’est là qu’une nécessité de notre entendement, qui ne peut guère faire mieux. Nous percevons bien plus que nous ne pouvons concevoir. »
2 Tous les arts le montrent. Les sens excèdent la raison ; ils transpercent en un soleil d’or les brumes du savoir instinctif et, par le signe et la méthode, font la plénitude de la connaissance fondée sur la rationalité. Il y a alors une exaltation de la vie savante. Comment s’abstraire de la beauté des fleurs quand on est spécialiste d’écologie végétale évolutive ?
3 Pour saisir la réalité, alors même que souvent les faits font diversion, partout, et en toutes opérations mentales, est-il besoin seulement de délices en mots ? Ou de mots justes, de mots bruts ou ascétiques, de mots illusoires, de mots accomplis encore ?
4 Fascination. Empire du vrai et du faux… Tel ce vers merveilleux qui hante l’esprit, le comble, et en sa magie mélodieuse, le dépasse, créant une image qui fixe et fige un paysage mental en un site rêvé :
« How sweet the moonlight sleeps upon this bank ! »
6 Sens et raison mêlés : mythe de la loi du 2 mai 1930. Qu’on le dise du fond du passé, toujours présent, et épistémologiquement encore à venir, oui, à l’image du droit des sites, le droit de l’environnement se fonde à la fois sur la science et la poésie du monde – sinon il n’est que tyrannie d’une nouvelle idéologie dominante. Si la nature est dans la nature, implacable vérité, sa métaphysique déployée dans le temps affleure des abysses par les sens : « Le droit de la protection de la nature s’est donc, progressivement, construit à partir de linéaments hérités d’une vision par essence subjective de la nature constituée d’un double mouvement culturel et géographique. D’abord protégée au nom d’un impératif esthétique, puis à la source de l’émergence du patrimoine culturel favorisé par le développement de sciences de la nature à caractère historique, la nature est appréhendée par la science géographique. Elle établit, de manière théorique, une relation entre l’homme et le milieu aux termes d’une conception interrelationnelle de l’espace anthropique, et, ce faisant, marque profondément le droit de l’environnement par la définition d’entités géographiques conçues comme des espaces-milieux, ainsi que par l’usage de référents spatiaux » (É. Naim-Gesbert, Les dimensions scientifiques du droit de l’environnement. Contribution à l’étude des rapports de la science et du droit, Bruxelles, Bruylant & Vrije Universiteit Brussel Press, 1999, p. 187).
7 La naissance d’une protection nationale des sites élémentaires est le fruit d’une approche culturelle de la nature, ce dont témoignent la notion de « monument naturel » et la structure de la loi de 1930 calquée sur celle, aussi mythique, des monuments historiques du 31 décembre 1913. Ses fondements scientifiques résultent d’une construction subjective de la nature qui, du point de vue de la généalogie, chemine de la contemplation à la conservation afin d’élaborer une nature culturalisée (ibid., p. 152-187).
8 Par la loi s’institue une écopoièse, sorte de métaphysique des espaces situés dans le temps variable selon les cultures.
9 Elle puise ses racines au-delà de la pensée raisonnante, dans les brumes de la poussière du réel, non pétrifiée, vivante. Et elle intègre une dimension temporelle accueillante, une durée faite à la fois de temps court et de temps long, accidenté ou continu. Bien comprise, correctement appliquée, elle vise à introduire dans du chaos ou de l’incohérence, une logique de bon sens, unifiant ce qui est contradictoire. Elle porte en elle une dynamique d’équilibre, au-delà de sa nature qui, à première vue, semble incantatoire. Bref, elle met de l’ordre pour viser juste (É. Naim-Gesbert, Droit général de l’environnement. Introduction au droit de l’environnement, LexisNexis, 3e édition, 2019, §231).
10 Des critères alors sont établis, qui font entrer la beauté dans la loi, et qui relèvent de l’art ; déjà la loi du 21 avril 1906 organisant la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique (JO 24 avril 1906) – qui s’est effacée des mémoires juridiques pour grossir le désert des archives en une disparition signe des temps modernes dévorant le passé – énonce que la Commission des sites et monuments naturels de caractère artistique (article 1er) « dressera une liste des propriétés foncières dont la conservation peut avoir, au point de vue artistique ou pittoresque, un intérêt général » (article 2) ; les propriétaires des immeubles désignés « seront invités à prendre l’engagement de ne détruire ni modifier l’état des lieux ou leur aspect » sauf autorisation spéciale de la Commission (article 3). Aussi sur cette base, qui rappelle l’expression de Flaubert (« vous trouverez là des sites pittoresques », Lettre à Edmond et Jules Goncourt, 1867 ; au sujet de l’Auvergne), des sites émergent : au nord de Paimpol et au large de la Pointe de l’Arcouest, l’île-de-Bréhat est le premier site classé ; face à l’exploitation des roches de granit rose pour construire le port de Paimpol, le conseil municipal en demande le classement en ses termes : « les nombreux étrangers qui viennent à Bréhat pendant la saison balnéaire et dont le nombre augmente tous les ans trouvent l’île si pittoresque et si belle qu’ils témoignent le désir de la classer » (Délibération du 19 mai 1907, classement par arrêté du 13 juillet 1907 de la totalité des terrains appartenant à la commune, soit 1 ha).
11 Clarté de la beauté ? La controverse fait rage depuis longtemps et à n’en plus finir, et elle ne finira pas. Des sophistes aux jardiniers, des enfants aux troubadours : « … et dans le bleu du jour je t’écris, dans le jour qui palpite je traque les traces. Vestige. » Lyrcis, Le déplacement d’air des sentinelles, fragment 20.
12 La beauté est plus profonde et généreuse que ce que l’on voit. Elle surgit d’un point de vue clairement situé…
13 Ceci : « On traverse un cimetière comme on traverse un bazar. Toutes les tombes sont pareilles. Elles ne diffèrent que par l’ancienneté seulement. À mesure qu’elles vieillissent, elles s’enfoncent et disparaissent, comme fait le souvenir qu’on a des morts (dirait Chateaubriand). Les cyprès plantés en ces lieux sont gigantesques. Ça donne au site un jour vert plein de tranquillité. À propos de sites, c’est à Constantinople véritablement que l’on peut dire : Un site ! ah ! quel tableau ! » (Flaubert, Lettre à Louis Bouilhet, 1850).
14 De l’art pittoresque… Il y a moins de psychologie que de physiologie, assurément. La première s’étiole dans la seconde dès l’immersion dans la nature. La Constitution politique a chassé le divin des âges anciens (Platon, Le Politique, 271 e). Où les temps immémoriaux créaient des lois immuables (Malebranche, Traité de la nature et de la grâce : « Les lois de la nature sont constantes et immuables : elles sont générales pour tous les temps et tous les lieux », Premier discours, XVIII). L’espace et le temps sont ouverts, infinis, évidents.
15 La loi du 2 mai 1930, qui survit dans le Code de l’environnement (articles L. 341-1 et suivants ; sur celle-ci : J.-M Février, É. Naim-Gesbert, R. Radiguet, Le droit des sites : retour sur la loi du 2 mai 1930, Paris, mare & martin, 2022, 253 p.), rend plus explicite la loi de 1906. Si elle ne définit pas la notion de site, elle en donne les motifs de classement au nom de l’intérêt général. C’est une farandole d’adjectifs constitutifs devenus proverbiaux : la conservation ou la préservation doit présenter un tel intérêt « au point de vue artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque ». La codification n’y a rien changé, ni l’essai de modernisation opéré par la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (JO 9 août 2016), ni d’autres modifications (par exemple, la disparition des sites inscrits notamment « en raison de leur état de dégradation irréversible », cf. décret n° 2022-794 du 5 mai 2022, JO du 10 mai 2022).
16 Extension de l’un au tout. Une grande vérité juridique s’est ainsi formée dans l’appréciation jurisprudentielle de la légalité du site : celle de sa dilatation au vu du lieu considéré. Elle s’effectue en deux temps. D’abord, par l’arrêt Dame Benoist d’Anthenay (CE, 13 mars 1970, Ministre d’État chargé des affaires culturelles c/ Dame Benoist d’Anthenay, Grand arrêt n° 35, in Les grands arrêts du droit de l’environnement, Ph. Billet et É. Naim-Gesbert (dir.), Dalloz, 2017, nos observations) qui inscrivait à l’inventaire des sites pittoresques du département de la Côte-d’or un ensemble composé du village de Flavigny-sur-Ozerain et de ses abords ; en l’espèce, l’application de la protection du site concerne le village en soi (le joyau) et, à condition que « la nature du site le justifie », elle s’étend à ses abords (l’écrin). Cette théorie du joyau et de l’écrin (ou de la perle et de l’écrin selon les mots du président Rougevin-Baville dans ses conclusions) revient donc à apprécier si, au nom de l’intérêt général, et sur la base des critères définis par la loi de 1930, le principal doit être inscrit ou classé – celle-ci valant pour les deux régimes – avec des alentours qui sont comme un accessoire renforçant sa protection.
17 Ensuite, cette mise en œuvre dilatée du principe de prévention est consacrée dans l’arrêt Dame Ébri (CE ass., 2 mai 1975, Dame Ébri et Union syndicale de défense des propriétaires du massif de la Clape, Lebon, p. 280) dans lequel la protection peut s’étendre à une unité paysagère, ici 8 000 hectares de garrigues et de vignes dans le superbe massif narbonnais. Les mots combinés de la loi et du juge donnent une méthode plus objective, fondée sur une vision qui procède plus volontiers de la science – telle la greffe du droit des réserves naturelles issue du critère « scientifique » de la loi de 1930 (cf. « Le joyau et l’écrin, théorie étayée bel et bien », Note introductive sur CE, 3 juin 2020, n° 414018, Association des amis du banc d’Arguin du bassin d’Arcachon, et conclusions O. Fuchs, cette revue, n° 3, 2020, p. 613-614). Qui laisse place, cas après cas, à une allure scientifique englobante et fait penser, en sa capacité d’acclimatation, à une méthode du cœur et de l’écorce, forme écologiquement ajustée de la territorialisation du droit de l’environnement (cf. notre introduction « Physiologie du droit des sites », in Le droit des sites : retour sur la loi du 2 mai 1930, op. cit., p. 13-18).
18 C’est en ce sens qu’est née la notion de site étendu, assimilant les parcelles qui contribuent à la sauvegarde du site lui-même. D’après une étude récente, depuis les années 80 la moyenne des surfaces protégées par site approche les mille hectares (Projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, Exposé général, Sénat, 1er juillet 2015). Ce qui n’enlève rien aux vertus d’une protection isolée, élémentaire, par exemple d’un arbre, très nécessaire à l’ère du dérèglement climatique en sa capacité à absorber le carbone.
19 Fossile d’un temps redécouvert ? « Mais en tout genre, notre temps a la manie de vouloir ne montrer les choses qu’avec ce qui les entoure dans la réalité, et par là de supprimer l’essentiel, l’acte de l’esprit qui les isola d’elle. » Proust, Noms de pays : le pays, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (deuxième partie).
20 Dialogue du réel et de la fiction. L’un et l’autre forment le destin des rêves, et des sites rêvés. Ainsi en est-il de la légalité d’un arrêté préfectoral n’autorisant pas l’installation de huit éoliennes d’une hauteur de 150 mètres et quatre postes de livraison électrique (« Parc éolien de la Vallée de la Thironne ») à environ 5 km au sud-ouest de la commune d’Illiers-Combray), partie classée comme site patrimonial remarquable, dans l’interprétation des articles L. 181-3 et L. 511-1 du Code de l’environnement par le juge administratif statuant en premier et dernier ressort (CAA Versailles, n° 20VE03265, du 11 avril 2022) – requête en annulation de l’association de défense de l’environnement des riverains de la Thironne et de la société des amis de Marcel Proust et des amis de Combray. Voici en une phrase dense, riche, vraie ligne rhétorique et matricielle, la raison et les sens mêlés dans le droit :
21 « Il est par ailleurs constant que l’arrêté est motivé en fait par l’impact caractérisé de l’implantation de ce projet de parc éolien sur les paysages et le patrimoine culturel protégés, en raison de la hauteur de ces éoliennes, qui seraient visibles depuis plusieurs lieux situés sur la commune d’Illiers-Combray, laquelle a été classée comme un site patrimonial littéraire (SPR) institué dans un but de prévention paysagère, pour protéger l’église et l’ancien château classé au titre des monuments historiques, ainsi que la vue caractéristique du clocher émergeant du plateau beauceron et de la vallée du Loir, et des jardins préservés en amont et en aval du village, dans le cadre d’une approche élargie du paysage répondant aux descriptions de ce village évoquée dans l’œuvre de Marcel Proust, ce qui fait de cette protection patrimoniale une protection paysagère, architecturale et littéraire (…) » (point 4). La suite de l’arrêt apprécie les atteintes portées aux lieux à raison du « lien qui existe entre ce paysage et l’œuvre de Marcel Proust » (point 7), ce qui a mené l’architecte des bâtiments de France, les maires d’Illiers-Combray et de Méréglise, et le commissaire enquêteur à exprimer des avis négatifs ; aussi ce projet « risquerait de porter une atteinte significative non seulement à deux monuments historiques, mais aussi au site remarquable classé et à l’intérêt paysager et patrimonial du village d’Illiers-Combray, où des acteurs publics et privés réalisent des actions culturelles autour de l’œuvre de Marcel Proust, dont les évocations littéraires sont encore pour partie matériellement inscrites dans ces lieux » (point 8)…
22 … et vice versa, au-delà évidemment de Du côté de chez Swann : « Certains noms de villes, Vézelay ou Chartres, Bourges ou Beauvais servent à désigner, par abréviation, leur église principale. Cette acception partielle où nous le prenons si souvent, finit – s’il s’agit de lieux que nous ne connaissons pas encore – par sculpter le nom tout entier qui dès lors, quand nous voudrons y faire entrer l’idée de la ville – de la ville que nous n’avons jamais vue, – lui imposera – comme un moule – les mêmes ciselures, et du même style, en fera une sorte de grande cathédrale. » Proust, Noms de pays : le pays, À l’ombre des jeunes filles en fleurs (deuxième partie)… évoquons, en regard, ce chant gravé dans l’enfance et auquel songeait peut-être Proust – sait-on ? :
24 En somme : laisser dialoguer à l’envi la raison et les sens pour repousser au tréfonds cauchemardesque la monstruosité d’une science omnipotente, forcément absolue en ses rouages mécaniques ; qu’elle laisse, en son empire irrésistible, des fleurs inconnues blanchir sous la lune au cœur des forêts. Que les polypes de la poésie participent à l’écopoièse !
« Les idées sont en nous un système complet, semblable à l’un des règnes de la nature, une sorte de floraison dont il serait possible à un homme, à un fou peut-être, de donner l’iconographie. »
Date de mise en ligne : 28/09/2022