Couverture de RJE_213

Article de revue

Évaluation environnementale : « Quousque tandem abutere, rei publicae, patientia nostra ? »

Pages 449 à 452

Notes

1Ciceron me pardonnera-t-il de travestir ainsi sa première catilinaire ? Le Gaffiot rappelle que la patientia est aussi souffrance et lorsque le Consul plaide la destitution de Catalina, c’est la pusillanimité du gouvernement de Rome qu’il critique.

2En matière d’évaluation environnementale, la même apostrophe semble s’imposer face à la politique des petits pas du gouvernement et aux avancées très timides de la jurisprudence.

3Après les états généraux de l’environnement en 2013, le rapport du groupe de travail Vernier publié en 2015 [1] sur la modernisation de l’évaluation environnementale avait souligné l’écart entre, d’une part, les objectifs de cet outil, imaginé en France dès la loi de 1976 et rénové par la directive 85/337/CEE, et, d’autre part, non seulement sa mobilisation sur le terrain mais aussi son cadre législatif et réglementaire.

4Une grande réforme de l’évaluation s’imposait : une ordonnance est venue en fixer le cadre général dès 2016 [2], suivie de peu par un décret [3], censés permettre ensemble de stabiliser l’édifice et d’assurer la transposition effective en droit interne de la directive 2011/92/UE telle que modifiée par la directive 2014/52/UE. L’approche « projet » devenait le cœur des procédures environnementales, toutes législations confondues, pour aboutir à la création de l’autorisation environnementale.

5Las, pas moins de onze décrets [4] sont, depuis, venus modifier, à petites touches, le régime de l’évaluation environnementale.

6Et ce n’est pas fini : cet hiver, était menée une consultation sur un projet de « décret portant diverses réformes en matière d’évaluation environnementale » visant, pour répondre à une mise en demeure européenne, à rappeler explicitement les critères pertinents de soumission à étude d’impact d’un projet [5] ; une autre, au printemps, a été organisée pour un décret « portant modification des dispositions relatives à l’évaluation environnementale des documents d’urbanisme et des unités touristiques nouvelles », à la suite de deux décisions du Conseil d’État dont la première a bientôt quatre ans. La lecture de leurs notes de présentation est particulièrement édifiante [6].

7Ces mesurettes trop peu ambitieuses ne suffiront pas à contourner les écueils d’une réglementation des évaluations environnementales encore pensée avec des concepts d’un autre siècle : liste fermée pour les projets, nomenclature incomplète pour les plans, verrouillée par un dispositif applicable plan par plan mais pas pour toute une catégorie de plans, analyse des projets toujours procédurale au sein des services administratifs, décision de soumission au cas par cas confiée à une autorité en charge de la conciliation de toutes les politiques publiques sur le territoire…

8L’actualité montre qu’il est temps pour les administrations, particulièrement au niveau central, de changer de braquet et de prendre la mesure du caractère transversal des enjeux de santé et d’environnement, sans craindre d’écarter les querelles de corps d’État et celles qui agitent les réunions interministérielles, pour s’atteler enfin à une nouvelle réforme de fond et entrer résolument dans « le monde d’après » ; celle-ci n’aboutira que si les agents publics qui participent à l’élaboration des décisions susceptibles d’avoir une incidence sur l’environnement sont assez nombreux et formés pour exercer leurs compétences [7].

9À défaut, naîtront d’autres contentieux réglementaires, sources d’insécurité juridique pour les opérateurs économiques, sans que les difficultés auxquelles sont confrontés les requérants pour faire évoluer la jurisprudence constituent un obstacle sérieux à moyen terme.

10Au Conseil d’État, l’indépendance des législations et l’accueil favorable réservé à des nomenclatures héritées d’une division de l’environnement en cheminées, toutes parfaitement étrangères à l’approche « projet » et au droit de l’Union, sont encore de mise : les progrès lents de la portée accordée par la Haute juridiction aux dispositions de l’article R. 431-16 du Code de l’urbanisme ne l’illustrent que trop.

11En 2015, la plus haute juridiction administrative a en effet jugé [8] que l’obligation de joindre l’étude d’impact au dossier de demande de permis de construire ne concerne que les cas où l’étude d’impact est exigée en vertu des dispositions du Code de l’environnement « pour des projets déterminés par référence à l’obligation d’obtention d’un permis de construire ».

12En 2016 [9], cette obligation de joindre l’étude est étendue au cas où le projet est soumis à la réalisation d’une étude d’impact en vertu d’autres dispositions que celles prises au titre des constructions soumises à permis de construire « lorsque seule la procédure de délivrance du permis de construire permet de prendre en compte les éléments de l’étude ».

13En 2017, le Conseil d’État [10], « sans qu’il soit besoin de saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’une question tendant à l’interprétation du droit de l’Union européenne », confirme sa posture et juge que les dispositions de l’article 8 bis de la directive du 13 décembre 2011 n’imposent pas aux autorités nationales de prévoir que toute autorisation, notamment d’urbanisme, d’un projet soumis à étude d’impact n’est accordée qu’au visa de ladite étude.

14En 2020 [11], naît une lueur d’espoir : le fait qu’une opération de construction ne relève d’aucune des rubriques du tableau annexé à l’article R. 122-2 du Code de l’environnement « n’est pas de nature à faire échapper sa réalisation à l’obligation d’évaluation environnementale » si elle s’inscrit dans un projet plus vaste, « dès lors qu’il entre dans "l’une" des rubriques de ce tableau » quand bien même, l’espère-t-on alors, il ne s’agirait pas nécessairement des rubriques relatives aux opérations d’urbanisme ; cette ouverture reste incertaine : la même année, il est jugé [12] que l’autorisation de construire un projet ne doit prescrire des mesures ERC et de suivi que si le permis de construire « est soumis à une étude d’impact en application du tableau annexé à l’article R. 122-2 du code de l’environnement, "notamment" des lignes 36 et 37 ».

15En 2021, enfin, semblant méconnaître le critère d’effets cumulés d’un projet avec d’autres opérations localisées dans le même secteur, le Conseil d’État juge [13] que le dossier joint à la demande de permis de construire n’a pas à comprendre l’étude d’impact ou la décision de l’autorité environnementale dispensant le projet d’évaluation environnementale si ses dimensions sont inférieures aux seuils de ce fameux tableau, sans qu’il faille tenir compte d’un projet de construction existant sur une parcelle adjacente au terrain d’assiette du projet à moins qu’il n’existe entre eux « des liens de nature à caractériser le fractionnement d’un projet unique » et quand bien même ils s’inscrivent « dans le projet d’urbanisation de la zone tel qu’il ressort du plan local d’urbanisme ».

16Le très récent arrêt du Conseil d’État sur le champ d’application des études d’impact [14] devrait sonner le glas de ces atermoiements : d’un trait de plume, ont été invalidées toutes les nomenclatures du Code de l’environnement qui, directement ou par des chemins détournés, prédéterminaient le régime procédural des autorisations individuelles de projets soumis à évaluation préalable en fonction de leurs seules dimensions.

17La posture attentiste du Gouvernement aura précisément eu pour effet de rendre illusoire le principe de sécurité juridique et inutiles les procédés contentieux créés depuis dix ans à seule fin de la « préserver », toujours au péril du principe de légalité et des objectifs de prévisibilité et d’intelligibilité de la norme.

18En effet, cet arrêt ouvre la voie à d’innombrables actions à l’encontre des autorisations exemptées à tort d’étude d’impact, qu’elles soient en cours d’instruction, qu’elles puissent encore faire l’objet de recours, que des recours à leur encontre aient été rejetés – la voie de la tierce opposition est alors facile à emprunter [15] – ou même que, pourtant « définitives », elles doivent désormais faire l’objet de prescriptions complémentaires ordonnées par l’autorité administrative – éventuellement saisie à cette fin par des tiers sous le contrôle du juge – mobilisant les compétences qu’elle tient des VIème et VIIème titres du livre 1er du Code de l’environnement [16].

19Lorsqu’il avait démissionné de ses fonctions ministérielles, Nicolas Hulot avait pointé les limites de la politique des petits pas face à l’urgence climatique ; certains avaient alors indiqué qu’une approche patiente et prudente peut seule garantir « le succès dans l’humilité » [17]. Au risque, comme cette fois, de « l’échec dans l’humiliation » ?

20Si le régime des évaluations environnementales n’est pas profondément repensé et radicalement transformé, Ciceron m’accordera encore d’abuser de son apostrophe finale : « Vos, vos, dico aperte, consules deestis ».


Date de mise en ligne : 17/09/2021

Notes

Domaines

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Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

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