Notes
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[1]
Référence explicite est évidemment faite au célèbre écrit du Professeur Michel Prieur dénonçant la faible sensibilité environnementale du Conseil d’État en réaction aux propos tenus par le vice-président du Conseil d’État de l’époque dans la presse : M. Prieur, « Pas de caribous au Palais Royal », RJE, 2/1985, p. 137.
-
[2]
C. Cournil (dir.), Les grandes affaires climatiques, UMR Droits International, Comparé et Européen, coll. Confluence des droits, vol. 10, 2020, 860 p. ; M. Torre-Schaub, Justice climatique. Procès et actions, Paris, CNRS, coll. Débats, 2020.
-
[3]
Cf. notamment M. Torre-Schaub, B. Lormeteau, Les recours climatiques en France. Influences et convergences de la décision Urgenda et du rapport du GIEC à 1,5 °C sur l’avenir du contentieux français, EEI, 2019, n° 5, dossier 14.
-
[4]
CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, req. n° 427301, EEI 2020, n° 12, p. 13, ét. 17, M. Torre-Schaub ; JCP Adm., 2020, com. 2337, R. Radiguet ; EEI 2021, n° 3, dossier 12, ét. C. Huglo ; Dr. adm, 2021, n° 3, comm.14, J.-C. Rotoullié ; AJDA 2021, p. 217, note H. Delzangles ; AJDA 2021, p. 226, note S. Cassella.
-
[5]
TA Paris, 3 février 2021, Association Oxfam France et a., req. n°s 1904967, 190498, 1904974/4-1 ; EEI 2021, n° 3, ét. 3, M. Torre-Schaub ; JCP G 2021, n° 6, 139, D. Mazeaud ; JCP G 2021, n° 10, 247, M. Torre-Schaub ; JCP Adm., 2021, 2088, com. M. Torre-Schaub, P. Bozo ; AJDA 2021, p. 239 ; D. 2021, p. 281, M. Hautereau-Boutonnet.
-
[6]
B. Parance, J. Rochfeld, « Un tsunami juridique. Une première décision "climatique" historique », JCP G 2020, p. 2138.
-
[7]
C. Cournil, M. Fleury, « De "l’affaire du siècle" au "casse du siècle" ? Quand le climat pénètre avec fracas le droit de la responsabilité administrative », ADL, 7 février 2021.
-
[8]
Ainsi que le laisse sous-entendre le dossier : Dynamique du droit et activisme des juges, RJE 1/2021.
-
[9]
Cf. pour une position mesurée de l’apport de l’affaire Grande-Synthe : H. Delzangles, « Le premier "recours climatique" en France : une affaire à suivre ! », AJDA 2021, p. 217 ; et pour l’affaire du siècle : M. Torre-Schaub, « L’affaire du siècle, une révolution pour la justice climatique ? », JCP G, n° 10, 2021, aperçu 247.
-
[10]
Il s’agit des politiques d’efficacité énergétique, de l’augmentation des énergies renouvelables qui, parce que considérées comme sectorielles, ne contribuent pas directement à l’aggravation du préjudice écologique. À celles-ci s’ajoute celle de l’insuffisance des objectifs adoptés pour limiter le réchauffement à 1,5 °C.
-
[11]
F. Melleray, « À propos de l’intérêt donnant qualité à agir en contentieux administratif. Le "moment 1900" et ses suites », AJDA 2014, p. 1530.
-
[12]
Chiffres de 2015 : cf. V. Antoni et a., La vulnérabilité des communes aux risques climatiques : note de méthode pour le calcul et la classification typologique, Commissariat général au développement durable, service des données et études statistiques, janvier 2020.
-
[13]
Ainsi que nous l’indiquions dans notre commentaire sous cette décision : R. Radiguet, « Objectif de réduction des émissions de gaz… à effet normatif ? », JCP Adm. 2020, 2337.
-
[14]
J.-C. Rotoullié, « Engagements climatiques du Gouvernement – Le recours pour excès de pouvoir au service de la lutte contre le réchauffement climatique ? », Dr. adm., n° 3, 2021, comm. 14.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
H. Belrhali, Responsabilité administrative, LGDJ, coll. Manuel, 2e éd., n° 452 et s.
-
[17]
Pour une étude approfondie du préjudice collectif consacrant de longs développements sur le préjudice écologique : L. Bosc, Le préjudice collectif. Contribution à l’étude des atteintes à l’intérêt collectif, Thèse, Université Toulouse 1 Capitole, 2020, spéc. p. 1, T. 1, Chap. 2.
-
[18]
Cf. M. Deguergue, « Les imperfections de la responsabilité administrative environnementale, AJDA 2018, p. 2077. L’auteur affirme notamment : « Aussi, quand bien même les linéaments de la reconnaissance de la nature comme sujet de droit seraient posés, sera-t-il difficile pour le demandeur à l’action en réparation du préjudice écologique de démontrer que l’État, par son inaction, lui a causé un préjudice personnel ».
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[19]
L. Dutheillet de Lamothe, « Le contentieux en droit de l’environnement mené par les associations devant le Conseil d’État », RJE numéro spécial 2019, p. 39.
-
[20]
Sur l’influence de l’Accord de Paris sur les contentieux climatiques nationaux : A.-S. Tabau, « Les circulations entre l’accord de Paris et les contentieux climatiques nationaux : quel contrôle de l’action climatique des pouvoirs publics d’un point de vue global ? », RJE numéro spécial 2017, p. 229. Et plus précisément, sur l’influence de l’Accord de Paris dans la décision Grande-Synthe : S. Cassella, « L’effet indirect du droit international : l’arrêt Commune de Grande-Synthe », AJDA 2021, p. 226.
-
[21]
Cons. const., 13 août 2015, n° 2015-718 DC, Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, cons. 10 à 14 ; AJDA 2015, p. 1567 ; D. 2016, p. 1779, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ; Constitutions, 2015, p. 607, chron. B. Lormeteau.
-
[22]
Que l’on songe au contentieux relatif à la qualité de l’air : cf. CE 12 juillet 2017, n° 394254, Association Les Amis de la Terre France, Lebon ; AJDA 2018, 167, note A. Perrin et M. Deffairi ; ibid. 2017, 1426 ; D. 2017, 1474, et les obs. ; RFDA 2017, 1135, note A. Van Lang ; RTD eur. 2018, 392, obs. A. Bouveresse.
-
[23]
B. Plessix, Droit administratif général, 3e éd., Lexisnexis, 2020, n° 1347.
-
[24]
CE 27 juillet 2015, n° 367484, Baey : Rec. CE 2015, p. 285 ; AJDA 2015, p. 2277, note A. Perrin ; Dr. adm. 2015, comm, 78, note C. Zacharie.
-
[25]
Ce mouvement jurisprudentiel bien entamé – CE, ass., 19 juillet 2019, Association des Américains accidentels, req. n° 424216 et CE, 28 février 2020, Stassen, req. n° 433886 – modifie substantiellement l’office du juge du REP. Cf. entre autres : C. Malverti, C. Beaufils, « Dynamique ou dynamite ? », AJDA 2020, p. 722.
-
[26]
J.-C. Rotoullié, « Engagements climatiques du Gouvernement – Le recours pour excès de pouvoir au service de la lutte contre le réchauffement climatique ? », Dr. adm., n° 3, 2021, comm. 14.
-
[27]
CE 12 juillet 2017, n° 394254, Association Les Amis de la Terre France, Lebon ; AJDA 2018, 167, note A. Perrin et M. Deffairi ; ibid. 2017, 1426 ; D. 2017, 1474, et les obs. ; RFDA 2017, 1135, note A. Van Lang ; RTD eur. 2018, 392, obs. A. Bouveresse.
Carence partielle de l’État français pour son action insuffisante.
Préjudice écologique.
CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, req. n° 427301 et TA Paris 3 février 2021, Association Oxfam France et a., req. n°s 1904967, 190498, 1904974/4-1
Note : Affaire(s) du siècle ? Ne vendons pas la peau du caribou [1]…
1La ferveur autour des procès climatiques dans le monde [2] ne cesse de gagner du terrain et arrive en France [3]. Plus précisément, deux affaires dans le cadre desquelles l’État est mis au-devant de ses responsabilités sont sous les feux des projecteurs : l’affaire dite « Grande-Synthe » rendue par le Conseil d’État le 19 novembre 2020 [4] et « l’affaire du siècle » faisant l’objet d’un jugement du Tribunal administratif en date du 3 février 2021 [5].
2Elles remuent la communauté des juristes au point que celle-ci, d’ordinaire mesurée et guidée par une certaine neutralité axiologique, n’hésite pas à sortir de sa réserve habituelle en s’exprimant par-delà les revues spécialisées dont celle-ci. On y lit ici que l’affaire Grande-Synthe constituerait « un tsunami juridique » [6] et là que l’affaire du siècle serait « le casse du siècle » [7]. Cet enthousiasme pour la cause climatique semble avoir gagné le juge atteint du mal incurable de l’activisme [8] !
3Et s’il est difficile de se projeter sur le caractère séculaire des deux affaires tant le temps du 22ème siècle est loin d’être venu, il est tout autant difficile de céder à l’euphorie générale tant le temps desdites affaires n’est lui-même pas encore révolu [9]. Pour cause, puisque ces affaires ont conduit respectivement le Conseil d’État et le Tribunal administratif à solliciter un supplément d’instruction mettant en exergue la difficulté de déterminer la part de responsabilité de l’État en matière de changement climatique. Ne pas céder à l’euphorie ne doit pas amener à une position inverse consistant à dénier les avancées réelles de ces deux décisions qui, parce qu’elles se situent sur un registre différent, offrent au justiciable une approche consolidée du contentieux climatique naissant qui justifie une analyse groupée des décisions focalisée sur leurs principaux apports.
4Premièrement, l’affaire dite « Grande-Synthe » amenait le Conseil d’État à se prononcer dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir contre les décisions implicites du Président de la République, du Premier ministre et du ministre de la Transition écologique qui rejetaient les demandes d’actions climatiques faites par la commune de Grande-Synthe et auxquelles se sont ralliées les villes de Paris et Grenoble ainsi que les associations Oxfam France, Greenpeace France, Notre Affaire à Tous et la Fondation pour la Nature et l’Homme. Le juge administratif considère le recours de la commune et les interventions de ces villes et associations recevables et se prononce sur le respect des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030 fixés en droit interne par l’article L. 100-4 du Code de l’énergie et déclinés par la stratégie bas-carbone qui fixe jusqu’à 2030 la trajectoire de réduction de -40 % par rapport à 1990 de ces émissions au sein de budgets-carbone. Il confère ainsi une pleine valeur normative aux objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre tout en refusant de statuer sur l’annulation de la décision de rejet de prendre toute mesure utile pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, faute d’éléments suffisants pour déterminer la compatibilité de la trajectoire prévue par les budgets-carbone au regard des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés à horizon 2030. Il ordonne alors un supplément d’instruction tendant à la production des éléments de nature à lui permettre de statuer sur l’affaire.
5Deuxièmement, l’affaire du Siècle invitait le Tribunal administratif de Paris à se prononcer dans le cadre d’un recours de plein contentieux visant à reconnaître la responsabilité de l’État au titre de son inaction climatique pour préjudice écologique et à l’enjoindre de prendre les mesures nécessaires pour le faire cesser. Le juge administratif considère le recours des associations Oxfam France, Notre Affaire à Tous, Greenpeace France et la Fondation pour la Nature et l’Homme ainsi que l’intervention de l’association France Nature Environnement recevables. Il se prononce ensuite sur la question de la responsabilité administrative et écologique de l’État pour carence fautive. Le jugement reconnaît dans un long argumentaire que les conséquences du réchauffement climatique notamment sur les activités humaines sont essentiellement de nature anthropique et constituent un préjudice écologique. L’affaire est ensuite centrée autour de l’imputabilité du préjudice écologique à l’État. Le juge administratif rejette plusieurs griefs d’inaction à l’encontre de l’État parce que les manquements constatés concernent des politiques sectorielles qui, en tant que telles, n’ont pas contribué directement à l’aggravation du préjudice écologique invoqué par les requérants [10]. Il conclut à la responsabilité de l’État dans l’aggravation d’une partie du préjudice écologique du fait du non-respect des objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre fixés dans le premier budget carbone. Reconnaissant le préjudice moral des requérants et indemnisant à l’euro symbolique, le Tribunal administratif butte sur les modalités de réparation du préjudice en rejetant celle pécuniaire et en sollicitant un supplément d’instruction pour déterminer les modalités de la réparation en nature et les demandes d’injonctions qui l’accompagnent.
6Ainsi on observe que l’affaire « Grande-Synthe » pose assurément les jalons d’une justice administrative climatique en optant tant pour une approche souple de la notion d’intérêt à agir qu’une approche constructive de la normativité des objectifs d’émission de gaz à effet de serre. S’engouffrant pleinement dans cette brèche ouverte par le Conseil d’État, le Tribunal administratif admet alors l’intérêt à agir des requérants associatifs et, en s’appuyant sur la normativité dégagée par le Conseil d’État des objectifs d’émission de gaz à effet de serre, complète ces jalons en abordant la question de la responsabilité administrative de l’État pour préjudice écologique. Les deux juridictions buttent néanmoins sur la question centrale de la détermination précise de la part d’engagement à attendre de l’État. L’une pour statuer sur la compatibilité de la trajectoire climat par rapport aux objectifs et l’autre pour statuer sur la réparation du préjudice. Dès lors, deux éléments principaux méritent d’être envisagés : l’appréciation de l’intérêt à agir pour une justice climatique (I.) et celle de la responsabilité de l’État entendu lato sensu en matière d’action climatique (II.).
I – Agir pour le climat avec intérêt
7Les deux recours rencontrent une difficulté commune liée aux spécificités des règles de recevabilité qui nécessitent dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir de démontrer l’existence d’un intérêt personnel, direct et certain (A.) et, dans le cadre d’un recours en responsabilité extracontractuelle, de démontrer l’existence d’un préjudice personnel, matériel et certain (B.).
A – L’intérêt climatique, ce n’est pas automatique ! L’affaire « Grande-Synthe »
8Intérêt personnel. Le caractère objectif du recours pour excès de pouvoir a justifié à partir des années 1900 [11] le développement d’une jurisprudence libérale de l’intérêt à agir conduisant le juge administratif à interpréter souplement l’intérêt suffisamment direct, personnel et certain à ester en justice du requérant. Le juge administratif s’inscrit dans une conception classique de la notion d’intérêt à agir en ce qui concerne l’intérêt personnel de la commune requérante. Il reprend l’argumentaire de la commune selon lequel « en raison de sa proximité immédiate avec le littoral […] et des caractéristiques physiques de son territoire [polder], elle est exposée à moyenne échéance à des risques accrus et élevés d’inondation ». Ces éléments mettent en exergue les incidences particulièrement fortes du phénomène de réchauffement climatique sur le territoire de la commune justifiant ainsi de son intérêt personnel à agir.
9Suivant le même raisonnement à propos des villes de Grenoble et de Paris avec une interprétation plus souple de l’intérêt à agir du fait qu’elles ne sont pas requérantes mais qu’elles interviennent à l’instance, le juge administratif considère que leur exposition au phénomène de réchauffement climatique justifie leur intervention. Pour ce faire, il s’appuie sur les travaux de l’Observatoire national sur les effets du réchauffement climatique (ONERC) qui identifient ces villes « comme relevant d’un indice d’exposition aux risques climatiques qualifié de très fort ». Or, et si on s’en tient à cet indice d’exposition, 18,5 % des communes françaises comprenant plus de 42 millions d’habitants sont fortement exposées au risque climatique [12] signifiant dès lors que l’intérêt personnel à agir des personnes morales est contenu par les faits scientifiques.
10La recevabilité de l’intervention des associations est reconnue sans de réels développements au vu de leur objet social alors qu’il aurait été probablement pertinent de distinguer entre celles qui, parce qu’elles sont agréées en vertu de l’article L. 142-1 du Code de l’environnement – Greenpeace France – disposent d’une présomption d’intérêt à agir des autres – Oxfam France, Notre Affaire à Tous et la Fondation pour la Nature et l’Homme.
11Intérêt direct et certain. L’examen du caractère direct et certain de l’intérêt à agir était bien plus délicat tant il est avéré que les effets du réchauffement climatique, s’ils ont déjà commencé à se manifester, ne produiront leur plein effet qu’à l’horizon 2030 ou 2040. C’est cet horizon temporel lointain qui justifie que le juge administratif décide de rejeter la requête introduite à titre personnel par le maire de la commune de Grande-Synthe du fait du caractère par trop aléatoire de l’intérêt à agir. Les conclusions du rapporteur public sont éclairantes sur ce rejet. Il ne s’agit pas de contester le caractère aléatoire de l’exposition au risque d’inondation de la résidence de l’intéressé à l’horizon 2040 mais bien de contester le caractère aléatoire de l’intérêt à agir par rapport à la présupposée situation de celui-ci à l’horizon 2040 qui pourra, entre temps, avoir décidé de changer de résidence. Le caractère inéluctable des effets du changement climatique sur le territoire de la commune étant reconnu par le juge administratif, la position de la Haute juridiction est tout autre concernant la collectivité territoriale dont il apparaît certain qu’elle existera en 2040 sous cette forme ou éventuellement sous une autre, que l’on songe au processus de fusion par exemple. Il s’ensuit que son intérêt à agir est certain. En somme, l’intérêt des certitudes sur les effets du réchauffement climatique ne suffit pas à attester avec certitude du maintien de l’intérêt des requérants dans le temps et suppose de distinguer les requérants personnes physiques de ceux personnes morales [13]. Cette approche souple impliquant une projection dans le temps n’est néanmoins pas exempte de critiques quant au caractère direct de l’intérêt à agir. En situant l’analyse sur le caractère direct de l’intérêt du fait du lien distendu entre l’inaction de la France en la matière et les conséquences dommageables pour la commune, il a pu être noté que la responsabilité se posait à l’échelle mondiale et était par voie de conséquence diluée au niveau des États si bien, qu’en l’espèce, le Conseil d’État procéderait à une instrumentalisation de l’intérêt à agir « en raison de la charge politique de l’affaire » [14] qui implique de « s’arranger avec les exigences classiques de l’intérêt à agir » [15]. C’est, à notre sens, déjà dépasser l’analyse qui s’effectue au stade de la recevabilité de l’examen de l’intérêt lésé du requérant résultant de la décision implicite de rejet, pour aller sur le terrain de la légalité du rejet voire sur celui de l’injonction. Mais la frontière entre l’un et l’autre n’est pas étanche ainsi qu’en atteste avec acuité, sur le terrain du plein contentieux, l’affaire du siècle.
B – Du préjudice personnel à un intérêt écologique collectif ? « L’affaire du siècle »
12Glissement d’analyse. Du droit lésé à l’intérêt. D’un intérêt froissé dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, il est exigé sur le terrain de la responsabilité extra-contractuelle la démonstration d’un droit lésé [16] qui s’effectue dans l’identification d’un préjudice personnel, matériel et certain. Or, et comme l’indiquent les conclusions rendues par Amélie Fort-Besnard sur la décision, « la question de l’intérêt à agir ne se pose pas lorsqu’il s’agit de rechercher la réparation d’un préjudice personnel […], disons qu’elle se confond avec la caractérisation même de leur droit subjectif lésé : précisément, la question du caractère personnel du préjudice est, avec celle de son caractère certain et direct, une question de fond ». Cette démonstration mettant l’accent sur le caractère subjectif du recours en responsabilité extra-contractuelle rend difficilement transposable la solution retenue pour le recours pour excès de pouvoir dans le cadre de l’affaire « Grande-Synthe », d’autant plus que « l’affaire du siècle » est portée par des associations qui ne faisaient qu’intervenir à la première affaire. Or, la démonstration du préjudice personnel pour les associations qui demandent réparation d’un préjudice écologique, dont la particularité est qu’il est précisément l’archétype du préjudice collectif [17], s’avère impossible. Dès lors, les conditions propres au droit de la responsabilité administrative se trouvent confrontées à celles relatives à la réparation du préjudice écologique prévues par l’article 1246 du Code civil [18]. Mais pour les confronter, fallait-il encore au préalable trancher la question de savoir si le préjudice écologique prévu par l’article 1246 du Code civil, qui renvoie à « toute personne responsable » l’obligation de le réparer, était applicable devant les juridictions administratives, ce que certains juges administratifs invitaient à reconnaître sans pour autant avoir observé une telle consécration [19]. En développant un argumentaire par analogie des dispositifs relevant du droit privé appliqué par le juge administratif, la rapporteure publique conclut à l’applicabilité des dispositions propres à la réparation du préjudice écologique aux personnes publiques dont l’État. Ce faisant, elle propose d’annihiler le critère de préjudice « personnel » pour se reporter aux dispositions du code civil relatives au préjudice écologique et plus particulièrement à l’article 1248 de celui-ci qui indique que « l’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que […] les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement ». Sur ce fondement, il lui revenait alors d’examiner l’intérêt à agir « législatif » des associations requérantes.
13Un intérêt à agir très étendu. Pour examiner l’intérêt à agir des associations parties à l’affaire, le Tribunal administratif de Paris mobilise pour son argumentaire l’article 1248 du Code civil qui évoque « les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans » ainsi que l’article L. 142-1 du Code de l’environnement qui dispose que « toute association ayant pour objet la protection de la nature et de l’environnement peut engager des instances devant les juridictions administratives pour tout grief se rapportant à celle-ci ». Il en déduit que « les associations, agréées ou non, qui ont pour objet statutaire la protection et la défense de l’environnement ont qualité pour introduire devant la juridiction administrative un recours tendant à la réparation du préjudice écologique ». S’il est vrai que la liste des personnes ayant qualité donnant intérêt pour agir selon l’article 1248 du Code civil est indicative et non exhaustive et que le premier alinéa de l’article L. 142-1 du Code de l’environnement n’évoque pas spécifiquement les associations agréées de protection de l’environnement, mettre sur le même plan les associations agréées et celles qui ne le sont pas est discutable car les deux catégories d’associations font l’objet d’un régime juridique distinct. Ainsi, la possibilité d’ester en justice pour une association de protection de l’environnement non agréée suit en principe les règles classiques du contentieux administratif nécessitant la démonstration d’un intérêt suffisamment personnel, direct et certain alors que celle des associations agréées est facilité par une présomption d’intérêt à agir. Or, compte tenu de la particularité du recours en responsabilité pour préjudice écologique se distinguant clairement du recours pour excès de pouvoir, il aurait pu être attendu du juge administratif qu’il opte pour une interprétation plus exigeante de cet intérêt à agir, créé par le législateur à destination des associations non agréées, qu’il ne le fait dans le cadre du recours pour excès de pouvoir. Il n’en est rien.
14D’une part, le Tribunal administratif analyse l’intérêt à agir des différentes associations requérantes en examinant successivement leur objet statutaire et leur activité pour déterminer si ces deux éléments permettent de conclure à la recevabilité des recours. Ce faisant, il adopte une approche qui nous paraît excessivement étendue en jugeant recevable le recours de l’association Oxfam France sur la base d’éléments factuels mettant en exergue son activité dans la lutte contre le changement climatique – campagnes de sensibilisation, membre du conseil d’administration de l’association Réseau Action pour le Climat – alors même que les statuts de cette association ne sont pas en rapport direct avec la question environnementale – activités de lutte contre la pauvreté. D’autre part, le Tribunal administratif fait peu de cas de la condition temporelle d’ouverture du recours pour préjudice écologique prévue par l’article 1248 du Code civil qui fait mention des « associations agréées ou créées depuis au moins 5 ans à la date d’introduction de l’instance ». Il juge le recours de l’association Notre Affaire à Tous recevable en examinant l’objet statutaire de l’association – protection du vivant, de l’environnement, du climat – et son activité – actions juridiques, publications scientifiques – sans prendre en compte ce critère temporel. Cette absence est d’autant plus étonnante que la rapporteure publique évoquait explicitement la jeunesse de cette association dans ses conclusions pour déclarer irrecevable son recours introduit en 2019 alors qu’elle n’existe que depuis 2015. Elle l’est encore davantage lorsqu’on observe que, pour statuer sur la recevabilité des recours concernant l’association Fondation pour la Nature et l’Homme qui est reconnue d’utilité publique et dont les statuts sont en lien direct avec l’environnement et Greenpeace France qui dispose de l’agrément prévu par le code de l’environnement, il prend soin d’indiquer précisément « l’ancienneté » de leur engagement pour justifier la recevabilité peu douteuse de leur recours. Or, si celui-ci n’est pas indispensable pour les uns, son développement est surabondant pour les autres, surtout lorsqu’aucun doute ne pèse sur l’objet environnemental de leurs statuts et de leurs actions ! Il n’est dès lors pas certain que cette approche plus extensive de l’intérêt à agir que ne l’est celle retenue pour l’affaire « Grande-Synthe » prospère devant la haute juridiction, si pourvoi il y a ! L’obstacle de la recevabilité étant franchi, il revenait aux deux juridictions de se prononcer sur les obligations de l’État en matière d’action climatique.
II – Agir pour le climat avec détermination
15La question de la réelle détermination de l’État à agir pour lutter contre le réchauffement climatique est en cause dans les deux affaires. La réponse construite successivement par les deux décisions rendues rappelle à l’État qu’il doit tenir « ses promesses » de réduction des émissions de gaz à effet de serre (A.). Cette avancée notable pour « une justice climatique » demeure cependant inachevée car elle trouve ses limites au stade des conséquences à tirer de l’éventuel non-respect des engagements climatiques de l’État (B.).
A – Tenir ses promesses !
16L’apport fondamental de Grande-Synthe : la normativité des objectifs de baisse des émissions de gaz à effet de serre. Parmi les différents griefs soulevés, la décision Grande-Synthe se focalise essentiellement sur celui du non-respect de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40 % entre 1990 et 2030 prévu à l’article L. 100-4 du Code de l’énergie et dont la trajectoire est déclinée par les budgets carbone. Par une analyse synergique des objectifs tels que consacrés sur la scène internationale [20], européenne et nationale, le Conseil d’État reconnaît la normativité de ceux fixés par le législateur à l’article L. 100-4 du Code de l’énergie en rupture avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui avait reconnu leur caractère programmatique et leur avait par conséquent dénié toute portée normative [21]. L’évolution de cette normativité insufflée par un cadre juridique favorable l’autorise ensuite à examiner la mise en œuvre concrète de ces objectifs à travers leur déclinaison dans les budgets carbone. Ils sont fixés par le décret n° 2015-1491 du 18 novembre 2015 relatif aux budgets carbone nationaux et à la stratégie nationale bas-carbone qui prévoyait sur une première période allant de 2015 à 2018 un total d’émissions annuelles moyennes de 442 Mt CO2eq, sur une deuxième période allant de 2019 à 2023 un total d’émissions annuelles moyennes de 399 Mt CO2eq et sur une troisième période allant de 2024 à 2028 un total d’émissions annuelles moyennes de 358 MT CO2 eq. En s’appuyant sur les données scientifiques, le Conseil d’État constate qu’au terme de la première période, « la France a substantiellement dépassé le premier budget carbone qu’elle s’était assignée, d’environ 62 Mt de CO2eq par an, réalisant une baisse moyenne de ses émissions de 1 % par an alors que le budget fixé imposait une réduction de l’ordre de 2,2 % par an ». Ce constat de non-respect de la première trajectoire constitue l’assise sur laquelle va ensuite reposer l’affaire du siècle pour se prononcer sur la responsabilité de l’État pour préjudice écologique.
17Le relais sur le champ de la responsabilité pour préjudice écologique : l’affaire du siècle. Avant de se prononcer sur la question de la responsabilité de l’État, le Tribunal administratif expose en premier lieu en quoi la question du réchauffement climatique constitue un préjudice écologique au sens de l’article 1247 du Code civil. Il lui revient alors de mettre en exergue que le réchauffement climatique est constitutif d’« une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Pour ce faire, il s’appuie sur les travaux du GIEC « aux conclusions desquels [la France] adhère » et sur les travaux de l’ONERC pour indiquer que l’augmentation des températures est imputable aux émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique et ensuite détailler les conséquences de cette hausse des températures tant sur l’environnement que sur l’homme notamment en France – « accélération de la perte de masse des glaciers […], aggravation de l’érosion côtière, augmentation des phénomènes climatiques extrêmes tels que les canicules, les sécheresses, les incendies de forêts, les précipitations extrêmes, les inondations […] l’expansion des insectes vecteurs d’agents infectieux » – pour déduire de l’ensemble de ces éléments que le préjudice écologique invoqué par les associations est établi. La chose n’était pas évidente du fait du caractère multifactoriel des effets du changement climatique et sa reconnaissance encourage à son expansion dans d’autres domaines tout aussi délicats tels que celui des pollutions diffuses. La reconnaissance de l’existence d’un préjudice écologique étant établie, il revenait à la juridiction administrative de déterminer la responsabilité de l’État dans la réalisation de celui-ci. En somme, et pour reprendre les propos de la rapporteure publique dans ses conclusions, de s’engager « sur les chemins plus balisés de la responsabilité administrative ». Pour ce faire, le Tribunal administratif se place en premier lieu sur le terrain classique de la faute qui constitue le fait générateur de responsabilité de droit commun, afin en second lieu d’examiner le lien de causalité entre la faute et le préjudice écologique.
18Sur le terrain de la faute, plusieurs carences de l’État étaient invoquées : actions insuffisantes en matière d’amélioration de l’efficacité énergétique, en matière de développement de la part des énergies renouvelables, insuffisance des objectifs pour limiter le réchauffement à 1,5 °C et non-respect de l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Le Tribunal administratif ne nie nullement certaines carences du fait du non-respect de certains objectifs fixés tels que ceux relatifs au développement des énergies renouvelables ou d’amélioration de l’efficacité énergétique mais rejette l’ensemble, excepté la carence liée aux objectifs de la réduction des émissions de gaz à effet de serre. La raison réside dans le lien de causalité indirecte entre l’éventuel non-respect des objectifs liés aux énergies renouvelables et à l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’aggravation du préjudice écologique. En effet, le juge administratif considère que ces « politiques sectorielles » sont certes « mobilisables » pour lutter contre le réchauffement climatique mais disposent d’une autonomie propre – approche « horizontale » selon les conclusions – n’en faisant pas des sous-objectifs de celui général de réduction des émissions de GES. La reconnaissance explicite de ces carences en l’espèce permettra-t-elle de considérer a contrario dans d’autres contentieux la normativité des objectifs fixés dans ces politiques sectorielles et donc, in fine, l’engagement de la responsabilité de l’État ? Sur le fondement du droit commun ou de la reconnaissance du préjudice écologique ? La décision ouvre en tout état de cause une brèche qu’il n’est pas inutile d’exploiter pour ces politiques comme pour d’autres [22]. Mais, et c’est l’un des apports de la décision, le juge administratif entend reconnaître la responsabilité de l’État pour le non-respect de ses engagements de réduction des émissions de GES. Pour ce faire, il démontre en premier lieu que l’État a une part de responsabilité dans le réchauffement climatique en indiquant « qu’à hauteur des engagements qu’il s’est fixés et du calendrier qu’il a arrêté, l’État a reconnu qu’il était en mesure d’agir directement sur les émissions de gaz à effet de serre ». Autrement dit, le lien de causalité entre l’inaction de l’État et le préjudice écologique est matérialisé par les engagements qu’il a pris et dont la normativité a été reconnue par l’affaire « Grande-Synthe ». De la normativité des objectifs fixés à horizon 2030 à celle des objectifs déclinés dans les budgets-carbone, il n’y a qu’un pas que le Conseil d’État n’a pas explicitement franchi dans l’affaire Grande-Synthe parce que la demande portait sur le respect de la trajectoire globale que les autres budgets-carbone sont susceptibles de faire respecter (cf. infra). En l’absence d’illégalité prononcée par le Conseil d’État qui serait nécessairement fautive, le Tribunal administratif était tenu d’aller au-delà de l’affaire « Grande-Synthe » pour reconnaître ou infirmer la responsabilité de l’État. Sans évoquer explicitement une quelconque « illégalité fautive », il indique que la méconnaissance du premier budget-carbone engage la responsabilité de l’État car « le non-respect de la trajectoire qu’il s’est fixée pour atteindre ces objectifs engendre des émissions supplémentaires de gaz à effet de serre, qui se cumuleront avec les précédentes et produiront des effets pendant toute la durée de vie de ces gaz dans l’atmosphère, soit environ 100 ans, aggravant ainsi le préjudice écologique ». Il lui revenait ensuite de se prononcer sur les conséquences concrètes de cette responsabilité.
B – Réparer et corriger ses erreurs ?
19Des erreurs à réparer : le temps passé des responsabilités. La reconnaissance de la responsabilité de l’État pour aggravation du préjudice écologique étant admise dans son principe, il revenait ensuite d’en déterminer les modalités de réparation. Les requérants sollicitaient en premier lieu une réparation pécuniaire à un euro symbolique conformément au principe de réparation pécuniaire qui prévaut en droit de la responsabilité administrative. En se fondant sur les modalités spécifiques de réparation du préjudice écologique qui s’effectue par priorité en nature, le Tribunal administratif rejette la demande. Il tire toutes les conséquences du caractère non personnel du préjudice qui n’autorise l’indemnisation que s’il est démontré que la réparation en nature est impossible et à condition que les sommes soient affectées à sa réparation. Ce faisant le Tribunal administratif pose une présomption de réparabilité en nature qu’il revient au requérant de renverser pour obtenir une indemnisation pécuniaire.
20En admettant le principe de la réparation en nature, le juge administratif indique en creux que l’engagement de la responsabilité de l’État impose au titre du préjudice écologique « le prononcé d’une obligation de faire à destination de l’administration, la distinguant nettement de la responsabilité administrative classique », qui n’envisage la réparation que sous forme pécuniaire [23]. Il ne s’agirait alors ni plus ni moins d’une obligation nouvelle d’injonction du juge consacrée par des dispositions du code civil. Le caractère novateur de cette approche est nuancé en l’espèce par l’examen de la question de la réparation en nature au même titre que les demandes d’injonction qui l’accompagnent. Or ces dernières permettent déjà dans le cadre de la responsabilité administrative classique d’ordonner, en sus de la condamnation à des dommages et intérêts, de mettre fin au comportement fautif lorsque celui-ci perdure ou d’en pallier les effets [24]. Reprenant cette position de principe, le juge administratif va toutefois plus loin en l’espèce en considérant que les injonctions sont recevables « en tant qu’elles tendent à la réparation du préjudice ainsi constaté ou à prévenir, pour l’avenir, son aggravation ». Par le canal de l’injonction, le juge élargit ses pouvoirs en passant de la cessation du préjudice à la réparation en nature de celui-ci lorsqu’il est écologique. Rien n’interdit de penser qu’en l’absence de ces demandes d’injonction, le résultat serait le même sur le seul fondement des dispositions du code civil. Toute la difficulté, non résolue par le Tribunal administratif qui a sollicité un supplément d’instruction, est alors de mesurer non seulement la part de responsabilité qui incombe à l’État du fait de l’aggravation du préjudice écologique par le dépassement du premier budget-carbone et les mesures qui permettent ensuite de le réparer.
21Des erreurs à corriger : le temps futur de l’action. Ce feuilleton jurisprudentiel à suspense concerne l’office du juge de l’excès de pouvoir dans le cadre de l’affaire « Grande-Synthe ». Alors qu’il aurait été aisé pour ce dernier de saisir les éléments indiqués dans son arrêt qui pointent du doigt les carences de l’État pour respecter la trajectoire climatique prévue à l’article L. 100-4 du Code de l’énergie afin d’annuler les décisions implicites de rejet des demandes formulées en 2019, le Conseil d’État use du motif de l’effet utile de ses décisions, induit nécessairement par les demandes d’injonction, pour statuer non pas à la date du recours mais à celle à laquelle il rend sa décision [25]. Cette modification de son office est capitale pour la résolution du litige dans la mesure où le contexte juridique lié à la modification des budgets-carbone par le décret du 21 avril 2020 a notablement changé depuis le recours. En modifiant les budgets-carbone pour prendre en compte et corriger les carences du passé, l’État renouvelle le débat sur la question de la compatibilité de son action avec l’objectif prévu à l’horizon 2030. L’augmentation des efforts à fournir sur les dernières périodes de la trajectoire laisse néanmoins présager une incompatibilité de celle-ci. Mais, quand bien même l’incompatibilité serait prononcée, on peut se demander, à raison, ce que pourra faire le juge dans le cadre de son pouvoir d’injonction et affirmer avec le professeur Rotoullié que « le juge, qui n’a pas la légitimité démocratique des pouvoirs publics, pourrait se montrer hésitant à admettre la carence de l’État [car] [c]ela revient en effet à demander au Conseil d’État de se prononcer sur des choix politiques et même d’en imposer » [26]. On relève toutes les limites de l’office du juge administratif qui, habituellement, se trouve confronté à un raisonnement binaire consistant à statuer sur la légalité d’une mesure précise pour déduire des conséquences précises. L’illégalité d’un refus conduit à un octroi et inversement. Or, la demande effectuée dans le cadre du recours climatique est extrêmement globale et donc imprécise. Elle ouvre ainsi un champ très vaste de mesures pouvant être prises s’éloignant de la lettre de l’article L. 911-1 du Code de justice administrative qui ne fait mention que d’« une mesure d’exécution dans un sens déterminé ». Cependant, il n’est pas interdit de penser que, par analogie avec son arrêt du 12 juillet 2017, Association les Amis de la Terre [27], le Conseil d’État enjoigne à l’État de réviser la trajectoire établie dans les différents budgets-carbone en considérant son caractère peu réaliste et l’oblige à prendre toutes les mesures pour respecter les seuils fixés par ces trajectoires. En somme, et à défaut de fixer un éventail de mesures qui en ferait un administrateur bien embarrassé, le juge administratif pourrait imposer à l’État d’atteindre un résultat qu’il s’est lui-même fixé sans en déterminer précisément la méthode et les moyens. La question se posera alors de l’échéancier à fixer pour un objectif qui s’inscrit dans un temps long et qui laisse penser qu’on est au tout début de rendez-vous réguliers pour une justice climatique efficace. C’est à ce prix que les promesses climatiques engageront sur le terrain juridique ceux qui les font…
Date de mise en ligne : 02/07/2021
Notes
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[1]
Référence explicite est évidemment faite au célèbre écrit du Professeur Michel Prieur dénonçant la faible sensibilité environnementale du Conseil d’État en réaction aux propos tenus par le vice-président du Conseil d’État de l’époque dans la presse : M. Prieur, « Pas de caribous au Palais Royal », RJE, 2/1985, p. 137.
-
[2]
C. Cournil (dir.), Les grandes affaires climatiques, UMR Droits International, Comparé et Européen, coll. Confluence des droits, vol. 10, 2020, 860 p. ; M. Torre-Schaub, Justice climatique. Procès et actions, Paris, CNRS, coll. Débats, 2020.
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[3]
Cf. notamment M. Torre-Schaub, B. Lormeteau, Les recours climatiques en France. Influences et convergences de la décision Urgenda et du rapport du GIEC à 1,5 °C sur l’avenir du contentieux français, EEI, 2019, n° 5, dossier 14.
-
[4]
CE, 19 novembre 2020, Commune de Grande-Synthe, req. n° 427301, EEI 2020, n° 12, p. 13, ét. 17, M. Torre-Schaub ; JCP Adm., 2020, com. 2337, R. Radiguet ; EEI 2021, n° 3, dossier 12, ét. C. Huglo ; Dr. adm, 2021, n° 3, comm.14, J.-C. Rotoullié ; AJDA 2021, p. 217, note H. Delzangles ; AJDA 2021, p. 226, note S. Cassella.
-
[5]
TA Paris, 3 février 2021, Association Oxfam France et a., req. n°s 1904967, 190498, 1904974/4-1 ; EEI 2021, n° 3, ét. 3, M. Torre-Schaub ; JCP G 2021, n° 6, 139, D. Mazeaud ; JCP G 2021, n° 10, 247, M. Torre-Schaub ; JCP Adm., 2021, 2088, com. M. Torre-Schaub, P. Bozo ; AJDA 2021, p. 239 ; D. 2021, p. 281, M. Hautereau-Boutonnet.
-
[6]
B. Parance, J. Rochfeld, « Un tsunami juridique. Une première décision "climatique" historique », JCP G 2020, p. 2138.
-
[7]
C. Cournil, M. Fleury, « De "l’affaire du siècle" au "casse du siècle" ? Quand le climat pénètre avec fracas le droit de la responsabilité administrative », ADL, 7 février 2021.
-
[8]
Ainsi que le laisse sous-entendre le dossier : Dynamique du droit et activisme des juges, RJE 1/2021.
-
[9]
Cf. pour une position mesurée de l’apport de l’affaire Grande-Synthe : H. Delzangles, « Le premier "recours climatique" en France : une affaire à suivre ! », AJDA 2021, p. 217 ; et pour l’affaire du siècle : M. Torre-Schaub, « L’affaire du siècle, une révolution pour la justice climatique ? », JCP G, n° 10, 2021, aperçu 247.
-
[10]
Il s’agit des politiques d’efficacité énergétique, de l’augmentation des énergies renouvelables qui, parce que considérées comme sectorielles, ne contribuent pas directement à l’aggravation du préjudice écologique. À celles-ci s’ajoute celle de l’insuffisance des objectifs adoptés pour limiter le réchauffement à 1,5 °C.
-
[11]
F. Melleray, « À propos de l’intérêt donnant qualité à agir en contentieux administratif. Le "moment 1900" et ses suites », AJDA 2014, p. 1530.
-
[12]
Chiffres de 2015 : cf. V. Antoni et a., La vulnérabilité des communes aux risques climatiques : note de méthode pour le calcul et la classification typologique, Commissariat général au développement durable, service des données et études statistiques, janvier 2020.
-
[13]
Ainsi que nous l’indiquions dans notre commentaire sous cette décision : R. Radiguet, « Objectif de réduction des émissions de gaz… à effet normatif ? », JCP Adm. 2020, 2337.
-
[14]
J.-C. Rotoullié, « Engagements climatiques du Gouvernement – Le recours pour excès de pouvoir au service de la lutte contre le réchauffement climatique ? », Dr. adm., n° 3, 2021, comm. 14.
-
[15]
Ibid.
-
[16]
H. Belrhali, Responsabilité administrative, LGDJ, coll. Manuel, 2e éd., n° 452 et s.
-
[17]
Pour une étude approfondie du préjudice collectif consacrant de longs développements sur le préjudice écologique : L. Bosc, Le préjudice collectif. Contribution à l’étude des atteintes à l’intérêt collectif, Thèse, Université Toulouse 1 Capitole, 2020, spéc. p. 1, T. 1, Chap. 2.
-
[18]
Cf. M. Deguergue, « Les imperfections de la responsabilité administrative environnementale, AJDA 2018, p. 2077. L’auteur affirme notamment : « Aussi, quand bien même les linéaments de la reconnaissance de la nature comme sujet de droit seraient posés, sera-t-il difficile pour le demandeur à l’action en réparation du préjudice écologique de démontrer que l’État, par son inaction, lui a causé un préjudice personnel ».
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[19]
L. Dutheillet de Lamothe, « Le contentieux en droit de l’environnement mené par les associations devant le Conseil d’État », RJE numéro spécial 2019, p. 39.
-
[20]
Sur l’influence de l’Accord de Paris sur les contentieux climatiques nationaux : A.-S. Tabau, « Les circulations entre l’accord de Paris et les contentieux climatiques nationaux : quel contrôle de l’action climatique des pouvoirs publics d’un point de vue global ? », RJE numéro spécial 2017, p. 229. Et plus précisément, sur l’influence de l’Accord de Paris dans la décision Grande-Synthe : S. Cassella, « L’effet indirect du droit international : l’arrêt Commune de Grande-Synthe », AJDA 2021, p. 226.
-
[21]
Cons. const., 13 août 2015, n° 2015-718 DC, Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, cons. 10 à 14 ; AJDA 2015, p. 1567 ; D. 2016, p. 1779, obs. L. Neyret et N. Reboul-Maupin ; Constitutions, 2015, p. 607, chron. B. Lormeteau.
-
[22]
Que l’on songe au contentieux relatif à la qualité de l’air : cf. CE 12 juillet 2017, n° 394254, Association Les Amis de la Terre France, Lebon ; AJDA 2018, 167, note A. Perrin et M. Deffairi ; ibid. 2017, 1426 ; D. 2017, 1474, et les obs. ; RFDA 2017, 1135, note A. Van Lang ; RTD eur. 2018, 392, obs. A. Bouveresse.
-
[23]
B. Plessix, Droit administratif général, 3e éd., Lexisnexis, 2020, n° 1347.
-
[24]
CE 27 juillet 2015, n° 367484, Baey : Rec. CE 2015, p. 285 ; AJDA 2015, p. 2277, note A. Perrin ; Dr. adm. 2015, comm, 78, note C. Zacharie.
-
[25]
Ce mouvement jurisprudentiel bien entamé – CE, ass., 19 juillet 2019, Association des Américains accidentels, req. n° 424216 et CE, 28 février 2020, Stassen, req. n° 433886 – modifie substantiellement l’office du juge du REP. Cf. entre autres : C. Malverti, C. Beaufils, « Dynamique ou dynamite ? », AJDA 2020, p. 722.
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[26]
J.-C. Rotoullié, « Engagements climatiques du Gouvernement – Le recours pour excès de pouvoir au service de la lutte contre le réchauffement climatique ? », Dr. adm., n° 3, 2021, comm. 14.
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[27]
CE 12 juillet 2017, n° 394254, Association Les Amis de la Terre France, Lebon ; AJDA 2018, 167, note A. Perrin et M. Deffairi ; ibid. 2017, 1426 ; D. 2017, 1474, et les obs. ; RFDA 2017, 1135, note A. Van Lang ; RTD eur. 2018, 392, obs. A. Bouveresse.