Article 1247 du Code civil - Définition du préjudice écologique réparable.
Articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement
Validation de la limitation de la réparation aux seules atteintes « non négligeables » à l’environnement.
Conseil constitutionnel, Décision n° 2020-881 QPC du 5 février 2021, Association Réseau sortir du nucléaire et autres
1LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 17 novembre 2020 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 2667 du 10 novembre 2020), dans les conditions prévues à l’article 61-1 de la Constitution, d’une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour les associations Réseau sortir du nucléaire et autres par la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2020-881 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 1247 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
2Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code civil ;
- la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
(…)
3LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S’EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
41. L’article 1247 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi du 8 août 2016 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique consistant en une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ».
62. Les associations requérantes reprochent à ces dispositions de ne prévoir aucune réparation des atteintes à l’environnement considérées comme négligeables. Il en résulterait, selon elles, une méconnaissance des articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement de 2004 ainsi que du principe de responsabilité résultant de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Elles font également valoir que, faute de définir ce que recouvre une atteinte non négligeable, ces dispositions méconnaîtraient le principe de clarté de la loi et l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi.
73. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « non négligeable » figurant à l’article 1247 du code civil.
84. L’association intervenante soulève les mêmes griefs et soutient, en outre, que les dispositions contestées méconnaîtraient les articles 1er et 2 de la Charte de l’environnement et l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement.
95. En premier lieu, l’article 4 de la Charte de l’environnement prévoit : « Toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement, dans les conditions définies par la loi ». Il incombe au législateur et, dans le cadre défini par la loi, aux autorités administratives de déterminer, dans le respect des principes ainsi énoncés, les modalités de la mise en œuvre de ces dispositions.
106. L’article 1246 du code civil prévoit que toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer. Les dispositions de l’article 1247 du même code définissent le préjudice écologique comme une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement.
117. Il résulte des travaux préparatoires de la loi du 8 août 2016 dont sont issues ces dispositions que, en les adoptant, le législateur a entendu mettre en œuvre l’article 4 de la Charte de l’environnement. À cette fin, il a prévu que, outre les dommages à l’environnement préjudiciant aux personnes physiques ou morales qui sont, de ce fait, réparés dans les conditions de droit commun, doivent également être réparés les dommages affectant exclusivement l’environnement. Selon l’article 1247 du code civil, ces dommages incluent les atteintes non seulement aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement mais également aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes.
128. En écartant de l’obligation de réparation les atteintes à ces bénéfices, éléments ou fonctions, uniquement lorsqu’elles présentent un caractère négligeable, le législateur n’a pas méconnu le principe selon lequel toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement. Dès lors, le grief tiré de la méconnaissance de l’article 4 de la Charte de l’environnement doit être écarté.
139. En second lieu, les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet de limiter la réparation qui peut être accordée aux personnes qui subissent un préjudice du fait d’une atteinte à l’environnement. Par conséquent, elles ne méconnaissent pas le principe, résultant de l’article 4 de la Déclaration de 1789, selon lequel tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
1410. Il résulte de tout ce qui précède que les mots « non négligeable » figurant à l’article 1247 du code civil, qui ne méconnaissent ni les articles 1er, 2 et 3 de la Charte de l’environnement ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution.
15LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
16Article 1er. – Les mots « non négligeable » figurant à l’article 1247 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, sont conformes à la Constitution.
17Article 2. – Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l’article 23-11 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Note : L’écart entre le juste et l’utile laisse dans l’ombre l’atteinte négligeable à l’environnement
18La décision n° 2020-881 QPC du 5 février 2021 Association Réseau sortir du nucléaire et autres [Définition du préjudice écologique], JO 6 février 2021, est révélatrice de la nécessité d’une approche nominaliste du droit de l’environnement.
19Le Conseil constitutionnel, saisi le 17 novembre 2020 par la Cour de cassation d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), doit se prononcer sur ce que recouvre précisément le préjudice écologique réparable, tel que défini à l’article 1247 du Code civil. Soit : « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Cette définition dense est-elle contraire aux articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement (devoir de prévention et de réparation) en sa formulation législative exactement « sans poser aucune limite concernant la gravité du préjudice ? », comme le soulève le point 1 de l’arrêt de renvoi (Cour cass., ch. crim., du 10 novembre 2020, n° 2667 ; à l’occasion des pourvois formés par les parties requérantes contre l’arrêt de la Cour d’appel de Toulouse, ch. correct., du 10 février 2020, qui a prononcé sur les intérêts civils dans la procédure suivie contre la société EDF des chefs d’infractions au Code de l’environnement).
20La question porte donc clairement sur le seuil de gravité – étiage qui définit le préjudice écologique dans le Code civil selon les mots posés par l’article 4 de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (JO 9 août 2016). C’est là un critère-seuil qui, immanquablement, devait être soumis à l’interprétation du droit – sous une forme ou une autre (É. Naim-Gesbert, Les dimensions scientifiques du droit de l’environnement. Contribution à l’étude des rapports de la science et du droit, Bruylant et VUBPress, 1999, p. 495 et suivantes ; Droit général de l’environnement. Introduction au droit de l’environnement, LexisNexis, 3e éd., 2019, §187). Et qui est constitutif au principal d’un ordre public écologique fondé sur l’idée matérielle et extérieure d’une « police des nuisances » (prévenir le trouble écologique) – héritée du Doyen Hauriou (F. Caballero, Essai sur la notion juridique de nuisance, LGDJ, 1981, p. 20-37). Il s’agit d’abord d’éviter que l’ordre soit troublé : « Le désordre matériel est le symptôme qui guide la police comme la fièvre est le symptôme qui guide le médecin » (M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public, Sirey, 12e éd. 1933, p. 549). Concept objectif, il est un « élément de réaction, de durée et de continuité », qui crée un « vitalisme social » (M. Hauriou, Aux sources du droit, 1925, Bibliothèque de philosophie politique et juridique, p. 95 et 89).
21Certes, l’on mesure aisément l’écart entre cette énonciation législative conditionnée par un seuil minimal et l’argumentation des parties requérantes fondée sur la combinaison des articles 3 et 4 de la Charte de l’environnement à comprendre comme visant les atteintes absolues. Dans la même veine, ne sont pas réparables, selon les requérants, les atteintes considérées comme négligeables, en contrariété de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (principe de responsabilité), ainsi que le principe de clarté de la loi et l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi puisque une telle atteinte non négligeable n’est donc pas définie (point 2 de la décision QPC). Est aussi alléguée, au point 4, la méconnaissance des articles 1er et 2 de ladite Charte, ainsi que celle de l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de l’environnement reconnu par le Conseil en sa décision fameuse désormais, Conseil constitutionnel, 31 janvier 2020, décision n° 2019-823 QPC, Union des industries de la protection des plantes (points 4, 5 et 10). Abondance des moyens…
22Bref, d’une part et absolument toutes les atteintes à l’environnement seraient réparables selon l’interprétation du bloc de constitutionnalité, d’autre part et relativement seules les atteintes au-delà du seuil « non négligeable » le seraient selon la loi.
23Si, dans cette décision, le préjudice écologique est affirmé au niveau constitutionnel dans sa nature juridique ontologique, et c’est déjà un grand pas, la question ici posée est ailleurs, en son épistémologie : « Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots "non négligeable" figurant à l’article 1247 du Code civil » (point 3 de la décision QPC). En effet, l’essentiel du raisonnement du Conseil repose sur l’interprétation des travaux préparatoires de la loi du 8 août 2026 (point 7 de la décision QPC), reconnaissant la volonté claire et nette d’ouvrir, par-delà le droit à réparation des dommages à l’environnement causant un préjudice aux personnes physiques ou morales fondé sur le droit commun, la possibilité que doivent « également être réparés les dommages affectant exclusivement l’environnement ».
24Méthode presque mathématique où la partie est absorbée par le tout, comme le recours implicite à une conception phénoménologique de l’atteinte à l’environnement qui est bien, d’une certaine manière, l’expression de l’écart entre le juste et l’utile (Droit général de l’environnement, op. cit., §16 et 17) : « le législateur n’a pas méconnu le principe selon lequel toute personne doit contribuer à la réparation des dommages qu’elle cause à l’environnement » du fait d’exclure de cette obligation de réparation « les atteintes à ces bénéfices, éléments ou fonctions, uniquement lorsqu’elles présentent un caractère négligeable » (point 8 de la décision QPC).
25Donc il faut comprendre que ce qui est négligeable est invisible pour le droit de la réparation, cela s’assimile au néant. Conception somme toute classique en droit ; il en est ainsi, par exemple, du règlement (CE) n° 1829/2003 du Parlement européen et du Conseil européen du 22 septembre 2003 concernant les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés (JOUE 18 octobre 2003) qui exclut du champ d’application de l’obligation d’étiquetage – permettant la traçabilité – les denrées alimentaires qui renferment « un matériel contenant des OGM, consistant en de tels organismes ou produit à partir de tels organismes dans une proportion n’excédant pas 0,9 % de chaque ingrédient, à condition que cette présence soit fortuite ou techniquement inévitable » (article 12.2). Du trop peu en droit ! Reflet des adages qui passent le temps : De minimis non curat lex. De minimis non curat praetor… présents, réfléchis et discutés d’Aristote au Doyen Carbonnier… De ce théorème fondé sur l’insignifiance naît une théorie en droit du partage entre le juste et l’utile.
26Là où il y a franchissement d’un certain niveau de nuisance, il y a droit. Sans seuil, le droit est inerte ; avec, se constitue l’anormalité du trouble. « La fixation unilatérale d’un seuil de nuisance au-delà duquel la détérioration de l’environnement est jugée inacceptable par la puissance publique est le premier principe directeur de l’ordre public écologique » (F. Caballero, Essai sur la notion juridique de nuisance, op. cit., p. 70). Technique simple, elle permet de déterminer des niveaux de nuisance contingents et évolutifs – ajustés selon les avancées de la science (« l’état des connaissances scientifiques », présent dans la plupart des textes) et les valeurs d’une société. Le seuil est un critère hybride. Ce qui en fait une norme des plus flexibles permettant, par son ajustement à la nécessité des temps et des lieux, l’adaptation du droit au réel. Cette décision QPC donne droit à l’absolu du préjudice réparable, non pas à sa relativité. C’est bien là l’enjeu du droit de l’environnement que d’éclairer sans éclipses une situation incertaine et complexe. Alors, qui fixe le seuil, au nom de quoi et comment ? C’est la terre de l’acceptabilité en droit de l’environnement (É. Naim-Gesbert, « L’irrésistible ordre public écologique. Risque et État de droit », in Pour un droit commun de l’environnement, Mélanges M. Prieur, Paris, Dalloz, 2007, p. 1323-1341). Et elle ressemble fort à des sables mouvants qui, dans l’écoulement du temps de la science et du droit, déplaceront à flux variant la lisière de l’ombre et de la lumière, assurément.
27La lumière et l’ombre sont d’éternels passants, tels le soleil et la lune (Bashō, Oku no hosomichi, Le sentier des confins, début du texte sur le commencement du voyage ; en référence à l’illustre Li Po).
Date de mise en ligne : 02/07/2021