Couverture de RJE_211

Article de revue

L’équilibre durable en droit de l’urbanisme

Pages 5 à 8

« Condere coeperunt urbis arcemque locare »
Lucrèce, De rerum natura, V, vers 1108 (Ils [les rois] commencèrent à fonder des villes, à situer des citadelles).

1Tous les chemins y mènent. Urbs, la ville… Rome ou l’espace dans lequel s’organisent les cités de tous temps au monde connu. Si la clarté stellaire, au plus profond du noir de la nuit, tremble et brille d’une vérité ancienne, alors elle pourrait attester que les communautés humaines se sont mises en ordre à l’orée d’une caverne ou au bord d’un fleuve ou en tout autre site propitiatoire : tel le chant d’Ur-Nammu, l’hymne royal sumérien qui évoque le destin ensoleillé de la ville « bâtie en un lieu pur » (tablette d’argile visible au Louvre, vers -2100). Salubrité du lieu dont se feront les échos d’illustres écrits : Traité des airs, des eaux et des lieux (Hippocrate, vers -430) ; De architectura (Vitruve, vers -25, 1-4 : Primum electio loci saluberrimi) ; Traité de la police (Nicolas Delamare, publié entre 1705 et 1738) où sont énoncés les « principaux soutiens de la santé » que sont « la salubrité de l’air qui nous environne et que nous respirons, la pureté de l’eau et la bonté des autres aliments qui nous servent de nourriture ».

2Des commencements qui s’effacent dans les figures lointaines des mythes naissent donc les premières formes de toute Cité-État. Quand nommer, manière géniale de connaître le monde, devient l’écriture – cadastre d’une image qui fait sens (peut-être vers -5000 ans) sous forme de rébus puis d’alphabet – l’archive et le calcul sont les sources du droit qui régit et stabilise la vie sédentarisée.

3Aussi le droit de l’urbanisme, tout comme le droit de l’environnement, révèle-t-il une métaphysique des espaces situés dans le temps variable selon les cultures. En effet, il se forme en ses principes organisateurs, sans le nom qui est récent. C’est ainsi que naît l’idée d’un ensemble de normes projetées en un espace-temps sur un sol, lieu qui situe un degré d’organisation et qui rayonne souvent à partir d’un monument sacré.

4L’urbanisation est un fait ancien qui structure une Cité-État et l’urbanisme en est l’idée qui le systématise dans le droit.

5Et cela depuis, au moins, Göbekli Tepe qui semble le plus ancien ensemble architectural en pierre daté d’environ -10 000 ans (situé en Anatolie et classé Patrimoine mondial de l’Unesco en 2018) à Asikli Höyük, premier village dévoilé, vraiment organisé, fait de maisons carrées en boue et végétaux avec des bâtiments publics et religieux (Cappadoce aux alentours de -8000). Et bien entendu la fabuleuse cité d’Ur… là se déploient les premières traces qui font méthode : écriture cunéiforme avec un roseau taillé (le calame) qui ordonne des signes sur des tablettes d’argile roidissant au soleil qui brûle la Mésopotamie, ensemble des travaux qui mène l’eau aux champs par des vaisseaux d’irrigation, mise en forme visible du pouvoir grâce à l’art et à l’architecture (ziggourat, cimetière royal, figurine, poterie, orfèvrerie, etc.), codification des règles éparses pour en faire un tout cohérent et intelligible tel le code d’Hammourabi (vers -1760). Pionnière, Ur est sans doute la première cité autonome qui, à en croire les dernières découvertes archéologiques, poursuit une fin assimilée à une quête du bonheur qui dure…

6D’autres suivront car la cité est naturelle, issue elle-même de la communauté naturelle formée par la famille, en cela que l’homme est par nature un animal politique ; par le langage s’expriment en la famille et la cité le juste et l’injuste permettant que se déploie, par l’antériorité de cette dernière, la justice en quête d’une vie heureuse (Aristote, Politique, I, chap. II, 1252a-1253a ; voir aussi, pour une justice condition de l’harmonie dans la cité, Platon, République, IV). Les unes seront bien édifiées ou opulentes, aimables, divines, flanquées de solides remparts, ici pleines de lumière ou de fleurs, là lieux où les femmes sont belles, d’autres seront hautes, rocailleuses, bien ventées ou sur la mer ou le fleuve, en piémont, aux feuilles frémissantes, ou couvertes de vignes ou encore pays des mille colombes, comme le chante en une poésie sublime Homère (L’Iliade, II, 565-763).

7Les cités seront donc à parts variables des figures du pouvoir, des échanges, de la sécurité surtout : urbs signifie d’abord, dans la langue latine, la ville entourée de remparts et percée d’ouvertures (cf. Dictionnaire Gaffiot, 1934, p. 1631).

8Le droit de l’urbanisme forme alors une histoire fantasque qui s’écrit dans la vallée du Jourdain, entre le Tigre et l’Euphrate, au bord du Nil ou du Fleuve jaune, ou encore de l’Indus, du Danube… en attendant que vienne le temps d’une science de l’urbanisme et d’une méthode juridique moderne, hors des origines où la cité – des nuées et des coucous – peut être bâtie dans les airs par les oiseaux (Aristophane, Les Oiseaux, -414).

9Oui. « Tous les chemins vont vers la ville. » (Émile Verhaeren, Les Campagnes hallucinées, 1893, La ville, vers 1).

10La cité acclimatée à neuf. Les mots modernes adviennent dans les dernières décennies du XIXe siècle (F. Choay, « L’histoire et la méthode en urbanisme », Annales, numéro spécial Histoire et urbanisation, juillet-août 1970, note 1, p. 1143, en particulier : Teoría general de la urbanización de l’architecte catalan Ildefonso Cerdá, 1867). Ainsi le mot urbanisme « consacre l’apparition d’un discours spécifique sur l’urbain et d’une approche radicalement neuve de la ville comme objet : attitude instaurée par la grande coupure de la révolution industrielle, et dans laquelle il faut voir la répercussion des transformations technologiques, économiques et démographiques, qui ont fait surgir une nouvelle problématique de l’urbain et lire également la dimension critique qui désormais affectera les rapports de la société occidentale avec ses productions. » (ibid., p. 1143).

11Ces discours parlent plusieurs langues : architecture, histoire, sociologie, sciences politiques, économie, géographie, d’autres encore, qui forment une généalogie juvénile et désormais souveraine. Loin de l’utopie satirique d’une cité des oiseaux, l’urbanisme est à prendre au sérieux, transmué en une métaphysique définie par des partitions méthodologiques (G. Debord, La Société du spectacle, Buchet-Chastel, 1967). Et le droit en est l’un des révélateurs dans sa logique de codification (F. Choay, La règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Seuil, 1980) – jusqu’à l’énigme : « Personne ne sait plus à quelle œuvre est convié le droit de l’urbanisme ni trop bien à qui en appartiennent les secrets s’ils existent » (J.-B. Auby, Études foncières, mars-avril 2006, n° 120, p. 7).

12Sans doute. Cependant, ce droit aujourd’hui trop technique et pris au piège de lui-même, happe un oxygène frais grâce à la notion fondatrice d’équilibre durable. Le droit de l’urbanisme est porté ainsi à sa maturité conceptuelle par l’immixtion de l’ordre des Lumières environnementales. Certes, cette dimension est présente depuis un temps long – sous forme de règles circonstanciées qui ne font pas encore système destiné à faire émerger un droit de l’urbanisme durable. Ainsi, parmi maints exemples : « Nous, nous infectons et les fleuves et les éléments des choses de la nature » (Pline l’Ancien, Naturalis Historia, vers 77, XVIII, 3 : nos et flumina inficimus et rerum naturae elementa) ; déjà à Athènes les astynomes sont juges du respect des règles de voirie, de la conformité des édifices, des eaux bonnes et abondantes (Platon, Les lois, 763c-d).

13Temps court ou temps long, les variations de temporalités sont à considérer à neuf comme franchissement ou destruction de dogmes dominants qui, à l’aune de ce jour, ferment et enferment. Désormais le temps est venu d’acclimater ce droit au réel écologique en se fondant sur un matérialisme philosophique nourri d’éthique : « L’un des plus grands et peut-être le principal fondement des Républiques, est d’accommoder l’estat au naturel des citoyens, et les edicts et ordonnances à la nature des lieux, des personnes et du temps à l’exemple du bon architecte qui accommode son bâtiment à la nature qu’il trouve sur les lieux » (Jean Bodin, Les Six Livres de la République, 1576, V, 1).

14Face à l’urgence écologique, au nom d’un territoire « patrimoine commun de la nation » qui doit être pensé et organisé selon les « objectifs du développement durable » (articles L. 101-1 alinéa 1er et L. 101-2 du Code de l’urbanisme) de valeur constitutionnelle (article 6 de la Charte de l’environnement), émerge comme une évidence propre à notre temps la nécessité d’atteindre à un équilibre durable. Il est une quête d’harmonie entre les populations des zones urbaines et rurales, la maîtrise de l’urbanisation, la préservation des espaces et du patrimoine naturel, la sauvegarde du patrimoine culturel, les besoins de mobilité (article L. 101-2 1° du Code de l’urbanisme). Exprimant au plus juste que « [c]hacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » (article 1er de la Charte de l’environnement, lequel peut être un élément d’appréciation d’une éventuelle régression : Conseil constitutionnel, 3 décembre 2020, décision n° 2020-807 DC, Loi d’accélération et de simplification de l’action publique, point 15), transposant au mieux les objectifs de valeur constitutionnelle de la protection de l’environnement et de la santé (Conseil constitutionnel, 31 janvier 2020, décision n° 2019-823 QPC, Union des industries de la protection des plantes, points 4, 5 et 10), il irrigue l’ensemble des éléments constitutifs de ce droit : hiérarchie des normes, urbanisme règlementaire et opérationnel, statut de la propriété et de l’immeuble, risques naturels… Au droit de l’urbanisme l’équilibre durable redonne vie et tremblements.

15

« Rumeurs des villes, le soir, et au soleil, et toujours. ».
(Rimbaud, Illuminations, Départ, 1886)


Date de mise en ligne : 26/04/2021

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