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Article de revue

Le climat a ses raisons que le droit pénal n’ignore plus : commentaire de la décision du Tribunal correctionnel de Lyon du 16 septembre 2019

Pages 123 à 136

Notes

  • [1]
    Trib. corr. Lyon, 16 septembre 2019, 19168000015.
  • [2]
    M. Torre-Schaub, « La gouvernance du climat : vieilles notions pour nouveaux enjeux », Cahiers de droit, sciences et techniques, n° 2, p. 140-163.
  • [3]
    Depuis quelques mois on assiste à la multiplication de marches en faveur du climat dans le monde entier.
  • [4]
    Le sixième Rapport d’évaluation du GIEC a fait état des conséquences d’un réchauffement climatique qui ne se limiterait pas à 1,5 °C. Particulièrement dramatique, le rapport annonce des vagues de chaleur successives, l’extinction de nombreuses espèces, la montée des eaux à long terme. Voir GIEC, Global Warming of 1,5°C, 2018, Switzerland : https://www.ipcc.ch/report/sr15/ (consulté le 14 octobre 2019). Voir également l’avertissement lancé le 13 octobre 2017 par 15 000 scientifiques regroupant 184 pays, aux décideurs publics et la société civile. W.J. Ripple and alii, « World Scientists’ Warning to Humanity : A Second Notice », BioScience, vol. 67, Issue 12, 1, December 2017, p. 1026-1028.
  • [5]
    M. Torre-Schaub, op. cit.
  • [6]
    L’état de nécessité apparaît pour la première fois dans l’affaire Dame Ménard (Trib. corr. Château-Thierry, 4 mars 1899, II, 1, note Roux). Cette affaire aura par la même occasion consacré la notion du « bon juge », avec l’action du juge Magnaud qui a donné une pièce de cinq francs à Louise pour payer le boulanger à qui elle avait volé du pain, pour nourrir ses trois enfants. Voir également Trib. corr. Colmar, 27 avril 1956, D. 1956, 500. Toutefois, l’état de nécessité est véritablement consacré par l’arrêt Lesage du 28 juin 1958 (Cass. crim., 28 juin 1958, D. 1958, 2, 693).
  • [7]
    Voir X. Pin, Droit pénal général, Dalloz, Paris, 2020, 11ème éd., p. 255.
  • [8]
    M. Danti-Juan, « État de nécessité », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale Dalloz, juillet 2015 (actualisation octobre 2019).
  • [9]
    Crim., 27 mars 2007, n° 06-85.968. En l’espèce, il s’agissait d’un groupe de faucheurs volontaires qui avait détruit un champ de maïs, dont un dixième était composé de maïs génétiquement modifié. La Cour d’appel de Toulouse avait condamné les prévenus pour délit de destruction ou dégradation volontaire du bien d’autrui commis en réunion. L’état de nécessité invoqué par les prévenus n’a pas été retenu par la Cour d’appel, ce qu’a confirmé la Chambre criminelle. Voir en ce sens X. Pin, op. cit., p. 255.
  • [10]
    Voir A. Darsonville, « L’état de nécessité ne vaut pas pour les faucheurs volontaires », AJ Pénal, 2007, p. 133.
  • [11]
    Cette position a été confirmée par la suite dans un arrêt du 25 mai 2016 (Crim. 25 mai 2016, n° 14-86.170). En l’espèce, il s’agissait là encore d’une destruction de deux parcelles de maïs génétiquement modifié. La Chambre criminelle n’a pas, une nouvelle fois, retenu l’état de nécessité.
  • [12]
    Trib. corr. Caen, 20 novembre 2009, JCP 2010, 526, obs. Revel.
  • [13]
    A. Zouhal, Le risque en droit pénal, Thèse de doctorat, Université de Rennes I, 2017.
  • [14]
    M. M. Mbengue, Essai sur une théorie du risque en droit international public. L’anticipation du risque environnemental et sanitaire, Pedone, Paris, 2009, 373 p. Voir également U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Champ Flammarion, Paris, 2008, 528 p.
  • [15]
    CEDH, 8 février 2011 et 13 décembre 2011, B. Barreau et autres c/ France, req. 24697/09.
  • [16]
    A. Darsonville, « L’état de nécessité ne vaut pas pour les faucheurs volontaires », op. cit.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Trib. corr. Lyon, 16 septembre 2019, préc.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    G. Beaussonie, « Décrochage du portait du président de la République », La semaine juridique, édition générale, n° 42, octobre 2019, p. 1837.
  • [21]
    Voir infra.
  • [22]
    Adapter la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050 : une urgence déclarée, Rapport d’information de MM. Ronan Dantec et Jean-Yves Roux, n° 511 (2018-2019), 16 mai 2019. L’on notera le pessimisme des termes de l’intitulé du rapport qui ne font plus mention d’une lutte contre le dérèglement climatique, mais bien d’une adaptation.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Crim. 27 mars 2007, n° 06-85.968. Voir A. Darsonville, « La destruction d’OGM ne relève pas de l’état de nécessité », Recueil Dalloz, 2007, p. 573.
  • [26]
    Conformément aux dispositions prévues par le décret n° 2015/842.
  • [27]
    P. Mougeolle et A. Le Dylio, « Lutte contre le changement climatique par la désobéissance civile, un état de nécessité devant le juge pénal ? », La Revue des droits de l’Homme [en ligne], mis en ligne le 7 octobre 2019.
  • [28]
    M. Torre-Schaub, « Justice et justiciabilité climatique : État des lieux et apports de l’Accord de Paris », in M. Torre-Schaub, Bilan et perspectives de l’Accord de Paris, Paris, IRJIS Éditions, 2017, p. 107-125 ; « Justice climatique : vers quelles responsabilités allons-nous ? », RJE, numéro spécial 2018, p. 131-142 ; Ch. Huglo, Le contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, Bruxelles, Bruylant, 2018, 396 p.
  • [29]
    S. Gambardella, « Les Organisations non gouvernementales au sein du contentieux international relatif à l’environnement : un chemin semé d’embûches », RJE, spécial 2019, p. 11-26 ; L. Dutheillet de Lamothe, « Le contentieux en droit de l’environnement mené par les associations devant le Conseil d’État », RJE, numéro spécial 2019, p. 41-50.
  • [30]
    Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, JORF n° 0074 du 28 mars 2017 : la loi prévoit que pour les entreprises de plus de 5 000 salariés en France ou à l’étranger, et pour les entreprises étrangères d’au moins 10 000 salariés, ces dernières ont l’obligation d’appliquer un plan de vigilance, les obligeant à prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les atteintes aux droits de l’Homme et à l’environnement.
  • [31]
    Trib. corr. Lyon, 16 septembre 2019, préc.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Prévue par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 : les collectivités territoriales ont la possibilité de soumettre à leurs électeurs un projet de texte relevant de sa compétence selon l’article 72-1 de la Constitution.
  • [34]
    M. Torre-Schaub, « Justice et justiciabilité climatique : état des lieux après l’Accord de Paris », op. cit. Voir également A. Michelot (dir.), Justice climatique : enjeux et perspectives, Bruylant, Bruxelles, 2016, 374 p.
  • [35]
    L. Laigle, « Justice climatique et mobilisations environnementales », Vertigo, vol. 19 n° 1, mars 2019, mis en ligne le 5 mars 2019.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    C. Larrère, « Inégalités environnementales et justice climatique », Responsabilité et environnement, vol. 79, n° 3, juillet 2015, p. 100-110.
  • [38]
    P.-Y. Neron, « Penser la justice climatique », Éthique publique [en ligne], vol. 14, n° 1, 2012, mis en ligne le 17 février 2013.
  • [39]
    M. Torre-Schaub, « Justice et justiciabilité climatique : état des lieux après l’Accord de Paris », op. cit.
  • [40]
    Voir Ch. Huglo, Le contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, Bruxelles, Bruylant, 2018, 395 p. ; A.-S. Tabau et Ch. Cournil, « Nouvelles perspectives pour la justice climatique, Cour du District de La Haye, 24 juin 2015, Fondation Urgenda contre Pays-Bas », RJE, 2015/4, p. 672-693.
  • [41]
    Voir PNUE, The Status of Climate Change Litigation a Global Review, 2017, p. 10. Voir également S. Maljean-Dubois, Climate change litigation, Max Planck Encyclopedia of Procedural Law, 2019.
  • [42]
    Ch. Cournil, « Environnement "l’affaire du siècle" devant le juge administratif », AJDA, 8/2019, p. 437 ; M. Fleury et Ch. Cournil « Deux pas en arrière, un [grand] pas en avant ? », RJE, 2020/4, p. 645-648.
  • [43]
    Ch. Cournil, « Les convergences des actions climatiques contre l’État. Étude comparée du contentieux national », RJE, numéro spécial 2017, p. 245-261.
  • [44]
    Crim. 27 mars 2007, préc.

1Certaines décisions de justice ont le mérite d’entrer dans le débat public de manière inattendue en suscitant polémiques et autres controverses quant à leur portée et leurs appréciations. La décision du Tribunal correctionnel de Lyon du 16 septembre 2019 [1] a mis en avant un changement dans l’appréhension du dérèglement climatique et son traitement au sein des juridictions pénales. Longtemps relégué en arrière-plan, le dérèglement climatique est devenu une problématique sociale qui s’impose progressivement dans le champ du droit, obligeant les juges à s’en saisir [2]. La multiplication des mouvements pour la lutte contre ce phénomène [3] ainsi que les avertissements répétés lancés par la communauté scientifique [4] confirment une évolution dans le traitement de cette question et une prise de conscience de la part de la société civile du risque imminent encouru par l’humanité. Face à un phénomène mondial complexe, la saisine du juge national peut à certains égards sembler limitée. Comment régler au niveau national des questions climatiques mondiales ? Le prétoire est pourtant devenu un outil incisif pour tenter de faire pression sur les politiques nationales et permettre la revendication de nouveaux droits par les citoyens [5]. Cette évolution correspond à un changement de paradigme important où la protection de l’environnement n’est plus une idéologie abstraite, mais au contraire, une réalité qui pour être assurée, doit s’inscrire dans un modèle sociétal et se servir des outils mis à sa disposition.

2L’affaire présentée devant le Tribunal correctionnel de Lyon s’inscrit dans cette mouvance, à ceci près qu’elle dénonce l’inaction politique en la matière, justifiant ainsi une exonération de la responsabilité pénale. En l’espèce, deux personnes rattachées à l’association « Association Non Violente COP 21 » ont mené au sein d’une mairie d’arrondissement de Lyon, une opération non violente pour décrocher et emporter le portrait officiel du Chef de l’État. Après le dépôt d’une plainte pour vol en réunion, les investigations ont permis d’identifier et localiser les auteurs de l’infraction. Lors de l’audience, les deux prévenus ont reconnu avoir décroché le portrait du Président de la République pour réclamer à l’État une action concrète en faveur du climat. Malgré la matérialité du vol, le juge retient l’état de nécessité invoqué par les avocats des parties. La France, qui s’est engagée au niveau interne et international, n’a pas respecté ses objectifs en la matière considérés pourtant comme des objectifs minimaux. Le juge estime également que le décrochage du portrait, action non violente, apparaît comme légitime au regard du danger encouru, reconnaissant ainsi l’application de l’état de nécessité. Enfin, le fait que la commune de Lyon ne se constitue pas partie civile démontre que la collectivité ne souhaite pas récupérer son bien, justifiant en ce sens l’absence de sanction à l’égard des prévenus. Le Tribunal a donc conclu à la relaxe des deux militants.

3La lecture de cette décision suscite étonnement et perplexité. L’environnementaliste sera surpris par l’audace de la décision qui s’inscrit dans une logique particulièrement protectrice de l’écosystème. Le pénaliste, quant à lui, restera perplexe face à la distorsion faite des notions pénales lesquelles, par hypothèse, sont d’interprétation stricte. En effet, bien qu’il s’agisse d’une décision de première instance, qui fait déjà l’objet d’un appel par le parquet, elle présente un intérêt bien particulier, tant elle se démarque d’autres décisions judiciaires, en adoptant une vision particulièrement intégratrice de l’environnement au sein de règles juridiques comme l’état de nécessité. Plus généralement, faut-il voir dans cette décision de première instance une atteinte à la légalité, ou, à l’inverse, une évolution prétorienne nécessaire de l’interprétation et de l’application de règles pénales au regard de la problématique en jeu ? En d’autres termes, les dérèglements climatiques sont-ils en train de dérégler le droit pénal ?

4Ce jugement n’est donc pas sans provoquer un tiraillement entre le respect des notions pénales et la nécessaire intervention du judiciaire dans la protection de l’environnement. Cette décision appelle à une réflexion plus profonde sur les interactions existantes entre deux disciplines dont la mécanique s’oppose. La rencontre des deux ne pouvait que créer une situation complexe et inattendue dans le jugement qui a été rendu. Sans nier les limites du raisonnement suivi par le juge lyonnais, la présente étude se placera avant tout dans une logique environnementale. Ainsi, le dérèglement climatique a été intégré à l’état de nécessité de manière discutable (I.). En outre, au-delà de la question de l’état de nécessité, cette décision s’explique aussi par une tendance à intégrer une idéologie environnementaliste au sein du droit pénal (II.).

I – Le dérèglement climatique reconnu comme état de nécessité : entre avancées et limites

5L’état de nécessité est une notion particulièrement controversée renvoyant à l’adage « nécessité n’a point de loi » [6]. Le Code pénal l’a consacré sous l’article 122-7 qui dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». En tant que cause objective d’irresponsabilité pénale son invocation n’est possible que par le cumul de conditions strictement appliquées [7] : un danger actuel ou imminent, la commission d’un acte nécessaire à la sauvegarde d’un bien. Le juge correctionnel semble avoir effectué un contrôle des conditions cumulatives de l’article en question, confirmant que le dérèglement climatique est un danger grave et imminent (A.). Néanmoins, l’état de nécessité n’est pas sans soulever des interrogations quant à la pertinence de son utilisation dans ce cas précis (B.).

A – La confirmation du dérèglement climatique en tant que danger imminent et grave

6L’état de nécessité relève avant tout de conditions strictes qui limitent son utilisation, même dans les affaires sanito-environnementales (1.). Le positionnement du juge pénal dans ces affaires aurait donc pu, de manière logique, être appliqué également dans la présente affaire. Toutefois la décision du Tribunal correctionnel étend cette notion d’état de nécessité en l’appliquant au dérèglement climatique et en reconnaissant qu’il s’agit bien d’une menace réelle (2.).

1 – Le strict encadrement de l’état de nécessité

7L’état de nécessité suppose que face à un danger actuel ou imminent, l’agent tente par tous les moyens de le neutraliser, qu’il s’agisse d’un danger contre une personne ou un bien [8]. L’application de la notion de danger aux questions de dérèglement climatique ne peut que susciter des interrogations, puisque le danger imminent a été circonscrit par le Code pénal et la jurisprudence attenante. Les juges ont affirmé à plusieurs reprises qu’un danger éventuel ou hypothétique n’entre pas dans l’application de l’état de nécessité, notamment en 2007 [9]. La Chambre criminelle n’avait pas reconnu l’état de nécessité invoqué par les prévenus, dans le sens où les trois conditions n’étaient pas réunies : il n’existait qu’un simple risque pour l’avenir des agriculteurs et un danger possible pour la santé publique [10]. Les prévenus admettaient eux-mêmes que le danger n’était que possible ou futur mais pas actuel [11]. Dans le même sens, la Cour d’appel de Caen a rejeté l’état de nécessité invoqué par des manifestants anti-nucléaires pour s’opposer au passage de trains contenant des déchets radioactifs. Elle a considéré que le danger invoqué n’était qu’hypothétique [12].

8La principale difficulté réside dans le fait qu’à l’application des règles du droit, l’on oppose la sempiternelle question de la preuve des dangers du dérèglement climatique et la capacité à pouvoir démontrer de manière certaine l’existence de dangers immédiats qui menacent l’humanité et son écosystème. Cette absence de certitude scientifique constitue une des limites majeures quant à l’effectivité de ce droit, dont la construction repose avant tout sur les découvertes progressives de la science. Il est donc particulièrement compliqué d’arriver à des solutions tranchées telles que le droit peut classiquement l’exiger. En effet, comment construire un droit qui repose sur des données incomplètes et incertaines ? Mais, à l’inverse, faut-il attendre le pire pour légiférer ? La notion de danger est donc toute relative et repose avant tout sur une prise en compte du risque de danger. Il convient de préciser que le risque se distingue du danger qui vise les caractéristiques intrinsèques d’une activité, d’une situation ou d’une chose [13]. Par exemple, une activité de production de papier n’est pas en soi une activité dangereuse. En revanche, elle présente un risque pour l’environnement. Le risque ne permet pas de déterminer s’il y a un danger dans la réalisation d’une action ou pas [14]. C’est en ce sens que le principe de précaution, qui se fonde sur le risque, trouve tout son intérêt. La jurisprudence européenne avait néanmoins considéré que le principe de précaution ne pouvait être appliqué pour l’état de nécessité, ce qui réduit considérablement l’impact des règles de protection de l’environnement au domaine pénal [15]. Dans l’affaire de 2007, une des problématiques majeures réside dans le fait que la notion de risque n’est pas prise en compte : la Chambre criminelle n’a pas pris en considération le fait que les essais de cultures ont été réalisés en plein champ et qu’il existe un risque de dissémination des particules transgéniques par l’intermédiaire des pollens [16]. De plus, au vu des incertitudes entourant encore aujourd’hui la question des OGM, le risque d’un danger pour l’environnement et la santé humaine n’est pas totalement exclu [17].

9L’utilisation qui en résulte est donc très clairement limitée, même dans des situations où la discussion reste ouverte. Toutefois, la présente décision opère un véritable changement, en reconnaissant le dérèglement climatique comme une véritable menace.

2 – Le dérèglement climatique, une menace réelle et avérée

10En l’espèce, le juge lyonnais affirme que le dérèglement climatique constitue une « menace réelle et avérée » [18]. Le dérèglement climatique est donc considéré comme un fait avéré qui affecte l’avenir de l’humanité renvoyant au risque du développement de conflits entre les peuples mais aussi au danger encouru pour l’ensemble de l’écosystème qui n’a pas le temps nécessaire pour s’adapter à ces changements particulièrement rapides [19]. Il n’est donc plus considéré comme un risque, mais bien un danger. Sur ce premier élément, on peut d’ores et déjà souligner le fait que l’état de nécessité n’est censé s’appliquer qu’à un sujet précis, « la nécessité ne [faisant] loi que face à un péril concret » [20]. Les changements climatiques ont une portée mondiale, donc très vaste – disparition d’espèces de la faune, de la flore, changement de climat, conflits armés, etc. – qui rend difficile son appréhension par un seul juge national. Toutefois, le juge lyonnais français suit la logique empruntée par ses collègues étrangers qui considèrent que le stade du risque est largement dépassé et que la menace est immédiate [21]. L’affirmation peut paraître catastrophique. Néanmoins, sans tomber dans les affres de la collapsologie, une telle affirmation ne fait guère de doute surtout au regard de la multitude de rapports et d’expertises allant dans ce sens. À titre d’exemple, un rapport d’information fait au nom de la Délégation sénatoriale à la prospective en date du 16 mai 2019, intitulé L’adaptation de la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050 : une urgence déclarée[22], affirme que « le proche avenir climatique de la France d’ici à 2050 est pour l’essentiel écrit [et se traduira] par une aggravation sensible des effets négatifs déjà observables : canicules plus fréquentes et plus fortes, hausse du niveau de la mer et des risques de submersion, modification du régime des précipitations, moindre enneigement, tensions accrues sur les ressources hydriques, perturbation des activités économiques, notamment dans les secteurs agricole et touristique, ou encore pressions sur la biodiversité » [23] confirmant qu’il s’agit d’un « choc climatique inévitable » [24]. Cette adaptation de la société aux dérèglements climatiques devient donc une situation actuelle et réelle ; elle ne peut plus être entendue comme une peur millénariste. Le juge lyonnais n’a fait qu’intégrer cette situation de fait au sein du droit positif.

11La notion d’état de nécessité est certes une notion encadrée, mais qui, pour conserver un intérêt en la matière au regard des préoccupations sociétales modernes, ne peut que faire l’objet d’une adaptation. Le point d’achoppement réside donc dans l’intégration d’un concept aux contours encore flous dans une notion strictement encadrée. Toutefois, si l’on considère que la protection de l’environnement est une priorité, cela nécessite de manière logique et évidente une adaptation du droit face à cette nouvelle donnée.

12Malgré l’application de la notion de danger au dérèglement climatique, la décision du juge n’est pas sans soulever certaines interrogations d’un point de vue strictement pénal, notamment pour justifier l’utilisation de l’état de nécessité.

B – Les justifications discutables du juge pénal pour invoquer l’état de nécessité

13La lutte contre les dérèglements climatiques est considérée par le juge comme ayant un intérêt supérieur justifiant l’application de l’état de nécessité. Toutefois, sans remettre en cause une telle reconnaissance, l’on peut douter de la nécessité de l’acte qui a été commis pour empêcher la réalisation des changements climatiques, à savoir décrocher le tableau du chef de l’État (1.). En outre, l’on peut considérer comme étant particulièrement discutable la justification de l’absence de partie civile au procès comme justification d’une absence de sanction (2.).

1 – L’absence d’une véritable nécessité de l’acte commis

14L’article 122-7 du Code pénal prévoit que l’acte entrepris pour la sauvegarde d’une personne ou du bien ne peut exonérer l’individu de sa responsabilité dès lors qu’il y a « disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Le législateur pose donc cette condition de proportionnalité entre l’action entreprise et la menace encourue. Dans l’affaire de 2007, la Cour de cassation a considéré que la destruction des plants de maïs transgéniques n’était pas de nature à préserver l’intérêt sauvegardé de manière proportionnée, en l’espèce le droit à un environnement sain. Les faucheurs disposaient, selon la Cour, d’autres modes d’intervention que la commission d’une infraction pour lutter contre les plantations d’OGM [comme le dépôt de requêtes tendant à l’annulation d’autorisation de plantations]. Enfin, la comparaison entre les moyens employés et la gravité de la menace a, en l’espèce, été jugée disproportionnée puisque le champ ne comptait que 10 % d’OGM. La juridiction a donc considéré qu’il y avait une disproportion manifeste entre l’intérêt sacrifié et l’intérêt sauvegardé [25].

15Dans l’affaire qui nous intéresse, le juge considère que la conservation du portrait du chef de l’État obéit à « un motif légitime dès lors que l’usage du portrait semble s’être limité à son exhibition au service de la même cause […] ». En d’autres termes, la soustraction volontaire, mais surtout la conservation et l’exposition du portrait, apparaissent comme une conséquence qui n’est pas disproportionnée face au danger imminent qui menace l’équilibre environnemental et ne constituent qu’un trouble à l’ordre public modéré. L’exhibition du portrait avait pour principal objectif de démontrer les lacunes de l’État et son impuissance pour faire face à un tel danger.

16La problématique majeure réside néanmoins dans le fait que le juge ne justifie pas en quoi une telle action empêche la réalisation du danger. Or, l’état de nécessité a pour vocation première d’exonérer un individu de sa responsabilité pour un fait délictueux qu’il aurait commis, en raison de la nécessité de cet acte. De toute évidence, le décrochage du portrait n’a pas permis de résoudre le problème des changements climatiques… c’est donc l’emploi de la notion qui peut sembler mal justifié par le juge. Toutefois, l’on peut envisager que la position du juge se justifie principalement parce qu’il reconnaît qu’il y a un danger imminent encouru par l’humanité. En ce sens, quand bien même le décrochage d’un tableau ne vient pas empêcher la réalisation de ce danger, il s’agit avant tout d’un moyen permettant de reconnaître que l’exécutif ne prend pas en considération l’imminence de la menace. Dans une logique de préservation de l’environnement, la position du juge peut donc néanmoins s’expliquer au regard des règles de droit pénal, il y a de toute évidence non plus une extension, mais bien une distorsion de la notion de l’état de nécessité.

17En parallèle, le juge opère un raisonnement tout aussi discutable, concernant l’absence de constitution de partie civile censée démontrer l’absence d’un intérêt pour les poursuites.

2 – La question discutable de l’absence de partie civile

18Est beaucoup plus contestable, l’argument reposant sur le fait que l’absence de constitution de partie civile de la part de la commune de Lyon démontre qu’il n’y a aucune volonté de récupérer le portrait et n’entraîne donc pas la privation de la jouissance d’un objet dont la valeur de remplacement est négligeable. Un tel raisonnement supposerait que toute action pénale soit subordonnée à la présence d’une partie civile, et à sa volonté de faire garantir ses droits. L’on peut douter de la pertinence de ce dernier point qui vient contredire les fondements mêmes du droit pénal.

19Faut-il pour autant craindre qu’une telle décision crée une insécurité juridique ? La question reste ouverte et il est difficile d’apporter une réponse tranchée sur ce point.

20Ainsi, cette évolution de la notion d’état de nécessité n’est pas sans soulever certaines interrogations, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une évolution en conformité avec des inquiétudes et attentes sociales de plus en plus pressantes et nécessitant une réponse du juge pénal plus appropriée. Néanmoins, la décision ne se limite pas à une actualisation de la notion d’état de nécessité ; elle intègre l’idéologie de protection de l’environnement au sein du droit pénal.

II – Vers une intégration de l’idéologie environnementale au sein du droit pénal

21La décision du Tribunal correctionnel est inédite à plus d’un égard, car au-delà de la reconnaissance du dérèglement climatique dans l’état de nécessité, le juge opère un changement de paradigme en se positionnant dans une logique avant-gardiste, notamment parce qu’elle fait de l’action citoyenne une nécessité face à l’inaction du gouvernement en matière environnementale (A.). Cette vision s’inscrit dans une mouvance beaucoup plus large, le contentieux climatique qui ne cesse de croître et qui permet le développement d’une justice climatique (B.).

A – L’action citoyenne, une nécessité face à l’inaction environnementale du gouvernement

22Probablement l’un des points les plus étonnants de cette décision, le juge pénal adopte une position inédite et audacieuse concernant la liberté d’action des citoyens. Pour pallier les limites de son raisonnement, il cherche avant tout à démontrer la nécessité de l’action des prévenus au regard de l’inaction de l’État (1.), mais aussi en reconnaissant la rupture qui existe entre les institutions et la société civile (2.).

1 – La reconnaissance de l’inaction de l’État comme fait justificatif

23L’inaction du gouvernement a permis au Tribunal correctionnel de justifier l’action entreprise par les manifestants comme étant une nécessité, mais surtout elle a contribué à réaffirmer un droit de manifestation aux mouvements citoyens engagés en réponse à l’inaction du gouvernement et de la justice.

24C’est avant tout en analysant l’action de la France au plan interne et international que la juridiction considère que cette dernière ne respectait pas ses engagements. Malgré la participation de la France à de nombreux accords internationaux, les preuves apportées par les prévenus attestent d’une absence d’effectivité dans la politique menée par l’État. Les chiffres apportés par des organismes scientifiques démontrent objectivement le non-respect des obligations de l’État à l’égard des objectifs fixés par les directives européennes. La juridiction considère que le budget carbone d’émissions annuelles de gaz à effet de serre pour la période de 2015 à 2018 était limité à 44 MtCO2eq [26]. Or, l’émission par la France s’élevait à 72 MtCO2eq au mois de décembre 2018. Concernant la part d’énergies renouvelables, la consommation finale brute d’énergie s’élevait à 16,3 % en 2017, alors que la France s’était engagée pour la période 2015-2020, à atteindre un taux limité à 19,5 % afin d’atteindre l’objectif de 23 % d’émission de gaz à effet de serre en 2020, ce qui, à l’heure actuelle, semble difficilement possible. Le Tribunal effectue une analyse comparative entre les engagements de la France et les résultats obtenus. Le juge en conclut que l’acte de décrochage du portrait n’est que la réponse à l’inaction du gouvernement face à des objectifs minimaux et pourtant vitaux. Le juge se fonde donc sur des arguments strictement scientifiques et sur un constat des informations fournies, ce qui lui a permis de justifier un droit de réponse et de manifestation de la société civile. Le juge fait de cette action citoyenne, une sanction à l’égard du gouvernement qui n’aurait pas agi de manière efficiente [27]. Il s’agit donc d’une modification substantielle de l’objectif de l’état de nécessité. Le juge octroie ainsi à la société civile, un pouvoir de sanction en matière de changement climatique dont elle ne disposait pas encore.

25Cette nécessité qui résulte de l’inaction du gouvernement s’accompagne selon le juge, d’une absence de dialogue entre les institutions et la société civile.

2 – L’absence d’un dialogue entre les institutions et la société

26La société civile s’est pourtant rapidement saisie de la question de la protection environnementale, en se mobilisant pour tenter de contraindre les États à développer de véritables politiques écologiques. Cette intervention s’est manifestée principalement par le biais de revendications idéologiques et politiques, devenant progressivement une préoccupation majeure [28], pour finalement saisir de plus en plus la justice [29]. Depuis 2017, la multiplication des marches pour le climat, avec l’aide de nouveaux outils tels que les réseaux sociaux et l’émergence de figures publiques plus ou moins controversées, ont contribué à une médiatisation de cette lutte. La symbolique entourant les manifestations est très forte, mais ne représente pas une véritable contrainte pour le pouvoir en place, hormis la crainte de perdre une partie de l’électorat. La décision du Tribunal est d’autant plus étonnante, car elle donne à ce droit de manifestation une force de contrainte toute autre.

27Le juge considère que « le mode d’expression des citoyens en pays démocratique ne peut se réduire aux suffrages exprimés lors des échéances électorales ». En d’autres termes, les élections ne peuvent constituer le seul moyen pour la population de s’exprimer. Le positionnement de la juridiction est pour le moins étonnant : l’on reconnaît que les modes de scrutin ne sont pas les seuls modes d’expression, renvoyant inévitablement à la mise en œuvre d’autres modes, notamment dans le cadre d’un « devoir de vigilance critique ». Ce devoir de vigilance, bien connu en droit des sociétés, renvoie à l’idée d’une surveillance dans l’application des règles environnementales [30]. Le juge en fait ici une application pour les individus, leur reconnaissant ainsi une obligation de surveillance des actions gouvernementales et de leur effectivité. Car, au-delà du devoir de surveillance, les citoyens doivent être capables d’évaluer les politiques menées et ont la possibilité, dans le cadre de ce devoir, de mener des actions pacifiques adressées aux gouvernements.

28Il va de soi qu’il ne s’agit pas en l’espèce de la reconnaissance d’un droit à l’insurrection ou une forme d’autorisation de trouble à l’ordre public, puisque les organisateurs de rassemblement ainsi que les autorités de police ont le devoir de limiter le risque de trouble en cas d’affluence soudaine d’individus. Toutefois, la juridiction opère un contrôle de proportionnalité entre la situation d’espèce et le risque d’un trouble à l’ordre public. Elle considère que la réunion de dix ou vingt personnes non déclarées préalablement à la préfecture, s’introduisant dans un bâtiment administratif, sans bousculade, ni dissimulation de leurs déplacements, et présentant un caractère pacifique, constitue un trouble à l’ordre public modéré [31]. Il s’agit là encore d’un moyen pour justifier cette action, reposant sur une appréciation relativement subjective.

29En outre, la juridiction offre une autre prérogative aux manifestants en leur reconnaissant un droit d’exercer un contrôle de la politique nationale découlant de la relation étroite existant avec le chef de l’État élu au suffrage universel direct par ces mêmes citoyens. Là encore, la relation entre l’exécutif et la population est au cœur du développement du juge, puisqu’il mentionne explicitement que le décrochage du portrait, qui n’a entraîné aucune autre forme d’acte répréhensible, apparaît davantage comme un « substitut nécessaire du dialogue impraticable entre le président de la République et le peuple » [32]. Ce dialogue impraticable renvoie surtout à l’idée d’une rupture entre l’exécutif et la population, et une inadaptation des modes de consultation individuelle au sein de la République. Les modes de consultation citoyenne sont encadrés par les articles 11 et 89 de la Constitution et le référendum décisionnel local [33]. La participation citoyenne directe à la vie des institutions a trouvé un second souffle avec les mouvements populaires comme celui des gilets jaunes revendiquant l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne ; mais plus généralement, le fossé creusé entre les institutions et la population a contribué à la cristallisation des rapports et à un détournement assez net de la société civile à l’égard de la vie politique du pays. Le juge prend donc une position politique et idéologique qui peut laisser dans l’embarras.

30Il ne faut néanmoins pas tirer de leçons trop hâtives de cette décision. Le Tribunal n’offre pas un droit de porter atteinte aux institutions et encore moins un droit à l’insurrection, puisqu’il rappelle les limites de ces actions, notamment leur caractère pacifique et non-violent. En ce sens, il reconnaît davantage un droit d’action contrôlé et encadré. Il s’agit avant tout d’une décision qui opère un tournant dans la lutte contre les changements climatiques en reconnaissant un droit aux individus d’agir et de contester certaines politiques jugées inefficaces.

31Face à cette prise de position où la société civile et ses intérêts sont placés au cœur de la décision, l’on peut être surpris. Toutefois, malgré des justifications qui pourraient paraître déroutantes de prime abord, la décision du Tribunal correctionnel de Lyon s’intègre logiquement dans le cadre d’une justice climatique.

B – Une décision s’intégrant logiquement dans la mouvance d’une justice climatique

32La lutte contre le changement climatique a des allures de combat entre David et Goliath. Face à une problématique mondiale qui nécessite un effort global, une décision judiciaire peut paraître bien relative. Toutefois, l’appréhension de la décision du juge lyonnais ne doit pas se lire de manière isolée, mais plutôt comme une décision supplémentaire contribuant au développement d’une justice climatique (1.). Il va de soi qu’une telle décision entraîne avec elle des questionnements plus profonds quant au rôle que joue le juge pénal dans cette lutte (2.).

1 – Un premier pas vers la reconnaissance d’une justice climatique

33Surprenante à première vue, il n’en reste pas moins que cette décision s’inscrit dans ce contentieux en pleine évolution et intègre l’idée d’une justice climatique de plus en plus revendiquée [34], où les citoyens ont un rôle prépondérant à jouer [35]. Selon Marta Torre-Schaub, la justice climatique peut s’entendre comme « un élément clé de la construction d’une société juste, plus égalitaire et plus démocratique » [36]. En d’autres termes, elle s’apparente à une forme de justice distributive qui permettrait de répartir de manière équitable, égalitaire et juste [37], la charge supportée par chacun pour préserver le climat [38]. L’émergence d’une telle justice autorise les parties, mais également le juge, à faire preuve d’une certaine inventivité argumentative [39], puisque face à des phénomènes encore inédits, mais dont l’appréhension s’avère vitale, les règles juridiques doivent réussir à s’adapter. En renforçant certains principes démocratiques comme la participation des citoyens au débat public, l’on redonne finalement un pouvoir d’action au peuple. Encore une fois, il ne s’agit pas d’un droit de renverser un gouvernement en place, mais plutôt de réaffirmer l’idée d’une forme d’égalité et d’équité environnementale.

34De nombreuses juridictions étrangères ont déjà été confrontées à des situations où la responsabilité du gouvernement a été engagée pour manquement à ses obligations internes et internationales environnementales [40]. En 2017, le nombre de litiges portant sur des questions climatiques s’élèvait à 654 cas aux États-Unis et 230 dans le reste du monde [41]. Depuis, le nombre de procès ne cesse de s’accroître, sans pour autant que cela signifie qu’il y ait une condamnation de l’État à chaque fois. La France n’est pas épargnée par ce mouvement, elle connaît sa première affaire depuis avril 2019 : quatre associations attaquent l’État pour non-respect de ses obligations en matière environnementale quant à la lutte contre les dérèglements climatiques, devant le Conseil d’État [42]. La plupart de ces actions visent donc à engager la responsabilité de l’État. Or, en l’espèce, la décision du Tribunal correctionnel légitime les actions de militants qui sont les conséquences de ces manquements, justifiant de fait le vol d’un bien dans le but d’une action symbolique. Toujours est-il que la décision du Tribunal correctionnel contribue à l’émergence d’une « cause climatique » tournée vers des attentes sociétales communes [43]. C’est là le grand apport de cette décision qui place les attentes sociétales au cœur du contentieux, en dépassant la rigueur de certaines notions.

35La présente décision s’inscrit donc dans cette logique d’une justice climatique. De cette prise de position découle inévitablement la question du rôle du juge pénal dans le traitement d’un tel contentieux.

2 – Le rôle encore mal défini du juge pénal dans le contentieux climatique

36Outre les apports de cette décision, il n’en reste pas moins que sa portée n’est pas sans conséquence sur la conception même de l’idée de la justice rendue.

37L’on peut en effet s’interroger sur l’ingérence du judiciaire dans l’exécutif. Le juge pénal dénonce dans sa décision les politiques gouvernementales menées et leur inefficacité. Partant de ce constat, est-ce au juge d’apprécier et d’évaluer les politiques menées par l’exécutif ? Il ne s’agit pas d’apprécier la légalité d’une décision, mais bien d’évaluer son efficacité ce qui ne relève pas, par principe, de l’autorité judiciaire. Un tel positionnement suscite des interrogations sur l’ingérence du pouvoir judiciaire dans l’action de l’exécutif.

38Dans ce même ordre d’idée, la lecture de la décision interroge sur le rôle du juge pénal et son autorité. La société civile peut avoir le droit de sanctionner par des actions symboliques la politique gouvernementale, sans être pénalement responsable. Toutefois, peut-elle endosser ce rôle de « bourreau » et rendre justice elle-même, parce qu’elle considère l’action de l’exécutif comme inefficace ? Certes, le juge reconnaît l’absence de dialogue entre les institutions et la société civile. Mais, par cette décision, la société civile qui est victime de l’inaction du gouvernement se retrouve avec un pouvoir de sanction reconnu et accordé par le pouvoir judiciaire. Il faut rappeler que dans la décision de 2007, la Cour avait considéré que les prévenus pouvaient utiliser les différents types de recours existants pour agir contre la politique du gouvernement de l’époque [44]. Or, en l’espèce, le juge n’évoque pas la possibilité de recourir aux voies traditionnelles judiciaires. C’est là aussi une conception pour le moins étonnante de la justice, car, implicitement, le juge reconnaît que la justice ne dispose pas des outils nécessaires pour répondre à l’insatisfaction des populations. Parce qu’il s’agit d’un contentieux particulier, le juge octroie à la société civile une marge de manœuvre l’autorisant à sanctionner le gouvernement. Implicitement, le juge s’interroge sur la capacité de la justice pénale pour faire face à ce type de contentieux. En prenant une décision aussi controversée, le juge lyonnais a surtout mis en lumière le décalage qui existe entre le droit pénal positif et les nouveaux enjeux auxquels il doit faire face. L’on peut critiquer, à juste titre, la faiblesse de certains arguments juridiques, mais le contentieux climatique appelle les juridictions à faire preuve d’audace et c’est à l’évidence, ce qui transparaît dans cette décision.

39Malgré l’appel interjeté par le ministère public, cette décision aura eu le mérite de faire entrer une problématique fondamentale dans les prétoires du juge pénal. La décision du Tribunal correctionnel appelle donc à faire un choix sociétal déterminant : accepter une évolution des règles au profit de la lutte contre le dérèglement climatique ou alors conserver une application stricte de notions juridiques au détriment d’une protection efficiente du climat. Ce type de décision, même si elle restera peut-être anecdotique, oblige avant tout à un dépassement idéologique et politique clair. Face aux défis climatiques, reste à savoir si le juge pénal prendra part à cette lutte.


Mots-clés éditeurs : décrochage de portrait du chef de l État, état de nécessité, changements climatiques, droit pénal

Date de mise en ligne : 26/04/2021

Notes

  • [1]
    Trib. corr. Lyon, 16 septembre 2019, 19168000015.
  • [2]
    M. Torre-Schaub, « La gouvernance du climat : vieilles notions pour nouveaux enjeux », Cahiers de droit, sciences et techniques, n° 2, p. 140-163.
  • [3]
    Depuis quelques mois on assiste à la multiplication de marches en faveur du climat dans le monde entier.
  • [4]
    Le sixième Rapport d’évaluation du GIEC a fait état des conséquences d’un réchauffement climatique qui ne se limiterait pas à 1,5 °C. Particulièrement dramatique, le rapport annonce des vagues de chaleur successives, l’extinction de nombreuses espèces, la montée des eaux à long terme. Voir GIEC, Global Warming of 1,5°C, 2018, Switzerland : https://www.ipcc.ch/report/sr15/ (consulté le 14 octobre 2019). Voir également l’avertissement lancé le 13 octobre 2017 par 15 000 scientifiques regroupant 184 pays, aux décideurs publics et la société civile. W.J. Ripple and alii, « World Scientists’ Warning to Humanity : A Second Notice », BioScience, vol. 67, Issue 12, 1, December 2017, p. 1026-1028.
  • [5]
    M. Torre-Schaub, op. cit.
  • [6]
    L’état de nécessité apparaît pour la première fois dans l’affaire Dame Ménard (Trib. corr. Château-Thierry, 4 mars 1899, II, 1, note Roux). Cette affaire aura par la même occasion consacré la notion du « bon juge », avec l’action du juge Magnaud qui a donné une pièce de cinq francs à Louise pour payer le boulanger à qui elle avait volé du pain, pour nourrir ses trois enfants. Voir également Trib. corr. Colmar, 27 avril 1956, D. 1956, 500. Toutefois, l’état de nécessité est véritablement consacré par l’arrêt Lesage du 28 juin 1958 (Cass. crim., 28 juin 1958, D. 1958, 2, 693).
  • [7]
    Voir X. Pin, Droit pénal général, Dalloz, Paris, 2020, 11ème éd., p. 255.
  • [8]
    M. Danti-Juan, « État de nécessité », Répertoire de droit pénal et de procédure pénale Dalloz, juillet 2015 (actualisation octobre 2019).
  • [9]
    Crim., 27 mars 2007, n° 06-85.968. En l’espèce, il s’agissait d’un groupe de faucheurs volontaires qui avait détruit un champ de maïs, dont un dixième était composé de maïs génétiquement modifié. La Cour d’appel de Toulouse avait condamné les prévenus pour délit de destruction ou dégradation volontaire du bien d’autrui commis en réunion. L’état de nécessité invoqué par les prévenus n’a pas été retenu par la Cour d’appel, ce qu’a confirmé la Chambre criminelle. Voir en ce sens X. Pin, op. cit., p. 255.
  • [10]
    Voir A. Darsonville, « L’état de nécessité ne vaut pas pour les faucheurs volontaires », AJ Pénal, 2007, p. 133.
  • [11]
    Cette position a été confirmée par la suite dans un arrêt du 25 mai 2016 (Crim. 25 mai 2016, n° 14-86.170). En l’espèce, il s’agissait là encore d’une destruction de deux parcelles de maïs génétiquement modifié. La Chambre criminelle n’a pas, une nouvelle fois, retenu l’état de nécessité.
  • [12]
    Trib. corr. Caen, 20 novembre 2009, JCP 2010, 526, obs. Revel.
  • [13]
    A. Zouhal, Le risque en droit pénal, Thèse de doctorat, Université de Rennes I, 2017.
  • [14]
    M. M. Mbengue, Essai sur une théorie du risque en droit international public. L’anticipation du risque environnemental et sanitaire, Pedone, Paris, 2009, 373 p. Voir également U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Champ Flammarion, Paris, 2008, 528 p.
  • [15]
    CEDH, 8 février 2011 et 13 décembre 2011, B. Barreau et autres c/ France, req. 24697/09.
  • [16]
    A. Darsonville, « L’état de nécessité ne vaut pas pour les faucheurs volontaires », op. cit.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Trib. corr. Lyon, 16 septembre 2019, préc.
  • [19]
    Ibid.
  • [20]
    G. Beaussonie, « Décrochage du portait du président de la République », La semaine juridique, édition générale, n° 42, octobre 2019, p. 1837.
  • [21]
    Voir infra.
  • [22]
    Adapter la France aux dérèglements climatiques à l’horizon 2050 : une urgence déclarée, Rapport d’information de MM. Ronan Dantec et Jean-Yves Roux, n° 511 (2018-2019), 16 mai 2019. L’on notera le pessimisme des termes de l’intitulé du rapport qui ne font plus mention d’une lutte contre le dérèglement climatique, mais bien d’une adaptation.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    Crim. 27 mars 2007, n° 06-85.968. Voir A. Darsonville, « La destruction d’OGM ne relève pas de l’état de nécessité », Recueil Dalloz, 2007, p. 573.
  • [26]
    Conformément aux dispositions prévues par le décret n° 2015/842.
  • [27]
    P. Mougeolle et A. Le Dylio, « Lutte contre le changement climatique par la désobéissance civile, un état de nécessité devant le juge pénal ? », La Revue des droits de l’Homme [en ligne], mis en ligne le 7 octobre 2019.
  • [28]
    M. Torre-Schaub, « Justice et justiciabilité climatique : État des lieux et apports de l’Accord de Paris », in M. Torre-Schaub, Bilan et perspectives de l’Accord de Paris, Paris, IRJIS Éditions, 2017, p. 107-125 ; « Justice climatique : vers quelles responsabilités allons-nous ? », RJE, numéro spécial 2018, p. 131-142 ; Ch. Huglo, Le contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, Bruxelles, Bruylant, 2018, 396 p.
  • [29]
    S. Gambardella, « Les Organisations non gouvernementales au sein du contentieux international relatif à l’environnement : un chemin semé d’embûches », RJE, spécial 2019, p. 11-26 ; L. Dutheillet de Lamothe, « Le contentieux en droit de l’environnement mené par les associations devant le Conseil d’État », RJE, numéro spécial 2019, p. 41-50.
  • [30]
    Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, JORF n° 0074 du 28 mars 2017 : la loi prévoit que pour les entreprises de plus de 5 000 salariés en France ou à l’étranger, et pour les entreprises étrangères d’au moins 10 000 salariés, ces dernières ont l’obligation d’appliquer un plan de vigilance, les obligeant à prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir les atteintes aux droits de l’Homme et à l’environnement.
  • [31]
    Trib. corr. Lyon, 16 septembre 2019, préc.
  • [32]
    Ibid.
  • [33]
    Prévue par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 : les collectivités territoriales ont la possibilité de soumettre à leurs électeurs un projet de texte relevant de sa compétence selon l’article 72-1 de la Constitution.
  • [34]
    M. Torre-Schaub, « Justice et justiciabilité climatique : état des lieux après l’Accord de Paris », op. cit. Voir également A. Michelot (dir.), Justice climatique : enjeux et perspectives, Bruylant, Bruxelles, 2016, 374 p.
  • [35]
    L. Laigle, « Justice climatique et mobilisations environnementales », Vertigo, vol. 19 n° 1, mars 2019, mis en ligne le 5 mars 2019.
  • [36]
    Ibid.
  • [37]
    C. Larrère, « Inégalités environnementales et justice climatique », Responsabilité et environnement, vol. 79, n° 3, juillet 2015, p. 100-110.
  • [38]
    P.-Y. Neron, « Penser la justice climatique », Éthique publique [en ligne], vol. 14, n° 1, 2012, mis en ligne le 17 février 2013.
  • [39]
    M. Torre-Schaub, « Justice et justiciabilité climatique : état des lieux après l’Accord de Paris », op. cit.
  • [40]
    Voir Ch. Huglo, Le contentieux climatique : une révolution judiciaire mondiale, Bruxelles, Bruylant, 2018, 395 p. ; A.-S. Tabau et Ch. Cournil, « Nouvelles perspectives pour la justice climatique, Cour du District de La Haye, 24 juin 2015, Fondation Urgenda contre Pays-Bas », RJE, 2015/4, p. 672-693.
  • [41]
    Voir PNUE, The Status of Climate Change Litigation a Global Review, 2017, p. 10. Voir également S. Maljean-Dubois, Climate change litigation, Max Planck Encyclopedia of Procedural Law, 2019.
  • [42]
    Ch. Cournil, « Environnement "l’affaire du siècle" devant le juge administratif », AJDA, 8/2019, p. 437 ; M. Fleury et Ch. Cournil « Deux pas en arrière, un [grand] pas en avant ? », RJE, 2020/4, p. 645-648.
  • [43]
    Ch. Cournil, « Les convergences des actions climatiques contre l’État. Étude comparée du contentieux national », RJE, numéro spécial 2017, p. 245-261.
  • [44]
    Crim. 27 mars 2007, préc.

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