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Article de revue

La demande reconventionnelle comme procédure permettant d’engager la responsabilité environnementale des investisseurs : l’exemple du droit international des investissements

Pages 526 à 535

Notes

  • [1]
    Pour quelques ouvrages récents, voir : A. de Nanteuil, Droit international de l’investissement, Pedone, 2017, Partie IV ; C.L. Lim, J. Ho, M. Paparinskis, International Investment Law and Arbitration. Commentary, Awards and other Materials, Cambridge University Press 2018, p. 258-368 ; H. Ascencio, Droit international économique, PUF 2018, p. 275-291.
  • [2]
    K. Nowrot, « How to Include Environmental Protection, Human Rights and Sustainability in International Investment Law? », Journal of World Investment and Trade, vol. 15, 2014, p. 619.
  • [3]
    Par exemple, en matière de corruption, la question s’est posée dans certaines affaires : CNUDCI, 15 décembre 2014, Hesham Talaat M. Al-Warraq c. Indonésie, Affaire CNUDCI ; CIRDI, 4 octobre 2013, Metal-Tech Ltd. c. Ouzbékistan, Affaire n° ARB/10/3 ; CIRDI, 4 octobre 2006, World Duty Free c. Kenya, Affaire n° ARB/00/7.
  • [4]
    H. Ascensio, « La légalité de l’investissement devant l’arbitre international : à la recherche d’un point d’équilibre », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 72-79.
  • [5]
    N. Monebhurrun, « Arbitrage international et droit international des investissements : la question des devoirs des investisseurs », in La RSE saisie par le droit. Perspective interne et internationale, Pedone 2016, p. 643-658.
  • [6]
    Sur la doctrine des mains sales, voir : J. Salmon, « Des mains propres comme conditions de recevabilité des réclamations internationales », Annuaire français de droit international, vol. 10, 1964, p. 232 ; A. R. Freitas da Silva, « A arguição da ilegalidade articulada a partir do princípio das mãos limpas na arbitragem investidor-Estado », Processo 2019, p. 109 et suiv. ; N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 61 et suiv.
  • [7]
    N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 65.
  • [8]
    CIRDI, 13 novembre 2000, Emilio Augustín Maffezini c. Espagne, Affaire n° ARB/97/7, para 64.
  • [9]
    Pour une définition générale, voir : G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF 2005, p. 283.
  • [10]
    En droit international des investissements, l’investisseur peut être une personne physique.
  • [11]
    W. Ben Hamida, L’arbitrage transnational unilatéral : réflexions sur une procédure réservée à l’initiative d’une personne privée contre une personne publique, Thèse, Paris II, 2003, 728 p.
  • [12]
    N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 49-71.
  • [13]
    CIRDI, 4 octobre 2006, World Duty Free c. Kenya, Affaire n° ARB/00/7, para 179.
  • [14]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 15 décembre 2014, Hesham Talaat M. Al-Warraq c. Indonésie, Affaire CNUDCI, paras 645, 647, 648.
  • [15]
    CIRDI, 4 octobre 2006, World Duty Free c. Kenya, Affaire n° ARB/00/7, para 157 ; CIRDI, 27 août 2008, Plama Consortium Ltd. c. Bulgarie, Affaire n° ARB/03/24, para 143.
  • [16]
    CIRDI, 22 octobre 2018, Cortec c. Kenya, Affaire n° ARB/15/29, para 365.
  • [17]
    Par exemple : Traité d’investissement entre le Maroc et le Nigéria, 3 décembre 2016, article 18 ; Traité d’investissement entre l’Inde et le Kirghizistan, 14 juin 2019, Chapitre III.
  • [18]
    Voir, par exemple, les Accords de coopération et de facilitation des investissements du Brésil.
  • [19]
    Dans un sens similaire : J. Ruggie, « The Global Compact as a Learning Network », Journal of Corporate Citizenship, n° 7, 2001, p. 371-378 ; N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 57.
  • [20]
    Par exemple : les Accords de coopération et de facilitation des investissements du Brésil, le Traité d’investissement entre l’Inde et la Biélorussie, 24 septembre 2018 ; le Traité d’investissement entre l’Inde et le Kirghizistan, 14 juin 2019.
  • [21]
    G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF 2005, p. 283.
  • [22]
    H.E. Veenstra-Kjos, « Counterclaims by Host States in Investment Treaty Arbitration », Transnational Dispute Management, n° 4, 2007, p. 5.
  • [23]
    Banque mondiale, Convention de Washington instituant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - CIRDI (18 mars 1965), art. 46.
  • [24]
    Banque mondiale, Règlement d’arbitrage du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - CIRDI, art. 40 (2).
  • [25]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, Règles d’arbitrage de la CNUDCI, 2010, art. 21 (3), (4). Pour une application, voir : CNUDCI, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire n° UNCT/15/3.
  • [26]
    T. Ishikawa, « Counterclaims and the Rule of Law in Investment Arbitration », American Journal of International Law, n° 113, 2019, p. 36.
  • [27]
    Pour une reconnaissance de ce consentement par l’investisseur, voir : CIRDI, 7 février 2017, Burlington c. Équateur, Affaire n° ARB/08/5, para 60.
  • [28]
    CIRDI, 8 décembre 2016, Urbaser c. Argentine, Affaire n° ARB/07/26, paras 1194 et 1195 ; Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, para 737.
  • [29]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, paras 738 et 739.
  • [30]
    La valeur a été estimée à $ 41.7 millions.
  • [31]
    Organisation des États américains, Constitution équatorienne [disponible sur : https://www.oas.org/juridico/pdfs/mesicic4_ecu_const.pdf (version en espagnol)].
  • [32]
    Banque mondiale, Convention de Washington instituant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - CIRDI (18 mars 1965), art. 42 (1).
  • [33]
    CIRDI, 8 décembre 2016, Urbaser c. Argentine, Affaire n° ARB/07/26, paras 1210 et 1220.
  • [34]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, paras 734 et seq.
  • [35]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, para 745.
  • [36]
    B. Garner, Black’s Law Dictionary, West Publishing Co., 9ème édition, 2009, p. 402.
  • [37]
    B. Garner, Black’s Law Dictionary, West Publishing Co., 9ème édition, 2009, p. 29.
  • [38]
    A. de Nanteuil, Droit international de l’investissement, Pedone, 2017, p. 288.

Introduction

1La perspective adoptée par cet article pour examiner la procédure du droit de l’environnement peut paraître décalée dans la mesure où l’objet de l’étude sera le droit international des investissements. Il existe, en effet, des mécanismes issus d’autres branches du droit qui permettent de saisir les problématiques environnementales tant sur la procédure que sur le fond. Le droit de l’environnement est dans ce cas abordé de manière indirecte dans le cadre d’une discussion plus ample propre à un autre domaine du droit. Même si les résultats ne sont pas forcément révolutionnaires, l’effectivité de certains de ces mécanismes confirme leur utilité pour la protection de l’environnement. C’est le cas du droit international des investissements en ce qui concerne la question spécifique de la responsabilité environnementale des investisseurs, objet de la présente étude.

2Le droit international des investissements est la branche du droit international qui réglemente la protection juridique des investisseurs et des investissements internationaux [1]. Cette protection leur est garantie par les États lorsqu’ils signent, par exemple, des accords d’investissements. Ces accords contiennent principalement des standards de protection des investissements et peu de principes relatifs à la protection d’autres valeurs. Les autres considérations comme la protection de l’environnement, des droits humains ou de la santé sont généralement secondaires en leur sein [2]. Vu la vaste gamme de protection offerte aux investisseurs, il est logiquement attendu que le contentieux en la matière soit relatif à la violation de leurs droits. Pour cette raison, dans le cadre du mécanisme de règlement de différends le plus utilisé, l’arbitrage, l’investisseur est normalement le demandeur face à son État d’accueil, la partie défenderesse.

3Dans cette configuration où tout est centré sur l’investisseur, une question s’est cependant parfois posée : celle de savoir si l’investisseur ayant des pratiques socialement irresponsables, une activité polluante par exemple, serait toujours protégé par un traité d’investissement dont il se réclamerait en cas de différend avec l’État d’accueil [3]. La situation serait, au minimum, anormale si un tribunal arbitral venait à indemniser un investisseur dont les activités sont partiellement opérées de manière illégale [4] ou si elles sont en deçà des canons habituels de la responsabilité sociale des entreprises [5]. Cela reviendrait à « récompenser » un investisseur ayant les « mains sales » [6] et, dans une certaine mesure, peut-être même à l’enrichir sans cause [7]. Les accords d’investissements ne sont pas des polices d’assurance [8] et n’ouvrent pas la porte à une protection systématique des investisseurs.

4S’il n’existe pas véritablement un système d’appel généralisé en droit international des investissements, certains mécanismes existent qui permettent d’incorporer la question spécifique des devoirs et de la responsabilité des investisseurs aux débats. Cela inclut, par extension, les devoirs et la responsabilité environnementaux de l’investisseur. Au niveau de la procédure, cette incorporation prend forme dans la demande reconventionnelle par laquelle s’opère un inversement de l’ordre du procès, car l’État revêt alors la robe de la partie demanderesse contre l’investisseur qui devient la partie défenderesse [9]. C’est par ce biais que s’ouvre à l’État un moyen lui permettant d’engager la responsabilité environnementale de l’investisseur et, plus généralement, des entreprises [10]. L’utilisation de la demande reconventionnelle environnementale n’en est certes qu’à ses débuts, mais certains résultats positifs font d’elle un mécanisme procédural puissant.

5La demande reconventionnelle serait, dans ce sens, un mécanisme procédural permettant à l’État d’intenter une action contre l’investisseur pour y engager sa responsabilité environnementale (I) tout en ouvrant la possibilité de sa condamnation au niveau international (II).

I – La demande reconventionnelle comme procédure permettant d’engager la responsabilité environnementale des investisseurs

6L’arbitrage d’investissement a la particularité d’être unilatéral [11] dans la mesure où son enclenchement découle d’une démarche (unilatérale) de l’investisseur contre l’État hôte. L’espace est dès lors naturellement – et traditionnellement – resserré autour d’une discussion relative à la responsabilité de l’État pour violation des droits de l’investisseur, de sorte que les questions générales sur la responsabilité des entreprises, qui incluent la vigilance en matière de protection de l’environnement, sont, au mieux, subsidiaires et, au pire, inexistantes. Pour cette raison, un investisseur ayant causé un dommage environnemental peut néanmoins se voir ouvrir l’accès à l’arbitrage et recevoir, en sus, une indemnisation. L’unilatéralité de la procédure arbitrale ne permet pas d’examiner la responsabilité environnementale des investisseurs sur le fond (A), ce qui peut être alternativement corrigé par la procédure d’une demande reconventionnelle (B).

A – L’unilatéralité de la procédure arbitrale comme obstacle à l’engagement de la responsabilité environnementale des investisseurs

7Considérant que les accords de protection des investissements protègent principalement les investisseurs, il est dès lors normal et attendu que ces derniers soient à l’origine de toute procédure arbitrale pour y faire valoir le non-respect de leurs droits par leurs États d’accueil. C’est une logique similaire qui caractérise, par exemple, le contentieux devant les cours régionales des droits humains : l’État agit toujours en défendeur.

8Partant, la compétence des tribunaux arbitraux se limite à l’examen de la responsabilité étatique pour violation des droits protégés des investisseurs sans s’étendre à celui de la responsabilité de l’investisseur pour manquement à un devoir environnemental ou pour un dommage environnemental. Cela est inhérent à l’unilatéralité qui caractérise la procédure arbitrale en droit des investissements et qui accule l’État à une position permanente de défendeur. Il ne peut être à l’origine de la demande. A fortiori, il ne peut demander la constitution d’un tribunal arbitral pour engager la responsabilité d’un investisseur étant prétendument à l’origine d’un dommage environnemental.

9Ceci dit, les actes et omissions de l’investisseur dommageables à l’environnement n’en demeurent pas moins indirectement rattachables à l’arbitrage principal. Il ne s’agira pas ici de responsabiliser l’investisseur, mais d’interpréter la protection juridique qui lui est due à l’aune de son comportement [12]. Ainsi, dans certaines affaires marquées par la corruption de l’investisseur, même en l’absence de textes régissant ledit comportement, des tribunaux ont pu avoir recours à des principes généraux tels que ex turpi causa non oritur actio[13] ou celui des mains propres [14] (clean hands) ou ont pu invoquer l’ordre public international [15] afin de déclarer leur incompétence ou de faire valoir l’irrecevabilité de la demande de l’investisseur. Dans le contexte de la protection de l’environnement, un Tribunal arbitral a pu, par exemple, déclarer son incompétence au motif que l’entreprise n’avait pas réalisé une étude d’impact environnemental, condition pour qu’une activité puisse être potentiellement qualifiée d’investissement selon le droit de l’État hôte [16]. Si ces affaires ne permettent pas en elles-mêmes l’engagement de la responsabilité des entreprises, elles ont toutefois le mérite non négligeable de soulever, en biais, la question des devoirs des investisseurs. Ces devoirs – qui englobent ceux relatifs à la protection de l’environnement – commencent, au demeurant, à être lentement incorporés dans les accords de protection des investissements. Ils peuvent être obligatoires [17] ou non contraignants [18]. Les devoirs non contraignants peuvent avoir une fonction non contentieuse : ils contribueraient à l’instauration graduelle d’une culture de responsabilité sociale des entreprises et seraient ainsi des instruments d’apprentissage de cette culture [19]. Toujours est-il que nonobstant la portée de ces dispositions dans le paysage du droit des investissements, leur applicabilité s’en trouve parfois lettre morte en raison de l’exclusion expresse de la responsabilité sociale des entreprises de la procédure contentieuse par la clause d’arbitrage de certains accords [20]. C’est dans cette optique que se présente alternativement le mécanisme de la demande reconventionnelle, l’idée étant alors de savoir s’il offre un cadre suffisant pour discuter si ce n’est engager la responsabilité environnementale des investisseurs.

B – La responsabilité environnementale des investisseurs éventuellement engagée dans le cadre d’une demande reconventionnelle

10La demande reconventionnelle se caractérise par un inversement des rôles entre le demandeur et le défendeur [21], celui-ci adoptant alors le statut de celui-là dans le cadre d’une même affaire, mais pour un problème de droit différent [22]. Lorsqu’il s’agit spécifiquement d’un arbitrage sous l’égide du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), l’article 46 de la Convention de Washington de 1965 dispose que le tribunal a l’obligation de statuer sur toute demande reconventionnelle « se rapportant directement à l’objet du différend, à condition que ces demandes soient couvertes par le consentement des parties et qu’elles relèvent par ailleurs de la compétence du Centre [23] ». Cette possibilité est confirmée par l’article 40 (1) du Règlement d’arbitrage de la même Convention. Les conditions pour présenter une demande reconventionnelle sont : (i) l’existence d’une demande liée à l’objet du différend entre l’investisseur et l’État ; (ii) le consentement de l’investisseur et de l’État d’accueil ; (iii) la compétence du tribunal pour statuer sur le problème de droit soumis. Cette demande doit, de même, être envoyée au plus tard lors du dépôt du contre-mémoire, sauf si le tribunal en décide autrement [24]. La demande reconventionnelle est aussi prévue par les règles d’arbitrage de la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI), aussi très utilisées pour le contentieux relatif à l’investissement international [25]. Cette procédure permet une « contre-action » de la part de l’État, ce dernier disposant alors de la possibilité de délimiter un nouveau problème de droit dans le cadre d’une même affaire sous réserve du respect des conditions susmentionnées. Partant, dans l’hypothèse d’un dommage environnemental causé par l’investisseur ou du non-respect d’une obligation environnementale, la demande reconventionnelle demeure une alternative dont peut se prévaloir l’État hôte de l’investissement afin d’engager la responsabilité environnementale de l’investisseur. C’est indubitablement un moyen pour donner une force juridique plus contraignante à la responsabilité sociale des entreprises [26]. Il incombera à l’État de prouver que la violation en question est directement liée à l’investissement, objet du différend principal, tout en comptant sur le consentement de l’investisseur [27] pour pouvoir initier la procédure de la demande reconventionnelle. Les problématiques de l’environnement ne pouvant faire l’objet d’un examen sur le fond dans la procédure arbitrale principale, sont ainsi alternativement examinées lors de la demande reconventionnelle, ce qui permet de ne pas les placer hors-jeu d’office. L’État étant à l’initiative de la demande, il lui est loisible d’en fixer l’objet. La pratique arbitrale montre que les questions environnementales commencent à être traitées lors de cette procédure alternative, menant même à la condamnation des entreprises au plan international.

II – La demande reconventionnelle comme procédure permettant la condamnation des investisseurs en violation de normes environnementales

11La condamnation des investisseurs dans le cadre d’une demande reconventionnelle environnementale dépend de la clarté des normes environnementales auxquelles l’investisseur aurait manqué (A). Cependant, cette condamnation demeure uniquement possible dans la mesure où il existe une procédure arbitrale principale, ce qui constitue une limite à la présente proposition (B).

A – Une condamnation dépendant de la clarté de l’objet demande reconventionnelle environnementale

12Au sens de la pratique arbitrale, la possible condamnation d’un investisseur par un tribunal international dans une procédure de demande reconventionnelle environnementale dépend de certains facteurs parmi lesquels, la clarté de la demande. Cette clarté se rapporte, notamment, à la norme applicable et à la preuve du dommage environnemental qui seront ici examinées après un détour théorique important sur la qualité de sujets de droit international des investisseurs et des entreprises.

13L’idée de la condamnation d’une entreprise par un tribunal international défierait le classicisme du droit international public. Les sujets du droit international public sont, en effet, strictement catégorisés, l’entreprise n’ayant, en principe, pas de droit de cité. Une innovation importante qui caractérise le droit international des investissements est la reconnaissance de qualité de sujet de droit international aux investisseurs [28]. Si la position est encore minoritaire, sa nouveauté n’en mérite pas moins l’attention du juriste. Un Tribunal arbitral a pu, à ce titre, rapprocher les normes relatives à la protection de l’environnement à celles ayant une valeur erga omnes – par conséquent, imposables aux entreprises privées devant éventuellement en rendre compte lors d’un contentieux arbitral international [29].

14Ainsi, dans une affaire Burlington c. Équateur, un Tribunal arbitral international statuant sous l’égide du CIRDI a, lors d’une demande reconventionnelle, condamné une entreprise pétrolière à indemniser l’État [30] pour dommages environnementaux causés par ses activités. Cette condamnation fut rendue possible en raison du respect des conditions fondant la validité d’une demande reconventionnelle énoncées ci-avant (sous-titre B.), mais aussi en raison de la clarté de la norme environnementale, en l’espèce l’article 396, alinéa 2, de la Constitution équatorienne de 2008 [31] qui prévoit un régime de responsabilité objective en cas de dommage environnemental aligné à l’obligation de réparation intégrale, au principe de prévention et à l’imprescriptibilité des demandes dans ce sens. Ces obligations incombent aussi aux personnes physiques et morales, selon l’article 395, alinéa 2. Il faut noter que pour un arbitrage CIRDI, le droit national de l’État hôte peut être appliqué par le Tribunal arbitral [32].

15Par analogie, dans une affaire Urbaser c. Argentine, le Tribunal arbitral a reconnu cette même possibilité d’engagement de la responsabilité de l’investisseur lors d’une demande reconventionnelle dont l’objet était la violation des droits humains par une entreprise. Il s’agissait, en l’espèce, d’une demande argentine contre une entreprise spécialisée dans la distribution d’eau. L’Argentine justifiait l’annulation d’un contrat avec ladite entreprise pour manquement par cette dernière à l’obligation de garantir le droit humain à l’eau. Cette demande n’était cependant pas fondée en droit dans la mesure où l’Argentine ne l’assortissait pas d’une norme claire de droit humain à l’eau devant être garantie par les entreprises [33]. Si le Tribunal accepta le principe de la responsabilité internationale de l’entreprise, il le conditionna à l’existence d’une norme – inexistante en l’espèce – lui imposant clairement une obligation en matière de droits humains.

16S’il appartient à l’État de démontrer l’existence de telles obligations, que ce soit dans le domaine des droits humains ou du droit de l’environnement, il lui appartient de même d’apporter les preuves des dommages allégués devant le Tribunal. Une affaire David Aven c. Costa Rica de 2018 fait écho à l’affaire Burlington en ce qui concerne les demandes reconventionnelles environnementales. La procédure initiée par le Costa Rica contre un investisseur du domaine de l’immobilier avait pour objet la violation par celui-ci de l’article 10.11 du chapitre sur les investissements de l’Accord de libre-échange entre la République dominicaine, l’Amérique centrale et les États-Unis. L’article 10.11 relatif au droit de l’État de réglementer les questions environnementales s’adresse, en principe, aux États. Le Tribunal arbitral en a cependant déduit l’existence d’obligations environnementales implicites pour des investisseurs – par un raisonnement au demeurant pas toujours convaincant [34]. L’État, en tant que partie demanderesse, arguait qu’une partie des constructions liées au projet d’investissement empiétait sur des zones humides. Le Tribunal arbitral admit la validité de la demande reconventionnelle environnementale, ce qui laissait sous-entendre la possibilité de responsabiliser et de condamner l’investisseur. Il nota néanmoins que l’État n’avait fourni que des déclarations générales sur le dommage environnemental sans pour autant en apporter les preuves concrètes [35]. La demande ne pouvait ainsi pas aboutir.

17C’est le principe de ces affaires qui doit toutefois retenir l’attention du juriste : la demande reconventionnelle comme procédure permettant d’invoquer tant la responsabilité environnementale que la condamnation des investisseurs internationaux. Toujours est-il que si une telle condamnation est techniquement possible en droit international, la procédure qui la sous-tend n’est pas une procédure principale, mais accessoire.

B – Une condamnation cependant liée à l’existence d’une procédure arbitrale principale

18La demande conventionnelle est une actio contraria, une « contre-demande » qui dépend nécessairement d’une demande principale, originale [36] (actio directa[37]). La demande reconventionnelle environnementale est ainsi intrinsèquement liée à une actio directa ; elle est une demande accessoire. La procédure ne peut être enclenchée que si l’investisseur ayant causé un dommage environnemental potentiel formule lui-même une requête principale pour violation d’un accord de protection des investissements. Dans le cas contraire, sa responsabilité ne pourrait être engagée que devant les tribunaux internes de l’État d’accueil ou alternativement devant ceux de son État de nationalité. Les affaires en droit interne pouvant être portées par une procédure devant les tribunaux des deux premières instances avant d’être éventuellement entendues en cassation, l’attente d’une décision finale peut s’inscrire dans une durée plutôt longue. Par ailleurs, en cas de décision favorable à l’État, restera la question de son exécution, l’investisseur n’ayant pas toujours des biens et des actifs dans son pays d’accueil [38]. Se pose alors la question de l’exequatur dans un tiers État, mais il est vrai que cette dernière peut aussi être le propre d’une sentence arbitrale favorable à l’État dans le cadre d’une demande reconventionnelle environnementale.

Conclusion

19Pour avoir abouti à l’engagement de la responsabilité d’un investisseur international et à sa condamnation, la demande reconventionnelle environnementale est une procédure effective et efficace. Elle s’ajoute ainsi à la maigre liste des recours dont disposent les États contre les investisseurs peu diligents en droit international. Son déclenchement dépend, certes, d’une procédure arbitrale principale mais le potentiel qu’elle offre est une contribution utile, même si non nécessairement révolutionnaire, à l’objectif général de la protection de l’environnement.


Mots-clés éditeurs : environnement, demande reconventionnelle, investisseur international, arbitrage

Date de mise en ligne : 14/10/2020

Notes

  • [1]
    Pour quelques ouvrages récents, voir : A. de Nanteuil, Droit international de l’investissement, Pedone, 2017, Partie IV ; C.L. Lim, J. Ho, M. Paparinskis, International Investment Law and Arbitration. Commentary, Awards and other Materials, Cambridge University Press 2018, p. 258-368 ; H. Ascencio, Droit international économique, PUF 2018, p. 275-291.
  • [2]
    K. Nowrot, « How to Include Environmental Protection, Human Rights and Sustainability in International Investment Law? », Journal of World Investment and Trade, vol. 15, 2014, p. 619.
  • [3]
    Par exemple, en matière de corruption, la question s’est posée dans certaines affaires : CNUDCI, 15 décembre 2014, Hesham Talaat M. Al-Warraq c. Indonésie, Affaire CNUDCI ; CIRDI, 4 octobre 2013, Metal-Tech Ltd. c. Ouzbékistan, Affaire n° ARB/10/3 ; CIRDI, 4 octobre 2006, World Duty Free c. Kenya, Affaire n° ARB/00/7.
  • [4]
    H. Ascensio, « La légalité de l’investissement devant l’arbitre international : à la recherche d’un point d’équilibre », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 72-79.
  • [5]
    N. Monebhurrun, « Arbitrage international et droit international des investissements : la question des devoirs des investisseurs », in La RSE saisie par le droit. Perspective interne et internationale, Pedone 2016, p. 643-658.
  • [6]
    Sur la doctrine des mains sales, voir : J. Salmon, « Des mains propres comme conditions de recevabilité des réclamations internationales », Annuaire français de droit international, vol. 10, 1964, p. 232 ; A. R. Freitas da Silva, « A arguição da ilegalidade articulada a partir do princípio das mãos limpas na arbitragem investidor-Estado », Processo 2019, p. 109 et suiv. ; N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 61 et suiv.
  • [7]
    N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 65.
  • [8]
    CIRDI, 13 novembre 2000, Emilio Augustín Maffezini c. Espagne, Affaire n° ARB/97/7, para 64.
  • [9]
    Pour une définition générale, voir : G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF 2005, p. 283.
  • [10]
    En droit international des investissements, l’investisseur peut être une personne physique.
  • [11]
    W. Ben Hamida, L’arbitrage transnational unilatéral : réflexions sur une procédure réservée à l’initiative d’une personne privée contre une personne publique, Thèse, Paris II, 2003, 728 p.
  • [12]
    N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 49-71.
  • [13]
    CIRDI, 4 octobre 2006, World Duty Free c. Kenya, Affaire n° ARB/00/7, para 179.
  • [14]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 15 décembre 2014, Hesham Talaat M. Al-Warraq c. Indonésie, Affaire CNUDCI, paras 645, 647, 648.
  • [15]
    CIRDI, 4 octobre 2006, World Duty Free c. Kenya, Affaire n° ARB/00/7, para 157 ; CIRDI, 27 août 2008, Plama Consortium Ltd. c. Bulgarie, Affaire n° ARB/03/24, para 143.
  • [16]
    CIRDI, 22 octobre 2018, Cortec c. Kenya, Affaire n° ARB/15/29, para 365.
  • [17]
    Par exemple : Traité d’investissement entre le Maroc et le Nigéria, 3 décembre 2016, article 18 ; Traité d’investissement entre l’Inde et le Kirghizistan, 14 juin 2019, Chapitre III.
  • [18]
    Voir, par exemple, les Accords de coopération et de facilitation des investissements du Brésil.
  • [19]
    Dans un sens similaire : J. Ruggie, « The Global Compact as a Learning Network », Journal of Corporate Citizenship, n° 7, 2001, p. 371-378 ; N. Monebhurrun, « Mapping companies’ Duties in International Investment Law », Brazilian Journal of International Law, vol. 14, n° 2, 2017, p. 57.
  • [20]
    Par exemple : les Accords de coopération et de facilitation des investissements du Brésil, le Traité d’investissement entre l’Inde et la Biélorussie, 24 septembre 2018 ; le Traité d’investissement entre l’Inde et le Kirghizistan, 14 juin 2019.
  • [21]
    G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF 2005, p. 283.
  • [22]
    H.E. Veenstra-Kjos, « Counterclaims by Host States in Investment Treaty Arbitration », Transnational Dispute Management, n° 4, 2007, p. 5.
  • [23]
    Banque mondiale, Convention de Washington instituant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - CIRDI (18 mars 1965), art. 46.
  • [24]
    Banque mondiale, Règlement d’arbitrage du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - CIRDI, art. 40 (2).
  • [25]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, Règles d’arbitrage de la CNUDCI, 2010, art. 21 (3), (4). Pour une application, voir : CNUDCI, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire n° UNCT/15/3.
  • [26]
    T. Ishikawa, « Counterclaims and the Rule of Law in Investment Arbitration », American Journal of International Law, n° 113, 2019, p. 36.
  • [27]
    Pour une reconnaissance de ce consentement par l’investisseur, voir : CIRDI, 7 février 2017, Burlington c. Équateur, Affaire n° ARB/08/5, para 60.
  • [28]
    CIRDI, 8 décembre 2016, Urbaser c. Argentine, Affaire n° ARB/07/26, paras 1194 et 1195 ; Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, para 737.
  • [29]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, paras 738 et 739.
  • [30]
    La valeur a été estimée à $ 41.7 millions.
  • [31]
    Organisation des États américains, Constitution équatorienne [disponible sur : https://www.oas.org/juridico/pdfs/mesicic4_ecu_const.pdf (version en espagnol)].
  • [32]
    Banque mondiale, Convention de Washington instituant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements - CIRDI (18 mars 1965), art. 42 (1).
  • [33]
    CIRDI, 8 décembre 2016, Urbaser c. Argentine, Affaire n° ARB/07/26, paras 1210 et 1220.
  • [34]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, paras 734 et seq.
  • [35]
    Commission des Nations unies pour le droit commercial international, 18 septembre 2018, David Aven c. Costa Rica, Affaire CNUDCI, para 745.
  • [36]
    B. Garner, Black’s Law Dictionary, West Publishing Co., 9ème édition, 2009, p. 402.
  • [37]
    B. Garner, Black’s Law Dictionary, West Publishing Co., 9ème édition, 2009, p. 29.
  • [38]
    A. de Nanteuil, Droit international de l’investissement, Pedone, 2017, p. 288.

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