Notes
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[1]
J. Setzer, R. Byrnes, Global trends in climate change litigation: 2019 snapshot, Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment and Centre for Climate Change Economics and Policy, 2019, p. 3, en ligne : http://www.lse.ac.uk/GranthamInstitute/wp-content/uploads/2019/07/GRI_Global-trends-in-climate-change-litigation-2019-snapshot-2.pdf (consulté le 31 mai 2020).
-
[2]
Tribunal administratif du Québec, 27 septembre 2016, Recyclage Écosolutions Inc. c. Québec (Développement durable, Environnement, Faune et Parcs), QCTAQ 09311, 2016.
-
[3]
Cette affaire n’est d’ailleurs pas répertoriée dans la Climate Change Litigation Databases du Sabin Center for Climate Change Law.
-
[4]
Cour supérieure du Québec, 11 juillet 2019, Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada, QCCS 2885, 2019. Pour une analyse de cette affaire, voir la contribution dans ce numéro de Sophie Lavallée et d’Ekundayo Agossou.
-
[5]
J. Peel, H. Osofsky, « A right turn in climate change litigation? », Transnational Environmental Law, vol. 7, n° 1, 2018, p. 37-67.
-
[6]
Cour fédérale du Canada, 5 mars 2008, Pembina Institute for Appropriate Development c. Canada (Procureur général), 2008 CF 302.
-
[7]
Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01, art. 529.
-
[8]
Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ c Q-2, ci-après la « LQE ».
-
[9]
New South Wales Land and Environment Court, 2 décembre 2011, Haughton v. Minister for Department of Planning and Others, NSWLEC 217, 2011.
-
[10]
Ibid., para. 185.
-
[11]
High court of South Africa-Gauteng division, 8 mars 2017, Earthlife Africa Johannesburg v. Minister of Environmental Affairs, Case n° 65662/16, 2017.
-
[12]
Ibid., para. 78.
-
[13]
Ibid., para. 83.
-
[14]
LQE, art. 31.1.
-
[15]
Cour d’appel du Québec, 24 août 1993, Bellefleur c. Québec (Procureur général), 1993 CanLII 4067 (QC CA), para. 67.
-
[16]
Cour suprême du Canada, 19 décembre 2019, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, CSC 65, 2019, para. 85.
-
[17]
LQE, disposition préliminaire, alinéa 1.
-
[18]
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12, art. 53.
-
[19]
Décret 1669-92 concernant la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, Gazette officielle du Québec du 25 novembre 1992, 124e année, Partie II, p. 7230.
-
[20]
Cour suprême du Canada, 27 novembre 2015, B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, para. 47.
-
[21]
LQE, art. 24, alinéa 1, para. 5.
-
[22]
Ibid.
-
[23]
Projet de Règlement sur l’encadrement d’activités en fonction de leur impact sur l’environnement, article 20, Gazette officielle du Québec du 19 février 2020, 152e année, partie II, p. 452.
-
[24]
New South Wales Land and Environment Court, 27 novembre 2006, Gray v. Minister for Planning and Others, NSWLEC 720, 2006.
-
[25]
Ibid., para. 100.
-
[26]
New South Wales Land and Environment Court, 8 février 2019, Gloucester Resources Ltd v. Minister for Planning, NSWLEC 7, 2019, para. 487.
-
[27]
Ibid., para. 493.
-
[28]
Code of Federal Regulation, title 40, section 1502.16(b) et section 1508.8(b).
-
[29]
United States Court of Appeals for the District of Columbia Circuit, 22 août 2017, Sierra Club v. Federal Energy Regulatory Commission, 867 F 3d 1357 (DC Cir), 2017.
-
[30]
Règlement relatif à l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement de certains projets, RLRQ c Q-2, r. 23.1, art. 5, alinéa 1, para. 5.
-
[31]
Gray v. Minister for Planning and Others, supra note 24, para. 84.
-
[32]
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, supra note 16, para. 14.
Introduction
1Contrairement à l’essor qu’il a pu connaître dans d’autres juridictions, le contentieux climatique est jusqu’à présent resté peu développé au Québec. À ce jour, les tribunaux de cette province du Canada n’ont été saisis qu’à deux reprises seulement de différends portant sur des enjeux liés au climat. C’est peu si l’on compare ce chiffre au nombre de procès climatiques intentés dans certaines juridictions – comme aux États-Unis (1023), en Australie (94) ou au Royaume-Uni (53) [1] – même si la comparaison a évidemment ici ses limites. Mais même à l’échelle du Canada, le bilan du Québec en matière de contentieux climatique apparaît plutôt modeste. Sur les vingt-trois affaires climatiques que l’on recense dans cet État, la majorité provient soit des juridictions fédérales, soit des juridictions d’autres provinces (Ontario et Colombie-Britannique en tête).
2Peu développé, le contentieux climatique québécois est aussi récent. La première décision sur des questions proprement climatiques fut rendue en 2016 par le Tribunal administratif du Québec à propos d’un différend portant sur l’interprétation de certaines dispositions du Règlement concernant le système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions relatives à la délivrance de crédits compensatoires [2]. Sans doute en raison de son objet technique et de sa portée limitée (la plaignante était une entreprise qui souhaitait obtenir des crédits compensatoires et qui agissait donc uniquement pour la défense de ses intérêts), cette affaire retint toutefois peu l’attention [3]. La seconde décision – beaucoup plus médiatisée – date de 2019. Il s’agit d’un jugement de la Cour supérieure du Québec sur une demande d’exercer une action collective contre le gouvernement du Canada présentée par l’association ENvironnement JEUnesse (ENJEU) au nom de tous les résidents du Québec âgés de 35 ans et moins [4].
3Dans cette affaire, ENJEU alléguait qu’en s’abstenant d’adopter des mesures adéquates pour limiter le réchauffement planétaire à 1,5 °C, le Canada ne respectait pas à l’égard des résidents du Québec âgés de 35 ans et moins plusieurs droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (qui fait partie intégrante de la Constitution canadienne) et la Charte des droits et libertés de la personne (une loi québécoise à valeur quasi constitutionnelle). Les droits visés par la plainte étaient le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité, le droit à l’égalité ainsi que le droit à un environnement sain et respectueux de la biodiversité. Mais pour des raisons procédurales, la Cour supérieure refusa d’accorder à ENJEU l’autorisation d’exercer son action collective.
4Si les tribunaux québécois n’ont donc pour l’instant que peu été sollicités sur les enjeux climatiques, on peut toutefois penser que cette situation n’a pas vocation à durer : d’abord, parce qu’ENJEU a annoncé son intention de porter le jugement de la Cour supérieure en appel, ce qui signifie qu’a priori le Québec devrait au moins connaître un nouveau procès climatique prochainement ; ensuite, et surtout, parce que le recours intenté par ENJEU démontre que les procès climatiques étrangers commencent désormais à avoir une influence sur les actions des militants de la cause climatique au Québec. De fait, invoquer les droits fondamentaux pour sanctionner le manque d’ambition des politiques climatiques des gouvernements est une stratégie qui avait déjà été utilisée dans d’autres juridictions [5]. Or, il est possible que cet intérêt pour le contentieux climatique étranger, qui s’est révélé avec le recours entrepris par ENJEU, conduise maintenant la société civile québécoise à vouloir à nouveau s’inspirer de ce qui s’est fait ailleurs en matière de procès climatiques pour chercher à le reproduire devant ses propres juridictions.
5En suivant ce raisonnement, on peut alors s’interroger sur les types de recours qui ont été menés à l’étranger et qui seraient les plus susceptibles d’être reproduits au Québec. L’exercice est forcément un peu hasardeux puisque prospectif, mais aussi parce que le contentieux climatique est tellement diversifié que les sources d’inspiration peuvent être nombreuses. D’autant plus que le Québec présente la particularité d’avoir un système de droit mixte, ce qui fait que ces sources d’inspiration peuvent provenir des systèmes tant de Common Law que de droit civil. Cela dit, lorsqu’on réfléchit aux perspectives de développement du contentieux climatique au Québec, il y a tout de même une forme de contentieux qui se démarque par son potentiel de reproductibilité. Il s’agit de celui relatif à la contestation des décisions administratives autorisant des projets pour des motifs climatiques.
6Cette forme de contentieux est sans doute celle qui, aujourd’hui, fait l’objet de la jurisprudence la plus abondante. Des affaires de cette nature se retrouvent dans beaucoup de pays, y compris au Canada [6]. En outre, il s’agit d’un contentieux très utile puisque, par sa visée préventive, il permet d’empêcher un verrouillage carbone des économies et d’obtenir, en cas de succès, des gains immédiats pour le climat. S’il y a donc bien dans ce contentieux de quoi inspirer et mobiliser la société civile québécoise, il faut ajouter que le cadre juridique au Québec en permettrait l’émergence. Les tribunaux sont en effet habilités à contrôler la légalité des actes de l’administration [7], et donc les autorisations préalables délivrées par le ministre de l’Environnement ou le gouvernement en vertu de la Loi sur la qualité de l’environnement [8]. En ce sens, l’apparition de litiges relatifs à la validité des autorisations administratives pourrait être la prochaine étape dans le développement du contentieux climatique au Québec. Ce qui amène alors à réfléchir aux principales questions qui pourraient se retrouver au cœur de ces éventuels futurs procès climatiques québécois.
7Sur ce point, une analyse combinée de la jurisprudence étrangère et du cadre juridique québécois permet d’identifier au moins deux questions qui pourraient se poser lors de ces litiges. La première consiste à savoir si les émissions de gaz à effet (GES) d’un projet doivent obligatoirement être considérées pour apprécier l’opportunité d’en autoriser la réalisation (I). La seconde porte sur la nature des émissions de GES à prendre en compte lors de l’analyse des projets (II). À propos de ces deux questions, cet article propose de voir comment les arguments développés dans d’autres affaires climatiques pourraient être mobilisés par les plaignants afin de maximiser les chances de succès de leurs recours devant les juridictions québécoises.
I – Un décideur est-il tenu de considérer les émissions de gaz à effet de serre d’un projet pour pouvoir l’autoriser ?
8L’une des questions qui revient souvent dans le contentieux climatique relatif à la validité des autorisations administratives consiste à savoir si un décideur chargé de statuer sur une demande d’autorisation d’un projet est obligé de considérer l’impact de ce projet sur le climat, même si le régime législatif qui encadre le processus d’autorisation ne l’oblige pas à tenir compte de cet élément. D’un côté, on peut penser que, puisque le législateur n’a pas prévu cette obligation, le décideur n’a pas à tenir compte des émissions de GES du projet qu’il évalue. Mais d’un autre côté, les juges peuvent toujours interpréter les termes de la loi de manière à en déduire une obligation implicite pour le décideur de considérer ce facteur.
9Dans la jurisprudence étrangère, cette question a fait l’objet de réponses contradictoires. Par exemple dans la décision Haughton v. Minister for Department of Planning and Others [9], rendue en 2011 par un tribunal australien, le plaignant contestait la légalité d’une décision du ministre qui autorisait la construction de deux centrales thermiques au charbon, au motif que le ministre n’avait pas apprécié les émissions de GES de ces projets au moment de prendre sa décision. Selon le plaignant, l’obligation pour le ministre (dégagée par la jurisprudence) de tenir compte de l’intérêt public pour apprécier l’opportunité d’autoriser des projets en vertu du Environmental Planning and Assessment Act impliquait nécessairement pour le ministre une obligation de considérer les émissions de GES des projets. Cependant, le Tribunal rejeta cette prétention au motif que, selon les termes de la loi, « anthropogenic climate change was not a mandatory relevant consideration » [10].
10En revanche, dans une autre affaire mettant également en cause la validité d’une décision autorisant la construction d’une centrale thermique au charbon, un tribunal sud-africain parvint à la conclusion inverse. Dans l’affaire Earthlife Africa Johannesburg v. Minister of Environmental Affairs [11], l’impact d’un projet sur le climat fut reconnu comme un « relevant factor that must be considered » [12] pour décider de son approbation en vertu du National Environmental Management Act, alors même que cette loi ne faisait pas expressément référence aux changements climatiques. De l’avis du Tribunal, les dispositions de la loi qui établissaient une obligation générale pour le décideur de considérer toute forme de pollution susceptible de résulter d’un projet, impliquaient nécessairement de considérer les effets de ce projet sur le climat.
11Pour justifier cette conclusion – qui est venue élargir la portée de la loi dans un sens bénéfique pour le climat – le Tribunal s’est fondé sur une interprétation téléologique de la loi, mais aussi sur le droit à un environnement sain, qui figure dans la Constitution de l’Afrique du Sud, ainsi que sur l’article 4.1 f) de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) qui prévoit que les parties à cet instrument « [t]iennent compte, dans la mesure du possible, des considérations liées aux changements climatiques dans leurs politiques et actions sociales, économiques et écologiques ». Or, le Tribunal rappelle qu’en vertu de la Constitution sud-africaine, les juges sont tenus de privilégier une interprétation du droit national conforme au droit international [13].
12Au Québec, des recours similaires à ceux entrepris par les plaignants dans les affaires Haughton v. Minister for Department of Planning and Others et Earthlife Africa Johannesburg v. Minister of Environmental Affairs seraient envisageables. Les tribunaux pourraient, par exemple, être saisis de demandes visant à faire annuler des autorisations délivrées par le gouvernement en vertu de la LQE, au motif que ces autorisations seraient déraisonnables du fait que le gouvernement n’aurait pas (ou pas suffisamment) tenu compte de l’impact de ces projets sur le climat.
13En vertu de la LQE, les projets considérés comme étant à risque élevé – soit ceux identifiés dans le Règlement relatif à l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement de certains projets – ne peuvent être entrepris qu’après avoir fait l’objet d’une procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement et avoir obtenu une autorisation du gouvernement [14]. Cependant, la LQE ne prévoit aucune obligation pour le gouvernement de considérer les enjeux climatiques (ou tout autre élément d’ailleurs) au moment de prendre sa décision. Aussi, les tribunaux ont estimé que le gouvernement bénéficiait d’un très vaste pouvoir discrétionnaire pour approuver les projets et que ses décisions pouvaient se fonder sur toute forme de considérations [15].
14Que le gouvernement puisse tenir compte d’une diversité de facteurs (y compris des facteurs purement politiques) dans son analyse d’un projet est une chose. Mais est-il pour autant autorisé à ne pas tenir compte des impacts d’un projet sur le climat, ou à ne pas accorder une attention suffisante à cet aspect, dans son processus décisionnel ? Récemment, la Cour suprême du Canada a souligné que pour être raisonnable, et donc valide, une décision administrative devait reposer sur une « analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » [16]. On peut donc se demander si le fait pour le gouvernement d’autoriser un projet sans avoir accordé une attention suffisante à ses impacts sur le climat répondrait à ces exigences. D’autant plus que, depuis 2017, la disposition préliminaire de la LQE indique que les dispositions de cette loi « favorisent la réduction des émissions de gaz à effet de serre et permettent de considérer […] les enjeux liés aux changements climatiques » [17].
15Or, afin d’interpréter cette disposition préliminaire dans un sens qui obligerait le gouvernement à adéquatement considérer les émissions de GES des projets, il serait possible de s’inspirer du raisonnement tenu dans l’affaire Earthlife Africa Johannesburg v. Minister of Environmental Affairs. En effet, le droit à un environnement sain est reconnu à l’article 46.1 de la Charte des droits et libertés de la personne. Et comme la Charte prévoit que « si un doute surgit dans l’interprétation d’une disposition de la loi, il est tranché dans le sens de la Charte » [18], cet article 46.1 pourrait être invoqué pour soutenir que le sens de la disposition préliminaire de la LQE milite en faveur de la reconnaissance d’une obligation pour le gouvernement d’accorder une attention suffisante aux impacts des projets sur le climat dans son processus décisionnel. En outre, l’article 4.1 f) de la CCNUCC – à laquelle le Québec a adhéré par décret [19] – pourrait également être évoqué, puisque la Cour suprême du Canada est d’avis que le droit international présente une « importance contextuelle » [20] pour l’interprétation des lois. Des plaignants pourraient donc demander à ce que la disposition préliminaire de la LQE soit interprétée à la lumière de cet article 4.1 f).
16Ces arguments pourraient aussi servir dans le cadre d’éventuels différends relatifs à l’article 24 de la LQE. Selon cet article, le ministre de l’Environnement est tenu de prendre en considération, lorsqu’il effectue une analyse des impacts d’un projet sur la qualité de l’environnement (il s’agit ici de projets de risque modéré, dont la réalisation nécessite uniquement une autorisation ministérielle), les émissions de GES « attribuables » [21] à ce projet. Cependant, l’article 24 prévoit que cette obligation s’applique uniquement « dans les cas prévus par règlement » [22].
17Si ce règlement n’a pas encore été adopté, le projet de règlement publié par le gouvernement en février 2020 prévoit que cette obligation de prise en compte ne s’appliquera que pour les projets répondant à des critères spécifiques (comme l’utilisation de certains équipements ou procédés) [23]. Dans ce contexte, des plaignants pourraient alors chercher à faire annuler des autorisations ministérielles en alléguant que les projets autorisés étaient en réalité assujettis à ce test climat et que le ministre a manqué à son obligation d’évaluer ces projets en tenant compte de leurs émissions de GES. Dans une telle hypothèse, le droit à environnement sain et l’article 4.1 f) de la CCNUCC pourraient aussi s’avérer utiles pour demander aux tribunaux d’interpréter le plus largement possible les critères figurant dans le règlement afin de limiter les cas dans lesquels l’impact d’un projet sur le climat ne sera pas évalué.
II – Quelles sont les émissions de gaz à effet de serre qu’un décideur doit considérer lorsqu’il évalue un projet ?
18Une seconde question souvent débattue dans le contentieux climatique relatif à la validité des autorisations administratives porte sur la nature des émissions de GES dont doit tenir compte le décideur lorsqu’il apprécie l’opportunité d’autoriser un projet. La question se pose principalement au sujet des émissions indirectes, soit celles qui résultent d’activités qui ne relèvent pas du contrôle du promoteur du projet mais qui présentent néanmoins un lien de connexité avec son projet.
19Un examen de la jurisprudence étrangère révèle que les tribunaux ont, à l’heure actuelle, plutôt tendance à considérer les émissions indirectes comme un élément dont les décideurs devraient tenir compte dans l’analyse des projets. Par exemple, dans l’affaire Gray v. Minister for Planning and Others rendue en 2006, un Tribunal australien a considéré qu’au moment de prendre la décision d’autoriser une mine de charbon le décideur aurait dû tenir compte des émissions de GES qui résulteraient de la combustion de ce charbon dans des centrales électriques (y compris celles situées à l’étranger) [24]. De l’avis du Tribunal, même générées à l’étranger, ces émissions contribuent au phénomène global des changements climatiques dont les manifestations affectent l’environnement sur le territoire de l’Australie [25]. Cette position a par la suite souvent été reprise dans la jurisprudence australienne, notamment, en 2019, dans l’affaire Gloucester Resources Ltd v. Minister for Planning. Dans cette affaire, une entreprise minière contestait la légalité d’une décision rejetant un projet de mine de charbon, au motif que le décideur avait, à tort selon elle, tenu compte des émissions liées à la combustion du charbon qui serait extrait de la mine par le consommateur final, comme les aciéries et les centrales électriques, dans son analyse du projet [26]. Cependant, le Tribunal écarta cet argument en raison, entre autres, d’une référence aux impacts cumulatifs des changements climatiques dans le régime législatif encadrant le processus d’autorisation [27].
20Plusieurs tribunaux américains ont également adopté une approche similaire à l’égard des projets assujettis au National Environmental Policy Act. Il est vrai que ce régime législatif prévoit ici une obligation de tenir compte des effets indirects des projets qui sont raisonnablement prévisibles [28]. Cette obligation a ainsi, par exemple, permis à une cour d’appel de considérer que l’un des effets indirects raisonnablement prévisible d’un projet de gazoduc visant à transporter du gaz naturel vers des centrales électriques était que ce gaz serait brûlé dans ces centrales et que, par conséquent, ces émissions en aval devaient être appréciées dans l’analyse du projet [29].
21Au regard de cette jurisprudence étrangère, on peut penser que cette question de la prise en compte des émissions indirectes de GES se posera très probablement aussi au Québec. D’une part, l’article 24, alinéa 1, paragraphe 5, de la LQE impose au ministre de l’Environnement de tenir compte des émissions de GES « attribuables » aux projets qui lui sont soumis. D’autre part, dans le cadre de la procédure d’évaluation et d’examen des impacts sur l’environnement, le promoteur est tenu d’inclure dans son étude d’impact « une estimation des émissions de gaz à effet de serre qui seraient attribuables » à son projet [30]. Cependant, les textes ne précisent pas si les émissions « attribuables » à un projet incluent les émissions indirectes. Et si tel est le cas, à partir de quand des émissions indirectes cessent-elles d’être attribuables à un projet ?
22Il y a donc ici un potentiel de contentieux assez élevé. En cas de refus de leur projet, les promoteurs chercheront sans doute à faire reconnaître par les tribunaux que le décideur s’est fondé sur des considérations non pertinentes au regard de la loi en tenant compte d’émissions non attribuables à leur projet. Et des recours contre des décisions autorisant les projets fondés sur le raisonnement inverse seront probablement aussi intentés. Or, la jurisprudence étrangère pourrait à nouveau être une source d’inspiration intéressante pour construire des argumentaires défendant le principe d’une prise en compte des émissions indirectes.
23Les plaideurs pourraient, par exemple, se fonder sur le raisonnement de certains tribunaux qui ont considéré que l’existence d’un « real and sufficient link » entre un projet et d’éventuelles émissions de GES est un critère pertinent pour déterminer les émissions dont le décideur doit tenir compte [31]. Ils pourraient également invoquer la référence à la « prise en compte des impacts cumulatifs » dans la disposition préliminaire de la LQE pour inciter les juges à accepter l’idée d’une prise en compte des émissions indirectes de GES. Enfin, pour contrer les arguments fondés sur le principe de la territorialité des lois provinciales, ils pourraient reprendre le raisonnement de certains tribunaux consistant à dire que même dans le cas où un projet génère des émissions à l’extérieur d’un État, ces émissions extraterritoriales contribuent quand même au problème des changements climatiques dont les effets néfastes se font aussi sentir sur le territoire où le projet est proposé, ce qui justifie de prendre ces émissions en considération.
Conclusion
24Contester la validité des autorisations administratives pour des motifs climatiques est, sans aucun doute, une forme de recours essentielle dans la lutte contre les changements climatiques. Il s’agit d’un contentieux largement répandu à travers les juridictions dont la société civile québécoise pourrait donc s’inspirer à l’avenir pour demander l’annulation de certaines autorisations délivrées en vertu de la LQE. Cela dit, même en tirant profit des enseignements de la jurisprudence étrangère et en préparant au mieux ces recours, convaincre les tribunaux québécois d’annuler des autorisations environnementales restera un défi. Comme l’a récemment rappelé la Cour suprême du Canada, les cours de justice doivent « reconnaître la légitimité et la compétence des décideurs administratifs dans leur propre domaine et adopter une attitude de respect » [32]. Certes, on connaît les raisons – au premier rang desquelles la nécessité de préserver une séparation des pouvoirs – qui justifient la déférence dont les tribunaux doivent faire preuve en ce contexte. Cependant, compte tenu de l’état du climat, on peut tout de même se demander si les recours visant l’annulation des autorisations environnementales pour des motifs climatiques peuvent encore être envisagés comme une forme quelconque de contrôle de la légalité des actes administratifs, et s’il ne faudrait pas désormais reconnaître qu’il s’agit là d’un type particulier de contentieux devant être gouverné selon des principes véritablement conçus pour gérer une situation de crise.
Mots-clés éditeurs : émissions indirectes, autorisations administratives préalables, évaluations environnementales, contentieux climatique, droit comparé
Date de mise en ligne : 14/10/2020
Notes
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[1]
J. Setzer, R. Byrnes, Global trends in climate change litigation: 2019 snapshot, Grantham Research Institute on Climate Change and the Environment and Centre for Climate Change Economics and Policy, 2019, p. 3, en ligne : http://www.lse.ac.uk/GranthamInstitute/wp-content/uploads/2019/07/GRI_Global-trends-in-climate-change-litigation-2019-snapshot-2.pdf (consulté le 31 mai 2020).
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[2]
Tribunal administratif du Québec, 27 septembre 2016, Recyclage Écosolutions Inc. c. Québec (Développement durable, Environnement, Faune et Parcs), QCTAQ 09311, 2016.
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[3]
Cette affaire n’est d’ailleurs pas répertoriée dans la Climate Change Litigation Databases du Sabin Center for Climate Change Law.
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[4]
Cour supérieure du Québec, 11 juillet 2019, Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada, QCCS 2885, 2019. Pour une analyse de cette affaire, voir la contribution dans ce numéro de Sophie Lavallée et d’Ekundayo Agossou.
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[5]
J. Peel, H. Osofsky, « A right turn in climate change litigation? », Transnational Environmental Law, vol. 7, n° 1, 2018, p. 37-67.
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[6]
Cour fédérale du Canada, 5 mars 2008, Pembina Institute for Appropriate Development c. Canada (Procureur général), 2008 CF 302.
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[7]
Code de procédure civile, RLRQ c C-25.01, art. 529.
-
[8]
Loi sur la qualité de l’environnement, RLRQ c Q-2, ci-après la « LQE ».
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[9]
New South Wales Land and Environment Court, 2 décembre 2011, Haughton v. Minister for Department of Planning and Others, NSWLEC 217, 2011.
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[10]
Ibid., para. 185.
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[11]
High court of South Africa-Gauteng division, 8 mars 2017, Earthlife Africa Johannesburg v. Minister of Environmental Affairs, Case n° 65662/16, 2017.
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[12]
Ibid., para. 78.
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[13]
Ibid., para. 83.
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[14]
LQE, art. 31.1.
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[15]
Cour d’appel du Québec, 24 août 1993, Bellefleur c. Québec (Procureur général), 1993 CanLII 4067 (QC CA), para. 67.
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[16]
Cour suprême du Canada, 19 décembre 2019, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, CSC 65, 2019, para. 85.
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[17]
LQE, disposition préliminaire, alinéa 1.
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[18]
Charte des droits et libertés de la personne, RLRQ c C-12, art. 53.
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[19]
Décret 1669-92 concernant la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, Gazette officielle du Québec du 25 novembre 1992, 124e année, Partie II, p. 7230.
-
[20]
Cour suprême du Canada, 27 novembre 2015, B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58, para. 47.
-
[21]
LQE, art. 24, alinéa 1, para. 5.
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[22]
Ibid.
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[23]
Projet de Règlement sur l’encadrement d’activités en fonction de leur impact sur l’environnement, article 20, Gazette officielle du Québec du 19 février 2020, 152e année, partie II, p. 452.
-
[24]
New South Wales Land and Environment Court, 27 novembre 2006, Gray v. Minister for Planning and Others, NSWLEC 720, 2006.
-
[25]
Ibid., para. 100.
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[26]
New South Wales Land and Environment Court, 8 février 2019, Gloucester Resources Ltd v. Minister for Planning, NSWLEC 7, 2019, para. 487.
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[27]
Ibid., para. 493.
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[28]
Code of Federal Regulation, title 40, section 1502.16(b) et section 1508.8(b).
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[29]
United States Court of Appeals for the District of Columbia Circuit, 22 août 2017, Sierra Club v. Federal Energy Regulatory Commission, 867 F 3d 1357 (DC Cir), 2017.
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[30]
Règlement relatif à l’évaluation et l’examen des impacts sur l’environnement de certains projets, RLRQ c Q-2, r. 23.1, art. 5, alinéa 1, para. 5.
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[31]
Gray v. Minister for Planning and Others, supra note 24, para. 84.
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[32]
Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, supra note 16, para. 14.