Notes
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[1]
PNUE et Sabin Center for Climate Change Law, L’état du contentieux climatique - revue mondiale, mai 2017 ; Grantham Research Institute, J. Setzer and R. Byrnes, Global trends in climate change litigation: 2019 snapshot, July 2019.
-
[2]
Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, LC 2018, c 12, art. 186.
-
[3]
Court of appeal for Saskatchewan, 3 mai 2019, Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 40 ; Court of appeal for Ontario, 28 juin 2019, Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 544 ; Court of appeal for Alberta, 24 février 2020, Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 74.
-
[4]
Cour fédérale du Canada, 6 août 2014, Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 776 ; appel rejeté : Cour d’appel fédérale du Canada, 30 mai 2016, Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 160.
-
[5]
Office de la propriété intellectuelle du Canada, Commission des oppositions des marques de commerce, 3 avril 2014, Chicago Climate Exchange Inc c. Bourse de Montréal Inc, 78 ; Supreme court of British Columbia, 5 février 2015, Weaver v. Corcoran, 165 (diffamation contre un scientifique du climat, 50 000$).
-
[6]
Cour supérieure du Québec, 7 mars 2016, Centre québécois du droit de l’environnement c. Transcanada Pipelines ltée, 903 (rejeté) ; Cour d’appel fédérale du Canada, 23 juin 2016, Nation Gitxaala c. Canada, 187 (accueilli) ; Cour d’appel fédérale du Canada, 30 août 2018, Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 153 (accueilli).
-
[7]
Cour d’appel du Québec, 16 avril 2014, Centre québécois du droit de l’environnement c. Junex inc., 849 (accueilli).
-
[8]
Cour supérieure du Québec, 18 décembre 2014, Centre québécois du droit de l’environnement c. Heurtel, 6162 (réglé hors Cour).
-
[9]
Cour d’appel fédérale du Canada, 9 février 2012, Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki, 40 (accueilli) ; Cour fédérale du Canada, 14 février 2014, Western Canada Wilderness Committee c. Canada (Pêches et Océans), 148 (accueilli) ; Cour supérieure du Québec, 14 février 2014, Centre québécois du droit de l’environnement c. Oléoduc Énergie Est elté, 4398 (accueilli).
-
[10]
Des peuples autochtones du Canada ont déposé des recours devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme : Petition to the Inter-American Commission on Human Rights Seeking Relief from Violations Resulting from Global Warming Caused by Acts and Omissions of the United States, 7 décembre 2005, la pétition a été jugée irrecevable ; Petition to the Inter-American Commission on Human Rights Seeking Relief from Violations of the Rights of Arctic Athabaskan Peoples Resulting from Rapid Arctic Warming and Melting Caused by Emissions of Black Carbon by Canada, 23 avril 2013.
-
[11]
Cour fédérale du Canada, 20 octobre 2008, Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil), 1183 ; Appels rejetés avec dépens : Cour d’appel fédérale du Canada, 15 octobre 2009, Ami(e)s de la terre – Friends of the Earth c. Canada (Environnement), 297 ; Cour suprême du Canada, 25 mars 2010, CSC no 33469 (autorisation d’appel rejetée).
-
[12]
Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, LC 2007, c 30.
-
[13]
Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil), supra note 11, para 15.
-
[14]
Id., para 16.
-
[15]
Id., para 34.
-
[16]
Id., para 40.
-
[17]
Id., para 47.
-
[18]
Cour fédérale du Canada, 17 juillet 2012, Turp c. Canada (Justice), 893.
-
[19]
Id., para 18.
-
[20]
Cour fédérale du Canada, 5 mars 2008, Pembina Institute for Appropriate Development c. Canada (Procureur général), 302.
-
[21]
Id., para 81.
-
[22]
P. Griffin, The Carbon Majors Database. CDP Carbon Majors Report 2017, Climate Accountability Institute, Report, July 2017.
-
[23]
Lahore High Court, 4 et 14 septembre 2015, Leghari v. Federation of Pakistan, W P No 25501.
-
[24]
Cour de district de La Haye des Pays-Bas, 24 juin 2015, Urgenda Foundation v. Kingdom of the Netherlands, ECLI:NL:RBDHA: 2015:7145. La décision a été confirmée par la Cour d’appel de La Haye (9 octobre 2018) et la Cour suprême des Pays-Bas (20 décembre 2019).
-
[25]
Cour supérieure du Québec, 11 juillet 2019, Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada, QCCS, 2885, 2019.
-
[26]
Les droits à la vie et à la sûreté de la personne et à l’égalité protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (art. 7 et 15) et les droits à la vie, à l’égalité et de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité protégés par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (art. 1, 10 et 46.1).
-
[27]
Supra note 25, para 68.
-
[28]
Id., para 95.
-
[29]
Cour fédérale du Canada, 25 octobre 2019, La Rose v. Her Majesty the Queen, T-1750-19.
-
[30]
Superior Court of Justice of Ontario, 25 novembre 2019, Mathur, et al. v. Her Majesty the Queen in Right of Ontario, CV-19-00631627.
-
[31]
Cour fédérale du Canada, 10 février 2020, Lho’imggin et al. v. Her Majesty the Queen.
-
[32]
Cour suprême du Canada, 28 mai 2001, 114957 Canada ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 40, para. 27 et Cour suprême du Canada, 11 mai 2004, Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 38, para 73. Par la suite, ce principe a été repris à titre interprétatif : Cour du Québec, 18 juin 2004, Chertsey (Municipalité) c. Québec (Ministère de l’Environnement), 1371, para 55 ; Tribunal administratif du Québec, 21 mars 2007, Labrecque (Municipalité) c. Québec (Développement durable, Environnement et Parcs), 73716, para 9 et 31 ; Cour supérieure du Québec, 5 mars 2019, Simard c. Ville de Baie-Saint-Pau, 857, l para 38.
-
[33]
R. Groulx-Julien, « Les obligations fiduciaires de l’État pour la protection de l’environnement », in P. Halley (dir.), L’environnement, notre patrimoine commun et son État gardien – Aspects juridiques nationaux, transnationaux et internationaux, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 2012, 301, p. 309.
1La judiciarisation de la cause climatique progresse au Canada, mais les objectifs et stratégies judiciaires mobilisés ont changé au fil des années. Ces actions en justice ont été recensées par le Sabin Center for Climate Change Law et le Grantham Research Institute [1]. En 2017, treize recours climatiques étaient dénombrés au pays, passant à seize en 2019, pour atteindre vingt-deux recours en instance ou terminés en mai 2020.
2Afin d’observer l’évolution de ce contentieux, nous mettrons en évidence la nature, les objectifs des recours climatiques entrepris au Canada et les arguments mobilisés. Ces observations permettront de mieux comprendre les dynamiques qui opèrent, les difficultés soulevées et d’alimenter la réflexion sur l’efficacité et l’effectivité de ce contentieux.
I – Un contentieux peu homogène
3L’examen des actions climatiques recensées sur le site web du Sabin Center révèle que la liste n’est pas exhaustive et que le contentieux climatique canadien est somme toute peu homogène, tant par la nature des demandes que par leur objet.
4D’un point de vue quantitatif, il est manifeste que les recours sont principalement entrepris par des ONG environnementales et dirigés contre les gouvernements. Ils visent à remettre en question les processus de délivrance de permis qui négligent les implications climatiques des activités autorisées et, plus récemment, à contester les bilans et le niveau d’ambition des gouvernements en matière de réduction des gaz à effet de serre (GES) et à forcer le respect de leurs cibles de réduction.
5En marge de ces recours, la liste du Sabin Center compte aussi des recours dont l’objectif est plutôt d’attaquer la validité de la réglementation environnementale encadrant les efforts de réduction des GES. Par exemple, la constitutionnalité de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre [2], qui est la mesure phare du gouvernement fédéral pour atteindre, voire dépasser, la contribution du Canada établie dans le cadre de l’Accord de Paris, est contestée par trois provinces au motif qu’elle empiète sur leurs compétences législatives [3]. Un producteur pétrolier a également contesté sans succès la validité de la norme imposant un pourcentage de carburant renouvelable dans le carburant produit, importé ou vendu au pays [4].
6Des recours ont également été entrepris contre des sociétés, notamment des entreprises pétrolières et gazières. Là aussi, les objectifs fort variés visent indirectement les questions climatiques. En effet, la liste des recours recensés retient des actions judiciaires contre des sociétés privées pour des dommages mais également des contestations de marques de commerce ainsi que des litiges en diffamation [5].
7D’autres recours non comptabilisés par le Sabin Center attaquent le processus d’autorisation ou d’évaluation environnementale de projets liés aux énergies fossiles ou dont les émissions de GES seront importantes. Ils visent des projets de pipeline ou de gazoduc [6], de forages pétroliers exploratoires [7] et une cimenterie [8]. La protection des espèces menacées et de leur habitat a également été mobilisée contre des projets portuaires et de transports pétroliers ou gaziers [9].
8Enfin, la thématique de l’adaptation s’avère encore peu présente dans le contentieux climatique canadien [10].
II – L’échec des premiers recours, la séparation des pouvoirs et le choix du recours
9Le contentieux climatique canadien a évolué tant au niveau des finalités recherchées que des recours utilisés. Les premiers recours remettant en cause l’action ou l’inaction climatiques des gouvernements nous informent sur les arguments et les droits mobilisés ainsi que les difficultés rencontrées. Ils ont en commun d’avoir vu leur caractère justiciable systématiquement contesté, avec succès dans presque tous les cas, en raison de la nature politique du recours. Ces premiers recours témoignent aussi du mécontentement de la société civile envers la politique climatique et la décision du gouvernement fédéral de l’époque de désengager le pays du Protocole de Kyoto.
10Une décision importante parmi ces recours est celle des Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil) [11] concernant l’inadéquation du Plan sur les changements climatiques du gouvernement fédéral avec les engagements du Canada issus du Protocole de Kyoto. La demanderesse sollicitait un contrôle judiciaire de décisions jugées non conformes aux obligations de la Loi fédérale de mise en œuvre du Protocole de Kyoto [12]. Ces allégations étaient notamment appuyées par l’avis de la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie ayant conclu, dans une analyse réalisée en vertu de cette Loi, qu’« il est peu probable que les mesures et règlements contenus dans le Plan seront suffisants pour respecter les engagements dans le cadre du Protocole de Kyoto » [13]. La Cour fédérale a qualifié cette preuve de « critique scientifique solide […] que le Plan ne permettra pas d’atteindre les engagements initiaux du Canada » [14].
11La décision de la Cour, comme la plupart des autres de cette période, a toutefois jugé, qu’en vertu du principe de la séparation des pouvoirs et de l’absence de remède judiciaire véritable, les questions de fond que soulève le recours ne sont pas justiciables et que le recours est donc irrecevable. Tout d’abord, le règlement judiciaire du recours serait de nature à porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs, préconisant qu’aucune fonction de l’État ne peut dépasser les pouvoirs attribués par la Constitution, ni s’ingérer dans l’autorité d’une autre fonction en examinant, par exemple, le pour et le contre du Plan du gouvernement. À ce sujet, la Cour souligne les limites du pouvoir judiciaire : « Sans doute le fait pour le ministre de ne pas avoir préparé un Plan sur les changements climatiques pourrait-il ressortir à la Cour, mais tel n’est pas le cas d’une évaluation du contenu d’un tel plan » [15]. Par ailleurs, elle apporte une nuance fort riche pour les recours qui suivront en notant qu’« en dehors du contexte constitutionnel » [16], la Cour n’a pas la compétence de contrôler ou d’orienter la conduite des fonctions législatives et réglementaires.
12La Cour retient également que le recours est irrecevable car non justiciable en ce qu’il ne donne pas lieu à une solution judiciaire : « Une telle injonction serait si dépourvue de véritable signification, et la nature de la réponse à telle injonction serait si intangible sur le plan juridique, que l’exercice serait, en pratique, vide de sens » [17].
13Quant à l’affaire Turp c. Canada (Justice) [18] visant le contrôle judiciaire de la décision du gouvernement fédéral de retirer le Canada du Protocole de Kyoto, elle illustre, elle aussi, les limites du pouvoir judiciaire de dicter la conduite de la branche exécutive de l’État. Dans ses motifs, la Cour fédérale a repris les conclusions formulées dans Les Amis de la Terre, à l’effet qu’en vertu du partage des pouvoirs, les questions touchant le respect du Protocole de Kyoto ne relèvent pas du contrôle judiciaire des tribunaux qui n’ont pas la compétence de juger si la réponse du gouvernement envers ses engagements internationaux est raisonnable ou non. La Cour nuance elle aussi en soulignant qu’« en l’absence d’une contestation fondée sur la Charte », la conduite des affaires étrangères et des relations internationales relève de la branche exécutive, la décision de retirer le Canada du Protocole n’est donc pas justiciable [19].
14La seule décision ayant accueilli un recours climatique pendant cette première période, pour des motifs de nature procédurale, visait un projet d’exploitation des sables bitumineux. Dans Pembina Institute for Appropriate Development c. Canada (Procureur général) [20], l’organisation sans but lucratif contestait les recommandations de la Commission d’examen chargée d’évaluer les impacts du projet en raison de son omission de justifier sa conclusion portant que les effets environnementaux des émissions de GES attribuables au projet seraient négligeables et de commenter l’efficacité de l’approche de réduction de l’intensité des émissions. La Cour conclut que la Commission a court-circuité les exigences de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale et commis une erreur de droit en omettant de justifier pourquoi les mesures d’atténuation fondées sur l’intensité des émissions seraient efficaces pour réduire les émissions à des niveaux négligeables. En conséquence, la Cour a renvoyé l’affaire « à la même Commission avec instruction de justifier sa conclusion selon laquelle les mesures d’atténuation proposées réduiront les effets négatifs possibles d’émission de GES du projet à un niveau négligeable » [21], sans toutefois faire mention de l’approche fondée sur l’intensité des émissions. En l’absence de directives claires sur la prise en compte de cette approche sur l’effet cumulatif des émissions, la portée réformatrice de cette décision sur la question climatique demeure limitée.
III – Urgence, nouveaux leviers scientifiques et stratégies contentieuses
15À partir de 2015, le contexte d’urgence climatique et l’avancée des connaissances scientifiques ont joué en faveur de la progression du nombre de recours relatifs au climat observés au Canada, notamment au regard de leur justiciabilité et de la preuve de l’effort de réduction des GES à fournir.
16Avec le temps, les concentrations des GES dans l’atmosphère ont dépassé les niveaux que les scientifiques considèrent comme ne posant aucun danger pour la santé et la sécurité humaine. Le développement progressif des connaissances scientifiques sur les conséquences des changements climatiques, le rôle et la responsabilité des entreprises et des gouvernements permettent de surmonter certaines difficultés relatives à la preuve de la causalité entre les émissions de GES, les dommages en résultant et les atteintes aux personnes et aux biens [22].
17La crise climatique étant devenue urgente, les recours climatiques sont davantage perçus comme un moyen utile, parmi d’autres, pour inciter les décideurs politiques et les acteurs économiques à mettre en œuvre des moyens efficaces pour atténuer le changement climatique et assurer l’adaptation.
18De plus, le contentieux climatique étant un processus d’apprentissage, les recours judiciaires gagnés et perdus sont venus enrichir les affaires subséquentes. C’est le cas de deux décisions phares rendues en 2015 sur le fondement de l’atteinte aux droits humains qui seront par la suite imitées dans de nombreuses affaires ailleurs dans le monde et ici. Il s’agit de la décision Leghari v. Federation of Pakistan [23] ayant conclu qu’en s’abstenant d’appliquer sa politique nationale relative au changement climatique et le cadre de mise en œuvre de celle-ci, le gouvernement du Pakistan portait atteinte aux droits fondamentaux des citoyens qu’il est tenu de protéger. Il s’agit également de la décision la plus emblématique du contentieux climatique rendue dans Urgenda Foundation v. Kingdom of the Netherlands [24], ordonnant au gouvernement des Pays-Bas de réduire le seuil de ses émissions de manière à respecter les droits humains, et cela sans faire référence à ses obligations statutaires.
19Depuis la signature de l’Accord de Paris en 2015, l’encadrement normatif des objectifs pour contenir l’élévation de la température moyenne de la planète (2 °C et 1,5 °C) et des cibles de réduction, est favorable au contentieux climatique. L’engagement pris par le Canada de réduire ses émissions de 30 % par rapport au niveau de 2005 permet d’évaluer son adéquation avec ses lois et politiques portant sur le changement climatique et de mettre en évidence si ces dernières sont suffisantes pour en assurer le respect. Les États se sont aussi engagés à adopter des cibles d’atténuation de plus en plus strictes. En raison de ces engagements, des recours judiciaires peuvent plus aisément faire contrôler la validité d’une cible nationale de réduction ou d’une décision autorisant le développement d’une infrastructure fortement émettrice de GES.
IV – Depuis 2015, des recours plus ambitieux aux finalités encore incertaines
20En s’inspirant du succès de l’affaire Urgenda, les actions judiciaires ont commencé à revendiquer le droit à un climat stable et de vivre dans un environnement sain, en se fondant sur un éventail élargi de droits humains. Parmi les neuf affaires recensées par le Sabin Center après 2015, six font écho à cette décision et nous indiquent que les recours entrepris au Canada suivent la tendance internationale des litiges liés aux changements climatiques, alors que les trois autres, évoquées plus tôt, sont relatives aux débats constitutionnels entourant une loi fédérale. Les questions de justiciabilité de ces recours, en termes d’intérêt à agir, de partage des pouvoirs et de remèdes appropriés, demeurent toujours au cœur de ce contentieux dynamique. Mais les résultats sont maintenant différents.
21Bien qu’ils continuent à réclamer des conclusions de nature déclaratoire et injonctive, certains réclament aussi des dommages-intérêts compensatoires et punitifs en raison de l’illégalité de l’inaction ou de l’insuffisante action des gouvernements eu égard à leurs engagements, mais aussi, en ce qu’ils portent ainsi atteinte aux droits fondamentaux et à leurs obligations fiduciaires.
22La plupart de ces recours n’ont pas encore été tranchés, mais il y a des exceptions. C’est le cas de l’affaire Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada [25], dans laquelle la Cour a conclu au caractère justiciable d’un recours alléguant des atteintes à certains droits constitutionnels protégés par la Charte canadienne des droits et libertés et la Charte québécoise des droits et libertés de la personne [26]. La demande d’autorisation pour exercer une action collective contre le gouvernement du Canada, au nom des Québécois âgés de 35 ans et moins, recherche un jugement déclaratoire reconnaissant que le Canada porte atteinte à ces droits en omettant de prendre les mesures appropriées pour prévenir les changements climatiques. Le recours est également de nature injonctive et dissuasive en recherchant à faire cesser la violation et à obtenir une condamnation à des dommages-intérêts, non pas compensatoires, mais punitifs (100 $ CAN par membre), au motif que les atteintes aux droits fondamentaux sont illicites et intentionnelles ce qui donnerait ouverture à des dommages punitifs.
23C’est sans surprise que la justiciabilité de l’action s’est trouvée au cœur du débat judiciaire entourant cette demande d’autorisation d’exercer une action collective. Selon le gouvernement fédéral, le recours n’est pas justiciable en vertu de la séparation des pouvoirs alléguant qu’il ne relève pas du pouvoir judiciaire de trancher des questions politiques et de nature législative, ni d’intervenir sur des considérations morales et politiques [27].
24Tous ces arguments ont été rejetés et le caractère justiciable des questions soulevées a été reconnu. La Cour rappelle que si les tribunaux n’interviennent pas dans l’exercice du pouvoir exécutif, ils ne peuvent pas décliner leur compétence sur la base de la doctrine de la justiciabilité lorsqu’il s’agit d’allégations de violation des droits fondamentaux garantis par les Chartes canadienne et québécoise.
25Au stade de sa demande d’autorisation, Environnement Jeunesse a soulevé des éléments factuels pour démontrer que les cibles du Canada sont insuffisantes pour protéger les droits des membres du groupe. Par exemple, sa preuve repose sur le préambule de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre exprimant clairement que le Parlement fédéral reconnaît l’existence d’un consensus scientifique selon lequel les émissions de GES contribuent aux changements climatiques, qu’ils présentent un risque pour l’environnement, la diversité biologique, la santé et la sécurité humaines, et la détermination du gouvernement « à atteindre et à dépasser la contribution déterminée au niveau national du Canada établie dans le cadre de l’Accord de Paris ». Le 5ème rapport de synthèse du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) a été déposé pour étayer les atteintes à la santé et à la sécurité des personnes causées par les changements climatiques. À ce sujet, la Cour note que « le Canada reconnaît que l’information émanant du GIEC est « robuste, exhaustive et pertinente » et qu’elle est essentielle aux fins des discussions et des mesures mondiales à prendre » [28].
26C’est sur le choix d’exercer une action collective que la demande d’autorisation a finalement été rejetée. Sans se prononcer sur les faits allégués, l’examen de la composition du groupe ne permet pas, selon la Cour, de justifier l’utilisation de l’action collective au lieu d’une action individuelle. Le choix de plafonner l’âge des membres à 35 ans, sans explication suffisante, a laissé la Cour perplexe, le jugeant « subjectif et arbitraire », parce qu’il exclut des millions de Québécois en raison de l’âge alors qu’il inclut presque tous les mineurs qui ne peuvent exercer seuls leurs droits en justice. Selon la Cour, le véhicule procédural retenu est inutile étant donné qu’un recours fondé sur les mêmes violations intenté par une seule personne aurait des effets sur tous les résidents de la province. La décision a été portée en appel.
27Les plus récents recours recensés par le Sabin Center sont des actions individuelles déposées par des jeunes engagés pour la cause du climat [29], ayant déjà subi des impacts du changement climatique [30] et des autochtones [31], plaidant pour eux, de même que pour les jeunes canadiens, les membres de leurs communautés et les générations à venir. Elles soutiennent, elles aussi, que les cibles peu ambitieuses du Gouvernement du Canada, et de l’Ontario dans l’une d’elles, et leurs actions insuffisantes pour réduire les émissions de GES portent atteinte aux droits à la vie, à la sécurité et à l’égalité protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (art. 7 et 15) et vont à l’encontre de leurs obligations fiduciaires de protéger les ressources communes (Public trust).
28La référence à l’obligation fiduciaire de l’État vient enrichir les débats. Toutefois, bien que le « rôle fiduciaire » de l’État ait été reconnu par la Cour suprême du Canada et par d’autres décisions rendues par la suite, les obligations fiduciaires de l’État et les droits des bénéficiaires n’ont pas encore été précisés à ce jour [32]. Selon la doctrine, l’obligation fiduciaire s’inscrit dans une optique de continuité, et non de profits à court terme, et sa teneur en fait une notion intéressante pour le droit de l’environnement, et ce, d’autant plus qu’elle est déjà connue en droit canadien [33].
29Ces derniers recours recherchent des conclusions très variées de nature déclaratoire (exemple : reconnaître l’obligation de maintenir la stabilité du climat, les atteintes aux droits fondamentaux, le non-respect des obligations fiduciaires, les droits protégés par la Charte incluent le droit à un climat stable) et injonctive (exemple : ordonner la préparation d’un bilan des émissions, d’un plan de réduction des GES compatible avec le maintien d’un climat stable ou avec l’Accord de Paris, la modification des lois sur l’évaluation environnementale afin d’y prévoir le rejet des projets qui empêchent le pays de respecter cet Accord).
30Dans l’éventualité qu’ils se rendent au procès, ces derniers recours sont loin d’être gagnés. Dans leur défense, les gouvernements en contestent la recevabilité, faute d’intérêt pour agir dans l’intérêt public et pour les générations futures, de même que la justiciabilité en vertu du principe de la séparation des pouvoirs et de l’absence de remède véritable. Dans l’hypothèse où, s’inspirant de la décision Environnement Jeunesse, ces moyens préliminaires soient rejetés au motif que la violation des droits fondamentaux relève du contrôle judiciaire, ils se heurteront au mérite à l’argument de la justiciabilité des recours qui demandent aux tribunaux de dicter à l’État comment agir, rôle qu’ils déclinent généralement.
Conclusion
31Depuis une quinzaine d’années, la société civile et les citoyens au Canada sont devenus plus actifs face au manque d’ambition climatique des autorités publiques. Les recours climatiques se présentent comme une manifestation de ce mécontentement.
32Pour certains, ce contentieux apparaît comme une forme d’activisme judiciaire. Quand bien même ces débats relèveraient en premier lieu du pouvoir politique et de la science, le pouvoir judiciaire y joue néanmoins un rôle de chien de garde du respect des droits fondamentaux et des processus décisionnels, voire des lois qu’un gouvernement nouvellement élu s’empresserait de modifier afin de réduire ses ambitions.
33Les dynamiques à l’œuvre permettent de comprendre les avancées réalisées en termes de recevabilité et de preuve, tout en pointant les difficultés auxquelles ce contentieux de nature politique est confronté. Bien que des gains aient été faits, il demeure difficile de spéculer sur les décisions qui seront rendues sur le fond. Le système judiciaire étant fort lent, elles se feront attendre quelques années. Par contre, il suffirait d’un seul gain pour produire des effets erga omnes sur l’ensemble du pays. Du reste, les stratégies mobilisées dans ces recours ne cherchent pas tant à obtenir chacun les remèdes demandés, mais à faire pression sur le politique et à donner de la visibilité à la cause climatique.
Mots-clés éditeurs : recours judiciaire, changement climatique, Canada, séparation des pouvoirs
Date de mise en ligne : 14/10/2020
Notes
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[1]
PNUE et Sabin Center for Climate Change Law, L’état du contentieux climatique - revue mondiale, mai 2017 ; Grantham Research Institute, J. Setzer and R. Byrnes, Global trends in climate change litigation: 2019 snapshot, July 2019.
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[2]
Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, LC 2018, c 12, art. 186.
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[3]
Court of appeal for Saskatchewan, 3 mai 2019, Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 40 ; Court of appeal for Ontario, 28 juin 2019, Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 544 ; Court of appeal for Alberta, 24 février 2020, Reference re Greenhouse Gas Pollution Pricing Act, 74.
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[4]
Cour fédérale du Canada, 6 août 2014, Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 776 ; appel rejeté : Cour d’appel fédérale du Canada, 30 mai 2016, Syncrude Canada Ltd. c. Canada (Procureur général), 160.
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[5]
Office de la propriété intellectuelle du Canada, Commission des oppositions des marques de commerce, 3 avril 2014, Chicago Climate Exchange Inc c. Bourse de Montréal Inc, 78 ; Supreme court of British Columbia, 5 février 2015, Weaver v. Corcoran, 165 (diffamation contre un scientifique du climat, 50 000$).
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[6]
Cour supérieure du Québec, 7 mars 2016, Centre québécois du droit de l’environnement c. Transcanada Pipelines ltée, 903 (rejeté) ; Cour d’appel fédérale du Canada, 23 juin 2016, Nation Gitxaala c. Canada, 187 (accueilli) ; Cour d’appel fédérale du Canada, 30 août 2018, Tsleil-Waututh Nation c. Canada (Procureur général), 153 (accueilli).
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[7]
Cour d’appel du Québec, 16 avril 2014, Centre québécois du droit de l’environnement c. Junex inc., 849 (accueilli).
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[8]
Cour supérieure du Québec, 18 décembre 2014, Centre québécois du droit de l’environnement c. Heurtel, 6162 (réglé hors Cour).
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[9]
Cour d’appel fédérale du Canada, 9 février 2012, Canada (Pêches et Océans) c. Fondation David Suzuki, 40 (accueilli) ; Cour fédérale du Canada, 14 février 2014, Western Canada Wilderness Committee c. Canada (Pêches et Océans), 148 (accueilli) ; Cour supérieure du Québec, 14 février 2014, Centre québécois du droit de l’environnement c. Oléoduc Énergie Est elté, 4398 (accueilli).
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[10]
Des peuples autochtones du Canada ont déposé des recours devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme : Petition to the Inter-American Commission on Human Rights Seeking Relief from Violations Resulting from Global Warming Caused by Acts and Omissions of the United States, 7 décembre 2005, la pétition a été jugée irrecevable ; Petition to the Inter-American Commission on Human Rights Seeking Relief from Violations of the Rights of Arctic Athabaskan Peoples Resulting from Rapid Arctic Warming and Melting Caused by Emissions of Black Carbon by Canada, 23 avril 2013.
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[11]
Cour fédérale du Canada, 20 octobre 2008, Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil), 1183 ; Appels rejetés avec dépens : Cour d’appel fédérale du Canada, 15 octobre 2009, Ami(e)s de la terre – Friends of the Earth c. Canada (Environnement), 297 ; Cour suprême du Canada, 25 mars 2010, CSC no 33469 (autorisation d’appel rejetée).
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[12]
Loi de mise en œuvre du Protocole de Kyoto, LC 2007, c 30.
-
[13]
Ami(e)s de la Terre c. Canada (Gouverneur en conseil), supra note 11, para 15.
-
[14]
Id., para 16.
-
[15]
Id., para 34.
-
[16]
Id., para 40.
-
[17]
Id., para 47.
-
[18]
Cour fédérale du Canada, 17 juillet 2012, Turp c. Canada (Justice), 893.
-
[19]
Id., para 18.
-
[20]
Cour fédérale du Canada, 5 mars 2008, Pembina Institute for Appropriate Development c. Canada (Procureur général), 302.
-
[21]
Id., para 81.
-
[22]
P. Griffin, The Carbon Majors Database. CDP Carbon Majors Report 2017, Climate Accountability Institute, Report, July 2017.
-
[23]
Lahore High Court, 4 et 14 septembre 2015, Leghari v. Federation of Pakistan, W P No 25501.
-
[24]
Cour de district de La Haye des Pays-Bas, 24 juin 2015, Urgenda Foundation v. Kingdom of the Netherlands, ECLI:NL:RBDHA: 2015:7145. La décision a été confirmée par la Cour d’appel de La Haye (9 octobre 2018) et la Cour suprême des Pays-Bas (20 décembre 2019).
-
[25]
Cour supérieure du Québec, 11 juillet 2019, Environnement Jeunesse c. Procureur général du Canada, QCCS, 2885, 2019.
-
[26]
Les droits à la vie et à la sûreté de la personne et à l’égalité protégés par la Charte canadienne des droits et libertés (art. 7 et 15) et les droits à la vie, à l’égalité et de vivre dans un environnement sain et respectueux de la biodiversité protégés par la Charte québécoise des droits et libertés de la personne (art. 1, 10 et 46.1).
-
[27]
Supra note 25, para 68.
-
[28]
Id., para 95.
-
[29]
Cour fédérale du Canada, 25 octobre 2019, La Rose v. Her Majesty the Queen, T-1750-19.
-
[30]
Superior Court of Justice of Ontario, 25 novembre 2019, Mathur, et al. v. Her Majesty the Queen in Right of Ontario, CV-19-00631627.
-
[31]
Cour fédérale du Canada, 10 février 2020, Lho’imggin et al. v. Her Majesty the Queen.
-
[32]
Cour suprême du Canada, 28 mai 2001, 114957 Canada ltée (Spraytech, Société d’arrosage) c. Hudson (Ville), 40, para. 27 et Cour suprême du Canada, 11 mai 2004, Colombie-Britannique c. Canadian Forest Products Ltd., 38, para 73. Par la suite, ce principe a été repris à titre interprétatif : Cour du Québec, 18 juin 2004, Chertsey (Municipalité) c. Québec (Ministère de l’Environnement), 1371, para 55 ; Tribunal administratif du Québec, 21 mars 2007, Labrecque (Municipalité) c. Québec (Développement durable, Environnement et Parcs), 73716, para 9 et 31 ; Cour supérieure du Québec, 5 mars 2019, Simard c. Ville de Baie-Saint-Pau, 857, l para 38.
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[33]
R. Groulx-Julien, « Les obligations fiduciaires de l’État pour la protection de l’environnement », in P. Halley (dir.), L’environnement, notre patrimoine commun et son État gardien – Aspects juridiques nationaux, transnationaux et internationaux, Cowansville (Qc), Éditions Yvon Blais, 2012, 301, p. 309.