Couverture de RJE_203

Article de revue

Le contentieux climatique en droit français : quel(s) fondement(s), quelle(s) responsabilité(s) ?

Pages 465 à 473

Notes

  • [1]
    A. Van Lang, « L’hypothèse d’une action en responsabilité contre l’État », RFDA, 2019, p. 652.
  • [2]
    Id. est toutes les actions qui soulèvent le changement climatique comme une question de fait ou de droit. V. D. Markell, J.B. Ruhl, « An Emperical Assesment of Climate Change in the Courts: A new Jurisprudence Or Business as Usual? », Florida Law Review, vol. 64, 2012, p. 14. Restrictivement, la notion viserait les recours dont le changement climatique constitue l’objet principal ou est utilisé comme un argument central de la requête ou du raisonnement du juge. V. M. Torre-Schaub, « Le contentieux climatique : quels apports au droit de l’environnement ? Ou comment faire du neuf avec de l’ancien », Droit de l’environnement, n° 263, janvier 2018, p. 6.
  • [3]
    L. Neyret, « La reconnaissance de la responsabilité climatique », D. 2015, p. 2278 ; M. Torre-Schaub, « La construction d’une responsabilité climatique au prétoire : vers un changement de paradigme de la responsabilité climatique », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, août-septembre 2018, dossier n° 25 ; C. Cournil, L. Varison, « Introduction », in Les procès climatiques, entre le national et l’international, Pedone, 2018, p. 19, nuancé par S. Lavorel, « L’émergence d’une responsabilité climatique des États », in Quel(s) droit(s) pour les changements climatiques ?, Mare & Martin, 2018, p. 159.
  • [4]
    F.-G. Trébulle, « Responsabilité et changement climatique : quelle responsabilité pour le secteur privé ? », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, op. cit., Dossier 24.
  • [5]
    M. Bacache, « Changement climatique, responsabilité civile et incertitude », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, op. cit., Dossier 30.
  • [6]
    Cass. 1ère civ., 24 janvier 2006, n° 03-20.178 ; Cass. 1ère civ., 7 mars 2006, n° 04-16.180 ; Cass. 1ère civ., 20 septembre 2017, n°16-19.643 ; F. Lafforgue, « L’établissement du lien de causalité en matière santé-environnement devant le juge français et son potentiel pour le contentieux climatique », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, op. cit., Dossier 31.
  • [7]
    Art. 1382 C. civ.
  • [8]
    Pour un cas : Cass. 1re civ., 9 mai 2001, n° 99-18.161, n° 99-18.514 ; M. Bacache, op. cit.
  • [9]
    M. Bacache, op. cit.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Cass. 1re civ., 28 janvier 2010, n° 08-18.837 ; S. Porchy-Simon, « L’indemnisation des dommages climatiques par le droit commun de la responsabilité civile », in Le changement climatique, quel rôle pour le droit privé ?, Dalloz, 2019, p. 157 ; F. Lafforgue, op. cit.
  • [12]
    Bien que sans un régime harmonisé au plan international, la solution recèle en effet des risques de dépaysement de holding, la loi sur le devoir de vigilance (infra) montre cependant une avancée sur ce point. V. art. L. 225-103-4, I, Code de commerce.
  • [13]
    S. Porchy-Simon, op. cit., p. 155 ; F.-G. Trébulle, op. cit.
  • [14]
    L. Canali, « Le contentieux climatique contre les entreprises : bilan et perspective », in Les procès climatiques […], op. cit., p. 75.
  • [15]
    P. Villien, « Vers une unification des régimes de responsabilité en matière de troubles de voisinage dans la construction immobilière », Rapport annuel de la Cour de cassation, 1999 disponible sur le site de l’institution.
  • [16]
    M. Boutonnet, « Première assignation d’une entreprise pour non-respect de son devoir de vigilance en matière climatique : quel rôle préventif pour le juge ? », D., 2020, p. 609.
  • [17]
    N. Rias, « Quel rôle pour le devoir de vigilance dans la responsabilité climatique ? », in Le changement climatique, quel rôle […], op. cit., p. 170.
  • [18]
    S. Porchy-Simon, op. cit. ; F. Lafforgue, op. cit.
  • [19]
    CC, n° 2011-116 QPC, 8 avril 2011, Michel Z.
  • [20]
    S. Porchy-Simon, op. cit.
  • [21]
    Sur les enjeux de ce recours dont le propos suivant se fera le résumé, A. Van Lang, op. cit. ; C. Cournil, « "L’affaire du siècle" : entre continuité et innovations juridiques », AJDA, 2019, p. 1864 ; Y. Aguila, « Petite typologie des actions climatiques contre l’État », AJDA, 2019, p. 1853.
  • [22]
    M. Moliner-Dubost, « Les obligations de l’État dans la lutte contre le changement climatique », RFDA, 2019, p. 629.
  • [23]
    CE, 3 mars 2004, Consorts Botella, n° 241151, Rec. Lebon, p. 125 ; CAA Nantes, 1er décembre 2009, Halte aux marées vertes, n° 07NT03775, AJDA, 2010, p. 900 ; TA Toulouse, 6 mars 2018, Association Pays de l’ours-ADET, Association FERUS-Ours, loup, lynx, n° 1501887, AJDA 2018, p. 540.
  • [24]
    CAA Nantes, 1er décembre 2009, op. cit. nuancé par TA Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202, AJDA, 2019, p. 1885.
  • [25]
    CE, 30 mars 2015, Association pour la Protection des Animaux Sauvages, n° 374394, n° 375144, JurisData n° 2015-007098 ; CAA Nantes, 1er décembre 2009, op. cit.
  • [26]
    H. Waisman, « Quelle base scientifique pour la justice climatique ? », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 5, mai 2019, Dossier 15 ; A. Van Lang, op. cit.
  • [27]
    CE, 27 juillet 2015, M. Baey, n° 367484, Rec. Lebon, p. 285
  • [28]
    M. Boutonnet, L. Canali, « Paving the way for a preventive climate change tort liability regime », Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, 2019/2, vol. 30, p. 13.
  • [29]
    Art. L. 142-3-1-II C. env. ; M. Boutonnet, L. Canali, op. cit.
  • [30]
    C. Bloch, « La cessation de l’illicite : recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle », Dalloz, 2008, 674 p.
  • [31]
    Projet de réforme du droit de la responsabilité civile, 13 mars 2017, Art. 1266, disponible sur www.textes.justice.gouv.fr
  • [32]
    S. Lavorel, op. cit., p. 160.

1À l’aune du droit français, l’intitulé de cette contribution ne surprendra pas le juriste par la référence opérée à une pluralité de responsabilités. Cette référence fait pourtant montre d’une ambiguïté. Étudier le contentieux climatique sous l’angle de la responsabilité révèle effectivement toute sa complexité : celle d’un contentieux au sein duquel la référence à la responsabilité présente, sinon un flou sémantique, du moins une certaine polysémie. Inexorablement, la responsabilité dans le cadre du contentieux climatique renvoie le juriste au mécanisme juridique mobilisable aux fins de la lutte contre les changements climatiques. Pour l’habitué de ce contentieux, elle peut cependant faire également écho à la notion de « responsabilité climatique », notion d’apparition récente bien que d’un usage « restreint au cénacle des environnementalistes » [1].

2Nonobstant l’absence de fondement textuel, le phénomène de judiciarisation des questions climatiques aurait en effet participé à l’émergence d’une responsabilité climatique. Ce concept, qui prend corps dans la démonstration scientifique d’un lien de causalité entre les activités humaines et l’aggravation des changements climatiques, serait intrinsèque à l’ensemble des « procès climatiques » [2]. Quand bien même ces derniers ne viseraient pas à engager une responsabilité au sens juridique du terme, ils auraient tous in fine pour effet de porter la question climatique au prétoire, cela comme une étape préalable à leur objectif réel : établir la responsabilité des actions humaines sur le climat. Cette responsabilité climatique, tantôt affirmée en tant que mécanisme juridique, tantôt soulevée incidemment à l’appui de stratégies contentieuses diverses à l’égard de différents acteurs, se présenterait ainsi de manière protéiforme. L’étude de la responsabilité climatique se confronte dès lors au caractère extrêmement polymorphe de ce contentieux, qui constitue tant sa richesse que sa complexité [3].

3Il s’agit cependant de restreindre ici l’étude du contentieux climatique par le prisme du droit français aux seules questions des actions en responsabilité extracontractuelle. Ce choix procède d’une seule raison : la conviction que la responsabilité extracontractuelle apparaitrait comme un outil juridique mobilisable pour construire cette responsabilité climatique. Une telle assertion peut surprendre en raison des doutes que suscite la responsabilité extracontractuelle à cet égard, et surtout du peu d’actions intentées en ce sens. Il faut cependant s’en référer de nouveau au caractère polymorphe de la responsabilité. Du fait de l’existence d’une dualité juridictionnelle, la responsabilité juridique extracontractuelle renvoie aussi bien, en droit français, à la responsabilité de droit privé qu’à la responsabilité de droit public, toutes deux étant amenées à se compléter lorsqu’il convient de gérer les conséquences de la réalisation d’un risque auquel fait face la société.

4Le phénomène est d’ailleurs bien connu. La responsabilité administrative possédant intrinsèquement cette amphibologie entre responsabilité sociale et stigmatisation d’une conduite, l’État se retrouve bien souvent en première ligne de la résurgence sociale d’accusation. Le duo formé par le créateur du risque et la victime laisse ainsi place à un trio, sinon à un nouveau duo. On serait habituellement tenté de combattre cette substitution, qui en sus de priver la responsabilité administrative de ses offices, peut déresponsabiliser les acteurs privés, lesquels restent les principaux créateurs des risques encourus. Le cas spécifique des changements climatiques commande cependant que l’on y déroge. Dans ce contexte, l’identification des réelles difficultés que susciterait la responsabilité des acteurs privés (I.) autorise à considérer que la responsabilité administrative constitue un biais salvateur pour l’émergence d’une responsabilité climatique efficiente à l’égard de ces derniers (II.).

I – Les causes réelles de l’inadaptation de la responsabilité civile

5L’insuffisance des règles de la responsabilité civile pour assurer l’indemnisation des dommages climatiques s’explique par de nombreux facteurs. Certains, externes au mécanisme, ne feront donc pas l’objet de cette étude. Pour s’en tenir au mécanisme de la responsabilité per se, le constat consiste à considérer que son aporie tiendrait essentiellement à l’impossibilité pour les victimes potentielles d’établir ses trois conditions inhérentes. Les études successives de ces dernières permettront néanmoins de relativiser ce propos montrant que l’inadaptation du mécanisme provient principalement d’une cause exogène : le défaut de réglementation. Plus qu’au stade du dommage ou du lien de causalité (A.), c’est ainsi au niveau du fait générateur que se manifeste principalement l’inadaptation de la responsabilité civile (B.).

A – La relativisation des difficultés suscitées par le dommage et le lien de causalité

6Bien qu’étant le dernier élément à survenir dans la chronologie des évènements, le préjudice constitue encore la raison d’être de la responsabilité civile : le but d’une action en responsabilité étant bien, sinon de rétablir la victime dans la situation antérieure au dommage, du moins d’en compenser les conséquences. Or, sans spéculer, il paraît tout de même possible de confirmer que la réparation des dommages résultant des phénomènes climatiques pourrait souffrir de certaines limites. En effet, qu’ils soient des préjudices écologiques purs ou dérivés, qu’ils priorisent une réparation en nature ou une compensation financière, les dommages occasionnés s’avèreraient sinon irréversibles, du moins incommensurables. Raison faite du caractère potentiellement colossal de leur coût, la course à la réparation risquerait ainsi de s’en trouver rapidement insatisfaisante, le débiteur désigné risquant de se retrouver rapidement insolvable [4].

7Or, si l’intérêt des finances du débiteur ne constitue jamais un motif strictement juridique, il apparaît surtout que la question ne se pose qu’une fois l’obligé à la dette identifié. La réparation d’un préjudice suppose toujours que ce dernier soit la conséquence d’un fait identifiable suivant, surtout, un lien de causalité continu.

8La causalité constitue, au sens propre comme au sens imagé, le cœur du problème de responsabilité. Les changements climatiques n’échappent pas à cette assertion. La causalité y apparaît en effet « fractionnée et plurielle » [5]. Elle impose l’établissement d’un triple lien reliant d’abord les activités humaines et le réchauffement climatique, attribuant ensuite le second à la réalisation d’évènements climatiques et unissant enfin ces derniers à la réalisation des dommages allégués. On comprend dès lors que son analyse puisse s’avérer ardue et facteur d’échec, la certitude et la continuité devant caractériser l’imbrication de ces causes. Ceci étant, en dépit des limites que soulèvent les phénomènes climatiques à cet égard, le problème rencontré ne paraît pas entièrement insoluble. Les difficultés liées à la causalité philosophico-scientifique ne traduisent pas toujours un problème juridique. L’appréciation par les juges de causalité juridique peut en effet se satisfaire d’une incertitude scientifique lorsqu’elle s’accompagne d’indices statistiques suffisants et concordants [6]. Même lorsque l’incertitude affecte le lien entre les dommages allégués et le fait générateur imputable au demandeur, le juge peut être autorisé à concrétiser ce lien à l’appui de présomptions « graves, précises et concordantes » [7] ou de critères spatio-temporels [8]. Ces solutions font assurément montre de certaines limites lorsque le risque – scientifiquement incertain – laisse peu de prise à la modélisation. Elles constituent néanmoins une voie empruntable. Quant au fait, enfin, que les phénomènes climatiques puissent être les conséquences de causes naturelles et humaines, voire de diverses causes humaines, les théories de la causalité permettent bien souvent d’appréhender ce type d’incertitude, notamment lorsqu’elles sont appuyées par un recours à l’obligation in solidum[9].

9L’impossibilité de segmenter les dommages et l’application du principe de réparation intégrale interdisant de faire jouer la causalité sur le quantum de la réparation seraient susceptibles de faire peser une charge de réparation excessive sur les débiteurs [10]. Une solution a cependant été avancée en ce sens, inspirée du contentieux des accidents médicamenteux, visant à faire de l’ensemble des pollueurs potentiels, et jusqu’à preuve du contraire, les débiteurs de la dette de responsabilité [11]. Or, cette solution, passablement artificielle, pourrait être éprouvée au prix de quelques adaptations [12]. Pour cela, sans relativiser les difficultés rencontrées, elles ne représentent pas encore, à notre sens, le point nodal du problème. Ce dernier se situerait ainsi au niveau de l’identification de la « cause pertinente en droit » ou du fondement de cette responsabilité, c’est-à-dire du fait générateur de responsabilité susceptible d’être imputé audit responsable.

B – La confirmation de la difficulté suscitée par l’identification du fait générateur

10Les fondements mobilisables à l’appui d’une telle responsabilité sont en effet peu nombreux. Les notions de « chose » et « garde », d’un côté, et de « défectuosité » de l’autre, limitent le recours respectif à une responsabilité du fait des choses ou à une responsabilité du fait des produits défectueux [13]. L’application de la théorie des troubles anormaux de voisinage pourrait éventuellement s’envisager compte tenu de l’élargissement de la notion [14] ; « ne sommes-nous pas devenus les voisins de l’Ukraine depuis que la catastrophe de Tchernobyl nous a envoyé des radiations ? » [15]. Cependant, alors que la théorie de la préoccupation et la démonstration de l’anormalité d’un trouble identifié constitueraient des obstacles non négligeables, la ratio legis de ce régime s’en verrait mise à mal.

11Reste alors la faute, cette règle d’équité qui pourrait résumer le droit tout entier. Sa compréhension en droit français, inspirée de la définition de Planiol, suppose cependant que le potentiel pollueur ait manqué à une obligation préexistante, c’est-à-dire qu’il ait grosso modo enfreint une norme de comportement à laquelle il était tenu. À cet égard, la loi du 17 mars 2017 relative au devoir de vigilance environnementale des entreprises, laquelle a d’ailleurs constitué le support du premier recours climatique introduit à l’encontre d’une personne privée en France, aurait constitué un atout non négligeable, en dépit de ses quelques défauts [16]. Les dispositions qu’elle instaure en termes de responsabilité sont néanmoins décevantes ; l’action, intentée sur le fondement du droit commun, est en effet limitée à la réparation du dommage que l’exécution des obligations aurait permis d’éviter, autrement dit à la perte de chance [17]. Par ailleurs, le problème subsiste lorsque l’entreprise se conforme à la réglementation en vigueur, au demeurant peu exigeante. Dans ce contexte, une obligation générale de vigilance pourrait, par application de l’article 1241 du Code civil, fonder la responsabilité des pollueurs, comme cela a pu derechef être le cas à l’égard des entreprises pharmaceutiques [18]. Seulement, outre les limites juridiques propres à la reconnaissance d’une telle obligation de prévention [19], l’incertitude affectant le lien de causalité en matière de contentieux climatique commande des comportements répréhensibles précisément identifiés. De surcroit, si tout un chacun ne participe pas à la mise sur le marché de médicaments dangereux, tout un chacun participe, indirectement, à l’émission des GES. À l’excès, une obligation de précaution ou de vigilance insuffisamment définie risquerait de placer les victimes dans une situation dans laquelle elles auraient participé à la survenance de leur dommage.

12Au terme de la première partie de cette étude, la mobilisation de la responsabilité extracontractuelle des acteurs privés aux fins de la création d’une responsabilité climatique montre des signes de défaite. Une voie alternative consisterait donc à traiter le risque climatique comme bien d’autres risques sociaux, c’est-à-dire en reportant la réparation des dommages sur un mécanisme d’indemnisation. Ces solutions ne peuvent cependant emporter la conviction. Ce n’est pas dire que la réparation des dommages climatiques ne pourrait s’accompagner in media res d’un recours aux techniques de collectivisation des risques, ou que ces dernières ne puissent s’accompagner de correctifs [20]. Simplement, ces mécanismes, seuls, traduisent un renoncement aux fonctions normatives de la responsabilité tout en encourageant la vindicte des victimes. Or, les dommages climatiques, potentiellement irréversibles, commandent que la responsabilité soit plus que jamais appelée à jouer un rôle dans la régulation des comportements anti-environnementaux. Surtout, il apparaît que l’insuffisance principale de la responsabilité civile extracontractuelle n’est pas intrinsèque aux conditions accompagnant ce mécanisme. Elle réside in fine dans l’insuffisance, sinon l’inexistence, d’obligations incombant aux acteurs privés dans la lutte contre les changements climatiques. À l’impuissance du droit civil répond ainsi l’intérêt d’une responsabilité administrative et l’importance et la légitimité du recours désormais connu sous le nom de l’Affaire du siècle.

II – Le renforcement de la responsabilité civile par la responsabilité administrative

13Quelle que soit la solution qui sera rendue à l’issue de cette affaire totalement inédite en droit français, rarement un recours aura suscité autant d’intérêt et de questionnements [21]. Il faut dire que la fonction communément assumée par les deux responsabilités agissant comme une force centripète, les difficultés engendrées par l’une sont assimilables mutatis mutandis à celles rencontrées par l’autre. Il est cependant des points de rupture, notamment quant à l’identification d’un fait générateur (A.). Vecteur du potentiel succès de la responsabilité administrative dans le contentieux climatique, ces derniers influent alors indirectement sur l’établissement d’une responsabilité climatique efficiente des acteurs privés (B.).

A – Une identification aisée du fait générateur de responsabilité administrative

14À la différence des personnes privées, l’obligation de prévention qui incombe aux autorités étatiques ne souffrirait aucune discussion ; celles-ci auront toujours l’obligation d’agir pour prévenir les risques, indépendamment des conditions dans lesquelles leur carence pourra appeler une responsabilité. Surtout, l’action climatique de l’État est aujourd’hui encadrée par de nombreuses normes, qu’elles concernent directement ses engagements climatiques ou qu’elles participent à la garantie d’un ordre public environnemental, et dont certaines ont véritablement leur chance de voir leurs forces contraignantes consacrées par le juge administratif [22]. Partant du principe qu’un manquement à ces obligations, caractérisé par une abstention ou un retard à les exécuter, voire à une inadéquation des moyens employés, peut constituer une faute, la responsabilité de l’État pourrait donc être précisément engagée sur ces fondements [23]. Bien évidemment, le recours n’a pas pour autant un succès assuré. Au-delà de la démonstration de la carence des autorités à agir face au risque climatique, la perspective se brouille sur les autres conditions de la responsabilité. La question de la causalité subsiste quoique le juge administratif puisse faire preuve d’une certaine souplesse [24]. Quant à la réparation du préjudice écologique pur allégué, il s’agit là d’un sujet plus épineux, car son principe n’a encore jamais été reconnu par ce juge, lequel se trouvera par ailleurs confronté au caractère potentiellement irréversible de celui-ci. On doit cependant aux requérants d’avoir su, semble-t-il, anticiper cette double difficulté.

15D’une part, leur demande ne se limite pas à la seule réparation de ce dommage, mais s’accompagne également d’une demande en réparation, à hauteur d’un euro symbolique, du préjudice moral résultant de l’atteinte subie aux droits et intérêts collectifs qu’elle défend [25]. D’autre part, elle présente une demande d’injonction venant opportunément compléter l’action indemnitaire dans son volet préventif, et sur laquelle repose, selon nous, tout l’enjeu de ce recours. Cet appel à dimension préventive matérialisé par le souhait des requérants que le juge enjoigne à l’État d’adopter des mesures plus efficaces en vue de protéger le climat fait ainsi jouer à l’action en justice un « rôle crucial d’épouvantail, d’aiguillon ou de révélateur » [26]. Évidemment, cela n’exclut pas que soient établies les conditions de la responsabilité, l’injonction étant en principe conditionnée à la démonstration que le dommage perdure au moment de la décision du juge [27]. En supposant cependant que le préjudice moral puisse être plus aisé à appréhender, le juge conclura peut-être a minima en ce sens. Et cela ne resterait pas sans influence sur une éventuelle responsabilité civile des acteurs privés.

B – Une identification influençant sur le fait générateur de responsabilité civile

16Les mesures prises par l’État aux fins de renforcer sa politique en matière de changement climatique vont nécessairement retentir sur les acteurs privés, l’État n’exploitant que très peu d’activités industrielles. Or, un renforcement des normes de comportement applicables aux acteurs privés rendra inévitablement le fondement de leur responsabilité plus facile à identifier puisque la preuve de la faute est plus facile à apporter. Plus encore, l’existence de ces normes pourrait même permettre de fonder une action préventive.

17Depuis quelques années, on observe en effet une recrudescence de la fonction préventive de la responsabilité civile, au-delà de sa traditionnelle dimension normative. Par application du trouble anormal de voisinage, le juge civil a ainsi pu ordonner la mise en place de mesures visant à éviter la concrétisation d’un dommage causé par une activité licite. S’il pouvait s’avérer réticent à réitérer cette solution à l’égard d’activité émettant des rejets de GES bénéficiant d’une autorisation administrative [28], la question se poserait en des termes différents s’il s’avérait que l’exploitant violait les normes en vigueur.

18La cessation du fait illicite se retrouve en effet ponctuellement explicitée dans le droit de la responsabilité civile. Pour l’action de groupe environnementale, la possibilité est offerte aux demandeurs « d’invoquer la cessation du manquement » du défendeur à ses obligations légales, en sus d’inclure dans le chef du préjudice réparable les « dépenses exposées pour prévenir la réalisation imminente d’un dommage, pour éviter son aggravation ou pour en réduire les conséquences » [29]. Suivant ceux qui considéraient que cette fonction puisse s’imposer sans intervention législative [30], le projet actuel de réforme du Code civil prévoit même sa généralisation [31]. Ainsi, bien que ces dispositions interrogent encore quant à leur mise en œuvre, elles seraient néanmoins amenées à s’appliquer à l’hypothèse de comportements contrevenants à une règle de conduite imposée par un texte. Pour éprouver cette solution aux cas des phénomènes climatiques, une première étape consisterait donc à renforcer la liste des comportements illicites imputables aux acteurs privés. Et cette mission ne pouvant in fine qu’incomber à l’État, son succès dépendra alors du juge administratif, premier « artisan » de cette responsabilité climatique en construction [32].


Mots-clés éditeurs : contentieux climatique, procès climatiques, responsabilité administrative, responsabilité civile, responsabilité climatique

Date de mise en ligne : 14/10/2020

Notes

  • [1]
    A. Van Lang, « L’hypothèse d’une action en responsabilité contre l’État », RFDA, 2019, p. 652.
  • [2]
    Id. est toutes les actions qui soulèvent le changement climatique comme une question de fait ou de droit. V. D. Markell, J.B. Ruhl, « An Emperical Assesment of Climate Change in the Courts: A new Jurisprudence Or Business as Usual? », Florida Law Review, vol. 64, 2012, p. 14. Restrictivement, la notion viserait les recours dont le changement climatique constitue l’objet principal ou est utilisé comme un argument central de la requête ou du raisonnement du juge. V. M. Torre-Schaub, « Le contentieux climatique : quels apports au droit de l’environnement ? Ou comment faire du neuf avec de l’ancien », Droit de l’environnement, n° 263, janvier 2018, p. 6.
  • [3]
    L. Neyret, « La reconnaissance de la responsabilité climatique », D. 2015, p. 2278 ; M. Torre-Schaub, « La construction d’une responsabilité climatique au prétoire : vers un changement de paradigme de la responsabilité climatique », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, août-septembre 2018, dossier n° 25 ; C. Cournil, L. Varison, « Introduction », in Les procès climatiques, entre le national et l’international, Pedone, 2018, p. 19, nuancé par S. Lavorel, « L’émergence d’une responsabilité climatique des États », in Quel(s) droit(s) pour les changements climatiques ?, Mare & Martin, 2018, p. 159.
  • [4]
    F.-G. Trébulle, « Responsabilité et changement climatique : quelle responsabilité pour le secteur privé ? », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, op. cit., Dossier 24.
  • [5]
    M. Bacache, « Changement climatique, responsabilité civile et incertitude », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, op. cit., Dossier 30.
  • [6]
    Cass. 1ère civ., 24 janvier 2006, n° 03-20.178 ; Cass. 1ère civ., 7 mars 2006, n° 04-16.180 ; Cass. 1ère civ., 20 septembre 2017, n°16-19.643 ; F. Lafforgue, « L’établissement du lien de causalité en matière santé-environnement devant le juge français et son potentiel pour le contentieux climatique », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 8-9, op. cit., Dossier 31.
  • [7]
    Art. 1382 C. civ.
  • [8]
    Pour un cas : Cass. 1re civ., 9 mai 2001, n° 99-18.161, n° 99-18.514 ; M. Bacache, op. cit.
  • [9]
    M. Bacache, op. cit.
  • [10]
    Ibid.
  • [11]
    Cass. 1re civ., 28 janvier 2010, n° 08-18.837 ; S. Porchy-Simon, « L’indemnisation des dommages climatiques par le droit commun de la responsabilité civile », in Le changement climatique, quel rôle pour le droit privé ?, Dalloz, 2019, p. 157 ; F. Lafforgue, op. cit.
  • [12]
    Bien que sans un régime harmonisé au plan international, la solution recèle en effet des risques de dépaysement de holding, la loi sur le devoir de vigilance (infra) montre cependant une avancée sur ce point. V. art. L. 225-103-4, I, Code de commerce.
  • [13]
    S. Porchy-Simon, op. cit., p. 155 ; F.-G. Trébulle, op. cit.
  • [14]
    L. Canali, « Le contentieux climatique contre les entreprises : bilan et perspective », in Les procès climatiques […], op. cit., p. 75.
  • [15]
    P. Villien, « Vers une unification des régimes de responsabilité en matière de troubles de voisinage dans la construction immobilière », Rapport annuel de la Cour de cassation, 1999 disponible sur le site de l’institution.
  • [16]
    M. Boutonnet, « Première assignation d’une entreprise pour non-respect de son devoir de vigilance en matière climatique : quel rôle préventif pour le juge ? », D., 2020, p. 609.
  • [17]
    N. Rias, « Quel rôle pour le devoir de vigilance dans la responsabilité climatique ? », in Le changement climatique, quel rôle […], op. cit., p. 170.
  • [18]
    S. Porchy-Simon, op. cit. ; F. Lafforgue, op. cit.
  • [19]
    CC, n° 2011-116 QPC, 8 avril 2011, Michel Z.
  • [20]
    S. Porchy-Simon, op. cit.
  • [21]
    Sur les enjeux de ce recours dont le propos suivant se fera le résumé, A. Van Lang, op. cit. ; C. Cournil, « "L’affaire du siècle" : entre continuité et innovations juridiques », AJDA, 2019, p. 1864 ; Y. Aguila, « Petite typologie des actions climatiques contre l’État », AJDA, 2019, p. 1853.
  • [22]
    M. Moliner-Dubost, « Les obligations de l’État dans la lutte contre le changement climatique », RFDA, 2019, p. 629.
  • [23]
    CE, 3 mars 2004, Consorts Botella, n° 241151, Rec. Lebon, p. 125 ; CAA Nantes, 1er décembre 2009, Halte aux marées vertes, n° 07NT03775, AJDA, 2010, p. 900 ; TA Toulouse, 6 mars 2018, Association Pays de l’ours-ADET, Association FERUS-Ours, loup, lynx, n° 1501887, AJDA 2018, p. 540.
  • [24]
    CAA Nantes, 1er décembre 2009, op. cit. nuancé par TA Montreuil, 25 juin 2019, n° 1802202, AJDA, 2019, p. 1885.
  • [25]
    CE, 30 mars 2015, Association pour la Protection des Animaux Sauvages, n° 374394, n° 375144, JurisData n° 2015-007098 ; CAA Nantes, 1er décembre 2009, op. cit.
  • [26]
    H. Waisman, « Quelle base scientifique pour la justice climatique ? », Énergie–Environnement–Infrastructures, n° 5, mai 2019, Dossier 15 ; A. Van Lang, op. cit.
  • [27]
    CE, 27 juillet 2015, M. Baey, n° 367484, Rec. Lebon, p. 285
  • [28]
    M. Boutonnet, L. Canali, « Paving the way for a preventive climate change tort liability regime », Journal international de bioéthique et d’éthique des sciences, 2019/2, vol. 30, p. 13.
  • [29]
    Art. L. 142-3-1-II C. env. ; M. Boutonnet, L. Canali, op. cit.
  • [30]
    C. Bloch, « La cessation de l’illicite : recherche sur une fonction méconnue de la responsabilité civile extracontractuelle », Dalloz, 2008, 674 p.
  • [31]
    Projet de réforme du droit de la responsabilité civile, 13 mars 2017, Art. 1266, disponible sur www.textes.justice.gouv.fr
  • [32]
    S. Lavorel, op. cit., p. 160.

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