« Cependant, qui sait ? La terre a des limites ; mais la bêtise humaine est infinie. »
1Étendue des ombres. À l’ère de la destruction de la terre, de la pression démographique et du dérèglement du climat, les faits sont ce qu’ils sont : incontestables et tragiques. L’effroyable pandémie du virus Covid-19 s’y ajoute, et vient ramifier les sens de la dégradation planétaire. Les études documentées montreront sans doute, à l’avenir, que l’irruption de ce coronavirus (SARS-CoV-2) chez les humains est, à l’image d’autres zoonoses qui sévissent depuis plusieurs décennies, due à l’effondrement des barrières naturelles entre le règne animal et le monde d’Homo sapiens. Les transmissions s’effectuent par des voies diverses et les origines, d’après les recherches, sont chez des singes, des chauves-souris, des civettes, des chameaux ou d’autres vertébrés. Calamités infinies…
2Définir une loi des limites. Si donc les faits sont ce qu’ils sont, le droit lui est ce qu’il est : irrésistible et inventif. Oui, par son génie créatif, le droit de l’environnement vise à établir une loi des limites. Ce que nous nommons ailleurs Pax natura :
3« Un droit qui se vit de cause naturelle ? Là où tout s’amorce dans l’épaisseur du temps et de la poussée des langues il y a un infini. Infini qui fait les mondes (G. Bruno, De l’infinito universo et Mondi, 1584). Infini qui constitue les racines de toute chose, et, en des terres magiques, les sources de la source du droit. Surgissent-elles de la sagesse profonde (ex intima philosophia hauriendam, Cicéron, De legibus, L I, V) ? Peut-être.
4Infini qui fait que, à l’orée du doute, le droit de l’environnement, par la pensée à neuf qu’il porte tel qu’en lui-même, trace un chemin qui n’existe que parce qu’on y passe.
5Ordre des Lumières environnementales.
6En ce sens, méridien des autres droits, il puise sa force dans son génie créatif en formulant des prescriptions conformes à l’avancée du monde dans un sens éthique. Il tente ainsi de donner la juste mesure d’un nouvel ordre juridique. C’est, en cela, un droit qui se fonde sur une pensée – pensée qui s’efforce de saisir le réel écologique pour ce qu’il est, terre, plantes, soleil, animaux, vent, miel et fruits, pluie. Bref, la vie. », in « Plaidoyer pour un droit environnemental (Pax natura) », RJE, n° 3, 2016, p. 417. Émerge ainsi un droit des gens environnemental car nature, pensée et mot sont liés.
7C’est essentiel pour les hommes et la terre et les plantes et le soleil et les animaux et le vent et le miel et les fruits et la pluie et la vie.
8Or la limite est la fin (du grec τέλος), à la fois terminaison et but. Elle est une frontière qui enferme, ce qui est acceptable en deçà d’un seuil. Elle est ce qui est inconcevable dans un système donné.
9Et lorsque ce système mondialisé est bâti sur la valeur suprême qu’est l’argent, les causes et les effets s’y piègent, et deviennent les extrêmes divinisés – alpha et oméga alors indépassables :
11Nulle glose n’y résiste, nulle argutie, c’est un empire frénétique, c’est un coup gagnant à l’aune du profit. Il est donc temps de modifier le modèle de la physiologie économique – vraiment. C’est l’aube de l’aube :
12« Tout commencement est à réamorcer. Comme l’élan qui fait jaillir la dimension du sacré de la nature pour renouer avec le droit naturel : Renaissance. S’esquisse un temps neuf pour le droit de l’environnement, un moment où la pensée qui le fonde surgit en une temporalité propice liant la volonté des hommes à leur destin. Initium donc, entendu selon la voie augustinienne (Saint-Augustin, De Civitate Dei contra paganos, 413-426, XII, 20). Un moment où la parole juridique devient la proie de l’écoulement du temps et est questionnée sur son aptitude à discerner ce qui est juste et ce qui ne l’est pas (Prudentia est rerum bonarum et malarum neutrarumque scientia, Cicéron, De inventione, vers 84, LII, 160, « La sagesse est l’art de saisir ce qui est bon et mal et ce qui n’est ni l’un ni l’autre ») ». Bref, temps de lier autrement nature, pensée et mot (cf. notre étude « L’accord du nom et de la chose, initium du droit de l’environnement », in La doctrine en droit de l’environnement, RJE, n° spécial, 2016, p. 15-19 ; et sur ses modalités : « La définition nominaliste du droit de l’environnement », in Des petits oiseaux aux grands principes, Mélanges J. Untermaier, Paris, mare & martin, 2018, p. 283-289). C’est, pour bien entendre les mots de la loi, y mettre les fondements naturels du juste – qui prirent certes un temps la figure de Dieu – « il les faut ramener à la source, et rentrant au dedans, les mettre à la touche et coucher au niveau de la nature » (P. Charron, De la sagesse, Trois Livres, 1601, II, chap. 3 vraie et essentielle prud’hommie, p. 319-320 de l’édition Lefèvre 1836 ; « car cette loy d’equité et raison universelle est perpetuelle en nous » (…). Que vas-tu chercher ailleurs ? loy ou regle au monde. », ibid., p. 318). Ou : Comment être humain quand nature se meurt ? Tout est lié : la survie, la pensée, la féerie (Orélignie, Sudparadis, aubes).
13Alors deux postulats éthiques sont à forger : 1. Savoir borner l’avoir pour contrer la démesure anti-écologique ; 2. Pouvoir trouver le juste équilibre entre développement et préservation (cf. É. Naim-Gesbert, « Économie et droit de l’environnement : définir deux postulats pour une éthique », in Mélanges en l’honneur de B. Sire, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2019, p. 415-427) – l’éthique ici au sens premier du caractère qui influe sur la parole, l’action, le sort, tel l’élément essentiel des tragédies grecques (cf. Aristote, De la poétique).
14En avant : rendre possible cette loi des limites. Les articles L 110-1-1 et 2 du Code de l’environnement, créés par la loi n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte (article 70 V, JO 18 août), sont modifiés par la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (respectivement articles 2 et 1er, JO 11 février 2020) ; y sont ajoutés les mots « basée sur l’écoconception » et l’idée d’une empreinte neutre dans le respect des limites planétaires. Désormais il faut lire :
« La transition vers une économie circulaire vise à atteindre une empreinte écologique neutre dans le cadre du respect des limites planétaires et à dépasser le modèle économique linéaire consistant à extraire, fabriquer, consommer et jeter en appelant à une consommation sobre et responsable des ressources naturelles et des matières premières primaires ainsi que, par ordre de priorité, à la prévention de la production de déchets, notamment par le réemploi des produits, et, suivant la hiérarchie des modes de traitement des déchets, à une réutilisation, à un recyclage ou, à défaut, à une valorisation des déchets. La promotion de l’écologie industrielle et territoriale et de la conception écologique des produits, l’utilisation de matériaux issus de ressources naturelles renouvelables gérées durablement et issus du recyclage, la commande publique durable, l’allongement de la durée du cycle de vie des produits, la prévention des déchets, la prévention, la réduction ou le contrôle du rejet, du dégagement, de l’écoulement ou de l’émission des polluants et des substances toxiques, le traitement des déchets en respectant la hiérarchie des modes de traitement, la coopération entre acteurs économiques à l’échelle territoriale pertinente dans le respect du principe de proximité et le développement des valeurs d’usage et de partage et de l’information sur leurs coûts écologique, économique et social contribuent à cette nouvelle prospérité. »
« Les dispositions du présent code ont pour objet, en priorité, de prévenir l’utilisation des ressources, puis de promouvoir une consommation sobre et responsable des ressources basée sur l’écoconception, puis d’assurer une hiérarchie dans l’utilisation des ressources, privilégiant les ressources issues du recyclage ou de sources renouvelables, puis les ressources recyclables, puis les autres ressources, en tenant compte du bilan global de leur cycle de vie. »
17Des principes nouveaux ont été formulés par la grande loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages (JO 9 août 2016) : principe de solidarité écologique « qui appelle à prendre en compte, dans toute prise de décision publique ayant une incidence sur l’environnement des territoires concernés, les interactions des écosystèmes, des êtres vivants et des milieux naturels ou aménagés » (article L. 110-1 II 6° du Code de l’environnement) ; principe de l’utilisation durable (« la pratique des usages peut être un instrument qui contribue à la biodiversité », article L. 110-1 II 7° du même Code) ; principe de complémentarité entre l’environnement, l’agriculture, l’aquaculture et la gestion durable des forêts, qui exprime la nécessité des équilibres entre les différents usages de la nature (article L. 110-1 II 8° du même Code) ; principe de la transition vers une économie circulaire (article L. 110-1 III 5° du même Code) : est ici prescrit un changement de paradigme assurément nécessaire et vital, sur le mode de la sobriété.
18Mais au-delà du droit qui énonce des changements de la technique économique, et les mots sont clairs, s’amorce ainsi ce qu’on appelle aujourd’hui la transition écologique – forme nouvelle dérivée du développement durable. Cette métaphysique des espaces situés dans le temps – dans du temps qualifié aujourd’hui de durable.
19Rupture dans la continuité : Temps court ou temps long, les variations de temporalités sont à considérer à neuf comme franchissement ou destruction de dogmes dominants qui, à l’aune de ce jour, ferment et enferment. Aussi s’agit-il d’acclimater le droit au réel écologique en se fondant sur un matérialisme philosophique nourri d’éthique. S’y inscrivent donc les limites planétaires.
20À l’ère de ce que les savants nomment « anthropocène » (P. J. Crutzen et E. F. Stoermer, « The "Anthropocene" », Global Change, NewsLetter, mai 2000, n° 41, p. 17-18 ; « The impacts of current human activities will continue over long periods », ibid., p. 17) – époque que nous vivons où Homo sapiens modifie en profondeur les équilibres écologiques – ces limites sont, et c’est évident, les transformations qui en résultent et nuisent à la viabilité écologique. Elles ont été définies en science comme Planetary Boundaries (J. Rockström et al., « A safe operating space for humanity », Nature, 461, 2009, p. 472-475 ; et « Planetary Boundaries: Exploring the Safe Operating Space for Humanity », Ecology and Society, vol. 14, n° 2, 2009, art. 32) : changement climatique, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, changements d’utilisation des sols, acidification des océans, utilisation mondiale de l’eau, appauvrissement de l’ozone stratosphérique, augmentation des aérosols dans l’atmosphère, introduction d’entités nouvelles dans la biosphère. Si, depuis lors, d’autres études ont complété ces neuf limites fondamentales, l’on voit que le milieu (ce qui environne) n’est plus seulement saisi en sa qualité géographique mais aussi et surtout comme topos : un être-lieu en liens avec. D’espace il mue en temps, il devient un lieu à mi-chemin de l’un et de l’autre. Espace et temps à la fois, ce qui nourrit la transition écologique. Ce qui est continu se déploie ici à travers la variabilité et la diversité. Cause et effet, équilibre donc.
« Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent ».
22Pour une nature renaissante. Ni idolâtrie, ni écologisme ! Car les sens sont plus intelligibles que les dogmes. Pax natura : c’est, au-delà d’une transition écologique, la nécessité d’un séisme métaphysique. Oui le droit de l’environnement est une vue actuelle sur l’histoire. Il est de bon ton aristocratique de penser, sinon vivre, arraché à la nature, et ce tropisme très occidental a fondé presque toute civilisation moderne. Désormais, au-delà de la science et de la cité, la nature est à prendre au sérieux : à l’aube d’une écopoèise, l’humain doit considérer la nature poétiquement, c’est-à-dire aussi en sa dimension de sacré élémentaire. Assumer donc de se situer dans la beauté de la nature, de s’y établir, et reconquérir notre instinct de survie en la préservant. La condition de l’humain est enracinée dans la nature nourricière – l’être qui vit. Tout est lié : la survie, la pensée, la féerie.
23Donc fixer des limites exige une sémantique de combat, telle est l’expression de « limites planétaires ».
24Les profondeurs de l’empreinte écologique d’Homo sapiens sont en son ombre portée : « L’homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont du sens qu’elles sont, de celles qui ne sont pas du sens qu’elles ne sont pas » (vérité de Protagoras discutée par Platon, Théétète, 152 a).
25Or en chaque humain il y a les montagnes et les fleuves et l’aurore, les forêts et les fleurs, les lacs et les papillons, et le vent. Il y a les mémoires qui s’effacent tant l’homme est un passant qui traverse dans un murmure les vents et les récifs et les forêts, la mer et la montagne, les autres espèces qui respirent et vivent, les fleurs ? Il y a là, sans égal, la cause métaphysique de la mue nécessaire des sociétés post-industrielles.
Date de mise en ligne : 14/10/2020