Couverture de RJE_202

Article de revue

(Invisible and) Silent Sprin

Pages 223 à 229

Notes

  • [1]
    Blaise Pascal, Pensées, fragment 139.
  • [2]
    R. Carson, Printemps silencieux, trad. par J.-F. Gravrand, Wildproject, 2009, p. 141-165.
  • [3]
    E. F. Schumacher, Small is beautiful : une société à la mesure de l’homme, trad. par D. et W. Day, éditions du Seuil, coll. « Points », 1979.
  • [4]
    « Il convient que lui croisse et que je diminue », formule de Saint Jean Baptiste montrant le Christ, gravée sur la scène de la crucifixion du retable d’Issenheim, de Matthias Grünewald (1512-1516), conservé au musée Unterlinden de Colmar (et les fameux commentaires de Huysmans).
  • [5]
    Oïkos : dans les deux cas, il est toujours question de la « maison ».
  • [6]
    Manere, en latin, veut bien dire demeurer, rester.
  • [7]
    Qu’est-ce que la politique ?, texte établi par Ursula Ludz, trad. par Sylvie Courtine-Denamy, Éditions du Seuil, coll. « Essais », 1995, Fragment I, p. 42.
  • [8]
    H. Arendt, ibid., Fragment IIIa, p. 70-71.

1« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. » [1] Entendue depuis la fenêtre, la formule pourrait évidemment laisser songeurs ceux qui furent confinés. Si la tentation est forte de vouloir sortir en courant, elle l’est tout autant de s’en remettre aux prédicateurs. Devant ce qui nous arrive, on évitera pourtant le style péremptoire, façon « esprit d’Apocalypse » : les grandes leçons tirées du futur tel qu’on l’imagine quand il surgit devant nous, les ritournelles inspirées par (et sur) « le monde d’après » (qui restera le nôtre), laissons-les aux millénaristes, à Nostradamus et aux économistes. Nous n’avons aujourd’hui besoin ni de dystopies ni de prophéties, parfois autoréalisatrices, et pas davantage de rétro-spections ou -fictions autosatisfaites. De la fable en revanche (Jean de La Fontaine ayant visiblement écrit celle de la chauve-souris et du pangolin en déguisant ce dernier en belette), nous pourrions sans doute conserver la morale.

2Entre biologie et écologie. L’établissement de liens de causalité « écologico-sanitaires » stricts serait certes imprudent. Les parallèles sont néanmoins attirants, notamment pour les environnementalistes qui font depuis longtemps métier (certes moins inconfortable que celui des soignants) de se porter au chevet d’un monde lui aussi malade de la peste que nous lui inoculons. Lorsqu’elle publie Silent Spring, en 1962, Rachel Carson, alors biologiste, défend la cause de l’environnement sans avoir ni donner le sentiment, en s’intéressant à la santé et à l’écologie, de se livrer à des combats différents. Que penserait aujourd’hui l’autrice, qui analysait alors la façon dont la chimie et nos comportements pouvaient tuer la vie et faire taire les oiseaux [2] ? Peut-être sourirait-elle en observant, avec nous, que lorsque la Machine s’enraye et que l’avifaune métallique, soudain, ne strie plus le ciel, on entend à nouveau cette mélopée des rescapés qu’est le chant (des) volatil(es). Silencieux, le printemps le fut donc, pendant l’arrêt fugace des hauts-fourneaux, et la brèche alors créée en nous fut propice au silence intérieur, indispensable à la pensée qui souvent accompagne le temps retrouvé. Invisible, aussi, tel fut le printemps. Il le fut parce que dans nombre de régions, avril était juillet et le printemps déjà l’été (« pas de printemps, plus de saison… », on connaît désormais cet inquiétant refrain) et que beaucoup d’entre nous n’ont de toute façon pas vu le jour, entre confinement contraint et besogne (parfois terrible) imposée. Il fut également invisible parce qu’à l’exception des personnes et familles tragiquement touchées, comme pour les crises écologiques, sans l’apport de la science, nous aurions vu peu de chose. Mais il le fut aussi parce que ce virus, à l’origine de la crise, c’est l’infiniment petit aux conséquences infiniment grandes (première morale de notre Histoire, en quelque sorte…), échappant à (et dans) tous les sens et pas seulement la vue. Et Ernst Friedrich Schumacher, reprenant Léopold Kohr, ne pourrait donc plus dire que Small est toujours beautiful[3]. Les comparaisons faciles pourraient être légion, et l’on s’en gardera, sinon pour rapprocher différences facettes de nos pathologies. Il est ainsi troublant de constater que lors d’une épidémie comme en écologie (un virus peut en effet en cacher d’autres), la vulnérabilité, partiellement identifiée, n’est et ne sera l’apanage de personne. Par ailleurs, à côté d’un virus dont nous pouvons être sans le savoir les porteurs sains, nous sommes de façon croissante les propagateurs malsains de tendances virales en apparence virtuelles car peu visibles, mais pourtant bien réelles par leurs effets sur le monde largement entendu. Étonnant rapprochement, encore, si l’on pense aux dimensions (éco) systémiques du cadre dans lequel se déploient les crises sanitaire et écologique et devront être trouvées les solutions.

3Souvent les parallèles se croisent en notre milieu. Le plus étonnant constat, pourtant presque banal, se résume en quelques mots qu’on pourrait croire cyniques : « Les environnementalistes en avaient rêvé : le virus l’a fait ! ». Qu’une pandémie puisse conjoncturellement devenir un allié « de choc » n’a de quoi ni réjouir ni même consoler. Mais rendons-nous à l’évidence : la situation nous a permis d’apercevoir que le ralentissement brutal, presque jusqu’à l’arrêt, de notre modèle économique, dominant et rampant, pouvait dégager l’horizon au moins autant que les bronches, nous rapprochant, certes le temps trop court d’une seule inspiration, d’objectifs climatiques et environnementaux dont tous les rapports antérieurs révélaient à quel point nous en étions éloignés. Voici qui nous montre, autre morale de l’histoire sans doute, que lorsqu’on veut (et même quand on ne veut pas, en l’occurrence…), on peut. Mais voilà qui surtout démasque (à l’heure où nous allons devoir les mettre…) et met instantanément au jour, tout respect dû à celles et ceux qui y croyaient encore, la stérilité de politiques publiques environnementales lato sensu décidées à système constant. Au printemps dernier fut ainsi démontrée à ceux qui feignaient encore de l’ignorer l’inefficacité fondamentale d’engagements, tous étages confondus, « à petits pas », complices d’une société juridique du spectacle animée par des montreurs d’ours (polaires) moribonds et par les amuseurs de la galerie de la croissance (plus que de l’(a R)évolution). En quelques mois à peine auront ainsi été déclassés les effets distractifs de nos gesticulations communicationnelles et normatives, qui n’étaient finalement que « mesurettes », « gadgets », « bluff », « abolis bibelots » d’inanité juridique sonore. Un épisode subi(t) et violent aura donc été nécessaire pour démontrer la folie d’un programme de croissance et de développement mondialisé aux cinquante nuances écologiques, le délire d’une occupation du monde mortifère, mais peinte en un vert tirant sur le glauque. Cette crise a ainsi aiguisé, compte tenu des conditions démographiques, techno-industrielles et sociétales présidant à notre modèle, notre conscience de la gigantesque Révolution (à 180 ° plus qu’à 360 ° bien sûr, histoire de n’y point revenir…) que nous aurions dû depuis longtemps accomplir. Sous nos yeux incrédules se dévoile alors la vertigineuse équation : nous venons de faire imploser le système économique mondial et dans le même temps si bref, confinement et humilité faisant souvent bon ménage, une partie de la voie nous fut montrée. Nommons-la « décroissance », « sobriété », comme on veut, mais ne jouons pas sur les mots : seule une réduction massive tout à la fois des prélèvements inconsidérés et des émissions nocives, innombrables, en tout genre et plus globalement de notre « empreinte sur le monde » nous permettrait, peut-être, de nous rapprocher des objectifs que nous nous étions pourtant fixés. C’est l’une des douloureuses leçons, à la fois enthousiasmante et effrayante et d’ailleurs bien connue, de cette crise sanitaire. Elle nous enseigne qu’assurément le monde n’était pas fait pour ce que nous en faisions et rappelle au passage qu’une crise majeure ne saurait en escamoter une autre, plus essentielle encore et qui ignore tout autant les frontières. Ce tragique épisode nous apprend encore qu’en droit de l’environnement, les utopies réalistes doivent savoir se passer de miracles. L’espace-temps d’une fulgurance qui déjà se dissipe et risque de prendre fin, qu’a-t-on pu observer ? Que l’environnement a crû tandis que nous diminuions (illum oportet crescere, me autem minui[4]) ; comme si l’air confiné de notre emprisonnement libérait, une fraction de seconde, les poumons encrassés de la Terre et si, dans notre représentation mentale figée, binaire et radicale, c’était elle ou nous (et si possible plutôt moi…). Et c’est là tout l’enjeu.

4Sortir… c’est encore entrer. Alors bien sûr, c’est promis, nous finirons bien par ouvrir grand la porte et par sortir pleinement, au moins provisoirement, de cet inhumain confinement. Cependant, promesse de quoi ? Car sortir, d’accord, mais à quelles conditions nous en sortirons-nous ?

5D’ailleurs, sortir pour aller où ? Même extirpés de nos logis individuels ou familiaux, nous ne ferons que passer d’un foyer à l’Autre, retournant comme par effraction dans la Maison commune, sans transition ou presque. Il ne s’agit que d’un changement de lieu de confinement, en quelque sorte, dès lors que cette demeure, aux racines de l’écologie et de l’économie [5], c’est encore la maison, que nous ne quitterons pas [6]. Nous ne partirons pas, en effet : en dehors de quelques fous furieux, illuminés nocifs qu’il faudrait… enfermer, nous savons que c’est ici et entre nous que ça s’est toujours passé et que ça continuera (ou s’arrêtera). Et s’il nous faut désormais trouver un plan B pour nous sortir de là et de ce vieux monde mort, il n’y aura pas en revanche de « planète B ». Le risque est en effet immense qu’enfin déconfinés et pas même déconfits, libres à nouveau de gambader, d’entreprendre à notre guise et toujours plus nombreux, nous redevenions ces souverains manquant de modestie, aux libertés mal digérées, illimitées ou presque dans un monde pourtant déjà abîmé et néanmoins fini. La tentation sera énorme, comme au sortir des guerres aux rebonds environnementaux souvent dévastateurs et alors que nous entendons déjà le silence se briser sous les cris des machines, de nous éloigner toujours plus de ce qu’il faudrait faire. Non point mus par un esprit de contradiction mais par simples déni, inertie, contagion, sous l’effet d’une accélération systémique et, pire que tout : sans même penser à mal. L’occasion est-elle alors inespérée de revenir à la normale ou désespérée d’un retour à l’anormal ? Quittera-t-on cette crise ponctuelle pour reverser dans l’autre, installée et immense, alors qu’il y a longtemps déjà qu’après tant d’heures de gloire et de progrès, nous avions rendu notre monde amer et si peu sûr ?

6Ce retour dans la Maison commune, avec jardin et vue sur l’univers glacé, à cet égard et au juste, ce serait pour y faire quoi et comment ? Dès lors que mal nommer les choses, c’est depuis Camus ajouter au malheur du monde, arrêtons un instant de nous mentir ; rappelons, sans sous-estimer bien sûr les tragédies personnelles provoquées par la crise sanitaire actuelle, que les problèmes climatiques et environnementaux que nous subissons déjà et ne feront que croître s(er)ont d’une incomparable ampleur, y compris sanitaire. Car nous sommes l’autre virus, invisible(s) à nous-mêmes, soucieux visiblement de n’en rien savoir. Pourtant, si nous reprenons le business as usual parce que time is money, continuant, en nombre croissant, à répandre à la surface comme dans les entrailles de la Terre les molécules virales, dans les fleuves et les mers, dans l’air comme dans les sols, dans l’espace confiné d’un village-monde sans cesse plus minuscule, chaque jour moins bien habité, que va-t-il se passer ? Et alors que nos sœurs et frères humains des peuples d’à côté sont devenus nos voisins, que les continents sont un peu, les uns pour les autres, comme les pièces d’un puzzle ou celle d’à côté dans la Maison commune, s’avouera-t-on enfin, quand tant d’études et de savants le disent, que nos comportements individuels et collectifs tuent chaque année, sans qu’on cherche à le savoir, bien plus qu’un inquiétant virus ? Qui serait-on alors, pourtant finalement braves d’avoir su respecter quelques gestes barrières et des restrictions lourdes dans l’exercice de nos libertés pour épargner des vies, si nous acceptions, toujours et encore, de participer à nouveau au grand saccage, par des comportements silencieusement mortifères, aux effets désormais de plus en plus visibles ? Quelle leçon aurions-nous appris de cette tragique opportunité quand, de ronde vertueuse, nous retomberions dans les cercles vicieux et concentriques d’attitudes reproductibles à l’infini ? Si nous ne tirons pas de cette crise de nouveaux interdits de production, de distribution et de consommation, individuels et collectifs, si l’alpha des contraintes est l’invitation faite aux élèves de trier leurs canettes de Coca et son oméga celle d’éteindre le moteur de sa voiture quand on passe au Mac Drive, alors nous avons un souci majeur à nous faire… C’était peut-être ça aussi, finalement, le message de Rachel Carson.

7Politique de l’intervalle. De la porte qui sépare illusoirement ces demeures, nous possédons la clé. Parmi les constats qui peuvent nous toucher, nous autres intouchables aujourd’hui sevrés de gestes, c’est que la Politique (re)commence. Enfin. Il y a si longtemps qu’elle était moribonde, se contentant de gérer non, de manager, à la petite seconde, pour l’essentiel, et de loin (ou parfois de trop près) la simple juxtaposition de jouissances bientôt promises à tous. Et voici qu’elle revit, qu’elle renaît, l’heure de la Décision, et ce depuis l’instant même où nous fûmes autorisés à refranchir le seuil de nos portes. Les problématiques écologiques sont la figure contemporaine la plus évidente du Politique car, outre leur participation certes anxiogène à l’indispensable nouveau grand Récit collectif, elles mettent chaque individu en présence de ce qui n’est pas lui, de ce qui déborde ses contours, existant avant, pendant et après, à côté ou plus loin. Hannah Arendt qui, ce rappel est essentiel, s’était interrogée sur ce qu’est la politique en relation étroite avec les questions de l’holocauste et du risque nucléaire, considère qu’elle naît dans l’espace qui est entre les hommes, fondamentalement extérieur à eux, dans cet espace intermédiaire qui fait qu’elle se constitue comme relation [7]. C’est ce que nous dit la crise sanitaire et c’était déjà ce que nous racontait la sortie de l’état de nature chez les théoriciens du contrat social : l’accord est institué lorsque nous acceptons de n’être plus individuellement souverains, de renoncer, par ce pacte mutuel, à l’absoluité de la satisfaction de nos besoins (surtout quand il s’agit de caprices) pour « entrer » (c’est le mot) en relation, constituer une société politique et plus encore « faire monde » et civilisation. Et l’aventure commença très vite, sitôt que Robinson rencontra Vendredi, comme on accepte de ne plus voir à sa porte midi : dès l’au-delà de ma personne, au premier geste accompli, au dehors de moi, lors du passage imperceptible de mon logis à cette Maison qu’immanquablement tous nos comportements traversent. La voici donc qui se re-présente, devant nous, sous nos yeux, la grande aventure des Communs. Le moment est venu de se dire, ensemble, pas trop serrés sur la Place, que les questions écologiques, dans leur signification la plus inclusive, sont peut-être aujourd’hui et pour longtemps encore LA question politique, énigmatiquement humaine et inhumaine. Avec les fugaces mais spectaculaires effets du confinement sur la biosphère, pourra-t-on encore affirmer qu’on ne le savait pas ? La voie est désormais tracée, la route reste à écrire. Ce sera immanquablement celle d’une révolution, intime et systémique, individuelle et collective, locale et globale, bouleversant très douloureusement notre modèle économique jusqu’à l’assujettir et métamorphosant totalement notre façon d’occuper la Demeure.

8La porte ouverte. La possibilité de construire autrement notre espace commun, sans que les relations humaines de prudence et respect (de care, comme on dit désormais) soient déterminées par la seule peur d’un agent pathogène, assurément existe. Elle s’est manifestée, ces derniers mois comme depuis toujours, à travers l’extraordinaire palette de nos aptitudes, pour le pire mais surtout le meilleur. Nous sommes des êtres moraux, capables de jugement, donc de suspendre le cours des choses et notre course folle. L’heure est enfin venue de faire émerger la question de notre liberté réelle, de notre autonomie humaine individuelle et collective. Ce qu’il faut avoir vécu pour qu’on saisisse que ce monde, dans lequel nous sommes toujours jetés sans le vouloir, existe en dehors de nous : prodigieux parallèle ! Ce qu’il faut de conscience pour comprendre que nos façons d’être ont des implications qu’on ne voit pas (encore) sur des voisins, pour quelqu’un qu’on croiserait ou habitant dans ma rue… à l’autre bout du monde. Ils subissent d’ores et déjà plus ou moins frontalement les inconséquences de nos gestes, ces peuples d’à côté et ces générations futures, dont on hypothèque unilatéralement le droit de vivre bien et peut-être jusqu’à celui d’exister… Cercle vertueux, la part du colibri ; cercle vicieux, le coût d’actions individuelles apparemment vénielles et dont la multiplication, pourtant, contribue aux ravages. Alors quoi : nous aurions accepté une contraction inédite de certains de nos droits essentiels, au nom de la vie d’autrui comme de la nôtre, et nous replongerions ? Contraints d’arrêter la machine, nous avons pu nous dire : au juste, qu’est-ce qui nous a manqué, de quoi a-t-on besoin ?, posant alors une autre question politique majeure : la vertu des contraintes, c’est qu’elles sont l’occasion de réinventions de soi et du lien, d’alternatives pour maintenir autant que faire se peut ce qui fit tant défaut aux curieux animaux de compagnie que nous sommes : serrer quelqu’un dans nos bras (pour cela, sans doute va-t-il falloir attendre), retrouver des proches, des amis de chair et de sang. Ne sous-estimons pas notre soif de solidarité, de partage et d’échanges, ni ce désir inextinguible de nous savoir utiles. Nous sommes nos vrais besoins, de culture et d’esprit, au point qu’aucune anthropologie sombre, que nulle idéologie individualiste ne sauraient ici convaincre que nous préférerions toujours l’avoir à l’être et soi aux autres. Qui peut nier maintenant la capacité des êtres humains à faire des efforts pour des gens qu’ils ne connaissent même pas et à s’adapter et se contraindre s’ils en comprennent l’absolue nécessité et plus encore le sens ? Ayant été témoins ou acteurs d’un profond décentrement, ayant vu se mobiliser provisoirement énergie et volonté de façon inouïe pour faire face à cette crise, la vertu nous attend au nom de l’équité. Et nous voici sommés de créer de nouveaux tabous, de réinventer l’interdit, pour éviter la tragédie climatique et environnementale qui se déroule sous nos yeux, en libérant en nous d’autres forces, d’autres valeurs qui nous rendront plus riches, de corps et d’esprit. Il y a de la place, même au royaume d’Épicure, pour l’action suspendue et la joie différée. Alors, quitter la chambre, bien sûr. Mais sortir en respectant désormais les règles d’un autre confinement ; en n’oubliant pas d’adopter, une bonne fois pour toutes, des « comportements-barrière », ces nouvelles façons d’entreprendre et commercer, d’aller et de venir, pour enfin vivre mieux, ensemble, à la Maison. Car si nous reprenons le cours de nos vies en continuant à nuire à ce, celles et ceux qui nous entourent et par-là même à nous, le monde ira alors de crises en tragédies, et d’inquiétudes en drames…

9« La différence décisive entre les “improbabilités infinies” sur lesquelles repose la vie terrestre et humaine et les événements miraculeux dans le domaine des affaires humaines elles-mêmes tient naturellement au fait que l’homme possède manifestement le don mystérieux de faire des miracles. Ce don, nous l’appelons l’agir. C’est à lui en particulier qu’il revient de prendre un nouveau commencement, d’inaugurer quelque chose de neuf, de prendre l’initiative ou, pour le dire de façon kantienne, de commencer par soi-même une chaîne. Le miracle de la liberté consiste dans ce “pouvoir-commencer", lequel à son tour se révèle dans le fait que chaque être humain, dans la mesure où par sa naissance il est arrivé dans un monde qui lui préexistait et qui perdurera après lui, est en lui-même un nouveau commencement. » [8] Peut-on alors espérer, avec Bergson, que l’avenir aura encore un futur, et qu’il pourrait ne plus être ce qui va arriver mais devenir ce que nous allons en faire ? Maintenant.


Date de mise en ligne : 06/07/2020

Notes

  • [1]
    Blaise Pascal, Pensées, fragment 139.
  • [2]
    R. Carson, Printemps silencieux, trad. par J.-F. Gravrand, Wildproject, 2009, p. 141-165.
  • [3]
    E. F. Schumacher, Small is beautiful : une société à la mesure de l’homme, trad. par D. et W. Day, éditions du Seuil, coll. « Points », 1979.
  • [4]
    « Il convient que lui croisse et que je diminue », formule de Saint Jean Baptiste montrant le Christ, gravée sur la scène de la crucifixion du retable d’Issenheim, de Matthias Grünewald (1512-1516), conservé au musée Unterlinden de Colmar (et les fameux commentaires de Huysmans).
  • [5]
    Oïkos : dans les deux cas, il est toujours question de la « maison ».
  • [6]
    Manere, en latin, veut bien dire demeurer, rester.
  • [7]
    Qu’est-ce que la politique ?, texte établi par Ursula Ludz, trad. par Sylvie Courtine-Denamy, Éditions du Seuil, coll. « Essais », 1995, Fragment I, p. 42.
  • [8]
    H. Arendt, ibid., Fragment IIIa, p. 70-71.

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