Couverture de RJE_194

Article de revue

Amazonie : le droit international en vigueur apporte des réponses substantielles

Pages 671 à 675

Notes

1Au mois de juillet dernier, l’actuel Président du Brésil déclarait, face à la presse étrangère : « L’Amazonie est au Brésil, pas à vous ». Soit ! La plus large part de cette forêt, grande de plus de cinq millions de kilomètres carrés, se trouve sur le territoire brésilien [1]. Question : au regard du droit international public tel qu’il est en vigueur, et au-delà même de toute convention spéciale [2], cela signifie-t-il nécessairement que le Brésil puisse gérer comme bon lui semble « le poumon de la planète » ? Monsieur Bolsonaro peut-il légalement rendre la planète phtisique en raison des seuls choix de développement qu’il a décidés ? Pondérée, car il s’agit d’apprécier les droits d’un État souverain, la réponse est néanmoins très clairement négative. Monsieur Bolsonaro ne peut pas faire n’importe quoi !

2La proposition majeure dans le droit international de l’environnement en vigueur est inspirée par le bons sens : chacun est libre d’utiliser sa propriété au mieux de ses intérêts ; mais nul ne saurait le faire de manière à porter gravement préjudice aux droits des tiers ou à ceux de la communauté toute entière à laquelle il appartient. Dans l’ordre international, cela se traduit par deux principes, complémentaires ; d’une part, « la souveraineté permanente de chaque État sur ses ressources naturelles », proclamée dès 1974 par l’Assemblée générale de l’ONU et nullement remise en cause par la pratique [3] ; d’autre part, et en contrepartie, les États « ont le devoir de veiller à ce que les activités qui relèvent de leur compétence ou de leur pouvoir ne portent pas atteinte à l’environnement d’autres États ou de zones situées au-delà des limites de leur juridiction nationale ». Ce principe, dit d’utilisation non-dommageable du territoire ou « no harm principle » dans la lingua franca du droit international contemporain [4], fut réitéré lors de deux Déclarations successives adoptées dans le cadre des Nations unies ; l’une à Stockholm en 1972, sur l’environnement humain (principe 21) [5], l’autre à Rio, en 1992, sur l’environnement et le développement [6]. La Cour internationale de Justice avait déjà, dans son premier arrêt, en l’affaire du Détroit de Corfou, énoncé le même principe, inspiré par des « considérations élémentaires d’humanité » [7]. C’était en 1949. En 1996, la Cour reconnaissait pour la première fois, dans un avis consultatif [8], que le principe 21 de Stockholm faisait désormais partie du droit international coutumier, lequel, faut-il le rappeler, est obligatoire. D’autres juridictions ou cours arbitrales devaient par la suite se référer au même principe, tels le Tribunal du droit de la mer en 2015 [9] ou un tribunal arbitral en 2016 dans le différend entre les Philippines et la Chine, relativement à la délimitation maritime en mer de Chine méridionale [10]. Le Brésil est, en outre, partie à la Convention de l’UNESCO sur le patrimoine mondial au titre de laquelle six millions d’hectares de la forêt amazonienne sont désignés, ce qui signifie qu’ils sont placés sous un régime assez strict de contrôle quant à la sauvegarde de leur intégrité.

3Au plan régional, le Brésil a également souscrit à un certain nombre d’engagements, en particulier, dans le cadre du Traité de coopération amazonienne (OTCA) prévoyant notamment des actions collectives de protection et de surveillance de la forêt amazonienne. C’est dans le même cadre qu’a été adoptée la déclaration de Tena, en décembre 2017, laquelle reconnait l’importance mondiale du système écologique de l’Amazonie [11].

4De plus, la forêt amazonienne n’intéresse pas seulement la faune et la flore ; elle constitue aussi l’habitat traditionnel d’une importante population autochtone dont les droits inaliénables, à commencer par le droit à la vie (et pas seulement à la survie) font l’objet de protection spéciale mais s’inscrivent d’abord tout simplement au rang des droits humains par définition non dérogeables. À l’échelle régionale et en liaison directe avec la protection de l’environnement dans la région amazonienne, la Cour interaméricaine des droits de l’Homme est à cet égard l’auteur d’une jurisprudence déjà abondante [12] ; elle marque notamment les limites des droits d’exploitation des zones forestières dont disposent les États concernés. À l’échelle universelle, enfin, il n’est pas indifférent de noter que le Brésil a ratifié la Convention n° 169 de l’OIT concernant « les peuples indigènes et tribaux » laquelle fait obligation à ses États parties de protéger l’habitat des populations concernées [13].

5L’obligation d’utilisation non-dommageable du territoire ou « no harm principle » s’applique à tous les milieux, y compris bien entendu aux massifs forestiers. C’est aussi ce qu’affirme la Convention sur la diversité biologique, elle-même souvent appelée « Convention de Rio », puisqu’elle y fut adoptée lors du même Sommet de la Terre en 1992 [14]. Cette Convention intéresse particulièrement la protection de la forêt amazonienne, plus grande réserve de biodiversité au monde. Une autre convention adoptée à Rio lors du même sommet, relative aux changements climatiques, prévoit la gestion rationnelle des « puits et réservoirs de tous les gaz à effet de serre » dont en particulier les forêts [15]. Pour sa part, l’accord de Paris de 2015 sur le climat [16] invite explicitement les États parties (article 5) à renforcer ces mêmes puits et réservoirs de gaz à effet de serre. On sait par ailleurs combien l’organe d’experts des Nations unies sur les changements climatiques (GIEC) a souligné dans ses rapports successifs, y compris celui adopté au mois d’août dernier à Genève, le rôle essentiel que jouent les forêts dans l’absorption des gaz à effet de serre [17]. Or, selon les observations par satellite faites par l’organe d’expert brésilien qu’est l’Institut national de la recherche spatiale (INPE) et rapportées par la presse [18], la déforestation amazonienne au Brésil aurait progressé de 278 % par rapport au même mois en 2018. Au total, plus de 4 700 km2 de la forêt primaire brésilienne ont été déboisés depuis le mois de janvier de cette année. La réalité et l’importance du dommage ainsi causé à une ressource déjà très éprouvée de longue date par la surexploitation paraissent certaines, notamment sur la base des constats énoncés dans le récent rapport du GIEC sur la gestion des sols. Alors, que faire ?

6Face à des faits illicites de cette dimension, le réalisme incite à constater qu’une action en responsabilité devant la Cour internationale de Justice ne serait pas forcément aisée, fut-elle engagée par un ou plusieurs États codétenteurs de cette « ressource naturelle partagée » [19], ou, plus largement, par d’autres États parties à une des conventions internationales auxquelles le Brésil est partie. Une telle initiative se heurterait en effet, en l’état actuel du droit international en ce domaine, à plusieurs difficultés. Aucune n’est insurmontable mais toutes sont conséquentes. En effet, au-delà même de l’établissement des conditions de compétence de la Cour ou d’un tribunal arbitral, lesquelles supposent le consentement de l’État mis en cause, il ne faut pas dissimuler la difficulté pratique d’établissement des preuves ; notamment celle d’une corrélation directe et quantifiable entre les décisions politiques opérées par le pouvoir brésilien actuel, les effets dévastateurs sur la forêt et la dégradation du climat mondial comme de la diversité biologique. Une telle dégradation, à laquelle ont contribué une multitude de facteurs, est, de toute façon d’ores et déjà largement entamée. À ces obstacles techniques s’en ajouterait un autre, de caractère politique : beaucoup d’États craignent, en effet, qu’une action en responsabilité de ce type se retourne un jour ou l’autre contre eux en créant un précédent. Pendant ce temps-là, la forêt brûle.

7Le droit international tel qu’il existe fournit cependant d’autres procédures utiles : parmi elles, la demande d’un avis consultatif à la CIJ par l’Assemblée générale à la majorité requise qui est une majorité simple des États membres de l’ONU présents et votants ; ceci, afin de permettre à la Cour de préciser quelque peu la qualification juridique de l’espace amazonien, à la fois situé sur le territoire national de neuf États, et reconnu, y compris par le Brésil, comme doté d’une importance mondiale pour la régulation du climat de la planète entière ; afin, également, de préciser encore les conditions dans lesquelles les principes précédemment décrits ainsi que quelques autres (prévention et précaution en particulier) pourraient être appliqués à la gestion de la forêt amazonienne. On pourrait également demander à la Cour comment établir la « balance des intérêts » en présence, celui du Brésil à son propre développement étant, bien entendu, lui aussi incontestable.

8On a déjà beaucoup parlé dans la presse d’étendre la « responsabilité de protéger » (R2P) à la sauvegarde de l’environnement en détresse, voire de considérer que le type d’action commise par le Brésil en Amazonie constitue un « écocide », autorisant une action internationale, y compris sous l’égide du Conseil de sécurité (de toute façon requis si on invoque la R2P dans le cadre des Nations unies). D’autres ont préconisé que la forêt amazonienne soit dotée d’une personnalité juridique propre, autorisant sa défense en s’affranchissant des aléas de la souveraineté d’un seul. Ces propositions sont toutes stimulantes et inspirées par une généreuse indignation. Il n’est pas impossible qu’à terme, certaines d’entre elles puissent prospérer, sans toutefois que l’appel à la « responsabilité de protéger », même si cela sonne très bien, soit la plus réaliste. Supposant un vote à la majorité qualifiée des membres permanents du Conseil de sécurité pour être mise en œuvre, ce qui suppose aussi qu’on établisse un lien substantiel entre atteinte à l’environnement et menace contre la paix et la sécurité internationales, la « R2P » a du plomb dans l’aile depuis qu’elle a été invoquée par le Conseil de sécurité pour décider de l’intervention en Libye en 2011 [20] ; par ailleurs, ni la Russie ni la Chine, au sein du Conseil de sécurité ni les pays en développement à l’Assemblée générale n’accepteraient dans l’immédiat l’extension de la « responsabilité de protéger » au domaine de la protection de l’environnement, voyant dans une initiative de ce type une entreprise des pays occidentaux pour entraver ou contrôler leur « souveraineté permanente » sur leurs ressources naturelles.

9L’expérience directe de la diplomatie multilatérale incite à penser que les souverainetés, du Sud comme du Nord, n’abdiquent pas volontiers les privilèges qu’elles détiennent en application du droit. Or, pour reprendre une expression récemment employée, « c’est la maison qui brûle ». Le paradoxe est alors que, pour aller plus vite ou moins lentement, il ne faille pas heurter de plein fouet les États les plus directement intéressés mais les persuader de coopérer, dans l’intérêt de tous y compris le leur. L’invocation de nouveaux concepts mobilisateurs n’est pas à proscrire et une révolution normative est sans doute possible à terme ; mais la révolution est souvent une longue patience. Pour l’instant, rien ne permet encore d’espérer que les délégations nationales à la session prochaine de l’Assemblée générale de l’ONU soient déjà prêtes à célébrer la nuit du 4 août.

10Dans ce domaine comme dans d’autres, c’est une active coopération multilatérale, des idées nouvelles et un dialogue quasi permanent qui doivent en premier lieu inspirer l’action concertée pour la sauvegarde et l’entretien d’une ressource commune d’importance essentielle pour l’humanité. Il ne s’agit donc pas de chercher un bouc émissaire mais, compte tenu de l’urgence de la situation, d’encourager au plan international les discussions et négociations nécessaires, dont certaines sont déjà en cours, pour sauvegarder cet environnement d’importance vitale à l’échelle globale.

11Ce qu’il est important de réaffirmer dès à présent est que le droit, en son état actuel et malgré ses imperfections, offre un fondement d’action, au juge consultatif sans doute, mais aussi aux diplomates. C’est aussi de persuader l’opinion, de plus en plus mobilisée pour la sauvegarde du climat, que ce même corps de droit existe, qu’il peut être efficace et qu’elle peut invoquer son application. Face à la montée des populismes, il est temps de rappeler à tous que le droit international, lui aussi, est un patrimoine commun de l’humanité.


Date de mise en ligne : 14/01/2020

Notes

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