Couverture de RJE_191

Article de revue

L’érosion côtière en droit international universel et régional

Pages 79 à 88

Notes

  • [1]
    V. par ex. M.-L. Lambert, Droit des risques littoraux et changement climatique : connaissance, anticipation et innovation, VertigO, hors-série 21, avril 2015.
  • [2]
    A. Negroni, « Le littoral français de plus en plus menacé par l’érosion », Le Figaro, 20 novembre 2014.
  • [3]
    Assemblée nationale, M. Vauzelle, Rapport fait au nom de la Commission des affaires étrangères sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l’approbation du protocole relatif à la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) de la Méditerranée, rapport n° 1925, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 septembre 2009.
  • [4]
    V. par exemple PNUE, Centre d’activités régionales pour le Programme d’actions prioritaires, Livre blanc Gestion des zones côtières en Méditerranée, 2001.
  • [5]
    Convention sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée, adoptée à Barcelone le 16 février 1976.
  • [6]
    ONU, Assemblée générale, Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, A/RES/70/1, 25 septembre 2015.
  • [7]
    R.-J. Dupuy, « Droit déclaratoire et droit programmatoire : de la coutume sauvage à la "soft law" », in SFDI, L’élaboration du droit international public, colloque de Toulouse, Paris, Pedone, 1975, p. 132-148.
  • [8]
    Pour une analyse des causes, v. notamment D. Ibarra Marinas et F. Belmonte Serrato, Comprendiendo el litoral: Dinámica y procesos, Murcia, Ediciones de la Universidad de Murcia, 2017, p. 36 et s.
  • [9]
    Voir notamment l’article de Frédéric Bouin sur les stratégies nationales de lutte contre l’érosion, dans ce numéro de la RJE.
  • [10]
    Le lien actuel entre l’élévation de ce niveau et l’accélération du recul du trait de côte est confirmé ou mis en cause selon les sources consultées, et ce n’est pas l’objet de ce travail de développer ces considérations. Néanmoins, un effet futur du changement climatique sur l’érosion des côtes, s’il n’est pas ralenti, fait l’objet d’un certain consensus.
  • [11]
    Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), adoptée à Rio de Janeiro le 9 mai 1992.
  • [12]
    Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), arrêt, C. I. J. Recueil 1997, §140.
  • [13]
    Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010, p. 14.
  • [14]
    Pour une analyse, v. J. Rios Rodriguez, « Fonctionnalisme et expertise devant la CIJ », in E. Truilhe-Marengo (dir.), La relation juge-expert dans les contentieux sanitaires et environnementaux, Paris, La Documentation française, 2011, p. 117-133.
  • [15]
    Convention sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée, op. cit.
  • [16]
    V. le Projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, adopté par l’Assemblee générale, A/RES/56/83, 12 décembre 2001.
  • [17]
    Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, CIJ Recueil §42.
  • [18]
    Ce type d’activités est visé explicitement, dans son volet ecosystémique, par l’instrument régional développé dans la deuxième partie de ce travail, le Protocole de Madrid, qui prévoit dans son article 9 al. 2 e) ii), que : « L’extraction de sable, y compris dans les fonds marins, et de sédiments fluviaux, est réglementée ou interdite si elle risque d’avoir des effets préjudiciables à l’équilibre des écosystèmes côtiers ».
  • [19]
    Usine de Chorzów, fond, arrêt n° 13, 1928, C.P.J.I. série A n° 17, p. 47.
  • [20]
    CIJ, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), op. cit. §74.
  • [21]
    Convention pour la coopération dans la protection et le développement durable de la côte et de l’environnement, adoptée à Antigua le 18 février 2002.
  • [22]
    Idem.
  • [23]
    M. Prieur, « Le Protocole de Madrid à la Convention de Barcelone relatif à la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée », RJE, n° spécial 2012, p. 215-224 ; M. Prieur, « Le Protocole de Madrid à la Convention de Barcelone relatif à la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée », VertigO, hors-série 9, juillet 2011.
  • [24]
    Albanie, Croatie, France, Israël, Liban, Monténégro, Maroc, Slovénie, Espagne et Syrie.
  • [25]
    Pour une étude très complète de cette convention, v. IDDRI SciencesPo, Programme Liteau, Une contribution à l’interprétation des aspects juridiques du Protocole sur la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée, septembre 2012.
  • [26]
    Protocole relatif à la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) de la Méditerranée, adopté à Madrid le 21 janvier 2008.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    Idem.
  • [29]
    Idem.
  • [30]
    Assemblée nationale, op. cit.

1Le phénomène naturel de l’érosion a fait l’objet de nombreuses définitions et approches. Il s’agit du recul du littoral, du recul du trait de côte, de la terre. Initialement produit par des causes naturelles, il est devenu progressivement la conséquence des activités humaines et c’est dans cette mesure qu’il a été encadré par le droit.

2Il conviendra donc de partir de la conception de l’érosion comme un « risque » [1] que le droit cherche à réduire et à éviter : un risque pour les États, qui peuvent voir leur territoire diminuer ou disparaître progressivement, un risque pour la population, qui peut être contrainte à se déplacer, et un risque pour la nature, qui peut subir un fort déséquilibre. En d’autres termes, il s’agit d’un facteur d’altération de l’environnement qui doit être évité.

3Ce risque concerne plus ou moins directement tous les États côtiers, notamment la France. Selon certaines statistiques, 27% de la côte française est exposée à l’érosion [2]. Les plages peuvent rétrécir, les falaises se morceler, les dunes reculer. Mais l’action contre ce phénomène n’est pas exclusivement interne ou nationale et fait l’objet de normes internationales, qu’elles soient universelles et régionales. Cette approche est indispensable. Comme un rapport de l’Assemblée nationale française a pu le souligner, « [s]i les processus d’érosion côtière sont connus depuis longtemps et constituent un phénomène d’abord naturel, on sait désormais que les moyens de lutte qui ont pu être utilisés ont souvent produit des effets de bord très significatifs du fait d’une approche trop locale. Une érosion contenue en un point pouvait ainsi générer un phénomène érodant ailleurs. L’approche globale s’impose » [3]. Il est donc nécessaire de s’interroger sur l’appréhension juridique du phénomène dans sa dimension internationale : quels sont les moyens d’action contre ce risque dans l’ordre juridique international ?

4Le premier constat est que la lutte contre l’érosion en droit international par des normes qui visent ce phénomène est récente et limitée. Le terme érosion est peu présent dans les normes internationales. Non seulement il n’était pas mentionné par des normes antérieures au début des années 2000, mais, encore aujourd’hui, il n’y a pas de normes contraignantes spécifiques en droit international universel. La stratégie normative est donc récente et essentiellement régionale.

5Néanmoins, certaines normes et principes internationaux universels peuvent être indirectement applicables à la lutte contre l’érosion, même s’ils ne la visent pas spécifiquement. Les États peuvent donc se fonder sur eux pour diminuer ce risque.

6En l’absence de normes internationales universelles relatives à l’érosion, il convient de circonscrire l’approche à une double perspective : la détermination des textes, déclarations, et principes juridiques généraux, voire coutumiers, qui permettent de limiter ce risque (I) est complémentaire de l’établissement des principes régionaux visant spécifiquement l’érosion côtière dans certaines zones maritimes, et notamment la Méditerranée [4] ; dans ce cadre, le système de la Convention de Barcelone sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée [5] et de son Protocole adopté en 2008 à Madrid constituent non pas une exception, mais un véritable modèle à suivre (II).

I – Une action indirecte contre l’érosion en droit international universel

7La notion d’« érosion » est rarement mentionnée en droit international universel de l’environnement. Il n’y a pas de traité international spécifique relatif à la lutte contre ce phénomène. Il est cependant possible de trouver des dispositions qui permettent d’agir contre ce risque même s’ils ne le mentionnent pas, en distinguant plusieurs hypothèses : d’une part, des textes de soft law, non contraignants, qui peuvent servir de modèle en l’absence de véritables normes, et des textes contraignants qui luttent non pas contre l’érosion mais contre ses causes ; d’autre part et surtout, des principes coutumiers de droit international général qui peuvent également être applicables, comme l’a montré l’arrêt de la Cour internationale de Justice du 2 février 2018, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua).

A – Une approche phénoménologique : entre le « non droit » et les normes visant uniquement les causes de l’érosion

8Une approche globale et générale permet tout d’abord d’identifier plusieurs techniques d’action contre l’érosion qui ne sont pas fondées sur des normes spécifiques.

9Il s’agit par exemple du « droit programmatoire » ou « non droit », des textes non obligatoires qui prolifèrent dans la société internationale, adoptés souvent dans le cadre des organisations internationales, par leurs organes dépourvus de pouvoir normatif. Il ne s’agit pas de normes, mais ils orientent parfois l’action des États en tant qu’objectifs à suivre.

10Dans un premier temps, ces textes de soft law montrent l’objectif à poursuivre, malgré leur caractère non contraignant. Par exemple, les Objectifs du développement, adoptés en 2015 par l’Assemblée générale de l’ONU, mentionnent dans leur numéro 14 le besoin de « conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines aux fins de développement durable » [6]. Cette exploitation durable concerne indirectement l’érosion côtière. En effet, les activités des Nations Unies en lien avec l’application de ce principe laissent comprendre que l’on interprète l’érosion comme un risque le mettant en péril.

11La limite qualitative de l’utilité de cette première technique de soft law, quelle que soit son importance quantitative, est cependant évidente : la nature du texte ne permet pas de le qualifier de norme. Il s’agit de droit mou, de non droit. Une source d’inspiration prospective peut-être [7], mais pas toujours, ce qui semble dans tous les cas clairement insuffisant, au vu de l’importance du risque.

12Ensuite, dans un degré supérieur d’intensité, il convient de mentionner les textes obligatoires mais qui n’agissent pas directement contre l’érosion, pouvant même ne pas la mentionner, mais encadrant ou limitant les causes de ce phénomène. La détermination de cette deuxième catégorie exige une réflexion préalable sur ces causes, qui ont fait l’objet de nombreux travaux et analyses : l’urbanisation du littoral, la construction d’équipements de sport, la surfréquentation des plages, sont ainsi particulièrement citées comme étant à l’origine du recul de la côte [8]. Des nombreuses stratégies nationales ont pu être adoptées dans l’ordre juridique interne de chaque État [9] à propos de ces causes. Toutefois, les questions relatives à l’urbanisme ou au tourisme, qui peuvent expliquer l’action humaine provoquant de l’érosion, relèvent encore essentiellement d’une compétence principalement étatique.

13Parmi ces causes, une place à part est celle du réchauffement climatique, qui provoquerait l’élévation du niveau de la mer, faisant l’objet d’un certain nombre de normes internationales. Pour l’instant, il existe à ce sujet une certaine controverse scientifique à propos du lien de causalité entre l’érosion actuelle et le réchauffement climatique [10]. Dans tous les cas, et indépendamment des effets actuels de ce réchauffement sur le recul de la côte, il semble y avoir un consensus sur le fait que ce réchauffement aura un rôle majeur à l’avenir sur l’érosion, étant l’une de ses possibles causes futures si les moyens nécessaires ne sont pas mis en place. La norme principale en la matière est la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) [11], adoptée à Rio en 1992, qui ne vise pas l’érosion dans ses articles.

14Une soft law non contraignante et des normes visant les causes, mais essentiellement dans l’ordre interne, ne sont pas des moyens d’action internationaux particulièrement effectifs, mais il reste aussi l’application à l’érosion des règles coutumières classiques.

B – Une approche généraliste : des principes coutumiers applicables

15Il s’agit des principes internationaux de nature plus générale et notamment coutumière, qui ne sont pas spécifiques à l’érosion, mais pouvant lui être applicables. Ils sont très nombreux.

16C’est tout d’abord le cas, par exemple, de l’éventuelle application des principes de prévention et de précaution. Le principe de prévention serait applicable dès lors qu’on connaîtrait l’effet d’une activité humaine qui provoque l’érosion, c’est-à-dire, dès qu’il serait possible d’établir un lien de cause à effet entre cette activité et l’érosion côtière. L’application de ce principe oblige l’État à s’abstenir d’effectuer cette activité, car il y a une certitude scientifique sur ses conséquences négatives. Applicable à l’érosion, toute activité qui provoque de manière certaine un recul de la côte pourrait être concernée par ce principe.

17Ce principe est reconnu en droit international : de nature coutumière, il a été consacré par la Cour internationale de Justice dans l’arrêt Gabcikovo-Nagymaros en 1997 : « dans le domaine de la protection de l’environnement, la vigilance et la prévention s’imposent en raison du caractère souvent irréversible des dommages causés à l’environnement et des limites inhérentes au mécanisme même de réparation de ce type de dommages » [12].

18En revanche, le principe de précaution n’a pas eu la même consécration. Il comprend une exigence supplémentaire. À la différence de la prévention, une incertitude scientifique quant au risque d’érosion pourrait suffire pour fonder l’interdiction de l’activité. Pour l’appliquer à un cas concret, par exemple à des activités humaines pouvant avoir un effet sur le recul du trait de côte, il faudrait que les études scientifiques soulèvent la possible existence de ce risque, sans être concluantes sur la possibilité d’une érosion, voire même en étant contradictoires. Dans ce cas, le principe de précaution obligerait à interdire l’activité, s’il est applicable. Mais ce principe est de nature essentiellement conventionnelle : il n’est applicable que lorsqu’il a été accepté par des États parties aux traités qui le prévoient. Sa nature coutumière n’a pas encore été reconnue. Ainsi, la Cour internationale de Justice a refusé de lui reconnaître cette portée dans l’affaire des usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay)[13], malgré plusieurs opinions dissidentes [14].

19Par conséquent, le principe de précaution n’est pas applicable à l’érosion, sauf s’il est spécifiquement prévu dans un traité international en vigueur entre les parties. Tel peut être le cas dans un cadre régional. Ainsi par exemple, la Convention de Barcelone prévoit, dans son article 4, que : « Aux fins de protéger l’environnement et de contribuer au développement durable de la zone de la mer Méditerranée, les Parties contractantes : a) appliquent, en fonction de leurs capacités, le principe de précaution en vertu duquel, lorsqu’il existe des menaces de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne devrait pas servir d’argument pour remettre à plus tard l’adoption de mesures efficaces par rapport aux coûts visant à prévenir la dégradation de l’environnement » [15]. Le droit international régional protège donc mieux du risque d’érosion en cas de certitude sur le lien de causalité de l’activité humaine et du recul du trait de côte.

20Il y a d’autres principes coutumiers qui peuvent être applicables, comme la responsabilité internationale des États en cas de fait internationalement illicite [16]. Un exemple récent d’application est l’arrêt de la Cour internationale de Justice du 2 février 2018, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua). Bien que classique quant aux modalités de réparation, cet arrêt est novateur car c’est la première fois que la Cour internationale de Justice statue sur une demande d’indemnisation pour dommages environnementaux : « La Cour est […] d’avis que les dommages causés à l’environnement, ainsi que la dégradation ou la perte consécutive de la capacité de celui-ci de fournir des biens et services, sont susceptibles d’indemnisation en droit international » [17]. Le Nicaragua avait enlevé 9 500 m3 de sédiments du sol [18] et la Cour internationale de Justice releva explicitement le risque d’érosion. Mais, comme le Nicaragua avait remis des sédiments postérieurement, après les faits et avant l’arrêt, la Cour a estimé que la violation était réparée.

21C’est un cas particulièrement intéressant d’application des règles coutumières de droit international général relatives à la responsabilité internationale et à la réparation, dans une situation spécifique relevant du droit de l’environnement. « Le principe essentiel, qui découle de la notion même d’acte illicite et qui semble se dégager de la pratique internationale, notamment de la jurisprudence des tribunaux arbitraux, est que la réparation doit, autant que possible, effacer toutes les conséquences de l’acte illicite et rétablir l’état qui aurait vraisemblablement existé si ledit acte n’avait pas été commis » [19].

22La Cour ne prend cependant pas alors en considération le possible déséquilibre écologique causé par le remplacement d’un sédiment par un autre, en écartant qu’il ait été prouvé : « la Cour est d’avis que le Costa Rica n’a pas démontré que la zone touchée ait, du fait d’un changement de ses caractéristiques écologiques, perdu sa capacité d’atténuer les risques naturels ou que pareils services aient été dégradés. Au sujet de la formation du sol et de la lutte contre l’érosion, le Nicaragua ne nie pas avoir enlevé environ 9500 mètres cubes de sol des sites où il a creusé le caño de 2010 et le caño oriental de 2013. Cela étant, il ressort des éléments dont dispose la Cour que les deux caños se sont ensuite comblés à nouveau et que la végétation a largement repoussé. En conséquence, les prétentions du Costa Rica pour le coût du remplacement de la totalité du sol enlevé par le Nicaragua ne peuvent être accueillies. Si certains éléments tendent à démontrer que le sol enlevé par le Nicaragua était de meilleure qualité que celui qui comble désormais les deux caños, le Costa Rica n’a cependant pas apporté la preuve que cette différence ait une incidence sur la lutte contre l’érosion, et la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants quant à la qualité des deux types de sol pour lui permettre d’apprécier la perte éventuellement subie par le Costa Rica » [20].

23L’intérêt de cette jurisprudence est cependant mis en valeur dans ces passages : selon la Cour internationale de Justice, le fait de provoquer l’érosion côtière peut être un fait internationalement illicite donnant lieu à la réparation.

24À la lumière de ces considérations, et à titre de résumé partiel, il apparaît alors que l’approche internationale universelle se compose de trois moyens d’action contre l’érosion : les textes de soft law, les normes luttant contre ses causes mais pas contre le phénomène lui-même, et les principes coutumiers déjà existants qui peuvent lui être appliqués. Il s’agit de moyens d’action utiles, mais indirects et implicites ; remarquables, pour un droit universel qui ne mentionne même pas la notion dans ses normes ; mais insuffisants, si on la compare avec les moyens d’action mis en place dans le droit international régional.

II – Une prise en considération spécifique de l’érosion en droit international régional

25La différence avec la perspective universelle est que, en droit international régional, il y a des mentions spécifiques de l’érosion et une prise en compte autonome du phénomène, même si cela reste ponctuel et relativement rare.

A – Une régionalisation récente et exceptionnelle de la lutte contre l’érosion

26Le premier exemple est la Convention d’Antigua de 2002 pour la coopération dans la protection et le développement durable de la côte et de l’environnement du pacifique Nord-Est. Elle contient deux références concrètes. Dans l’article 3, on considère l’érosion comme une « autre forme de détérioration environnementale » : « "Other forms of environmental deterioration" means activities of man-made origin that may alter the quality of the marine environment and its resources and affect them in such a way as to reduce their natural recovery and regeneration capacity, such as erosion, the introduction of exotic species, protection capacity against natural phenomena, etc » [21]. L’article 7 prévoit pour sa part que les Parties contractantes devraient adopter toutes les mesures nécessaires pour prévenir, réduire, contrôler et réparer l’érosion de la côte produite par les activités humaines, et réduire sa vulnérabilité : « The Contracting Parties shall adopt all appropriate measures to prevent, reduce, control and remedy erosion in coastal areas resulting from man-made activities and reduce the vulnerability of coasts to a rise in sea level and to sea-air and climatic interaction phenomena » [22].

27L’approche explicite de cette Convention quant à l’érosion est cependant relativisée par le faible champ d’application dont elle jouit, que ce soit en termes d’États parties ou d’un point de vue matériel. Elle a été signée par moins d’une dizaine d’États et elle n’a presque pas été ratifiée pour l’instant.

28Sans doute, ce texte très riche est précurseur dans le domaine, mais d’autres normes, plus proches de notre espace géographique et très abouties juridiquement doivent être analysées, notamment en Méditerranée. Il s’agit de la Convention de Barcelone de 1976 sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée, modifiée en 1995. Ce système est complété par des protocoles, notamment le Protocole de Madrid de 2008 relatif à la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée [23].

B – Le protocole de Madrid de 2008, un modèle régional susceptible d’inspirer le cadre universel ?

29Ce Protocole, de nature donc conventionnelle, ratifié actuellement par dix États [24] et par l’Union européenne, est unique dans son genre, en matière notamment de lutte contre l’érosion en tant que risque pour les écosystèmes. En effet, il s’agit d’une véritable intégration de ce risque dans les politiques littorales des États méditerranéens [25].

30Les buts de la Convention sont rendus explicites par son article 5. La liste des objectifs est très détaillée, par exemple : « de prévenir et/ou de réduire les effets des aléas naturels et en particulier des changements climatiques, qui peuvent être imputables à des activités naturelles ou humaines » [26]. Elle part donc d’une conception de l’érosion en tant que risque ou aléa, et elle est axée sur une approche de précaution, comme le prévoit son article 6 : « Dans la mise en œuvre des dispositions du présent Protocole, les parties sont guidées par les principes suivants de gestion intégrée des zones côtières : […] procéder à l’évaluation préalable des risques associés aux diverses activités humaines et infrastructures afin de prévenir et de réduire leur impact négatif sur les zones côtières » [27].

31L’érosion côtière est spécifiquement visée par l’article 23, dans la partie IV consacrée aux « risques affectant la zone côtière », dans quatre de ses points, qui constituent l’une de ses originalités. En premier lieu, « les parties, afin de mieux prévenir et atténuer l’impact négatif de l’érosion côtière, s’engagent à adopter les mesures nécessaires pour maintenir ou restaurer la capacité naturelle de la côte à s’adapter aux changements, y compris ceux provoqués par l’élévation du niveau de la mer » [28]. Ensuite, apparaît l’obligation de tenir compte des « effets négatifs » des activités humaines sur l’érosion, comme les ouvrages marins, les travaux de défense côtière. En troisième lieu, il est question de l’obligation d’anticiper les effets de l’érosion, soit un élément de plus démontrant l’approche de précaution. Et finalement, l’article consacre l’obligation de coopération scientifique pour « mieux connaître l’état, l’évolution et les impacts de l’érosion côtière » [29]. Ce mécanisme se double de la création d’organes de contrôle, avec des systèmes de rapports sur sa mise en application auprès de la Conférence des Parties.

32« Le Protocole consacre, en son article 23, la GIZC comme l’outil pertinent pour travailler sur la géomorphologie côtière et prévenir et atténuer l’impact négatif de l’érosion côtière. Cette gestion devra notamment mieux tenir compte des capacités adaptatives naturelles des côtes et même les favoriser, ce qui signifie qu’il ne s’agira plus d’intervenir systématiquement de manière artificielle » [30]. Cet article du Protocole de Madrid est donc un véritable modèle en matière d’action contre l’érosion, rare et exceptionnel du fait de son caractère peu fréquent. Il est vrai qu’il ne s’agit pas du droit international universel et général, et ne concerne pas un cadre véritablement global, mais c’est une norme spécialisée, régionale, prenant en compte les besoins supra-étatiques de la lutte contre l’érosion côtière dans la coopération internationale. Sa limite principale est donc son champ d’application géographique, sa nature régionale : elle concerne très peu d’États, c’est un système de coopération approfondie réservé à un petit groupe, et non pas une règle générale de la société internationale.

33Le recul de la côte dû à l’érosion n’est pas inexorable, parce qu’il n’est pas naturel, et il y a des moyens d’action pour l’éviter. Mais, pour agir de manière efficace contre l’érosion, il faut non seulement une coordination étroite entre les stratégies nationales et internationales mais aussi et surtout un plus grand développement des normes internationales universelles pour une action commune des États, en s’inspirant de modèles régionaux comme le Protocole de Madrid.


Mots-clés éditeurs : droit international, protocole, jurisprudence, Littoral, Méditerranée, droit universel, coutume, droit régional, principe de prévention, Cour internationale de Justice, principe de précaution, traité, érosion

Date de mise en ligne : 19/03/2019

Notes

  • [1]
    V. par ex. M.-L. Lambert, Droit des risques littoraux et changement climatique : connaissance, anticipation et innovation, VertigO, hors-série 21, avril 2015.
  • [2]
    A. Negroni, « Le littoral français de plus en plus menacé par l’érosion », Le Figaro, 20 novembre 2014.
  • [3]
    Assemblée nationale, M. Vauzelle, Rapport fait au nom de la Commission des affaires étrangères sur le projet de loi, adopté par le Sénat, autorisant l’approbation du protocole relatif à la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) de la Méditerranée, rapport n° 1925, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 16 septembre 2009.
  • [4]
    V. par exemple PNUE, Centre d’activités régionales pour le Programme d’actions prioritaires, Livre blanc Gestion des zones côtières en Méditerranée, 2001.
  • [5]
    Convention sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée, adoptée à Barcelone le 16 février 1976.
  • [6]
    ONU, Assemblée générale, Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, A/RES/70/1, 25 septembre 2015.
  • [7]
    R.-J. Dupuy, « Droit déclaratoire et droit programmatoire : de la coutume sauvage à la "soft law" », in SFDI, L’élaboration du droit international public, colloque de Toulouse, Paris, Pedone, 1975, p. 132-148.
  • [8]
    Pour une analyse des causes, v. notamment D. Ibarra Marinas et F. Belmonte Serrato, Comprendiendo el litoral: Dinámica y procesos, Murcia, Ediciones de la Universidad de Murcia, 2017, p. 36 et s.
  • [9]
    Voir notamment l’article de Frédéric Bouin sur les stratégies nationales de lutte contre l’érosion, dans ce numéro de la RJE.
  • [10]
    Le lien actuel entre l’élévation de ce niveau et l’accélération du recul du trait de côte est confirmé ou mis en cause selon les sources consultées, et ce n’est pas l’objet de ce travail de développer ces considérations. Néanmoins, un effet futur du changement climatique sur l’érosion des côtes, s’il n’est pas ralenti, fait l’objet d’un certain consensus.
  • [11]
    Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), adoptée à Rio de Janeiro le 9 mai 1992.
  • [12]
    Projet Gabcikovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), arrêt, C. I. J. Recueil 1997, §140.
  • [13]
    Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay (Argentine c. Uruguay), arrêt, C.I.J. Recueil 2010, p. 14.
  • [14]
    Pour une analyse, v. J. Rios Rodriguez, « Fonctionnalisme et expertise devant la CIJ », in E. Truilhe-Marengo (dir.), La relation juge-expert dans les contentieux sanitaires et environnementaux, Paris, La Documentation française, 2011, p. 117-133.
  • [15]
    Convention sur la protection du milieu marin et du littoral de la Méditerranée, op. cit.
  • [16]
    V. le Projet d’articles de la Commission du droit international sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, adopté par l’Assemblee générale, A/RES/56/83, 12 décembre 2001.
  • [17]
    Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), arrêt, CIJ Recueil §42.
  • [18]
    Ce type d’activités est visé explicitement, dans son volet ecosystémique, par l’instrument régional développé dans la deuxième partie de ce travail, le Protocole de Madrid, qui prévoit dans son article 9 al. 2 e) ii), que : « L’extraction de sable, y compris dans les fonds marins, et de sédiments fluviaux, est réglementée ou interdite si elle risque d’avoir des effets préjudiciables à l’équilibre des écosystèmes côtiers ».
  • [19]
    Usine de Chorzów, fond, arrêt n° 13, 1928, C.P.J.I. série A n° 17, p. 47.
  • [20]
    CIJ, Certaines activités menées par le Nicaragua dans la région frontalière (Costa Rica c. Nicaragua), op. cit. §74.
  • [21]
    Convention pour la coopération dans la protection et le développement durable de la côte et de l’environnement, adoptée à Antigua le 18 février 2002.
  • [22]
    Idem.
  • [23]
    M. Prieur, « Le Protocole de Madrid à la Convention de Barcelone relatif à la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée », RJE, n° spécial 2012, p. 215-224 ; M. Prieur, « Le Protocole de Madrid à la Convention de Barcelone relatif à la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée », VertigO, hors-série 9, juillet 2011.
  • [24]
    Albanie, Croatie, France, Israël, Liban, Monténégro, Maroc, Slovénie, Espagne et Syrie.
  • [25]
    Pour une étude très complète de cette convention, v. IDDRI SciencesPo, Programme Liteau, Une contribution à l’interprétation des aspects juridiques du Protocole sur la gestion intégrée des zones côtières de la Méditerranée, septembre 2012.
  • [26]
    Protocole relatif à la gestion intégrée des zones côtières (GIZC) de la Méditerranée, adopté à Madrid le 21 janvier 2008.
  • [27]
    Idem.
  • [28]
    Idem.
  • [29]
    Idem.
  • [30]
    Assemblée nationale, op. cit.

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