Notes
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[1]
Ph. Descola, « Introduction », in Les Natures en question, Paris, Odile Jacob, 2018, p. 7.
-
[2]
Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
-
[3]
Br. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, 211 p.
-
[4]
L’usage du mot fait référence à ce qu’Isabelle Stengers appelle « une écologie des pratiques » dans I. Stengers (1996), Cosmopolitiques. Tome 1. La guerre des sciences, Paris, La découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 1996.
-
[5]
I. Stengers, « Préface », in A. Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2015, p. 8-9.
-
[6]
I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
-
[7]
Br. Latour, « War and peace in an age of ecological conflicts », RJE 2014/1, p. 51-63.
-
[8]
J.-P. Marguénaud, « Actualité et actualisation des propositions de René Demogue sur la personnalité juridique des animaux », RJE 2015/1, p. 73-83.
-
[9]
S. Gutwirth et I. Stengers, « Le droit à l’épreuve de la résurgence des commons », RJE 2016/2, p. 306-343 et U. Mattei et A. Quarta, « Principles of legal commoning », RJE 2017/1, p. 67-81
-
[10]
Dans un article de 2001 j’avais déjà essayé de montrer l’accord et l’harmonie entre les concepts de base juridiques, philosophiques et économiques qui touchent aux rapports entre les humains et les non-humains, S. Gutwirth, « Trente ans de théorie du droit de l’environnement », Environnement et Société/ 26, Normes et environnement, 2001, 5-17 (aussi via http://works.bepress.com/serge_gutwirth/30/)
-
[11]
Y. Thomas, Les opérations du droit, Paris, EHESS, Gallimard et Seuil, collection « Hautes études », 2011, ou encore : O. Cayla et Y. Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, collection « Le Débat », 2002.
-
[12]
Notons que le mot « source de droit » est bien choisi, car il dit très correctement qu’à ce point nous ne sommes pas encore dans le droit. C’est bel et bien à partir de ses sources que le droit peut être pratiqué, qu’il peut être « fait », elles en sont le référent obligatoire. La loi, la règle et la norme ne sont donc pas déjà du droit.
-
[13]
Où l’on retrouve « l’équilibre des pouvoirs » (le législateur énonce des règles abstraites, le juge décide ce qu’elles signifient au cas par cas) et l’indépendance du judiciaire.
-
[14]
Ce qui est d’autant plus pertinent à l’époque de l’accélération et l’informatisation de la justice.
-
[15]
Au sens que je donne à « science juridique » dans S. Gutwirth, « Le droit n’est pas une science, mais la science juridique existe bel et bien », in G. Azzaria (ed.), Les nouveaux chantiers de la doctrine juridique, Montréal, Editions Yvon Blais/Thomson Reuters, 2016, p. 1-38
-
[16]
Br. Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.
-
[17]
S. Vanuxem, Les choses saisies par la propriété, Paris, Éditions IRJS, 2012.
-
[18]
S. Vanuxem, La propriété de la terre, Marseille, Éditions Wildproject, collection « Le monde qui vient », 2018.
1« La nature n’est plus ce qu’elle était » écrit Philippe Descola dans son introduction à un ouvrage collectif [1] qu’il dirigea récemment dans la foulée de ses travaux anthropologiques au sujet des quatre ontologies qu’il repéra et présenta dans Par-delà nature et culture [2] : l’animisme, le totémisme, l’analogisme et le naturalisme. En effet, si depuis les Lumières le naturalisme caractérise et domine la pensée occidentale et ses émulations (post-)coloniales partout dans le monde, il est désormais clair que ses concepts « constitutionnels », abstraits et généraux, qui sont souvent des grosses oppositions binaires ou des « grands partages » [3] (entre Culture et Nature, Sujet et Objet, Esprit et Matière, …), font âprement défaut quand il s’agit de rendre compte de ce qui se déroule, sous nos yeux ou non.
2Oui, les catégories métaphysiques de la modernité se fissurent, s’ébranlent et se vident de sens, parce qu’elles rendent bien piètrement compte des réalités et questions telles qu’elles émergent non seulement des pratiques et vécus, mais aussi de nombreux travaux de recherches issus de disciplines multiples couvrant la totalité du spectre des savoirs scientifiques. Bien autrement que nous le font penser ces catégories binaires du modernisme, les choses existent bel et bien par le milieu, par l’interdépendance, par la contamination et par leurs enchevêtrements. Elles se trouvent toujours situées et localement enracinées. Ainsi, elles s’assemblent, existent, perdurent, se transforment, vivent et survivent écologiquement [4]. Les choses sont leurs écologies réciproques, les unes pour les autres, et ces interactions dessinent des trajectoires ouvertes, génèrent des conséquences mutuelles, et ouvrent des possibles.
3Les champignons d’Anna Tsing font ici cas de figure. Ceux-ci, comme l’écrit Isabelle Stengers, ne respectent pas les oppositions binaires du naturalisme occidental : « Ils demandent des histoires qui, toutes, enchevêtrent des protagonistes aussi variés qu’actifs, depuis les pins à qui ils permettent de pousser sur des sols effectivement appauvris, épuisés, dévastés, jusqu’aux Japonais amoureux de leur arôme, qui sont prêts à les acheter à des prix exorbitants. Nul n’est passif dans ces histoires mais toute activité y est précaire, ne persiste que sous le signe d’une interdépendance foncière » [5]. La disruption climatique, elle aussi, exprime clairement en quoi l’ontologie naturaliste fait défaut, car voilà que la terre, un objet supposé être passif et à la disposition libre et discrétionnaire du sujet humain s’avère être chatouilleuse et réactive, et fait intrusion dans nos vies au point d’en menacer l’avenir même, et cela, souverainement indifférente à notre brouhaha [6]. Ici, on pourrait même dire que le naturalisme fut aveuglant.
4Comme l’ont pu déjà attester les précédentes Chroniques de Théorie du droit de l’environnement dans cette revue, qu’il s’agisse du changement climatique [7], de la personnalité juridique des animaux [8] ou de la résurgence des communs et du commoning [9], le droit, lui aussi, est souvent aux prises avec l’ontologie naturaliste dont il est, depuis les Lumières, profondément imprégné et dont il reprend à son compte des structures et significations essentielles. Ainsi, de prime abord, il est aisé de retrouver les oppositions caractéristiques du naturalisme dans le droit, qui en grandes lignes semble reproduire l’opposition entre le sujet et l’objet (par exemple à travers la propriété) et qui accorde aux humains (et aux personnes morales qu’ils font exister) le privilège de l’agir juridique à l’exclusion des autres êtres peuplant nos mondes [10]. Or, en droit les choses ne sont jamais simples, claires ou même… droites : à y regarder de plus près le constat est moins massif qu’il n’en a l’air.
5D’abord, même si l’ontologie naturaliste domine la représentation occidentale du monde et peut expliquer en grandes lignes la façon dont les États et l’économie moderne organisent les choses du droit et de ses sources formelles, il faut se méfier des généralisations et des abstractions. La production de normes législatives par exemple n’est jamais vecteur neutre et incolore d’un système d’ordonnancement homogène et préétabli du réel, mais elle répond toujours à des questions concrètes, dans une constellation politique diversifiée de vues, et procède donc nécessairement, par le compromis, la mitigation, les exceptions et les dérogations… Les questions concrètes, d’ailleurs, peuvent elles aussi exiger et induire des réponses qui ne s’accordent pas, partiellement ou difficilement aux présupposés dominants, comme nous pouvons le constater aisément en droit de l’environnement ou en droit des animaux. Par rapport à une autre source du droit, certes moins importante (mais regagnant de l’intérêt), la coutume, il n’est même pas étonnant de constater son a-modernisme, vu qu’elle doit être « immémoriale » et peut transcender les époques et leurs ontologies. S’ajoute à cela que notre droit possède une longue histoire dont les ramifications vont chercher loin avant l’époque moderne-naturaliste, et en particulier à l’ère romaine, dont la production juridique vaut toujours comme référent fort, non seulement dans l’enseignement juridique, mais aussi dans pratique juridique et la doctrine. Il suffit de s’immerger dans les travaux de Yan Thomas [11] (comme le fait Sarah Vanuxem, d’ailleurs), pour se convaincre de l’importance et de la richesse des apports juridiques et historiques du droit romain, en particulier au regard de la question de la cosmologie ou ontologie sous-jacente du droit contemporain, le droit romain datant évidemment d’une époque non-moderne.
6Ensuite, il faut constater que la signification des normes applicables n’est jamais tout à fait donnée à l’avance. Ce qu’est le droit dans un cas particulier ne peut qu’être établi définitivement et une fois pour toutes par une intervention judiciaire de dernière instance. Res iudicata pro veritate habetur. Bien sûr, l’anticipation de ces décisions judicaires par le travail juridique (hors procès) fait en sorte que la majorité des cas se résout en amont d’une procédure judiciaire, selon une logique anticipative probabiliste (on accepte les solutions que les juges prendront probablement) et bien moins selon une logique pragmatique et créative à la recherche de nouvelles interprétations et de solutions (qui justement sont en quête d’acceptation dans le droit). Assurément, toute affaire recèle la possibilité d’une nouvelle interprétation que le bon juriste se doit d’explorer et de réaliser. Ces possibilités doivent être distillées de l’ensemble des sources formelles du droit [12] (la législation, la jurisprudence préexistante, la doctrine juridique, les principes généraux du droit, les coutumes, l’équité et, pour certains, les contrats) tout en tenant compte de leur hiérarchie et leurs rapports interprétatifs dynamiques et complexes. Et même si l’on peut nuancer en évoquant l’organisation hiérarchique du système judiciaire et les possibilités de recours d’appel (même sous un régime de stare decisis) ou encore la routinisation de la justice, la vérité juridique du « verdict » ne préexiste pas, elle ne se « révèle » ou « décèle » pas. Elle se construit en aval du contentieux dans la pratique juridique et la procédure judiciaire pour obligatoirement trancher et clore le moment venu et une fois pour toutes (ne bis in idem). C’est dire qu’en droit aussi, et c’est une bonne nouvelle, il y a des interstices, des brèches, des zones grises, des failles, des incertitudes, des nouvelles circonstances, des nouveaux raisonnements et de nouvelles idées, qui peuvent ouvrir des nouvelles (et meilleures) voies interprétatives. There is a crack in everything, that’s how the light comes in, chantait Leonard Cohen.
7Résumons. Aux yeux de la multiplicité des sources formelles du droit et de leurs différences, de leurs liens serrés à la vie de la cité et le jeu complexe dans lequel la pratique juridique les saisit ; et en prenant au sérieux la créativité et générativité de cette pratique ; et enfin, au regard de la nécessité d’interpréter ces sources formelles à la lumière d’affaires, de contentieux et de constellation de faits toujours situés et différents ; les normes que doit appliquer le droit ni le trajet qui mène à un prononcé judiciaire ne permettent de prévoir ce dernier avec certitude… La pratique juridique véhicule toujours du « suspens », et cela jusqu’au rendu de la décision [13]. Celle-ci sera d’ailleurs locale et portera sur une situation singulière, ce qui relativise la doctrine du précédent qu’on pourrait évoquer comme contre-argument à la créativité du travail juridique.
8En conséquence, le travail juridique devrait toujours – aussi modestement que ce soit – engendrer et nourrir de l’espoir, car ce dernier, qu’est-il d’autre qu’une volonté d’exploration et d’expérimentation de possibles meilleurs résistant aux déceptions, elles bien prévisibles, de l’inlassable déroulement des probables et du more of the same [14]. Et c’est bien ici que nous rencontrons les travaux de Sarah Vanuxem, chercheuse et enseignante à l’université de Nice Sophia Antipolis, qui a bien voulu honorer cette chronique d’un texte de sa main. Ici précisément, car les travaux de cette autrice ont toujours combiné, d’une part, un respect méticuleux et impressionnant des contraintes d’une démarche en science juridique, c’est-à-dire une démarche qui articule et respecte les contraintes et de la pratique scientifique et de la pratique du droit [15], et de l’autre, un engagement discret mais clair pour une mobilisation plus convaincante du droit en vigueur face à la détérioration des conditions de vie sur terre.
9Face à un droit tributaire du naturalisme Occidental, d’une économie capitaliste et d’un libéralisme humaniste politique, co-responsables du ravage de l’environnement et de la disruption climatique, la juriste ne baisse pas les bras. Bien au contraire, elle se met au travail à partir du droit en vigueur et de toute la panoplie d’outils dont les juristes disposent, pour mettre en chantier, construire et proposer de nouvelles interprétations – des nouveaux « moyens » – susceptibles d’agencer des décisions plus souhaitables, tout en osant transcender, à l’aide du droit lui-même, les catégories sacralisées de la modernité, que ce soit par le droit, le politique, la philosophie ou l’épistémologie. Les travaux de Sarah Vanuxem renforcent ainsi la position latourienne que le droit représente entre les différents « modes d’existence » celui qui a probablement le mieux résisté à sa contamination par le modernisme [16].
10En effet, dans sa thèse de doctorat déjà, Sarah Vanuxem proposa une ébauche d’une nouvelle façon de construire et d’expérimenter la propriété au-delà de l’opposition entre objets et sujets de droit [17]. À partir d’une analyse des sources juridiques, l’autrice formule une piste différente : selon elle les choses peuvent être comprises comme des milieux qui peuvent être habités par des personnes, plusieurs personnes à la fois, selon des modalités spécifiées. Dans un très bel ouvrage récent, au titre polyphonique : La propriété de la terre [18], l’autrice persiste et signe, en enrichissant ces idées par une enquête juridique plus axée sur le pan « sujet/personne » du naturalisme, pour montrer que l’idée de chose-milieu converge avec l’enracinement des choses dans le commun ; la chose elle-même (la terre, ici) demeurant en quelque sorte son propre propriétaire ultime. Dans le texte qui suit, Sarah Vanuxem nous invite à la suivre dans une analyse fort originale et stimulante des mécanismes juridiques de compensation, qui eux-aussi, nous le verrons, expriment « une façon reïcentrée d’opérer en droit ».
Mots-clés éditeurs : a-modernisme, ontologies, pratique du droit
Date de mise en ligne : 19/03/2019
Notes
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[1]
Ph. Descola, « Introduction », in Les Natures en question, Paris, Odile Jacob, 2018, p. 7.
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[2]
Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
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[3]
Br. Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991, 211 p.
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[4]
L’usage du mot fait référence à ce qu’Isabelle Stengers appelle « une écologie des pratiques » dans I. Stengers (1996), Cosmopolitiques. Tome 1. La guerre des sciences, Paris, La découverte/Les empêcheurs de penser en rond, 1996.
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[5]
I. Stengers, « Préface », in A. Lowenhaupt Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La découverte, Les empêcheurs de penser en rond, 2015, p. 8-9.
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[6]
I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
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[7]
Br. Latour, « War and peace in an age of ecological conflicts », RJE 2014/1, p. 51-63.
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[8]
J.-P. Marguénaud, « Actualité et actualisation des propositions de René Demogue sur la personnalité juridique des animaux », RJE 2015/1, p. 73-83.
-
[9]
S. Gutwirth et I. Stengers, « Le droit à l’épreuve de la résurgence des commons », RJE 2016/2, p. 306-343 et U. Mattei et A. Quarta, « Principles of legal commoning », RJE 2017/1, p. 67-81
-
[10]
Dans un article de 2001 j’avais déjà essayé de montrer l’accord et l’harmonie entre les concepts de base juridiques, philosophiques et économiques qui touchent aux rapports entre les humains et les non-humains, S. Gutwirth, « Trente ans de théorie du droit de l’environnement », Environnement et Société/ 26, Normes et environnement, 2001, 5-17 (aussi via http://works.bepress.com/serge_gutwirth/30/)
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[11]
Y. Thomas, Les opérations du droit, Paris, EHESS, Gallimard et Seuil, collection « Hautes études », 2011, ou encore : O. Cayla et Y. Thomas, Du droit de ne pas naître. À propos de l’affaire Perruche, Paris, Gallimard, collection « Le Débat », 2002.
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[12]
Notons que le mot « source de droit » est bien choisi, car il dit très correctement qu’à ce point nous ne sommes pas encore dans le droit. C’est bel et bien à partir de ses sources que le droit peut être pratiqué, qu’il peut être « fait », elles en sont le référent obligatoire. La loi, la règle et la norme ne sont donc pas déjà du droit.
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[13]
Où l’on retrouve « l’équilibre des pouvoirs » (le législateur énonce des règles abstraites, le juge décide ce qu’elles signifient au cas par cas) et l’indépendance du judiciaire.
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[14]
Ce qui est d’autant plus pertinent à l’époque de l’accélération et l’informatisation de la justice.
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[15]
Au sens que je donne à « science juridique » dans S. Gutwirth, « Le droit n’est pas une science, mais la science juridique existe bel et bien », in G. Azzaria (ed.), Les nouveaux chantiers de la doctrine juridique, Montréal, Editions Yvon Blais/Thomson Reuters, 2016, p. 1-38
-
[16]
Br. Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La Découverte, 2002.
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[17]
S. Vanuxem, Les choses saisies par la propriété, Paris, Éditions IRJS, 2012.
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[18]
S. Vanuxem, La propriété de la terre, Marseille, Éditions Wildproject, collection « Le monde qui vient », 2018.