Notes
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[1]
NDLR : Cette contribution est une synthèse du colloque « La compensation : un outil de gestion dynamique des territoires ? », organisé par l’Association française de droit rural Centre-Ouest et l’Institut de droit rural de l’Université de Poitiers, le 19 mai 2017.
-
[2]
B. Grimonprez, « La compensation écologique d’après la loi biodiversité », Dr. et Patr. nov. 2016, p. 22.
- [3]
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[4]
C. Bonneuil, J.-B. Fressoz, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Le Seuil, coll. « Anthropocène », 2013.
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[5]
J. Untermaier, « De la compensation comme principe général du droit et de l’implantation de télésièges en site classé », RJE, n° 4, 1986, p. 381.
-
[6]
M. Waller, Les artefacts naturels, éd. de l’éclat, 2016.
-
[7]
M. Waller, op. cit.
-
[8]
Qui sait si l’homme n’a pas puisé là, par biomimétisme, l’inspiration pour pratiquer l’élevage !
-
[9]
Citée par M. Waller, op. cit., p. 35.
-
[10]
V. P. Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
-
[11]
B. Chevassus-au-Louis, Voir la vie autrement, Éloge de la biodiversité, L’aube, 2017, p. 84.
-
[12]
Selon Callicott, « une chose est juste lorsqu’elle ne tend à perturber la communauté biotique qu’à des échelles temporelles et spatiales normales. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » (Do deconstructive ecology and sociobiology undermine the Leopold land ethic ?, Beyond the Land Ethic, p. 138, cité par C. Larrère, « Les éthiques environnementales », Natures Sciences Sociétés 2010/4, Vol. 18, p. 409).
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[13]
D. Wiggins, « Nature, respect for nature, and the human scale of values », 2000, Proceedings of the Aristotelian Society, 100, 1, p. 1-32.
-
[14]
Sur ce point voir par exemple, A.-H. Mesnard, « Laudato si : l’encyclique du pape François sur la sauvegarde de la maison commune », RJE 4/2015, p. 605.
-
[15]
P. Charbonnier, La fin d’un grand partage : Nature et société, de Durkheim à Descola, CNRS éditions, 2015.
-
[16]
Mieux, la survie de certaines espèces dépend de la présence d’activités humaines, comme le fauchage ou le pâturage des prairies (cas du narcisse des Glénan ou d’autres plantes prairiales).
-
[17]
B. Sauveur, « De la loi naturelle à la deep ecology : les ambiguïtés de la nature », Revue d’éthique et de théologie morale, 2010/HS, p. 235.
-
[18]
M. Prieur, « L’environnement et les études d’impact », RJE 1981, p. 120.
-
[19]
M. Rémond-Gouilloud, Du droit de détruire, PUF, 1989.
-
[20]
Sans doute encore sous l’empire de la nouvelle réparation du préjudice écologique (art. 1246 et s. C. civ.) qui obéit toujours aux faits générateurs du droit commun, à savoir la faute, la garde de la chose ou le fait d’autrui.
-
[21]
G.- J. Martin, « La compensation écologique : de la clandestinité honteuse à l’affichage mal assumé », RJE 2016/4, p. 220.
-
[22]
La compensation rejoindrait alors le champ normal de la responsabilité environnementale qu’elle n’aurait jamais dû quitter. V. art. L. 162-9 C. env.
-
[23]
Ce qui la différencie de la réparation dite primaire mise en œuvre dans le cadre de la responsabilité environnementale (art. L. 162-9, al. 2, C. env.).
-
[24]
Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, JO du 9 août 2016.
-
[25]
M.-P. Camproux-Duffrène, « Le marché d’unités de biodiversité, questions de principe », RJE n° spécial, 2008, Biodiversité et évolution du droit de la protection de la nature, p. 87.
-
[26]
P. Roche, I. Geijzendorffer, H. Levrel, V. Maris, Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques, Quae, 2016.
-
[27]
Le Protocole de Nagoya insiste sur « la valeur économique des écosystèmes et de la diversité biologique et le partage juste et équitable de cette valeur économique avec les gardiens de la biodiversité » (p. 2).
-
[28]
M. Hautereau-Boutonnet et E. Truilhé-Marengo (dir.), Quelle(s)valeur(s) pour la biodiversité ?, éd. Mare et Martin, 2017.
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[29]
W. Dross, Les choses, LGDJ, 2012, n° 319-1.
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[30]
R. Dantec, Compensation des atteintes à la biodiversité : construire le consensus, Rapport Sénat, n° 517, 25 avril 2017, p. 103.
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[31]
J. Gobert, Éthique environnementale, remédiation écologique et compensations territoriales : entre antinomie et correspondances, Vertigo, 2010, Vol. 10, n° 1.
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[32]
B. Chevassus-au-Louis, Voir la vie autrement, op. cit., p. 62 : « le fait de protéger ou non une espèce, une population ou un écosystème peut faire intervenir bien d’autres considérations légitimes – éthiques, esthétiques, politiques ou socio-économiques – que la seule analyse de leur rôle écologique : mais il importe dans ce cas que ces considérations soient explicitées, si l’on veut éviter tant l’émergence d’une “écocratie” peu démocratique que l’instrumentalisation à d’autres fins de l’écologie scientifique ».
-
[33]
Précisé par le décret n° 2016-1190 du 31 août 2016 (art. D. 112-1-18 et s. C. rur. pêche mar.).
-
[34]
V. B. Grimonprez, « Vers un concept juridique d’agriculture de proximité », in Agriculture et ville : vers de nouvelles relations juridiques, LGDJ, 2016, p. 185.
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[35]
C. Kermagoret, H. Levrel et A. Carlier, La compensation au service de l’acceptabilité sociale : un état de l’art des apports empiriques et du débat scientifique, Vertigo, Vol. 15, n° 3, déc. 2015, partie 1, n° 20 : « la compensation territoriale permet ainsi de rétablir un équilibre entre la dimension globale du projet, qui ne considère que ses effets positifs (utilité publique), et la dimension locale, dans laquelle les externalités positives et négatives du projet rentrent en jeu ».
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[36]
C. Kermagoret, H. Levrel et A. Carlier, art. préc. ; adde, C. Kermagoret, H. Levrel et A. Carlier, « Évaluer les perceptions et les préférences des acteurs du territoire : des outils au service de la compensation », in Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement. Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Éditions Quae, 2015, p. 260-274.
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[37]
R. Dantec, Rapport Sénat préc., p. 123.
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[38]
V. en ce sens : art. L. 162-9 C. env. : selon lequel les mesures de réparation complémentaires « peuvent être mises en œuvre sur un autre site, dont le choix doit tenir compte des intérêts des populations concernées par le dommage ».
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[39]
J. Gobert, art. préc.
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[40]
Une instance démocratique, sur le modèle des commissions locales de l’eau ou des comités techniques SAFER, pourrait se prononcer sur la pertinence du projet et sur les mesures qui l’accompagnent. Sur cette nouvelle gouvernance territoriale : v. B. Grimonprez, « Nouvelle utopie foncière : pour une autre régulation de la maîtrise du foncier », RD rur. 2017, Étude 11.
« Quand on se souvenait que tout était sorti des mains et de l’âme de cet homme, on comprenait que les hommes pourraient être aussi efficaces que Dieu dans d’autres domaines que la destruction ».
1Il existe deux manières de « réparer le vivant » lorsqu’il a été dégradé. La responsabilité est l’outil le plus commun en ce qu’il consiste, pour l’auteur du dommage, à remettre la situation dans son état initial, autrement dit à effacer le mal causé. La compensation est l’autre remède, plus insolite dans la tradition juridique, puisqu’il accepte que le mal soit commis si celui qui l’inflige peut reproduire, autre part, un bien de valeur équivalente. Cette seconde démarche, que le législateur a souhaité développer [2], suscite des interrogations d’ordre éthique. Comment justifier, d’un point de vue moral, l’autorisation de certaines atteintes « ici et maintenant » en échange d’une promesse de restauration « plus tard et là-bas » ? Notre propos ne sera pas d’entrer dans le détail technique des mesures compensatoires – même si le diable s’y loge parfois –, mais plutôt de questionner le sens d’un dispositif aux fondements controversés.
2Les mots ont souvent plusieurs sens. Celui de « compensation » n’échappe pas à la règle. Pour le juriste, il a d’abord un sens étroit, « civiliste » : selon l’article 1347 du Code civil, « la compensation est l’extinction simultanée d’obligations réciproques entre deux personnes ». Elle représente alors un mode de paiement simplifié. Avec cette remarque que si la compensation s’opère, c’est parce que les créances concernées sont fongibles, autrement dit parfaitement interchangeables (art. 1347-1 C. civ. : obligations de somme d’argent ou ayant pour objet une quantité de choses de même genre).
3La compensation a aussi une acception plus large : le fait de réaliser ou rétablir un équilibre entre deux choses complémentaires ou antagonistes [3]. Elle véhicule alors l’idée de dédommagement, de correction, ou de contrebalancement d’une action néfaste par une action bénéfique. En cette occurrence, la compensation se rapproche de la notion de « réparation » et tutoie donc celle de responsabilité : d’où l’expression de dommages et intérêts compensatoires. Pourtant le droit de la compensation cultive sa différence, au moins extérieure, avec celui de la responsabilité : dans le Code de l’environnement, la compensation des atteintes à la biodiversité est isolée de la responsabilité environnementale proprement dite (chapitre IV du livre Ier). L’idée sous-jacente est qu’on compense là où on n’est pas responsable et où on ne répare pas. Parce qu’elle anticipe les conséquences négatives d’un acte, la compensation parvient à gommer, non pas le dommage, mais son caractère illicite. En déplaçant la solution, elle normalise le problème.
4Vu d’encore plus haut – presque du ciel –, le phénomène compensatoire peut être découvert partout dans le système juridique. Il s’agit d’un principe général qui irrigue notre droit, en tant que corollaire des justices commutative et sociale. « Rendre à chacun sa part » ou lutter contre les inégalités suppose en effet de corriger les déséquilibres (entre des intérêts, des patrimoines, des territoires, des catégories sociales…). Par exemple, tout échange économique ou enrichissement, tout dommage causé, implique l’obligation de compensation pour ne pas léser définitivement autrui. De ce sens général découle un certain nombre de mesures précises qui n’ont pas toutes les mêmes caractéristiques techniques.
5Dans le rapport à l’environnement, la compensation s’illustre par des traits originaux. Pendant des siècles, a prévalu l’idée que les atteintes à l’écosystème n’affectent aucun sujet en particulier. D’où l’ignorance du préjudice écologique et de la nécessité d’y pallier. Pire, à l’exception de quelques choses communes (air, eau), la nature était réduite à la matière que l’homme pouvait exploiter à l’envie. La terre n’ayant pas non plus dans le système occidental de statut particulier, sa maîtrise a permis d’en faire à peu près n’importe quel usage, souvent d’ailleurs au détriment des espaces naturels et agricoles, pollués ou artificialisés. Sur l’autel du développement économique et de l’urbanisation, des milliers d’hectares de surfaces arables ont été ensevelis sous le béton, sans dédommagement aucun des cultivateurs. Trop tardives et timorées, les mesures de protection du foncier rural ont freiné mais pas inversé la tendance.
6Le fait est scientifiquement établi : l’homme érode de manière irresponsable ses ressources naturelles, ordinaires comme exceptionnelles. Au point, selon certains philosophes, que le monde serait entré dans l’ère de l’« anthropocène » : une période marquée par des effets systémiques, globaux et irréversibles des actions humaines sur la nature [4]. C’est dans ce contexte, au parfum d’apocalypse, que la légitimité des mesures compensatoires est posée.
7On est d’emblée frappé que personne, ou presque, ne défend philosophiquement le procédé. Schématiquement deux blocs tentent, pour des raisons différentes, d’en saper les bases. Le premier est composé des « non-croyants », c’est-à-dire de ceux qui s’insurgent contre la possibilité même d’une compensation qui, à leurs yeux, ne serait qu’une supercherie justifiant la destruction de la nature, voire la vente à l’unité de la biodiversité. Dans le second camp se groupent les « croyants » : eux regrettent précisément que la compensation se déroule, car ce serait aux dépens des projets de construction et des activités agricoles. Il existe donc, dans les campagnes, un vrai front républicain : « tout sauf la compensation ». Mais comment expliquer, face à ce vent d’hostilité, la part toujours plus belle réservée à la compensation, jusqu’à sa consécration par la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 dite de reconquête de la biodiversité ? Il se passe la même chose que pour la « responsabilité » – sur laquelle la littérature est pléthorique – : les espoirs d’évitement ont beau être, le pire advient toujours, fatalement.
8La compensation des atteintes au vivant est l’histoire d’une tragédie qui, dans un amphithéâtre, mérite d’être jouée en deux actes. Dans le premier, il est question de la compensation écologique, et des doutes sur la capacité « prométhéenne » de l’homme à recréer la nature. Dans le second, la compensation est refondée à une échelle plus globale, précisément territoriale, pour lui donner une dimension humaniste.
I – Acte 1 : la compensation écologique
9Dans une note fleuve publiée à la Revue juridique de l’environnement en 1986, le professeur Untermaier portait sur le mécanisme ce jugement implacable : « compenser, c’est détruire en faisant semblant de protéger » [5]. La réflexion est toujours prégnante parmi les défenseurs de l’écologie. En approfondissant la critique, on y découvre trois types d’argumentaires, qui constituent ici la trame de trois scènes.
A – Scène 1 : l’impuissance de l’homme à recréer la nature
10Si la capacité de l’homme à détruire l’environnement est avérée, celle de le reproduire est contestée. Ce postulat, hérité de la philosophie écologiste profonde (deep ecology), imprègne tout notre débat. La civilisation aurait fait sortir l’homme de la nature, si bien qu’il ne pourrait que venir perturber son fonctionnement harmonieux. À cette aune, la nature retravaillée par l’homme est toujours taxée d’artificielle : elle est l’équivalent d’une contrefaçon, ce qu’une auteure appelle un « artefact naturel » [6]. Cet état d’esprit nous fait penser qu’une entité naturelle transformée par l’homme est ontologiquement inférieure à l’œuvre originale. Par exemple, un animal domestiqué a moins de valeur intrinsèque qu’un animal sauvage. La technique humaine est jugée, au plan moral, comme un acte qui dénature le vivant.
11Dans son ouvrage sur les « artefacts naturels » [7], Marion Waller s’attaque à ce schéma théorique. Elle rappelle que l’homme n’est pas le seul être sur terre à remodeler la nature : les castors édifient des barrages, les oiseaux tissent leurs nids, les taupes creusent des galeries, à l’instar des fourmis qui, en prime, élèvent des troupeaux de pucerons pour en soutirer le miellat [8] !
12Étant donné, de surcroît, que l’espèce humaine est bien d’essence « naturelle », pourquoi faudrait-il retirer cet attribut à toutes ses actions ? Une philosophe australienne renchérit : « si une savane restaurée par la technologie n’est rien d’autre qu’un substitut artificiel de la vraie savane, est-ce que les personnes qui guérissent après un traitement médical ne sont rien d’autres que des substituts artificiels de vraies personnes ? » [9]. L’aporie montre les limites d’une séparation radicale entre la nature, d’un côté, et la culture, de l’autre [10].
13Un moyen de dépasser les contradictions est déjà de resituer l’homme au dedans de la nature. Depuis des millénaires en effet, l’être humain n’a cessé de modifier son habitat, en interagissant avec lui. Ces interventions sont-elles toutes absolument nuisibles à l’écosystème ? Il est permis d’en douter, pour au moins deux raisons. En premier lieu parce que l’écologie réfute désormais l’idée d’un équilibre stable et harmonieux de la biodiversité (le « climax ») qui ne devrait jamais être dérangé ; la nature serait plutôt en perpétuelle évolution et sortirait même renforcée de certaines « perturbations intermédiaires » (inondation, incendies, tempêtes…) [11]. Le constat peut légitimer certaines pratiques (introduction ou destruction d’espèces, modification des habitats) qu’on croyait autrefois funestes, la limite étant de préserver les potentialités d’adaptation des composantes et des processus naturels [12].
14En second lieu, il faut souligner que l’anthropogénisme (ce qui vient de l’homme), trop souvent confondu avec l’anthropocentrisme (ce qui est fait dans l’intérêt de l’homme), laisse le champ ouvert à des actions écologiquement positives. On a pu justement écrire que « l’échelle humaine des valeurs n’est pas seulement l’échelle des valeurs humaines » [13]. L’encyclique du Pape François sur la « sauvegarde de la maison commune » [14] s’inscrit dans ce sillage spirituel, rappelant l’extrait de la Genèse qui prescrit à l’homme de « cultiver et garder le jardin du monde » (2 : 15). Ce rôle d’intendance se justifie d’autant plus que le jardin est abîmé. D’importants progrès ont été accomplis dans cette direction. En effet, même les sites qu’on se représente aujourd’hui comme « naturels » (zones humides, savanes, parcs, forêts) sont en fait complètement « anthropisés » [15] ; ils ne subsistent en réalité, sous cette forme idyllique, que parce que les hommes les gèrent et les soignent [16].
15Loin d’être fondamentalement mauvaise, la réhabilitation écologique peut contribuer à réconcilier les humains avec leur environnement, ne serait-ce qu’en renforçant leur connaissance du vivant et leur responsabilité envers les écosystèmes [17].
B – Scène 2 : la compensation comme permis de tuer la biodiversité
16Entre un second professeur de droit de l’environnement, également sévère sur notre objet d’étude : « la protection y trouve rarement son compte et le procédé s’analyse plutôt comme le moyen d’acheter le droit de polluer ou de détruire un écosystème. On peut ainsi justifier n’importe quel projet, même celui qui détruit le plus un milieu naturel, car il sera toujours possible de compenser ailleurs ou autrement » [18]. Donnons-lui un instant la réplique : « est-ce réellement le mécanisme compensatoire en tant que tel qui confère au propriétaire ou à l’aménageur le droit de détériorer un site ? ». Inspiré, il formule cette réponse toute en nuance.
17Certes en théorie, si le maître de l’ouvrage peut transformer les lieux, et menacer ses qualités, c’est en vertu de son droit de propriété, éventuellement auréolé d’une déclaration d’utilité publique ou d’intérêt général. Ainsi les autorisations requises dans le cadre des évaluations environnementales viennent seulement cantonner les prérogatives que les personnes ont sur les biens. Les droits subjectifs, voilà l’essence du problème. Parfaitement licite, l’exercice en l’occurrence du droit de détruire [19] n’est pas source de responsabilité [20]. En le soumettant néanmoins à la fourniture de contreparties, la compensation comble un espace laissé vide ; prosaïquement elle fait office de « mieux que rien ».
18D’un point de vue pratique cependant, il est permis d’être moins indulgent. Ceci en raison de l’inscription de la compensation dans la séquence « ERC ». C’est là un vice congénital du dispositif qui ouvre la porte aux dérives. L’administration va en effet apprécier l’utilité d’un projet en vérifiant globalement le respect de ces obligations. Or, cette approche unitaire rend illusoire la hiérarchisation voulue par la loi entre l’évitement, la réduction et la compensation (art. L. 110-1 C. env.). Comme le suggère un autre éminent collègue, Gilles-J. Martin, il faudrait idéalement déconnecter la compensation de la phase d’autorisation administrative [21]. Un projet devrait être validé au regard de ses avantages et de ses inconvénients intrinsèques. Ce n’est qu’une fois son utilité publique reconnue, que la compensation devrait intervenir pour ce qu’elle est : une mesure de réparation des dommages résiduels [22].
C – Scène 3 : la compensation comme marchandisation de la nature
19L’anathème est plus particulièrement dirigé contre deux aspects de l’institution. Le premier est l’équivalence censée exister entre la biodiversité détruite et celle recrée. Dénonciation est ici faite de l’absence de fongibilité des éléments à compenser : comment mesurer et quantifier des espèces vivantes, voire des relations écosystémiques ? D’où la difficulté, bien réelle, d’établir scientifiquement des « ratios de compensation ». À cet égard, le terme d’« équivalence » souligne lui-même qu’il ne peut pas s’agir d’une chose de même nature, mais seulement de même valeur, avec la relativité qui s’y attache. L’objectif des mesures compensatoires porte sur le rétablissement d’un équilibre biologique global ; le mécanisme ne peut donc prétendre répliquer exactement la situation originale [23]. Son sens est moins de reproduire le passé, que de créer un processus dynamique tourné vers le futur. À proximité du site endommagé, c’est une autre histoire écologique qui commence, avec sa part d’aléa et de mystère. L’obligation pour le débiteur d’atteindre le résultat promis, comme l’énonce la loi, n’est que symbolique.
20L’autre cible des attaques est la compensation « par l’offre », inspirée du système des banques de compensation américain. Rien que le mot « banque » ou « banquier » suscite en France tous les fantasmes ! Essayons de démystifier. La loi du 8 août 2016 [24] vient de reconnaître que les aménageurs, au lieu d’entreprendre après coup des actions de restauration, pourront s’acquitter de leur dette écologique en achetant des « unités de compensation », c’est-à-dire des titres correspondant à une certaine quantité de biodiversité qui aura été générée, par anticipation, sur des sites de compensation agréés (art. L. 163-1, II C. env.). Or, selon ses détracteurs, cette technique juridique revient indirectement à monétiser la nature [25]. Le grief est-il fondé ?
21Au plan pratique, le sûr est qu’il faudra absolument réguler ces flux financiers pour éviter qu’ils n’alimentent un marché faisant monter les enchères. De même que l’existence d’un site de compensation agréé à proximité de la zone impactée par des travaux ne devra pas rendre l’administration plus laxiste sur la vérification de mesures d’évitement et de réduction.
22Au plan théorique, le procédé a de quoi surprendre : des éléments comme l’eau, les espèces, les services écosystémiques ne sont-ils pas hors du commerce juridique [26] ? Force est en réalité d’observer que l’argent a fait irruption, depuis longtemps, sur la scène environnementale. En vertu du principe « pollueur-payeur », les acteurs qui nuisent à l’environnement doivent compenser financièrement ces atteintes (à travers la fiscalité notamment). De même, les associations de protection de la nature agissent régulièrement en justice en vue de l’octroi de dommages et intérêts compensatoires (réparant soi-disant leur préjudice « moral »).
23En ce qui concerne la restauration écologique, sa mise en œuvre a un coût certain qui peut être évalué économiquement. Ces prestations (de remise en état, de régénération), personne n’imagine qu’elles puissent être gratuites. Un médecin qui soigne un corps est rémunéré pour ce travail, alors même que le corps n’est pas un bien marchand. La chose ne devrait pas être différente pour les cultivateurs de services environnementaux, au premier rang desquels les agriculteurs : les fruits écologiques qu’ils produisent justifient une rétribution spécifique. Les grands textes relatifs à la préservation de la biodiversité mettent dorénavant l’accent sur sa valeur, y compris économique [27]. Le législateur français déclare aujourd’hui à l’article L. 110-1 du Code de l’environnement que le patrimoine naturel commun de la Nation génère des valeurs d’usage [28]. Or qui dit valeur d’usage dit inéluctablement valeur d’échange dès lors qu’on se place dans la relation à autrui [29].
24Au risque de choquer, il semble que l’argent, en tant que tel, n’est pas le problème majeur. Un maître d’ouvrage, quoi qu’il arrive, devra payer un tiers (entreprise d’ingénierie écologique) pour la réalisation concrète des mesures compensatoires à défaut d’être capable de les pratiquer lui-même. La question est surtout « combien » (en évitant aussi bien la braderie que la spéculation), et à quoi seront réellement affectées les sommes. Si ce nouveau marché peut stimuler des opérations de réhabilitation qui, sinon, n’auraient jamais été entreprises (dans les friches ou les zones de déprises notamment), la protection de la nature en sortira améliorée.
25Au terme de ce premier acte, on constate à quel point les résistances idéologiques à l’endroit de la compensation sont fortes. Nécessairement imparfait, le mécanisme n’est peut-être pas si immoral que les apparences le laissent supposer. Car la compensation ne fait pas échapper l’auteur de l’atteinte à sa responsabilité, elle génère de la responsabilité là où ses conditions n’étaient pas a priori réunies. Si on en admet le principe, de nouvelles questions s’enchaînent : le vivant se réduit-il à la biodiversité ? Est-ce la seule valeur écosystémique digne de réparation ? L’approche éthique, là encore, impose de changer d’échelle, pour aller vers une compensation à l’envergure territoriale.
II – Acte 2 : la compensation territoriale
26En plus de tous les défauts décrits, la compensation écologique souffre d’un déficit social, humain et culturel [30]. Focalisée sur le stock de biodiversité, elle verse trop dans l’écocentriste. Ne tenir compte que des seules logiques écosystémiques est en effet réducteur, l’environnement ayant une dimension infiniment plus complexe. À titre d’exemple, l’implantation d’une ferme solaire peut être bénéfique du point de vue global pour la lutte contre le réchauffement climatique, mais négative au plan local, pour la biodiversité présente, les terres cultivées, les paysages… Un moyen de concilier ces enjeux serait d’avancer vers une compensation « socio-environnementale » [31]. Deux réflexions nourrissent cette intuition.
27En amont d’abord, il semble que d’autres intérêts affectés par le développement économique doivent être compensés [32]. Dans des territoires en crise, on n’accepte pas que seuls les dommages infligés à la nature soient réparés. L’urbanisation galopante ne détruit pas que les espèces sauvages ; le béton ravage les terres agricoles (donc les espèces domestiques), défigure les paysages, et ruine toute une économie ancestrale. C’est aussi cela le vivant ! Heureusement, a fini par éclore le principe d’une compensation collective agricole, transcrit dans la loi d’avenir pour l’agriculture du 13 octobre 2014 (art. L. 112-1-3 C. rur. pêche mar.). L’objectif est de mettre à la charge des aménageurs fonciers dont les travaux ont des conséquences négatives sur l’économie agricole locale des mesures collectives visant à consolider ce secteur d’activité au niveau du territoire. La logique financière est, pour le coup, pleinement assumée. Il ne s’agit pas de recréer à l’identique l’agriculture d’avant, mais de compenser, c’est-à-dire d’offrir des contreparties jugées à la hauteur des dégâts infligés : ce peut être une aide à la modernisation des exploitations, un soutien aux circuits de proximité… Malheureusement le dispositif [33] manque d’ambition et de clarté, quand il faudrait impulser une véritable synergie entre les agglomérations et leur agriculture [34]…
28En aval ensuite, c’est le niveau auquel élaborer la compensation qui mérite d’être redéfini. Peut-on mener à bien des opérations de restauration sans réflexion globale à l’échelle territoriale [35] ? Cela semble tout bonnement impossible au regard des tensions croissantes sur la question foncière. On le sait, les agriculteurs, déjà victimes de l’artificialisation, refusent d’abandonner d’autres surfaces productives à la cause écologique. S’ajoute que les maîtres d’ouvrage, pour s’acquitter de leur dette environnementale, se positionnent aussi sur l’achat de terres, avec des moyens souvent colossaux. Or une compensation pérenne ne doit pas être un facteur de déstabilisation du marché foncier.
29L’expérience démontre que la réussite d’un projet d’aménagement tient à son acceptabilité sociale locale [36]. Le lien spatial entre les mesures compensatoires et le site endommagé invite à développer une approche territoriale, qui pourrait notamment trouver place au sein des documents de planification locaux [37]. Les populations impactées doivent connaître les pertes que l’infrastructure va occasionner (en termes de paysage, de milieux naturels, de surfaces arables…) et quels gains leur sont promis en retour [38]. Des auteurs parlent d’un « contrat compensatoire » [39] qui embrasserait le système territorial dans ses multiples composantes. Ainsi la compensation ne serait pas l’affaire de quelques uns (administration, techniciens de l’environnement, de l’agriculture…), mais de tous les acteurs du territoire (collectivités, conservatoires, SAFER, syndicats professionnels, associations, Direction départementale des territoires…), tenus de s’entendre et de coopérer [40]. Cette approche intégrée et négociée peut sembler manquer de rigueur scientifique. Elle est pourtant, sur un plan démocratique, la seule qui permette de dépasser l’opposition stérile entre nature et culture, entre développement et conservation.
30Au terme de ces pérégrinations, la compensation se présente-t-elle comme le signe annonciateur d’un drame ou d’une chance pour les territoires ? Des vices, apparents ou cachés, elle en comporte ; des dérives, elle en favorise sûrement. Nonobstant, la méthode peut aussi être mise au service de la reconquête de la biodiversité et de l’espace, reflets de la nature humaine. Pour cela, il faut voir la compensation comme un acte de résilience par lequel un lieu de vie se transforme et se reconstruit. La démarche, nous croyons, peut retisser du lien avec l’environnement, là où, quoi qu’on en dise, celui-ci aurait été détruit. Accepter, la « mort dans l’âme », son sacrifice, n’est-ce pas lui rendre sa sacralité ?
Mots-clés éditeurs : compensation collective agricole, restauration écologique, unités de biodiversité, éviter/réduire/compenser, biodiversité, développement du territoire, compensation
Date de mise en ligne : 20/12/2017
Notes
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[1]
NDLR : Cette contribution est une synthèse du colloque « La compensation : un outil de gestion dynamique des territoires ? », organisé par l’Association française de droit rural Centre-Ouest et l’Institut de droit rural de l’Université de Poitiers, le 19 mai 2017.
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[2]
B. Grimonprez, « La compensation écologique d’après la loi biodiversité », Dr. et Patr. nov. 2016, p. 22.
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[4]
C. Bonneuil, J.-B. Fressoz, L’événement anthropocène. La terre, l’histoire et nous, Le Seuil, coll. « Anthropocène », 2013.
-
[5]
J. Untermaier, « De la compensation comme principe général du droit et de l’implantation de télésièges en site classé », RJE, n° 4, 1986, p. 381.
-
[6]
M. Waller, Les artefacts naturels, éd. de l’éclat, 2016.
-
[7]
M. Waller, op. cit.
-
[8]
Qui sait si l’homme n’a pas puisé là, par biomimétisme, l’inspiration pour pratiquer l’élevage !
-
[9]
Citée par M. Waller, op. cit., p. 35.
-
[10]
V. P. Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.
-
[11]
B. Chevassus-au-Louis, Voir la vie autrement, Éloge de la biodiversité, L’aube, 2017, p. 84.
-
[12]
Selon Callicott, « une chose est juste lorsqu’elle ne tend à perturber la communauté biotique qu’à des échelles temporelles et spatiales normales. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » (Do deconstructive ecology and sociobiology undermine the Leopold land ethic ?, Beyond the Land Ethic, p. 138, cité par C. Larrère, « Les éthiques environnementales », Natures Sciences Sociétés 2010/4, Vol. 18, p. 409).
-
[13]
D. Wiggins, « Nature, respect for nature, and the human scale of values », 2000, Proceedings of the Aristotelian Society, 100, 1, p. 1-32.
-
[14]
Sur ce point voir par exemple, A.-H. Mesnard, « Laudato si : l’encyclique du pape François sur la sauvegarde de la maison commune », RJE 4/2015, p. 605.
-
[15]
P. Charbonnier, La fin d’un grand partage : Nature et société, de Durkheim à Descola, CNRS éditions, 2015.
-
[16]
Mieux, la survie de certaines espèces dépend de la présence d’activités humaines, comme le fauchage ou le pâturage des prairies (cas du narcisse des Glénan ou d’autres plantes prairiales).
-
[17]
B. Sauveur, « De la loi naturelle à la deep ecology : les ambiguïtés de la nature », Revue d’éthique et de théologie morale, 2010/HS, p. 235.
-
[18]
M. Prieur, « L’environnement et les études d’impact », RJE 1981, p. 120.
-
[19]
M. Rémond-Gouilloud, Du droit de détruire, PUF, 1989.
-
[20]
Sans doute encore sous l’empire de la nouvelle réparation du préjudice écologique (art. 1246 et s. C. civ.) qui obéit toujours aux faits générateurs du droit commun, à savoir la faute, la garde de la chose ou le fait d’autrui.
-
[21]
G.- J. Martin, « La compensation écologique : de la clandestinité honteuse à l’affichage mal assumé », RJE 2016/4, p. 220.
-
[22]
La compensation rejoindrait alors le champ normal de la responsabilité environnementale qu’elle n’aurait jamais dû quitter. V. art. L. 162-9 C. env.
-
[23]
Ce qui la différencie de la réparation dite primaire mise en œuvre dans le cadre de la responsabilité environnementale (art. L. 162-9, al. 2, C. env.).
-
[24]
Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, JO du 9 août 2016.
-
[25]
M.-P. Camproux-Duffrène, « Le marché d’unités de biodiversité, questions de principe », RJE n° spécial, 2008, Biodiversité et évolution du droit de la protection de la nature, p. 87.
-
[26]
P. Roche, I. Geijzendorffer, H. Levrel, V. Maris, Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques, Quae, 2016.
-
[27]
Le Protocole de Nagoya insiste sur « la valeur économique des écosystèmes et de la diversité biologique et le partage juste et équitable de cette valeur économique avec les gardiens de la biodiversité » (p. 2).
-
[28]
M. Hautereau-Boutonnet et E. Truilhé-Marengo (dir.), Quelle(s)valeur(s) pour la biodiversité ?, éd. Mare et Martin, 2017.
-
[29]
W. Dross, Les choses, LGDJ, 2012, n° 319-1.
-
[30]
R. Dantec, Compensation des atteintes à la biodiversité : construire le consensus, Rapport Sénat, n° 517, 25 avril 2017, p. 103.
-
[31]
J. Gobert, Éthique environnementale, remédiation écologique et compensations territoriales : entre antinomie et correspondances, Vertigo, 2010, Vol. 10, n° 1.
-
[32]
B. Chevassus-au-Louis, Voir la vie autrement, op. cit., p. 62 : « le fait de protéger ou non une espèce, une population ou un écosystème peut faire intervenir bien d’autres considérations légitimes – éthiques, esthétiques, politiques ou socio-économiques – que la seule analyse de leur rôle écologique : mais il importe dans ce cas que ces considérations soient explicitées, si l’on veut éviter tant l’émergence d’une “écocratie” peu démocratique que l’instrumentalisation à d’autres fins de l’écologie scientifique ».
-
[33]
Précisé par le décret n° 2016-1190 du 31 août 2016 (art. D. 112-1-18 et s. C. rur. pêche mar.).
-
[34]
V. B. Grimonprez, « Vers un concept juridique d’agriculture de proximité », in Agriculture et ville : vers de nouvelles relations juridiques, LGDJ, 2016, p. 185.
-
[35]
C. Kermagoret, H. Levrel et A. Carlier, La compensation au service de l’acceptabilité sociale : un état de l’art des apports empiriques et du débat scientifique, Vertigo, Vol. 15, n° 3, déc. 2015, partie 1, n° 20 : « la compensation territoriale permet ainsi de rétablir un équilibre entre la dimension globale du projet, qui ne considère que ses effets positifs (utilité publique), et la dimension locale, dans laquelle les externalités positives et négatives du projet rentrent en jeu ».
-
[36]
C. Kermagoret, H. Levrel et A. Carlier, art. préc. ; adde, C. Kermagoret, H. Levrel et A. Carlier, « Évaluer les perceptions et les préférences des acteurs du territoire : des outils au service de la compensation », in Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement. Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Éditions Quae, 2015, p. 260-274.
-
[37]
R. Dantec, Rapport Sénat préc., p. 123.
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[38]
V. en ce sens : art. L. 162-9 C. env. : selon lequel les mesures de réparation complémentaires « peuvent être mises en œuvre sur un autre site, dont le choix doit tenir compte des intérêts des populations concernées par le dommage ».
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[39]
J. Gobert, art. préc.
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[40]
Une instance démocratique, sur le modèle des commissions locales de l’eau ou des comités techniques SAFER, pourrait se prononcer sur la pertinence du projet et sur les mesures qui l’accompagnent. Sur cette nouvelle gouvernance territoriale : v. B. Grimonprez, « Nouvelle utopie foncière : pour une autre régulation de la maîtrise du foncier », RD rur. 2017, Étude 11.