Couverture de RJE_174

Article de revue

La compensation comme instrument de management du vivant. Un point de vue depuis la science politique

Pages 659 à 669

Notes

  • [1]
    « En dernier recours, des mesures compensatoires doivent être engagées pour apporter une contrepartie positive si des impacts négatifs persistent, visant à conserver globalement la qualité environnementale des milieux » (Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, 2017 : 1).
  • [2]
    À ce titre, la pollinisation à la main effectuée par des travailleurs dotés de moyens techniques adaptés telle qu’elle a cours en Chine relève de cette logique : http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/04/23/dans-les-vergers-du-sichuan-les-hommes-font-le-travail-des-abeilles_4405686_3244.html, consulté le 23 avril 2014.
  • [3]
    Soit directement (capital humain) soit indirectement, le capital technique étant issu, dans un premier temps, de la main de l’homme.
  • [4]
    L’utilitarisme considère que n’est utile que ce qui maximise le plaisir tandis que l’anthropocentrisme place l’homme au centre de l’univers (Hess, 2015).
  • [5]
  • [6]
    Entretien réalisé le 15 février 2017 avec le gérant d’un cabinet de conseils privés souhaitant se positionner sur le marché des évaluations environnementales.
  • [7]
    « Le terme “évaluation environnementale” correspond notamment à l’évaluation des incidences des projets de travaux, d’ouvrages et ou d’aménagements publics ou privés, permanents ou temporaires, et des plans et programmes susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement » (Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie, 2015 : 1).
  • [8]
    « Le terme “bureau d’études” doit se comprendre, au sens de la présente charte comme toute entité, quel que soit son statut juridique, réalisant entièrement ou partiellement ces évaluations [environnementales] » (Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie, 2015 : 1).
  • [9]
    « Garantir l’indépendance », « Assurer un devoir de conseil et la confidentialité », « Travailler en toute transparence », « Proposer des moyens adaptés », « Identifier les compétences adaptées », « Mobiliser les compétences adaptées », « Disposer d’une capacité en organisation, en gestion de projet et d’un suivi de la qualité » et enfin « Être responsable ».
  • [10]
    Entretien mené en marge du Forum « Biodiversité et Économie, Vers une agence française pour la biodiversité », 24 et 25 novembre 2016, Paris, avec une haute fonctionnaire du Commissariat Général à l’Investissement.
  • [11]
    Qu’il s’agisse de la compensation par l’offre (réserves d’actifs naturels) ou de compensation par la demande (permis individuel), les dommages restent majoritairement exprimés à travers l’ingénierie écologique en termes monétaires (Levrel et al., 2015).
  • [12]
    Que cette époque soit considérée dans le temps commun – le temps calendaire – ou qu’il s’agisse d’une époque calibrée par l’artiste – la période bleue chez Picasso par exemple.
  • [13]
    Angela Bolis, « Compenser par l’offre un “permis de détruire” la biodiversité ? », Le Monde, 20 mai 2016, http://www.lemonde.fr/biodiversite/visuel/2016/05/20/compenser-par-l-offre-un-permis-de-detruire-la-biodiversite_4923424_1652692.html#A5fWk17DTyih6vVt.99 ; Le Figaro, « Le Parlement adopte définitivement le projet de loi sur “la reconquête de biodiversité” », 20 juillet 2016, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/07/20/97001-20160720FILWWW00307-le-parlement-adopte-definitivement-le-projet-de-loi-sur-la-reconquete-de-biodiversite.php
  • [14]
    Lorène Lavocat, « Avec les “réserves d’actifs naturels”, la loi sur la biodiversité facilite la marchandisation de la nature », Reporterre, 26 janvier 2016 : https://reporterre.net/Avec-les-reserves-d-actifs-naturels-la-loi-sur-la-biodiversite-facilite-la
  • [15]
  • [16]
  • [17]
    La valeur économique provient du bien-être que la biodiversité apporte aux êtres humains, la valeur écologique assure la vie sur terre, la valeur sociale/culturelle résulte du lien entre une société et les représentations symboliques qu’elle accorde à son environnement, la valeur de conservation provient de l’intérêt patrimonial et esthétique de la biodiversité, la valeur juridique opère une distinction entre savoirs et droits à l’égard de la biodiversité et la valeur intrinsèque est issue de l’objet lui-même (Randall, 1991).
« - On peut ainsi connaître les choses en les observant de l’extérieur !
- Les choses de l’art, car nous reparcourons dans notre esprit les opérations de l’artisan. Pas les choses de la nature, car elles ne sont point l’œuvre de notre esprit. »
Umberto Eco, Le nom de la Rose.

1La loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, promulguée le 8 août 2016, institutionnalise et renforce le principe de la compensation au sein du droit français à travers la séquence « Éviter, Réduire, Compenser ». « La séquence « éviter, réduire, compenser » (ERC) a pour objectif d’éviter les atteintes à l’environnement, de réduire celles qui n’ont pu être suffisamment évitées et, si possible, de compenser les effets notables qui n’ont pu être ni évités, ni suffisamment réduits » (Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, 2017 : 1). La compensation écologique y est définie comme une modalité de réparation de dernier ressort. Elle a vocation à être mise en œuvre quand l’étape d’évitement n’a pu être développée et quand la réduction est jugée insuffisante au regard des dégâts écologiques provoqués par les activités humaines sur l’environnement [1]. À ce titre, la compensation écologique peut être perçue comme une tentative de conciliation entre les intérêts des sociétés humaines et du vivant en ce qu’elle a pour objectif de « restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement » (Levrel et al., 2015).

2Le principe de compensation participe à la construction d’une représentation de la valeur du vivant centrée sur la notion de substituabilité. Selon cette conception, la nature est un capital productif qui peut être substitué par deux autres types de capitaux que sont le capital humain et le capital technique (Solow, 1993). Le capital naturel est donc une matière productive dont la valeur est directement exprimée à travers son prix sur le marché ; plus le capital naturel se raréfie, plus son prix augmente et plus il sera rentable de le compenser via l’intervention des deux autres types de capitaux [2]. De plus, ce principe de substituabilité pose une équivalence entre le vivant et les capitaux technique et humain. Le capital naturel apparaît alors comme un stock de capital homogène dont les parties importent moins que le tout (Passet, 1979).

3La compensation telle qu’elle est définie au sein de l’action publique établit donc un rapport entre les sociétés humaines et la nature qui postule que le vivant est substituable par la main de l’homme [3] et que sa valeur s’appréhende à travers une relation aux sociétés humaines. En ce sens, la compensation incarne une perception, un point de vue et porte des valeurs issues d’un cadrage utilitariste et anthropocentré [4]. Elle véhicule ces valeurs au sein de l’action publique dès lors que cette dernière s’en saisit pour conduire les politiques de biodiversité. La compensation peut en conséquence être appréhendée comme un instrument d’action publique c’est-à-dire « un dispositif à la fois technique et social qui organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et significations dont il est porteur » (Lascoumes, Le Galès, 2004 : 13).

4Devant la pluralité de possibilités instrumentales de compensation – compensation par l’offre ou par la demande, compensation des services écosystémiques, compensation des fonctionnalités écologiques, etc. – l’action publique a recours aux cabinets de conseils spécialisés en ingénierie écologique pour définir sa réponse normative et arbitrer entre les instruments proposés. Il s’agit alors pour ces prestataires privés de concilier leur proposition méthodologique avec les attentes de l’action publique, orientées par les principes directeurs du New Public Management (NPM) (Hood, 1995) vers la performance (Jany-Catrice, 2012) et la « culture du résultat » (Dreyfus, 2010).

5Ces instruments de valorisation véhiculent dès lors une conception des principes de la compensation circonscrite autour des seuls éléments appréhendables par l’action publique, bornant bien souvent le débat et les arbitrages politiques autour des éléments supposés comme étant les plus éclairants : les aspects techniques d’appréhension du vivant. L’enjeu est alors pour l’expertise extérieure de développer des instruments d’appréhension économique de la valeur du vivant, de sa diversité et de son fonctionnement au détriment du questionnement de la pluralité de la valeur de ce dernier. Le recours à l’expertise extérieure influence en effet le cadrage des politiques de compensation. En promouvant une vision de la compensation traduite monétairement, les consultants axent la perception sur la valeur économique du vivant en occultant la question politique des valeurs non instrumentales du vivant définies du fait même de son existence, de son fonctionnement et de ses propres fins (Maris, 2014).

6La démonstration se fonde sur un travail ethnographique de quatre années au sein d’un cabinet de conseil dans le cadre d’une thèse CIFRE [5] ainsi que d’entretiens semi-directifs menés auprès d’experts privés de la compensation, de hauts fonctionnaires, d’élus nationaux et de responsables associatifs entre janvier 2015 et mars 2017.

7Elle vise à montrer que la compensation est définie par les acteurs de l’action publique comme un instrument d’action publique répondant aux logiques de performance (I) et qu’à ce titre elle peut donc être perçue comme une entreprise de management du vivant dont les caractéristiques techniques éclipsent les enjeux politiques (II).

I – La compensation : un instrument répondant aux canons du New Public Management

8Les principes de performance du New Public Management orientent l’action publique depuis les années 1970 vers l’efficience et l’efficacité des politiques publiques à travers des instruments d’évaluation et de pilotage (Perret, 2008). La compensation écologique, parce qu’elle est un instrument de management du vivant, répond à cette injonction et entre pleinement dans le cadre de la performance dès lors qu’elle est mobilisée par l’action publique.

A – La performance : nouveau moteur de l’action publique

9Les évolutions des pratiques des politiques publiques de ces cinquante dernières années ont favorisé l’institutionnalisation d’indicateurs de performance et d’efficacité au sein de l’action publique. Cela se traduit par une « montée en puissance, perceptible depuis l’après-guerre, d’un nouvel ethos, fondé sur l’expertise économique et comptable au détriment du droit » (Pierru, Henry, 2012 : 13). Ainsi, l’action publique s’inspire de techniques gestionnaires issues du secteur privé selon les préconisations du New Public Management. L’objectif précis est la recherche de la performance via des instruments amenant « la mesure et la transparence, améliorant ainsi l’efficacité et le pilotage des politiques » (Bertrand, 2013 : 218). Cette quête de la « performance totale » (Jany-Catrice, 2012) est devenue un principe général au sein de tous les secteurs des politiques publiques : recherche (Bruno, 2008), santé (Pierru, 2008 ; Belorgey, 2010) et biodiversité (Granjou, 2013). Cette volonté se traduit par une mobilisation des instruments de pilotage économique, de l’évaluation (Lacouette-Fougère, Lascoumes, 2013) et la diffusion des principes de la concurrence au sein de l’action publique à des fins de rationalisation, d’efficacité et d’efficience (Dardot, Laval, 2009).

10Dans le cadre du New Public Management, l’action publique voit également sa demande en prestations de « conseils extérieurs » s’accroître (Cour des comptes, 2015). La concurrence du marché du conseil privé est en effet présumée sélectionner les plus aptes à développer les réponses performantes et ainsi assurer le « résultat » de la collaboration public/privé dans tous les secteurs de l’action publique (Dreyfus, 2010).

11La compensation telle qu’inscrite dans le nouveau contexte législatif est alors définie instrumentalement par les cabinets de conseils répondant à la commande publique et reprenant les impératifs du New Public Management.

B – La compensation : un instrument en résonance avec la performance

12L’instrument « compensation », tel qu’il s’est imposé au sein de l’action publique, n’est pas une donnée. Il s’est construit à partir d’une définition établie par des acteurs ayant intérêt à sa diffusion sous cette forme (Gilbert, Henry, 2009). Ces acteurs, consultants « professionnels » de la compensation, forment un réseau de politique publique (Marin, Mayntz, 1991) composé d’acteurs multiples confrontant leurs cadres cognitifs et instrumentaux respectifs pour définir la norme de la compensation auprès de l’action publique. « Chaque définition entraine en effet avec elle une certaine distribution des rôles entre acteurs, une hiérarchisation de ceux-ci ainsi qu’un certain type de distribution des responsabilités » (Gilbert et al., 2009 : 16-17). Dès lors, ces acteurs doivent tenir compte des cadres en place au sein de l’action publique pour s’imposer.

13La définition de l’instrument « compensation » est alors une question déterminante pour ces cabinets qui vont s’employer à promouvoir leur solution technique comme modalité la plus à même de répondre aux objectifs fixés par l’action publique. Comme le raconte ce consultant : « On peut faire le plus bel outil du monde, si on n’arrive pas à le vendre au client, il n’existe pas et nous non plus » [6]. Ces objectifs s’incarnent au sein de la « Charte d’engagement des bureaux d’études dans le domaine de l’évaluation environnementale [7] » portée par le Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie en mai 2015 et signée par 120 bureaux d’études [8]. Cette Charte composée de huit engagements [9] formalise non seulement les attentes de l’action publique vis-à-vis des savoir-être des cabinets de conseils mais également de leurs savoir-faire et des modalités d’action pratique qu’ils vont définir pour répondre à la commande publique. Via cette Charte, la puissance publique fixe « ce qui est » et « ce qui doit être » en matière d’évaluation environnementale et formalise donc ce que les consultants privés doivent intégrer dans leurs traductions pour « coller » aux attentes publiques. En sélectionnant les instruments consonants avec le cadre de référence managérial en place, l’action publique procède à une homogénéisation des pratiques.

14La compensation comme instrument est tournée vers des approches en termes d’ingénierie écologique dans laquelle « une attention toute particulière est apportée à l’efficacité du travail réalisé, en termes économiques » (Levrel et al, 2015 : 285). Cela se traduit au sein de modalités de conduite de projets et des méthodologies de création d’indicateurs exprimés majoritairement en termes monétaires. Cette monétarisation est également privilégiée car, comme l’explique une haute fonctionnaire, le vivant ne dispose pas d’une unité de mesure homogène :

15

« Il me semble qu’on ne peut pas tout d’un coup trouver la pierre philosophale, on n’a pas comme pour le carbone quelque chose d’uni qui est la tonne équivalent CO2, on n’a pas [pour la biodiversité] une unité physique homogène, donc la question est beaucoup moins simple » [10].

16Dès lors, les acteurs participant à l’instrumentation de la compensation vont se tourner vers la quantification du vivant à travers la monétarisation et le calcul de l’utilité coûts/bénéfices de projets tant ex ante qu’ex post[11]. Elle devient une modalité de management cherchant à (ré)concilier développement économique et biodiversité en « articul[ant] une fonction d’organisation (diviser et coordonner l’activité) et une fonction d’instrumentation (piloter et évaluer) » (Garel, 2011 : 76) à travers des mesures « pérennes, faisables (d’un point de vue technique et économique), efficaces et facilement mesurables » (Ministère de l’Environnement de l’Énergie et de la Mer, 2017 : 1). Elle participe à la conduite et à l’orientation de l’action publique, son usage détermine ce qui doit se faire et ce qui peut se faire, notamment à partir de projections économiques. Toutefois, l’instrument « compensation » tel qu’il est construit par les acteurs, a circonscrit le débat aux modalités de management du vivant à partir de son appréhension économique. Le processus définitionnel de la compensation évince alors la question politique de l’expression de la pluralité des valeurs.

II – Apprécier les valeurs du vivant pour en dépasser le management

17Instrument mis en œuvre afin de limiter la portée du développement des sociétés humaines sur le vivant, la compensation telle qu’elle est actuellement définie promeut une valorisation centrée sur le seul élément techniquement et cognitivement en phase avec les attentes de l’action publique : la valeur économique du vivant. Cette réduction nécessite de dépasser la critique technique pour questionner l’aspect politique de la compensation, celui de l’appréhension de la pluralité du vivant.

A – La compensation : instrument de management du vivant

18Comme le rappelle Éric Katz, accepter le principe de la compensation c’est oublier le fait qu’ « une nature "restaurée" est un artefact créé pour répondre aux intérêts des hommes et leur apporter une satisfaction » (Katz, 1992, 2007 : 351). La compensation est ainsi une question technique de valorisation du vivant par les sociétés humaines et donc une question de valeur que la société lui accorde. Il s’agit en effet de savoir si le remplacement de certains milieux, de certains écosystèmes, de leur dynamique, des espèces qui y vivent, c’est-à-dire de la biodiversité, est possible. Cela questionne la valeur du vivant « substitué » comparativement à la valeur du vivant initial. Enfin, cela interroge la valeur de l’activité humaine générée suite à la destruction de cette biodiversité au regard de la valeur du vivant tel qu’il se trouve dans le milieu non détruit ; la satisfaction humaine attendue du fait de la destruction du vivant est en effet supposée être plus forte après la destruction à des fins de développement.

19Dans son ouvrage Faking nature : The Ethics of Environmental Restoration (1997), Robert Eliott propose une analogie entre la valeur du vivant et celle d’une œuvre d’art. Pour l’éthicien, la valeur d’une œuvre est issue du processus artistique qui a amené à sa réalisation. Elle provient ainsi de l’époque à laquelle elle a pu être réalisée [12] et du temps nécessaire à sa création. La valeur de l’œuvre émane en outre de son originalité créative : il doit s’agir d’une œuvre « originale ». Il en va de même pour le vivant. Sa valeur émerge des processus millénaires qui ont contribué à le faire exister tel qu’il est dans sa naturalité ontologique et qui le lie au passé. Ainsi, en substituant le vivant par du capital technique, l’homme agit en faussaire, il confère la valeur d’une œuvre par essence non reproductible, le vivant « naturel », à une contrefaçon : « Conférer à un paysage qui a été restauré la même valeur que celle de son original, c’est par conséquent […] se laisser duper par les ressemblances superficielles avec la zone naturelle, de même que l’ « esthète » ignare s’est laissé duper par l’aspect extérieur de la contrefaçon » (Katz, 2007 : 354). Au-delà de la critique instrumentale de la compensation telle qu’elle se fait, s’ajoute donc une critique des valeurs qui la définissent.

20En tant qu’instrument d’action publique, la compensation institutionnalise sur la scène politique la capacité des sociétés humaines à contrefaire le vivant. Elle permet aux acteurs qui la mobilisent de hiérarchiser, du fait de son utilité pour les sociétés humaines, le vivant et contribue à justifier ainsi la disparition de la biodiversité la moins utile aux sociétés humaines. Elle valorise et circonscrit techniquement la valeur du vivant autour de ce qui est quantifiable par des indicateurs monétaires et consacre la valeur économique comme finalité. Or les valeurs du vivant sont plurielles (Randall, 1991). En conséquence, mettre en débat la pluralité des valeurs du vivant et interroger la portée politique de l’instrument tel qu’il est défini au sein de l’action publique environnementale semble nécessaire.

B – Interroger les valeurs du vivant pour dépasser les limites de la compensation

21En cherchant à établir l’instrument de compensation, les acteurs focalisent les débats sur les procédures de traductions hétérogènes de la compensation, au détriment du questionnement du management du vivant à des fins d’aménagement. Les débats se concentrent ainsi sur les modalités instrumentales de traduction de la compensation en instrument d’action publique. Qu’il s’agisse d’analyser la presse généraliste [13] ou de vulgarisation scientifique [14], les démonstrations lors de colloques pluridisciplinaires [15] ou encore les auditions auprès de la Commission d’enquête sur la réalité des mesures de compensation des atteintes à la biodiversité [16], les propos se polarisent essentiellement sur les points instrumentaux de perception et de valorisation du vivant.

22Les réflexions s’orientent ainsi sur « la bonne » modalité de compensation, « la bonne » unité de mesure ou d’expression de la destruction et de la perte de biodiversité ou encore les instruments d’évaluation de la compensation et des actions compensatoires. Ce faisant, elles occultent par-là la question de la pluralité des valeurs du vivant. Or, il s’agit là d’une question éminemment politique puisque le sens de la politique « tient à la pluralité des manières dont un même monde s’y trouve regardé, pluralité qui rend possible l’exercice du jugement » (Widmaier, 2014 : 22).

23Or, en cherchant à établir la compensation en instrument d’action publique et en agençant sa définition normative en résonance avec les cadres de la performance, le réseau de politique publique a concentré l’établissement de la compensation autour de la valeur économique, disqualifiant la perception des valeurs plurielles du vivant. Pourtant, l’économiste Alan Randall (1991) relève six valeurs du vivant : économique, écologique, sociale/culturelle, esthétique, patrimoniale et intrinsèque [17]. Il ne s’agit donc pas ici de nier la valeur économique provenant du bien-être apporté aux êtres humains mais de penser cette valeur parmi les pluralités des valeurs du vivant, en proposant de considérer cette valeur au sein d’un système complexe comprenant les liens entre le vivant et les sociétés humaines à la manière du réencastrement pensé par Karl Polanyi (1944).

24Il s’agit en conséquence de pointer les limites politiques de l’évaluation économique et monétaire de la valeur du vivant et d’interroger la capacité d’une espèce à attribuer une valeur aux représentations qu’elle se fait des autres espèces. D’où provient la valeur du vivant ? De son fonctionnement même ou de l’évaluateur qui l’observe ? De sa capacité à se développer et à disposer de ses propres fins ou de sa capacité à satisfaire les besoins et envie des sociétés humaines ? De la valeur intrinsèque attribuée au vivant « indépendamment des bénéfices que l’on pourrait en tirer personnellement ou que d’autres pourraient en tirer » (Maris, 2014 : 50) ou de sa valeur instrumentale et de son utilité ? La compensation se heurte ainsi à une limite ontologique et épistémologique car « Il est des valeurs […] qui existent objectivement, et qui sont découvertes et non pas engendrées par le sujet qui valorise » (Rolston, 2007 : 165). La valorisation du vivant ainsi questionnée inverse la logique. Il ne s’agit plus de déterminer un nouveau sens de la valeur du vivant fondé sur le management du vivant via la compensation, mais de constater la valeur du vivant à travers la manière dont il maintient ses conditions d’existence à travers les cycles naturels. Il s’agit de caractériser un sens de la valeur non plus basé sur la quantification de son utilité et de son fonctionnement mais sur la capacité du vivant à assurer la pérennité de son devenir.

Conclusion

« Ainsi nous ne voyons jamais le véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances qu’après que nous les avons perdues. »
Daniel Defoe, Robinson Crusoë.

25La compensation telle qu’elle est définie au sein des politiques de biodiversité est conforme aux attentes de l’action publique sous contrainte de performance. En proposant des modalités de management du vivant à des fins économiques et d’aménagement du territoire, la compensation permet aux acteurs de hiérarchiser la biodiversité en fonction de son utilité pour les sociétés humaines. La compensation, dès lors qu’elle est un instrument, concourt, via son utilisation, à véhiculer des valeurs utilitaristes et anthropocentrées de management du vivant.

26Procéder de la sorte consiste à fonder la valeur du vivant sur sa disparition et à juger de l’acceptabilité de voir une partie de ce dernier s’éteindre et l’autre partie être compensée partiellement par la main de l’homme grâce à du capital technique.

27Il s’agit alors de révéler un sens de la valeur du vivant qui permette d’inverser la logique de hiérarchisation non plus basée sur la disparition du vivant mais sur le processus de création qui « dépasse notre entendement. Nous n’en sommes qu’une infime partie, parmi les dernières – une drôle de petite virgule grassouillette, et rien de plus, juste avant la conclusion d’une très longue phrase » (Bass, 2007 : 79). Cela passe alors par la reconnaissance d’une valeur du vivant pour lui-même en tant qu’il a sa propre fin (Rolston, 2007) et d’une reconnaissance des processus millénaires qui ont amené les sociétés humaines à en faire partie.

Bibliographie

  • F. Bertrand, « L’évaluation de la durabilité des contrats de plan État-Région, forme de management politico-administratif et vecteur de nouvelles pratiques d’aménagement », in F.-D. Vivien et al., L’évaluation de la durabilité, Paris, Quae, 2013.
  • R. Bass, Le livre de Yaak, Paris, Galmeister, 2007.
  • N. Belorgey, L’hôpital sous pression. Enquête sur le « nouveau management public », Paris, La Découverte, 2010.
  • I. Bruno, À vos marques, prêts,… Cherchez !, Bellecombe-en-Bauge, éditions du Croquant, 2008.
  • Cour des Comptes, Le recours par l’État aux conseils extérieurs, Paris, 2015.
  • P. Dardot, C. Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009.
  • F. Dreyfus, « La révision générale des politiques publiques, une conception néolibérale du rôle de l’État ? », Revue française d’administration publique, 4, 136, 2010, p. 857-864.
  • G. Garel, « Qu’est-ce que le management de projet ? », Informations sociales, 5, n° 167, 2011, p. 72-80.
  • C. Gilbert et al., « Lire l’action publique au prisme des processus de définition des problèmes », in C. Gilbert, E. Henry, (dir.), Comment se construisent les problèmes de santé publique, Paris, La Découverte, 2009, p. 7-33.
  • C. Granjou, Micropolitiques de la biodiversité. Experts et professionnels de la nature, Bruxelles, Peter Lang, 2013.
  • R. Eliott, Faking nature : The Ethics of Environmental Restoration, Oxon, Routledge, 1997.
  • G. Hess, « Anthropocentrisme », in D. Bourg, A. Papaux, Dictionnaire de la pensée écologique, Paris, PUF, 2015.
  • C. Hood, « The “new public management” in the 1980s : variations on a theme », Accounting, organization and society, 20, 2/3, 1995, p. 93-109.
  • F. Jany-Catrice, La performance totale : nouvel esprit du capitalisme ?, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012.
  • E. Katz, « Le grand mensonge : la restauration de la nature par les Hommes », in H.-S. Afeissa, Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, 1992, 2007, p. 347-371.
  • Ministère de l’Environnement de l’Énergie et de la Mer, « La séquence “éviter, réduire et compenser”, un dispositif consolidé », Théma Essentiel, mars 2017.
  • Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie, Charte d’engagement des bureaux d’études dans le domaine de l’évaluation environnementale, Paris, 2015.
  • C. Lacouette-Fougère, P. Lascoumes, « L’évaluation : un marronnier de l’action gouvernementale ? », Revue Française d’Administration Publique, 4, 148, 2013, p. 859-875.
  • P. Lascoumes, P. Le Galès, « L’action publique saisie par ses instruments », in P. Lascoumes, P. Le Galès (dir.), Gouverner par les instruments, Paris, Presses de Sciences Po, 2005, p. 13-44.
  • H. Levrel et al., (dir.) Restaurer la nature pour atténuer les impacts du développement. Analyse des mesures compensatoires pour la biodiversité, Paris, éditions Quae, 2015.
  • B. Marin, R. Mayntz, Policy Networks : Empirical Evidence and Theoretical Considerations, Frankfurt a. Main, Campus Verlag, 1991.
  • V. Maris, Nature à vendre. Les limites des services écosystémiques, Paris, éditions Quae, 2014.
  • R. Passet, L’économique et le vivant, Paris, Payot, 1979.
  • B. Perret, L’évaluation des politiques publiques, Paris, La découverte, 2008, 2ème édition.
  • F. Pierru, O. Henry, « Les consultants et la réforme des services publics », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 193, 2012, p. 4-15.
  • F. Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Bellecombes-en-Bauges, éditions du Croquant, 2007.
  • K., Polanyi, La grande transformation, (1944), Paris, Gallimard, 1983.
  • A. Randall, « The value of biodiversity », Ambio, 20/2, 1991, p. 64-68.
  • H. Rolston, « La valeur de la nature et la nature de la valeur », in H.-S. Afeissa, Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, Vrin, 1994, p. 153-186.
  • R. Solow, « An almost pratical step toward sustainability », Ressources Policy, Vol. 19 (3), 1993, p. 162-172.
  • C. Widmaier, « Préface », in H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 2014, p. 7-43.

Mots-clés éditeurs : New Public Management, instruments, valeur, quantification, compensation

Date de mise en ligne : 20/12/2017

Notes

  • [1]
    « En dernier recours, des mesures compensatoires doivent être engagées pour apporter une contrepartie positive si des impacts négatifs persistent, visant à conserver globalement la qualité environnementale des milieux » (Ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, 2017 : 1).
  • [2]
    À ce titre, la pollinisation à la main effectuée par des travailleurs dotés de moyens techniques adaptés telle qu’elle a cours en Chine relève de cette logique : http://www.lemonde.fr/planete/article/2014/04/23/dans-les-vergers-du-sichuan-les-hommes-font-le-travail-des-abeilles_4405686_3244.html, consulté le 23 avril 2014.
  • [3]
    Soit directement (capital humain) soit indirectement, le capital technique étant issu, dans un premier temps, de la main de l’homme.
  • [4]
    L’utilitarisme considère que n’est utile que ce qui maximise le plaisir tandis que l’anthropocentrisme place l’homme au centre de l’univers (Hess, 2015).
  • [5]
  • [6]
    Entretien réalisé le 15 février 2017 avec le gérant d’un cabinet de conseils privés souhaitant se positionner sur le marché des évaluations environnementales.
  • [7]
    « Le terme “évaluation environnementale” correspond notamment à l’évaluation des incidences des projets de travaux, d’ouvrages et ou d’aménagements publics ou privés, permanents ou temporaires, et des plans et programmes susceptibles d’avoir des incidences notables sur l’environnement » (Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie, 2015 : 1).
  • [8]
    « Le terme “bureau d’études” doit se comprendre, au sens de la présente charte comme toute entité, quel que soit son statut juridique, réalisant entièrement ou partiellement ces évaluations [environnementales] » (Ministère de l’Écologie, du Développement Durable et de l’Énergie, 2015 : 1).
  • [9]
    « Garantir l’indépendance », « Assurer un devoir de conseil et la confidentialité », « Travailler en toute transparence », « Proposer des moyens adaptés », « Identifier les compétences adaptées », « Mobiliser les compétences adaptées », « Disposer d’une capacité en organisation, en gestion de projet et d’un suivi de la qualité » et enfin « Être responsable ».
  • [10]
    Entretien mené en marge du Forum « Biodiversité et Économie, Vers une agence française pour la biodiversité », 24 et 25 novembre 2016, Paris, avec une haute fonctionnaire du Commissariat Général à l’Investissement.
  • [11]
    Qu’il s’agisse de la compensation par l’offre (réserves d’actifs naturels) ou de compensation par la demande (permis individuel), les dommages restent majoritairement exprimés à travers l’ingénierie écologique en termes monétaires (Levrel et al., 2015).
  • [12]
    Que cette époque soit considérée dans le temps commun – le temps calendaire – ou qu’il s’agisse d’une époque calibrée par l’artiste – la période bleue chez Picasso par exemple.
  • [13]
    Angela Bolis, « Compenser par l’offre un “permis de détruire” la biodiversité ? », Le Monde, 20 mai 2016, http://www.lemonde.fr/biodiversite/visuel/2016/05/20/compenser-par-l-offre-un-permis-de-detruire-la-biodiversite_4923424_1652692.html#A5fWk17DTyih6vVt.99 ; Le Figaro, « Le Parlement adopte définitivement le projet de loi sur “la reconquête de biodiversité” », 20 juillet 2016, http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/07/20/97001-20160720FILWWW00307-le-parlement-adopte-definitivement-le-projet-de-loi-sur-la-reconquete-de-biodiversite.php
  • [14]
    Lorène Lavocat, « Avec les “réserves d’actifs naturels”, la loi sur la biodiversité facilite la marchandisation de la nature », Reporterre, 26 janvier 2016 : https://reporterre.net/Avec-les-reserves-d-actifs-naturels-la-loi-sur-la-biodiversite-facilite-la
  • [15]
  • [16]
  • [17]
    La valeur économique provient du bien-être que la biodiversité apporte aux êtres humains, la valeur écologique assure la vie sur terre, la valeur sociale/culturelle résulte du lien entre une société et les représentations symboliques qu’elle accorde à son environnement, la valeur de conservation provient de l’intérêt patrimonial et esthétique de la biodiversité, la valeur juridique opère une distinction entre savoirs et droits à l’égard de la biodiversité et la valeur intrinsèque est issue de l’objet lui-même (Randall, 1991).

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions