Couverture de JDJ_366

Article de revue

Royaume-Uni. Le gosse et l’argent du gosse

Pages 52 à 53

Notes

  • [1]
    Journaliste. Correspondante RTBF au Royaume-Uni.
  • [2]
    Jonross SWABY, Britain’s Secret Court (Producer : Natasha Malcolm-Brown, Director : Will Teddy) ; https://vimeo.com/35207361.

1L’histoire du jeune Algérien Gabriel Deriche est celle d’un triple abus d’état : d’abord détruit par une négligence médicale au sein de la santé publique britannique, Gabriel est plus tard arraché à sa mère par les services sociaux de ce même pays, puis dépouillé de la compensation financière que lui ont versée les assurances par les tuteurs légaux censés veiller sur ses ressources.

2En 1996, Safia Deriche travaille à l’ambassade d’Algérie de Londres. Mère d’un petit garçon de sept ans, elle est à nouveau enceinte lorsque son fils attrape la varicelle. Safia subit un test sanguin qui révèle qu’elle n’est pas immunisée, mais on ne lui fournit pas de médicament antiviral et le médecin affirme qu’elle peut mener sa grossesse à terme sans danger pour son bébé.

3Gabriel vient au monde avec des lésions cérébrales qui vont affecter son développement, en particulier mental, et font de lui un enfant pour la vie. Au terme d’un long procès, les assurances de la santé publique sont déclarées redevables d’une compensation de 4,7 millions euros pour Gabriel sous forme d’un bouquet et d’une rente annuelle à vie. Le bouquet finance l’achat d’une maison adaptée à ses besoins spécifiques. La rente permettra de payer les thérapies physiques et mentales, l’éducation et les activités, les aides-soignants pour seconder Safia tandis qu’elle travaille. Safia est nommée cotutrice des finances de son fils avec un tuteur légal sur lequel nous reviendrons.

4En 2012, une nouvelle équipe de trois aides-soignants fournis par les services sociaux de Hammersmith (le quartier londonien des Deriche) se relaie auprès de l’adolescent Gabriel. Mais progressivement, Safia s’aperçoit que les trois hommes dérobent une partie de l’argent qui leur est confié pour Gabriel. En septembre, elle les renvoie, non sans porter plainte. Moins de deux mois plus tard, les services sociaux accusent Safia d’abus sexuel sur Gabriel.

5Des assistantes sociales débarquent à leur domicile et le fouillent. L’une d’elle constate que Gabriel a dormi dans le lit de sa mère. Safia explique que c’est fréquent, car il a des cauchemars et vient se réfugier près d’elle pour y terminer sa nuit sans pleurs. Mais l’assistante sociale décide que Gabriel est trop âgé pour ce genre de réconfort, ne faisant aucun cas de son âge mental et de ses tourments. La police arrête Safia.

6Les accusations d’abus sexuel ne passent pas l’épreuve du tribunal et Safia est rapidement lavée de tout soupçon. Mais curieusement, la juge du tribunal familial décide que la responsabilité d’un enfant à besoins spécifiques est trop lourde pour elle. Safia a pourtant élevé seule son fils aîné, puis Gabriel jusqu’à l’âge de seize ans. Cette juge prévoit aussi que lorsque Gabriel sera majeur, il sera fait patient de la « Court of Protection » et placé en institution pour adultes. Safia sera destituée de son rôle de cotutrice et n’aura plus droit de regard sur les décisions du tuteur légal.

Qu’est-ce que la « Court of Protection » ?

7La « Court of Protection » (CoP) est la division des tribunaux familiaux britanniques en charge des des adultes déclarés mentalement incapables de décider de leur sort. Et surtout en charge de leurs finances. Ce tribunal se prononce sur la base de rapports rédigés par les services sociaux et comme pour la « protection de l’enfance », la « protection de l’adulte vulnérable » génère une grande quantité d’abus. Pourquoi ? parce qu’aucune preuve tangible n’est nécessaire pour retirer de la famille ni l’enfant, ni l’adulte. Faute de maltraitance avérée, la justice s’appuie sur l’opinion des travailleurs sociaux et des experts qu’ils choisissent et paient grassement.

8Autre source d’abus, les avocats nommés tuteurs des « patients » de la CoP ont carte blanche pour gérer leur patrimoine et leurs dépenses, y compris le prélèvement des commissions professionnelles. Ils choisissent même les experts qui vont suivre la santé mentale de leur client. Ils dépendent du « Bureau du Tuteur Public », mais échappent à tout contrôle comptable.

9Dans son documentaire « Le tribunal secret de la Grande-Bretagne », le journaliste Jonross Swaby interroge une avocate tutrice agréée par l’État [2]. Elle explique que rien n’est plus difficile à détecter que les transferts de fonds illicites depuis le compte du patient vers celui du tuteur. « Je dispose des 2 millions de mon client et je peux signer un chèque de 400 000, c’est tout ».

10Dans une autre séquence, c’est le Tuteur public en personne qui admet que parfois, les tuteurs abusent de leur position et que sur 2.000 plaintes reçues, seules 400 ont fait l’objet d’une enquête. Jonross Swaby cite « 9.000 plaintes au cours d’une seule année » et interroge nombre de patients visiblement en pleine possession de leur capacité mentale.

Tuteurs et services sociaux se disputent l’argent de Gabriel !

11Depuis que Gabriel a été séparé de Safia, trois tuteurs se sont succédé à la tête de sa fortune. Le premier, cotuteur avec Safia avant le placement de Gabriel, a fait disparaître 155 000 euros. Celui qui lui a succédé a promis de retrouver cette somme « égarée ». Nous l’avons rencontré avec Safia en 2013 à titre « d’amie des Deriche » et munis d’un micro caché. Non seulement il n’a pas eu le temps de rechercher les 155.000 euros, mais il annonce à Safia qu’il va vendre la maison de Gabriel, puisque que désormais, l’enfant est placé.

12Loin de se plaindre d’être à la rue, Safia est très claire, comme elle l’a été avec la juge : « les tuteurs peuvent prendre la maison et tout l’argent de Gabriel pourvu qu’on me rende mon fils ». D’une famille aisée en Algérie, Safia y dispose de tout le soutien moral et financier nécessaire au bonheur de Gabriel. Nous tombons à la renverse lorsque en réponse à ce plaidoyer maternel, le tuteur incidemment, lâche : « la famille algérienne de Gabriel pourrait-elle financer son entretien à Londres ? »… avant de se reprendre et de changer subitement l’angle de la conversation.

13Mais justement, cet angle nous ramène au vif du sujet. Avant qu’on lui enlève

14Gabriel, Safia a obtenu une copie d’une lettre furieuse des services sociaux au premier tuteur. Le tuteur n’a payé aucune des factures correspondant aux services alloués à Gabriel. Nous demandons au second tuteur s’il a honoré ces dettes ? « Non. Gabriel n’a plus d’argent ! Trop d’argent a été dépensé pour lui ». Mais comment cela est-il possible si les services sociaux n’ont pas reçu un penny ? « Les services sociaux n’ont rien à voir avec cet argent, nous affirme le tuteur sur le ton d’un professeur assis en face de deux ânes d’élèves. L’entretien de Gabriel, c’est leur problème. Le mien est de stopper les dépenses, puisque Gabriel n’a plus d’argent ».

15Nous lui demandons ce qu’il compte faire avec l’argent de la vente de la maison de Gabriel estimée à plus d’un million d’euros. À notre grande surprise, il nous répond qu’il n’en sait rien, hésite et suggère « qu’il sera probablement investi… pour l’avenir de Gabriel ». Ce qui est clair, c’est que les services sociaux se sont fait doubler par les tuteurs, tel un tueur qui ne reçoit pas sa rétribution.

La « Court of Protection » semble surtout protéger ses arrières

16Nous nous tournons vers John Hemming, ex-député britannique et président du groupe Justice for Families, qui milite pour le droit de regard du public sur la CoP. Safia l’a autorisé à enquêter en son nom sur les comptes imprécis et les réponses évasives du tuteur. Hemming s’adresse directement au bureau du Tuteur Public qui, loin de fournir la comptabilité de Gabriel, rétorque vertement par écrit qu’elle est confidentielle.

17Ni la police, ni les médiateurs légaux, ni le Tuteur Public et encore moins la CoP n’acceptent les demandes répétées de Safia pour une enquête sur l’argent disparu de son fils et la gestion de ses tuteurs.

18Nous sommes en mars 2016 et le tuteur N° 3 a pris ses fonctions, le second étant parti en retraite. C’est en fait une tutrice et elle vient d’informer Safia par lettre qu’elle sera expulsée de sa maison (ou plutôt celle de Gabriel) d’ici début juin. Ladite maison, selon la lettre, sera vendue « pour acheter le futur logement de Gabriel lorsqu’à 25 ans, il aura terminé le collège où il se trouve en pension ».

19De quel futur logement s’agit-il pour ce jeune homme incapable de vivre seul et officiellement retiré de sa famille ? Qui donc encaissera sa rente annuelle et s’occupera de lui dans ce logement ? Pourquoi vendre une maison pour en acheter une autre ? Qu’est-ce qui prouve que le nouveau logement ne sera pas encore une chambre dans une institution ? Et surtout qui a intérêt à couvrir le crime organisé des tuteurs légaux ?

20Il faut encore noter que le placement de Gabriel s’est fait sans que le consulat d’Algérie en soit jamais informé, ce qui constitue une infraction à la Convention de Vienne. Lorsqu’il a finalement été alerté par Safia, le Consulat a écrit aux services sociaux. La lettre n’a jamais reçu de réponse. C’est le méprisant silence des autorités britanniques qui se considèrent au-dessus de toutes les autres et retiennent en otage Gabriel Deriche, un jeune handicapé algérien de presque 20 ans, pour ne pas perdre la rançon qui lui colle à la peau.


Date de mise en ligne : 24/11/2017

https://doi.org/10.3917/jdj.366.0052

Notes

  • [1]
    Journaliste. Correspondante RTBF au Royaume-Uni.
  • [2]
    Jonross SWABY, Britain’s Secret Court (Producer : Natasha Malcolm-Brown, Director : Will Teddy) ; https://vimeo.com/35207361.

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