Notes
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Magistrat honoraire, ancien président du TE de Bobigny, président de l’association des citoyens réservistes de l’Éducation nationale, du Bureau international des droits de l’enfant, de l’association Espoir et de l’APCEJ, membre du collège des experts près le Défenseur des Droits, président de la commission Enfance(s) jeunesse(s), famille(s) de l’UNIOPSS, membre du comité de pilotage de la réforme sur la protection de l’enfance expert U.E. et UNICEF.
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Association vers la vie pour l’éducation des jeunes ; www.avvej.asso.fr
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Ville Vie Vacances.
1 Avec la disparition de Jean Blocquaux nous avons perdu en cette fin août 2016 un énorme personnage de l’action sociale sociale moderne, un grand serviteur de la puissance publique, tout simplement un homme de bien toujours prêt à s’engager pour combattre des injustices. Tout simplement un ami.
2 Pendant quasiment un demi-siècle Jean Blocquaux aura été sur tous les fronts : les droits des enfants délinquants ou non avec le père Jaouen un temps, puis notamment à travers les Services d’accueil d’urgence qu’il conçut à Bois-d’Arcy en 1976, le droit des jeunes filles d’interrompre leur grossesse malgré leurs parents, bien évidemment le montage des opération anti-été chaud en 1982, la Marche des Beurs ou encore le combat des enfants franco-algériens enlevés par un parent, le droit des femmes battues de se séparer dignement, le sort fait aux mineurs étrangers isolés ou encore la conception et la mise en place du RMI dont il n’était pas peu fier, le combat pour les gens du voyage, la reconnaissance des lieux de vie avec le procès de Carcassonne, puis la circulaire de 1983, ces institutions anti-institutionnelles tellement utiles et la loi du 10 juillet 1989 sur l’enfance maltraitée. Sans compter le travail à l’étranger, au Vietnam comme en Roumanie. Et j’en oublie certainement.
3 Quel parcours ! On en trouvera peu de cette veine dans l’histoire. De simple éducateur spécialisé à la tête de l’inspection générale de l’action sociale !
4 Nous sommes nombreux à lui devoir beaucoup. Bien évidemment déjà tous ceux en souffrance ou en difficulté qu’il a pu accompagner et aider avec la foi inébranlable qu’aucun obstacle n’était insurmontable, mais encore tous ceux qui sans son engagement, sa disponibilité, sa capacité à inventer seraient demeurés les mains nues.
5 Je pense notamment et déjà aux magistrats de la jeunesse. Je peux témoigner, une nouvelle fois, que Jean Blocquaux m’a permis de venir en aide à nombre d’adolescents et d’adolescentes, et au final d’être le juge des enfants que je suis devenu.
6 Fallait-il trouver un lieu de vie à offrir à Roméo et Juliette rejetés par leur lieu de vie officiel ? Sous couvert du SAU on leur procurait à l’Uniprix situé en bas du tribunal la toile de tente nécessaire et l’accord parental. Fallait-il renouer avec un jeune en fugue retrouvé à Perpignan ? Jean partait le soir même en R5 pour reprendre le chemin avec lui ! Une jeune fille avait-elle besoin d’interrompre sa grossesse en évitant une souffrance prévisible à ses parents ? Un déplacement était mis en place vers l’Angleterre avec la carte d’identité d’une éducatrice.
7 Garçons et filles des deux services d’accueil d’urgence (SAU) des Yvelines ne s’y trompaient pas, qui nouaient enfin ou renouaient, un dialogue avec des adultes, éducateurs et éducatrices, mobilisés pour eux 24 heures sur 24 pendant plusieurs jours. Pour Jean Blocquaux pas question de surveillant de nuit, car c’est la nuit que les adolescents se livrent. Les éducateurs et éducatrices s’y collaient, quitte à récupérer largement après que le jeune eut trouvé son orientation.
8 On était hors convention collective, mais chacun y trouvait son compte. Pas de lits, mais des matelas roulés pour bien monter qu’on ne séjournera pas éternellement ; une cuisine chaleureuse, toujours ouverte, car c’est autour de la cuisine que le lien se noue. Bref, une réflexion très fine et une réponse de qualité qui parfois posait un problème : les étapes suivantes, comme le suivi éducatif en milieu ouvert, n’étaient pas toujours à la hauteur. Ces jeunes ne s’y trompaient pas sur la qualité de cette relation et son importance. À voir leur comportement affectueux avec Jean pendant les audiences ; d’où ces jeunes qui revenaient au foyer quelques semaines ou mois plus tard.
9 Dans la chaîne sociale il ne faut pas que les maillons soient trop différents, sinon la chaîne casse. En tout cas, les SAU de Jean Blocquaux ont essaimé, parfois en oubliant la réflexion qui avait guidé leur montage : la disponibilité et l’humanité. Il fallait aussi dans ces équipes un meneur d’hommes, et tout le monde n’est pas de la veine de Jean Blocquaux.
10 Jean Blocquaux privilégiait les hommes sur les institutions. Il ne supportait pas les machines institutionnelles - Éducation nationale, ASE ou PJJ - qui pouvaient broyer même sans le vouloir les plus faibles avec les meilleures intentions du monde. Il « bouffait » de l’Éducation nationale, de l’ASE et de la PJJ tous les jours pour, étant issu du secteur associatif habilité, intégrer l’Administration d’État et donc terminer doyen de l’IGAS. Il bouffait des énarques tous les jours - sauf Stéphane Clément - et il termine au top niveau de l’Administration ! Clin d’œil de la vie et capacité de l’institution de reconnaître les qualités de ceux qui viennent d’ailleurs. En tout cas, il fallait le faire, comme on dit communément.
11 En 1975, mon premier rapport avec Jean Blocquaux n’avait pas été facile. Dans cette Caserne de la Reine où était installé alors le tribunal pour enfants de Versailles, je me souviens l’avoir reçu une fin d’après-midi alors qu’il venait me décliner son projet de SAU.
12 Il se présentait comme ancien militant CFDT ; je l’ai traité de jaune et de briseur de grève. Et de lui expliquer qu’il avait été recruté par la préfecture - nous étions avant décentralisation - pour casser la grève des animateurs de l’infirmerie du foyer Vauban qui demandaient des moyens adaptés pour accueillir les jeunes fugueuses ailleurs que dans une infirmerie, comme si fuguer était une maladie. L’inspectrice de l’enfance de l’époque avait préféré brader la mission au service associatif. Cet abcès percé, j’ai pu mesurer combien la désignation de Jean Blocquaux et de l’AVVEJ [2] avait été une chance pour l’action sociale et pour… moi.
13 Si un temps, le tribunal de Versailles devint une sorte de plaque d’égout par laquelle remontaient à la surface nombre de jeunes en difficulté jusque-là terrés, peu confiants dans la justice et venant de l’ensemble de la région parisienne, cela ne tenait pas aux juges, mais au SAU animé par Jean Blocquaux. Il n’hésitait pas à « traîner » dans les couloirs du palais et nous recevions ensemble les jeunes qui se présentaient. Il restait taisant pour n’intervenir que quand j’avais pris la décision de le mandater officiellement s’il y avait urgence ou officieusement. Le travail s’engageait. On avait très vite le sentiment d’inverser le cours des choses et d’être utiles.
14 Ayant intégré le cabinet de G. Dufoix, secrétaire d’État en charge de la famille, avec notamment la responsabilité de l’aide sociale à l’enfance, j’avais réussi à convaincre, début juin 1982, le cabinet du premier ministre de mettre en place un dispositif social - et non policer comme le proposait Gaston Deferre - pendant l’été qui évite à des jeunes d’être livrés à eux-mêmes, disponibles à toutes les tentations.
15 Encore fallait-il gagner ce pari politique et dans un délai de moins de six semaines. Il ne fallait pas que les banlieues explosent pendant l’été 1982 au risque de mettre à mal la politique judiciaire du gouvernement. Une nouvelle fois j’étais les mains nues. Immédiatement j’ai pensé à Jean Blocquaux. Je lui ai demandé de me faire confiance sur ce coup tout aussi tordu que ceux que nous avions menés à Versailles, mais cette fois-ci à l’échelle nationale. La réponse a été immédiate et je n’ai pas été déçu. Nous avons tellement bien réussi que les opérations d’été ont été inscrites au IXème plan. L’imagination au pouvoir ! Nous en rigolions. Le dispositif désormais qualifié « VVV » [3] existe toujours.
16 Grâce à Jean Blocquaux - mais aussi à Stéphane Clément, chef du bureau Enfance famille - et à ses relais - notamment l’AVVEJ - l’infrastructure administrative a été rapidement mise en place, l’argent transféré de l’État aux onze terrains retenus en moins de dix jours - un record - en mobilisant des fonctionnaires de tous bords politiques qui croyaient au projet, les acteurs recrutés, l’Armée mobilisée à travers ses centres de formation, notamment l’école de haute montagne de Chamonix que, comme alpiniste, il connaissait bien. Trois années de suite nous avons animé ce dispositif, Jean Blocquaux veillant à la qualité des réponses et jouant le pompier sur le terrain à l’occasion.
17 De là il ne quitta plus le ministère de l’avenue de Ségur : conseiller technique dans différents cabinets, directeur de cabinet de Mme H. Dorlhac, etc. ; puis l’IGAS. Entre-temps, il y avait eu la marche des Beurs qu’il accompagna discrètement et efficacement du début à la fin.
18 Chaleureux, affectueux, humain, Jean Blocquaux n’était pas un personnage facile. Il n’était pas caractériel, mais avait du caractère. Il avait le verbe dur et, s’il le fallait, en bon éduc. de terrain, il savait faire le coup de poing. D’où les dents très longtemps disparues dont l’absence renforçait son image de flibustier ! Surtout, il savait nouer la relation et ses interlocuteurs ne s’y trompaient pas : un langage direct, pas de langue de bois, pas de fausses promesses et le sentiment d’un personnage qui peut escalader toutes les montagnes, au sens littéral comme au figuré.
19 Il rassurait, et de fait était crédible : que redouter d’un homme à la poignée de main ferme qui vous regardait droit dans les yeux en souriant et commandait immanquablement des œufs mayonnaise au restaurant ? Partout et toujours il avait un point de vue. Il lâchait difficilement le morceau, pour ne pas dire qu’il ne le lâchait quasiment jamais. Plus souvent sur le terrain que dans un bureau, cigarette au bec, du couloir du tribunal à l’aire d’implantation des forains, avec un jeune, un responsable public ou l’abbé Pierre, à rechercher une réponse concrète au problème de son interlocuteur.
20 Et par-delà la situation traitée, il assumait le service après-vente pour éviter qu’elle se renouvelle. Il ne se contentait pas de coups. À preuve, la réaction du contrôleur financier avec lequel nous déjeunions, qui s’étonnait de trouver une ligne « IVG en Angleterre » sur le budget du SAU de Bois-d’Arcy. Jean lui répondit simplement froidement qu’il fallait que chacun assume ses responsabilités. Affaire close ; budget acquis.
21 En bon éducateur, Jean avait un rapport à la loi tout relatif. Il n’était pas fondamentalement hors la loi, mais il la tangeantait… pour la faire bouger. Un vrai travailleur social ! La société lucide a intégré cette fonction qui voit certains des siens aller de l’autre côté de la frontière pour ramener ceux qui sont prisonniers de la fracture sociale.
22 Les éducateurs de la prévention spécialisée en savent quelque chose. Fondamentalement, ces travailleurs sociaux ne violent pas la loi. Au final, ils la font progresser. Défendre vraiment les droits des jeunes souvent brisés exigeait souvent qu’on aille au-delà du permis. Jean Blocquaux et ses équipes savaient faire ce qu’il fallait pour qu’au final justice soit rendue au jeune et chacun y trouvait son compte, y compris la société.
23 Ce fut le cas pour l’IVG avec la loi du 2001 qui vint consacrer les pratiques que nous avions à Versailles de confier les jeunes filles à l’ASE pour donner l’autorisation d’avorter au lieu et place de parents défaillants. Ce fut encore le cas pour les femmes battues avec la procédure de répit familial que nous avions imaginé avec Monique, son épouse, et finalement consacrée par le législateur dans cette dernière période.
24 Inépuisable, Jean Blocquaux fut de tous les grands combats. Je suis convaincu que, si la maladie ne l’avait pas frappé durement cette dernière année, mobilisé par les pouvoirs publics, il se serait engagé une nouvelle fois pour éviter que des jeunes ne basculent dans la radicalité. Une force le tendait.
25 Il avait un enjeu, un ressort dans sa vie et ne s’en cachait pas : il voulait être à l’égal de son père qui, un temps, fut député des Ardennes. C’est certainement ce père qui lui a inculqué comme à ses frères et sœur, ses valeurs sur lesquelles il ne cédait pas une once de terrain. Il fallait que la voie suivie par Jean rejoigne un jour celle de son père. Il y parvint de belle manière. Il rigolerait de tout le bien que j’ai dit sur lui ; il serait en revanche content de constater qu’il a tenu son pari.
26 Finalement, il aura été un acteur politique de première importance. Il a fait bouger les lignes : celles des professionnels qui accueillent les jeunes en fugue ; il a participé au montage de nouveaux dispositifs, il a aussi contribué à faire bouger la loi. Bref il n’a jamais été député - même si un temps il a été leader d’une liste municipale dans les Yvelines -, mais il a tenu son objectif : s’engager.
27 Ce serait exagéré d’avancer que le moule est cassé et que demain on ne trouvera pas de travailleurs sociaux capables de mouiller la chemise comme le fit tant et tant de fois Jean Blocquaux, mais, à l’inverse, je peux affirmer qu’il y a peu de Jean Blocquaux. Il mériterait un livre ou un film pour montrer aux futures générations face aux besoins de ceux qui demain seront en souffrance.
28 L’action sociale a perdu une référence, nous avons perdu un ami, le pays a perdu un serviteur.
29 Impossible bien évidemment d’en finir avec ce témoignage sans rappeler le rôle que joua Monique Blocquaux, elle aussi éducatrice spécialisée, dans cet itinéraire, particulièrement dans l’accueil des adolescentes et des femmes maltraitées. Je n’oublie pas que durant quasiment un an le premier SAU était le domicile même des Blocquaux. La boutique sociale de Monique installée à Versailles pour accueillir ces femmes était aussi une innovation. On a souvent la femme que l’on mérite : Monique Blocquaux était sur ce plan la première et indispensable partenaire de Jean.
30 À tous points de vue on sort renforcé dans ses convictions et dans son engagement d’avoir croisé un jour les Blocquaux. Mieux encore de les avoir eu comme compagnons durant quatre décennies. L’ami est parti, sa trace demeure.
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Magistrat honoraire, ancien président du TE de Bobigny, président de l’association des citoyens réservistes de l’Éducation nationale, du Bureau international des droits de l’enfant, de l’association Espoir et de l’APCEJ, membre du collège des experts près le Défenseur des Droits, président de la commission Enfance(s) jeunesse(s), famille(s) de l’UNIOPSS, membre du comité de pilotage de la réforme sur la protection de l’enfance expert U.E. et UNICEF.
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Association vers la vie pour l’éducation des jeunes ; www.avvej.asso.fr
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Ville Vie Vacances.