Notes
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[1]
Laurent Ott, après avoir exercé professionnellement tour à tour comme animateur socioculturel, éducateur spécialisé, instituteur, directeur d’école, a étudié la Philosophie et soutenu une thèse sur la question de la Famille. Chercheur en Travail social, il a également exercé comme formateur pour la formation initiale et continue des professionnels sociaux, éducatifs et de la petite enfance. Acteur social engagé, il est à l’origine de différentes actions éducatives en matière de Pédagogie sociale. Il est auteur de nombreux ouvrages et articles dans les domaines de l’éducation, de la famille, du Travail social et de la Pédagogie sociale. Il anime le chantier de Pédagogie sociale, au sein de l’ICEM-Pédagogie Freinet. Il travaille actuellement comme directeur de MJC Centre Social.
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[2]
Aleksander Lewin, texte inédit en Français, tiré de l’article en allemand : « Auf den Spuren der pädagogischen Gedanken Janusz Korczaks », Aus : Loccurner Protokolle 60/1987. Dokurnentation einer Tagung der evangelischen Akaderme Loccum vorn 6. bis 8/11/1987.
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[3]
Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage, Éditions Sens et Tonka, 2014.
Chapitre I. Qu’est ce que la Philosophie sociale ?
1 Le Philosophe a, depuis l’antiquité et l’idéal fixé par Platon, une triple vocation de chercheur de Vérité, d’acteur politique et de pédagogue.
Une Philosophie du souci
2 Ainsi référée à son idéal premier, la Philosophie a tout à voir avec la posture de l’acteur et du travailleur éducatif.
3 Le Philosophe, en effet, affirme un projet d’agir sur le Monde ; cela provient du fait que le Monde tel qu’il est, ne lui convient pas. Il le juge inacceptable. Le scientifique admire le monde comme il le voit et le découvre. Il ne veut pas le changer, il veut le comprendre, le modéliser, l’épuiser. Il n’a pas le projet de transformer ce qu’il comprend, de le faire sien, d’en faire son œuvre. Au contraire, il cherche à dépersonnaliser et éloigner cette réalité de ce qu’il est (dans son esprit pour mieux la transmettre).
4 Tel est le projet de la Science : pour ces mêmes raisons, elle ne peut pas grand-chose pour l’éducateur, l’acteur éducatif, les pédagogues que nous sommes.
5 Mais le philosophe n’est pas non plus satisfait de lui-même ; il ne souhaite pas se réfugier dans son moi ou son monde intérieur pour y trouver la sérénité, comme le sage oriental en a le projet et la volonté.
6 Le philosophe n’est pas un sage et sous de nombreux rapports il s’apparenterait davantage au fou, en tout cas à un être passionné.
7 Le philosophe n’est jamais au repos ; il est caractérisé par le souci. Souci de l’autre, de la vérité, de la cohérence entre ses pensées et ses actes, entre ce qu’il est et ce qu’il fait. Souci du Monde, de ses injustices et inégalités. Souci de contribuer, de redresser même à la marge, même avec ses faibles moyens, la « violence de l’ordre des choses » à laquelle il souhaite surtout n’adhérer en rien.
8 La Philosophie est inquiétude et elle est souci et en cela elle correspond à la position de l’éducateur, du travailleur social.
9 De tous les auteurs sociaux, nul n’a porté aussi loin un tel idéal que le pédagogue social Janusz Korczak qui dans toute l’œuvre de sa vie et de son esprit n’a eu de cesse d’incarner cette posture d’inquiétude philosophique et sociale.
10 Voici ce qu’écrivait sur lui, un de ses anciens pensionnaires :
« Le point de départ de la conception pédagogique de Korczak n ‘est pas l’enfant mais sa vision du monde.
C’est toujours sur la toile de fond d’une vision du monde décrite de manière très détaillée que l’enfant apparaît.
Cette vision est tragique et marquée par la catastrophe : le monde est mal dirigé et mal organisé, le mal et l’injustice se répandent, les hommes n’ont pas fini avec cela et se dirigent, comme dans la Nef des fous, vers l’autodestruction. Toutes ces choses intenables telles que guerre, exploitation, dénuement, démoralisation se vengent en particulier sur les enfants qui sont condamnés à vivre dans ce monde. Ce sont des enfants désarmés auxquels, dès la naissance, on fait subir cette injustice.
Les enfants de Korczak ne sont pas des enfants isolés, abstraits, mais vivent dans des conditions historiques et sociales précises (…) Korczak est à mes yeux moins un pédagogue - on sait bien qu’il n’avait pas reçu de formation pédagogique - qu’un homme profondément impressionné par le destin des autres et qui voulait changer ces destins ». [2] ;
12 Dans la lancée du même idéal qui animait J. Korczak, le Philosophe va donc rechercher comment il peut se changer lui-même pour changer les choses et il va découvrir en lui les racines des mêmes maux. Le Philosophe découvre qu’il n’est ni séparé, ni distant de ce monde et des idéologies qui en organisent les oppressions. Il découvre qu’il doit commencer par déraciner en lui-même les bases de ces oppressions : le raciste n’ est pas l’inventeur du racisme, il en est le jouet.
Penser ce qui est en nous
13 Le projet philosophique consiste à vouloir redevenir l’auteur de nos pensées et de nos actes et cela bien entendu a à voir avec le concept d’autonomie et de sujet.
14 Nous sommes comme le « jardinier planétaire », décrit dans toute l’œuvre de Gilles Clément (dont la pensée est quasiment entièrement transposable dans le domaine de la pensée de la vie sociale). Nous n’inventons pas les graines de ce qui pousse sur tel et tel terrain et nous serions de bien mauvais jardiniers à vouloir tout raser, stériliser la terre, pour y planter ensuite des plantes qui n’auraient aucun lien avec leur environnement [3].
15 L’image de l’agriculture productiviste est ainsi à l’image du projet capitaliste et marchand dans son ensemble : tout uniformiser, rationaliser, raser et par là même stériliser toute diversité, créativité. Sur le plan de la pensée, nous sommes également victimes du même type de projets : le remplacement des pensées conformes à notre histoire, à notre milieu, par des pensées sérielles, adaptables partout et « toutes faites ».
16 Pour Gilles Clément, le « jardinier planétaire », respectueux du « tiers paysage » (l’environnement végétal ignoré, négligé, dévalorisé, comme le terrain vague) agit en favorisant telle ou telle essence qui existe déjà dans son environnement et qui fait système avec celui-ci. Il enlève, répand telle ou telle espèce. Toute sa créativité passe par les choix qu’il fait.
17 Pour la Philosophie véritable, nous sommes comme ce jardinier. Nous ne pouvons rien des graines qui sont en nous. Elles sont à l’image de notre milieu et de notre temps. Mais il est de notre responsabilité de désherber, de favoriser les essences profitables et d’ordonner notre jardin pour qu’il soit un jardin vivant et fécond.
18 Nous enlèverons les mauvaises graines et favoriserons les meilleures. Mieux, nous apprendrons à les cultiver et à les essaimer au dehors immédiat, dans notre milieu, notre entourage, notre monde.
19 Mais pour cela nous devrons d’abord réaliser un premier travail : apprendre à voir ces graines et ces essences, apprendre à les reconnaître et à les nommer.
On ne peut agir que sur ce qu’on pense
20 Et c’est. là que nous rencontrons le véritable intérêt de la Philosophie, sa valeur productive ; la Philosophie nous permet de créer des concepts pour nommer et comprendre ce qui nous entoure. Ce sont là des conditions préalables à toute action.
21 Nous ne saurions en effet agir contre ce que nous sommes incapables de penser et de nommer. Je ne peux agir pour accompagner des exclus sans être capable de penser par moi-même l’exclusion et de comprendre sa logique, ses formes et son histoire.
22 Je ne peux pas empêcher la maltraitance si je ne suis pas capable de la penser et de la reconnaître, c’est-à-dire aussi capable d’en comprendre les raisons profondes, sa logique, son fonctionnement et sa reproduction… y compris en moi-même.
23 Je ne peux pas comprendre la violence si je me contente de la juger ; c’est en agissant ainsi que je risque d’ajouter à la violence du monde celle de mes stéréotypes. Je ne peux pas comprendre la violence si je reste prisonnier de l’idée que « la violence n’est pas une solution », idée dont je ne suis pas l’auteur, mais qui me parasite.
24 À l’inverse si, comme acteur social, pédagogue ou éducateur, je veux pouvoir agir sur la violence, il me faudra d’abord reconnaître son omniprésence, sa « généalogie », apprendre à la reconnaître là où je ne la voyais pas et enfin oser une pensée divergente : « la violence est toujours une solution » ; c’est ainsi qu’elle s’affirme et ainsi qu’elle fonctionne.
25 Et si elle est solution, cela impliquera du même coup qu’elle n’est pas le problème et qu’il convient donc de le rechercher ailleurs (et de s’en préoccuper).
Penser la Philosophie sociale avec des « non philosophes »
26 Nous constatons en progressant dans le fil de ce texte que ceux qui nous parlent le mieux de la Philosophie, et particulièrement de la Philosophie sociale (qui est la philosophie qui nous intéresse), ne se présentaient pas eux-mêmes comme des Philosophes.
27 Cela pourrait nous paraître contradictoire mais n’est guère étonnant si nous nous tenons à cette vision d’une Philosophie impliquée dans le Monde et qui ne déconnecte pas la théorie et la pratique. Il n’y a alors pas de surprise à ce que nous rencontrions des praticiens, parfois même des professionnels.
28 La Philosophie pour eux n’était pas une discipline académique et ne correspondait à aucun projet de reconnaissance. Ils ont juste eu besoin d’en faire « pour agir et comprendre là où ils étaient ».
29 Inversement, ceux qui ont fait de la Philosophie, parfois « sans le savoir », ont eu le projet et la volonté de s’affirmer comme auteurs de multiples points de vue :
- dans le sens premier du terme « auteur », en assumant le passage à l’écrit et quand c’est possible à la diffusion et au partage des textes ainsi produits ;
- dans un sens plus général en voulant être les auteurs (penseurs) de leur propre pratique ; c’est-à-dire des acteurs capables de décrire, comprendre et théoriser leur action ;
- dans un dernier sens, en expérimentant à leur tour leurs propres idées et en les confrontant à la réalité observée depuis leur pratique et en risquant ces idées en dehors du cadre qui les avait fait naître pour mesurer leur validité.
30 Tous les philosophes ne sont pas des acteurs/auteurs sociaux engagés et à l’inverse tous les acteurs/auteurs sociaux ne sont pas philosophes, mais ceux qui le sont (parfois sans avoir besoin de le dire) sont tous des théoriciens de leur propre pratique et engagement.
31 C’est pourquoi nous retrouverons tout au long de cet ouvrage certains de ces « non-philosophes », parfois plus authentiquement philosophes que des intellectuels à la mode qui ne sont jamais sortis de leur salon ou des bancs de l’école, puis de l’université et qui pourtant s’affirment tels.
32 C’est par les premiers que nous accepterons d’être guidés dans cette réflexion sur les bases d’une Philosophie sociale à bâtir et à enrichir à partir de nos propres œuvres.
33 Chacun de ces « (non)-Philosophes sociaux » a quelque chose de spécifique à nous transmettre.
34 Ainsi, Korczak nous apprend la valeur de l’inquiétude pour le pédagogue (et le philosophe) tandis que G. Clément nous renseigne sur notre pouvoir de nous cultiver nous-mêmes.
L’isomorphisme et le matérialisme en éducation
35 Sur une telle voie, nous allons également rencontrer un autre pédagogue, Célestin Freinet, pour nous présenter la valeur d’un concept de base : l’isomorphie.
36 Freinet postule que les buts de l’éducation ou du travail social ne peuvent être déconnectés des moyens que nous employons pour y parvenir. Pour le dire autrement, nous ne pouvons faire advenir quelque chose que nous ne mettons pas en pratique ici et maintenant.
37 Nous connaissons bien cette limitation dans le cadre du travail social (ou de l’éducation) et elle est à l’origine de nombreux découragements et épuisement professionnels.
38 En effet, nous avons appris à définir dans nos institutions de très nombreux projets qui se donnent des objectifs très généreux comme d’éradiquer la violence entre bénéficiaires, de développer la bien-traitance, la convivialité, la créativité, de favoriser l’inclusion sociale, etc..
39 Mais comment pouvons-nous accomplir de tels objectifs ? Quel est notre réel impact sur des idées aussi abstraites ?
40 En d’autres termes, nous ne pouvons pas travailler dans le secteur social et éducatif à partir d’idées que nous nous contenterions tout simplement de transformer en objectifs. C’est là une illusion positive qui revient à croire à une certaine magie de l’objectif en lui-même.
41 Nos idéaux, nos belles idées dont nous voudrions retirer des objectifs pour nos projets ne sont que des fictions, car la seule réalité est celle que nous avons sous les yeux aujourd’hui : une équipe souvent en difficulté, une institution avec ses violences, et des personnes qui sont toujours très différentes de l’image des publics que nous pouvions avoir.
42 Seule compte pour nous cette réalité d’aujourd’hui et le changement, s’il peut et doit y en avoir est déjà là, potentiellement, sous nos yeux. Cette réalité est notre matière et nous devons consacrer toute notre énergie, non à la fuir, mais à nous y plonger.
43 C’est en travaillant sur la résistance, la dureté de cette réalité que nous pourrons petit à petit faire bouger certaines contraintes ; ce n’est pas en rêvant d’institutions ou d’équipe idéales, de « normalité » introuvable ou en énumérant continuellement tout ce qui nous serait utile et qui nous fait défaut.
44 Ce ne sont que des fictions, car seule compte réellement la réalité actuelle et dans cette réalité actuelle, on cherche vainement les « objets » (idées) recherchés.
45 Ainsi, l’éducateur, l’enseignant, le pédagogue social se doivent d’être « matérialistes » (ce qui veut dire travailler sur la matière des choses) et non pas idéalistes ; l’idéaliste, en matière d’éducation, se condamne lui-même à l’impuissance et dès lors son travail quotidien revient à constater et à déplorer l’écart entre ce qu’il voudrait, ce qui lui paraîtrait normal, et ce qu’il constate.
46 Pendant toute mon expérience professionnelle en école élémentaire, j’ai été confronté à une véritable « culture d’entreprise idéaliste » : une grande partie des enseignants envisagent leur travail à partir d’une norme (le niveau théorique d’un enfant de grande section, ou de CM1, le programme du CE2, ce que devrait être un « groupe classe », etc.) et perdent toute leur énergie à vouloir tordre la réalité pour qu’elle ressemble à leur représentation.
47 Ils gagnent trop souvent à ce jeu une aigreur progressive, une perte d’enthousiasme pour leur métier, une perte d’intérêt et un manque d’empathie pour les enfants dont ils ont la charge. Ils finissent généralement par adopter un véritable cynisme et à valider au fond que les enfants n’ont que ce qu’ils méritent, que les inégalités sociales seraient naturelles, inéluctables ou s’expliqueraient par les défauts et les tares de ceux qui les subissent. Ils en viennent ainsi à adopter des visions sociales réactionnaires, parfois même racistes, alors qu’à la base ils affirmaient des idéaux contraires.
48 Tout se passe comme si le regret et l’impuissance de ne pouvoir jamais « coller à l’idéal » entraînaient le désamour de la réalité et de la situation actuelle. Certains en veulent réellement et personnellement aux enfants qui les déçoivent, aux parents qui ne partagent pas leurs objectifs, aux collègues qui ne viennent pas les aider à réussir ce qui est impossible, etc..
49 Contrairement à ce que l’on croit souvent, ce n’est pas le manque d’intérêt ou d’engagement pour son travail qui produit l’enseignant ou l’éducateur blasé et démotivé, parfois même « routinier », pointilleux et rigide ; c’est au contraire le trop-plein d’un idéalisme vain et impuissant qui conduit tout projet d’engagement professionnel à l’échec.
50 De là viennent tous ces enseignants du second degré ou du supérieur qui allient une trop haute image de leur métier, de la dignité de leur fonction avec le sentiment amer que tout cela ne soit pas reconnu, que leurs talents sont gâchés par des enfants et des parents que l’on ne peut plus juger dès lors que comme des « imbéciles », des « brutes », des « ânes », c’est-à-dire des personnes grossières incapables de comprendre la finesse de leurs aspirations.
51 Cet idéalisme est aussi un romantisme : il est marqué par une position particulièrement égocentrique (on voit tout à partir de soi ; on ne perçoit l’enfant, le parent que par rapport à nous et notre projet et jamais par rapport à eux-mêmes, leur histoire, leur culture, leur expérience de vie) et par une tendance à la complaisance et à « la nostalgie d’un âge merveilleux », de doux sentiments de déclin, de perte de temps, et d’illusions perdues…
52 Gardons-nous de tout romantisme et de ce type de sensiblerie car c’est une marque d’impuissance et de renoncement, une volonté de ne pas connaître l’incroyable diversité et richesse d’une réalité passionnante. C’est un repli infantile et narcissique autour d’un objet perdu qui nous empêcherait de connaître l’incroyable profusion des objets du monde et de l’époque passionnante qui est la nôtre.
53 Non, nous ne pouvons pas travailler au développement de l’autonomie des groupes et des personnes, ou à leur bientraitance, en nous en fixant l’objectif lointain.
L’autonomie, la liberté, la culture c’est tout de suite ou jamais
54 Kant, déjà, en son temps avait remarqué que nous ne pouvions pas préparer à distance et de l’extérieur l’autonomie et le bien-être des personnes, ou leur liberté. Il disait que celui qui prétend que certains peuples, groupes ou personnes ne seraient pas mûrs pour la liberté, et qu’il faudrait d’abord les y préparer en les éduquant, était un menteur.
55 Il affirmait que la seule manière de se donner la liberté comme objectif lointain était d’en faire l’expérience ici et maintenant, là, tout de suite. S’il n’y a pas de liberté à présent, il n’y en aura pas plus tard, car rien ne se crée sous forme de génération spontanée.
56 Vous voulez que vos enfants soient plus tard autonomes, libres et entreprenants ? Et bien commencez par leur lâcher ici et maintenant la bride.
57 L’éducateur s’inscrit dans la matière du présent qu’il travaille comme un sculpteur, en tenant compte de la forme et de la résistance de la matière « humaine ».
58 Telle est la profonde leçon de l’isomorphisme ; ce que nous travaillons maintenant, nous le travaillons également à long terme. Celui qui veut la paix dans son groupe, dans sa classe, dans son institution ou dans sa rue doit la réaliser tout de suite et en lui-même.
59 C’est dès à présent qu’il doit travailler à être lui-même sécurisant et il doit se demander quelles institutions, quels rituels il peut aujourd’hui mettre en place pour rendre le climat, l’environnement plus sereins.
60 Celui qui souhaiterait requalifier les familles, « éduquer les parents », les changer, les rendre plus compétents devrait commencer par se demander comment il pourrait ici et maintenant devenir lui-même plus familier et compétent, et comment il pourrait œuvrer à rendre l’environnement et l’instant plus « familiers » pour tous.
61 L’éducateur, l’acteur social doivent ainsi se fixer des objectifs qui sont à leur portée et qui le concernent lui-même en premier lieu. Il rejoint ainsi le modèle d’isomorphisme de Freinet qui souhaitait être aussi révolutionnaire dans sa relation avec ses élèves que dans ses opinions politiques et qui comprenait que c’était ce qu’il faisait ici et maintenant qui pouvait peut- être donner du sens et de la réalité à ses idéaux. C’est l’isomorphisme d’un Emmanuel Kant qui toute sa vie a été fidèle à lui-même, éducateur, militant pour la Paix et qui a appliqué dans sa vie même toute sa philosophie.
62 C’est enfin l’isomorphisme d’un Korczak qui a su créer et accompagner des sociétés enfantines, des républiques d’enfants, toujours imparfaites, jamais idéales, mais qui expérimentaient pour de vrai dans leur environnement réel, des choses aussi inouïes que la démocratie, la coopération entre les âges et le respect de l’enfant. Il ne s’est pas contenté de réclamer des « droits de l’enfant » il s’en est fait une obligation personnelle et a su créer des milieux où ces droits avaient acquis une réalité non négociable.
Partir du bas pour aller vers le haut
63 Cette manière qu’a eu Freinet de repenser son idéal politique à partir de sa réalité quotidienne d’enseignant, là où il était, détermine une manière (l’agir et de voir qui ne part pas de la destination visée (un idéal politique de communisme, par exemple, dans son cas), mais de la réalité actuelle pour en rechercher à la fois le sens et le chemin.
64 Cette démarche qui part du « bas » (de la réalité actuelle des personnes et de l’environnement, comme de l’actualité) pour ensuite s’élever progressivement est exactement le contraire de la vision qu’on a pu avoir de la pédagogie ou de l’enseignement depuis des idéaux politiques.
65 Cette contradiction a d’ailleurs amené logiquement Freinet à être exclu du parti communiste dans les années 1950 ; les dirigeants du parti trouvaient effet que la forme réelle de coopération, de démocratie, d’autogestion que Freinet avait su créer dans ses classes était inacceptable et irrévérencieuse envers la vision « orthodoxe » du projet communiste.
66 Pour le « Parti », en effet, il ne pouvait y avoir de démocratie, de véritable partage de pouvoir et d’autogestion qu’après la révolution. Il semblait inepte et même « contre-révolutionnaire » de vouloir vivre tout cela « ici et maintenant ». Nous voyons ici les deux voies qui parfois se confondent. Il y a ceux qui partent de leurs idéaux, de leur dogme, de leur doctrine et qui se demandent ensuite comment bâtir un programme pour arriver à ce point lointain décidé par avance et il y a ceux qui font confiance dans le présent, dans ceux qui sont là, pour y parvenir, et qui se contentent de faire évoluer la situation actuelle dans le sens de plus de liberté, de justice et de démocratie, sans s’obliger à passer par un chemin particulier. Pour eux le chemin se fera en cheminant.
67 De loin, on peut parfois confondre les mêmes démarches. Il en est ainsi de la Pédagogie sociale et des pédagogies libertaires (pédagogies définies par Proudhon, Bakounine, Ferrière, Blanqui) qui partagent effectivement les mêmes valeurs, mais qui tout simplement n’avancent pas dans le même sens. Elles vont dans la même direction (une société libertaire et égalitaire), mais la flèche n’est pas la même : du haut vers le bas, ou du bas vers le haut.
68 Certains voudraient partir d’un idéal libertaire pour ensuite s’efforcer de l’appliquer ; d’autres vont tout simplement partir de la réalité du bas de la rue et proposer à chacun de transformer cette réalité pour la rendre plus vivable et habitable et mettront en œuvre plus de liberté.
69 Tout est pareil et pourtant tout est différent : les uns vont rechercher une école modèle, un paradis perdu, un lieu idéal dont la base même sera l’abolition de l’actualité et des contraintes du présent ; les autres accepteront ce qu’il y a en bas de chez eux, dans leur ville, leur rue et leur quartier, pour le faire évoluer.
Tout alors est différent…
70 On peut imaginer que les premiers seront a priori les plus satisfaits d’eux- mêmes et de leur œuvre. Je rencontre ainsi assez souvent des promoteurs de très beaux projets d’écoles différentes, de lieux de vie où les enfants seraient « libres », « respectés » et grandiraient dans un cadre harmonieux, beau et équilibré ; en bref, tout ce qui n’est pas le monde.
71 Que penser, que dire de ces projets ?
72 D’abord, dire honnêtement l’envie qu’ils m’inspirent ; je ne peux qu’être sensible à de tels objectifs. Je reconnais dans ces rêves les miens et la sympathie que je ne manque pas d’éprouver pour leurs promoteurs ne vient que renforcer cette attirance.
73 Comment ne pas ressentir en effet de l’envie ? Tout ce qui est si long et si difficile à faire évoluer dans la réalité, eux vont l’obtenir d’un coup de baguette magique.
74 Ici dans cette ferme modèle, on a aboli la violence ; là dans cette école interfamiliale, on va abolir toute pression éducative portée sur les enfants. Ici dans cette école différente, il y aura un matériel chatoyant et magnifique, des personnels dévoués et disponibles, tout acquis à la pédagogie retenue.
75 N’est ce pas un résultat magistral alors qu’on n’a encore rien fait, que les enfants ne sont pas encore là ? On commence par la fin et bien entendu une telle démarche ne peut que faire rêver celui qui voudrait gagner du temps.
76 À côté d’un si beau résultat qui n’est même pas un résultat, mais une simple base, un postulat, l’éducateur engagé dans la réalité sociale la plus brute, la plus banale, la plus actuelle peut en effet déprimer !
77 Lui, en effet se heurte sans arrêt à de la résistance Tout est difficile, avoir le contact avec le public, faire durer et tenir ce que l’on a mis en place, maintenir, renouveler, l’intérêt de ce que nous proposons à l’aune et à l’épreuve de la réalité des besoins des autres ; et on ne parle pas encore du nécessaire cl perpétuel combat avec les institutions, les collectivités, les décideurs politiques et sociaux qui sont toujours hostiles vis-à-vis d’un travail qui part de la réalité et non pas de leurs institutions.
78 Ce n’est pas un chemin de roses et le pire qui peut arriver c’est que ce dernier acteur social, éducatif, enseignant, en vienne lui-même à déprécier son propre travail du fait des difficultés qu’il rencontre et auxquelles il se confronte. À côté de lui le pédagogue idéaliste semble nager dans l’aisance, la reconnaissance et la facilité.
79 Bien entendu, cette tentation de dévalorisation de sa propre entreprise se trouve renforcée par l’image même de son travail dans une société qui méprise le travail et qui honore la facilité, le succès facile et rapide.
80 Le fait de se battre pour de petites choses qui paraissent tellement secondaires, comme le fait d’obtenir que des gens qui ne sortent plus de chez eux participent à une de nos activités, ou que l’enfant dont personne ne se préoccupe puisse faire l’expérience d’un véritable intérêt pour lui-même ; le fait de s’occuper de personnes et de groupes dévalorisés ; le fait de travailler en dehors des institutions dans des espaces publics déconsidérés ; le fait de ne pas brandir de programme, de méthode… tout cela contribue encore à rendre le travail de cet acteur social particulièrement décourageant.
81 Comment peut-il alors lutter et continuer d’agir ? Tout simplement en comprenant que lui seul travaille. Cette difficulté, cette résistance continuelle de l’environnement, des institutions et des contraintes de la vie de tous les jours, sont justement la marque de son travail, l’indice de sa valeur, la garantie de sa réalité.
Je travaille parce que ça résiste
82 Celui qui ne rencontre pas de telles résistances ne travaille pas et agit comme ces institutions qui multiplient les exigences préalables vis-à-vis de leur public et qui réclament à l’entrée de leurs portes l’autonomie, la santé, la tranquillité, le niveau scolaire, et la culture qu’elles sont incapables de produire et de donner.
83 La plupart des institutions (et nous ne parlons même pas des institutions qui se voudraient idéales) se comportent en effet comme des hôpitaux qui laisseraient les plus malades sur le trottoir et mettent en avant, pour justifier ce comportement, l’indiscutable beauté de leurs projets médicaux.
84 Je dois encore, sur ce même sujet, témoigner comment prédomine, actuellement, dans les écoles de l’Éducation nationale, cette croyance des enseignants, que leur travail consisterait justement à détruire les résistances que l’enfant développe pour rejeter le travail scolaire et les apprentissages.
85 Plutôt que de travailler à partir de ces résistances, d’en utiliser l’énergie, l’enseignant croit qu’il est en son devoir de les briser, de multiplier les contraintes, pressions, suivis spécialisés, vexations, plaintes et punitions pour aboutir à briser les résistances de l’enfant, sans jamais se rendre compte que c’est l’enfant lui-même qu’à ce moment-là on brise.
86 Ici l’image idéale du travail à accomplir ou de ce que devrait être cet enfant aboutit à le nier, le violenter… pour son bien, bien entendu.
87 Accepter la résistance des choses et des gens, travailler à partir d’elle, y porter tout son intérêt, telle est la seule manière de faire et d’amener du changement.
Le programme est dans l’enfant
88 La Philosophie justement permet de penser cette propension à faire découler l’organisation du présent en fonction d’objectifs finaux qui servent faussement de « départ », de « base » alors qu’ils sont situés « à l’arrivée ». Elle a même créé un concept pour désigner ce système, c’est celui de téléologie (concept créé par Aristote).
89 La téléologie consiste à créer un programme « antichronologique » pour arriver dans le futur à un objectif précis. C’est un peu le même principe qu’un rétroplanning, ou un compte à rebours.
90 En France, tout le système de l’enseignement est téléologique. Le point fixe qui a été retenu est le Baccalauréat et tout l’enseignement primaire et secondaire a été conçu et pensé en référence à ce Bac, auquel, lors de sa mise en place, seule une toute petite minorité accédait.
91 C’est la raison pour laquelle jusqu’à la fin des années 1960, on dénommait les classes du CP au CM2 de : 11e 10e, 9e, 8e, 7e… qui se poursuivaient au lycée par les classes de 6e, 5e, 4e, 3e, 2e, 1re et Terminale. Un vrai compte à rebours de décollage de fusée, en quelque sorte.
92 La téléologie, on s’en doute, n’a pas seulement eu d’impact dans la désignation des classes, mais bel et bien dans la définition de tous les contenus.
93 L’organisation téléologique de l’école est cette organisation justement qui fait que chaque classe, d’une manière presque absurde, est à la fois la préparation à la classe suivante et la validation de la classe précédente, et ainsi de suite.
94 Souvenons-nous de nos propres scolarités, de celles de nos enfants, de nos entretiens avec les enseignants et combien de fois nous nous sommes entendus dire que le CM2 était important… parce qu’il préparait à la 6e. N’en était-il pas de même, au fond, pour chaque année de scolarité ?
95 Quand la justification d’un programme s’épuise dans l’explication qu’il prépare au suivant et ainsi de suite, jusqu’à un examen final auquel d’ailleurs tous n’accèdent pas (tant s’en faut), alors on est sûr qu’on est dans du non-sens, de l’impensé, de l’idéologie.
96 Posons-nous le problème autrement et demandons-nous par quoi on pourrait remplacer un tel programme téléologique (qu’on appelle sobrement dans les textes officiels et le langage courant : « les programmes »).
97 Que cachent les programmes qui font qu’on a l’impression que tout le temps d’éducation et de scolarité est par nature entièrement occupé, par avance et par anticipation, par la préparation des temps suivants… sinon le temps lui-même ?
98 Le but de tout programme est de masquer le temps qui existe tout en prétendant qu’il est par définition déjà occupé et décidé d’avance en fonction d’un but lointain.
99 Celui qui n’a pas de programme a du temps et nous pouvons à présent regarder l’organisation scolaire d’une manière qui met au jour, le plus simplement possible, son absurdité : nous disposons d’à peu près vingt ans de la vie d’un enfant et d’un jeune pour le former à l’âge adulte.
100 Or que faisons-nous de ce temps ? Regardons lucidement ce à quoi nous parvenons. Sans même nous préoccuper de la proportion d’enfants en échec grave, en situation de décrochage ou « qui sortent du système scolaire sans maîtriser les savoirs fondamentaux » (selon la formule consacrée), regardons au contraire ceux qui sont censés réussir le programme.
101 Que savent-ils faire ? Sont-ils en mesure de s’exprimer à l’oral avec aisance, comme à l’écrit ? Sont-ils en mesure de présenter leurs opinions personnelles, de s’engager, de s’exprimer à la première personne, d’argumenter, de débattre ? De parler une seconde langue couramment, de connaître les bases d’une troisième ? Sont-ils en mesure de réaliser des œuvres originales, de manier couramment l’image, le son, l’information ? Lisent-ils pour eux-mêmes ? Écrivent-ils spontanément ? Et quand une infime minorité en est capable, a-t-elle vraiment appris tout cela à l’école ? Nous savons bien que non.
102 Et alors nous découvrons tout ce temps qui a été perdu au fur et à mesure que le programme lui-même a été réalisé. Le programme suivait son cours, mais l’enfant ne progressait pas, ne trouvait aucun sens à ce programme, aux apprentissages, n’acquérait aucune compétence sociale ou de vie et ne parvenait qu’à des résultats qui, même lorsqu’ils étaient validés, restent encore bien médiocres du point de vue des performances humaines possibles.
103 Nous réalisons qu’au fond il aurait été difficile de faire plus mal que le système téléologique. Même en laissant l’enfant progresser à son rythme, en découvrant lui-même ses sujets de recherche et de documentation, en le laissant bâtir par lui-même sa propre éducation… jamais nous n’aurions pu faire (il n’aurait pu faire) aussi mal.
104 Quand un système est à ce point contre-productif, mais qu’on continue à regarder comme un doux rêveur celui qui parle de l’abandonner pour ses mauvais résultats (mesurés depuis ses propres critères), c’est qu’il n’est plus logique, il est idéologique.
105 La pensée programmatique, en éducation, téléologique ou non (téléologique, c’est pire), est idéologique dans le sens où sa véritable finalité n’est pas dans son point d’arrivée comme elle le prétend, mais dans son propre dysfonctionnement qui sert bien d’autres objectifs, décrits par de grands sociologues de l’éducation : reproduire la structure sociale inégalitaire par l’inégalité des résultats scolaires, objectiver et intérioriser l’échec dans l’individu alors qu’il est socialement programmé, perpétuer l’inégalité des ambitions sociales et scolaires, perpétuer des discriminations de genres et de classes, etc.
106 Nous sommes familiers de ces vérités dont l’énonciation est très ancienne (les années 1960), mais nous ne les avons toujours pas assimilées. Tout est fait pour que ces prises de conscience sur le véritable rôle de l’école ne soient que des pensées abstraites, du « matériel » universitaire auquel on dénierait toute réalité humaine et charnelle. Et pourtant que de chair scolaire broyée, hier, aujourd’hui et toujours…
107 Pour le Philosophe social, le temps prévaut sur le programme, le chemin prévaut sur la carte, le voyage prévaut sur le point d’arrivée et la téléologie n’est qu’une tricherie, un miroir aux alouettes pour valider un système qui ne produit rien et qui se contente de se reproduire lui-même.
108 Pour la Philosophie sociale, le programme est dans l’enfant, il est l’enfant lui-même, ou plutôt c’est l’enfant qui fera le programme, car il sera la somme de toutes ses créations, productions et évolutions.
Philosophie et Pédagogie sociale
109 Le pédagogue, l’enseignant, l’acteur social et éducatif n’ont pas à perdre de temps avec le programme ; ils doivent au contraire concentrer toute leur énergie à permettre à l’enfant de déployer toutes ses potentialités d’agir, dans l’ordre, le rythme et la priorité de ce qui lui conviendra. Car aucun enfant (ou adulte) ne peut être en dessous de lui-même, et encore moins être en retard par rapport à lui-même.
110 Certes, le secteur du Travail social, de l’Éducation spécialisée et de l’Éducation populaire ont été bien plus préservés de la pensée programmatique et téléologique. Pour l’Éducation spécialisée, cela s’explique simplement par le fait qu’elle s’est constituée pour accueillir tous les enfants qui ne trouvaient pas place dans l’école ordinaire et donc dans la « pédagogie programmatique ».
Notes
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[1]
Laurent Ott, après avoir exercé professionnellement tour à tour comme animateur socioculturel, éducateur spécialisé, instituteur, directeur d’école, a étudié la Philosophie et soutenu une thèse sur la question de la Famille. Chercheur en Travail social, il a également exercé comme formateur pour la formation initiale et continue des professionnels sociaux, éducatifs et de la petite enfance. Acteur social engagé, il est à l’origine de différentes actions éducatives en matière de Pédagogie sociale. Il est auteur de nombreux ouvrages et articles dans les domaines de l’éducation, de la famille, du Travail social et de la Pédagogie sociale. Il anime le chantier de Pédagogie sociale, au sein de l’ICEM-Pédagogie Freinet. Il travaille actuellement comme directeur de MJC Centre Social.
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[2]
Aleksander Lewin, texte inédit en Français, tiré de l’article en allemand : « Auf den Spuren der pädagogischen Gedanken Janusz Korczaks », Aus : Loccurner Protokolle 60/1987. Dokurnentation einer Tagung der evangelischen Akaderme Loccum vorn 6. bis 8/11/1987.
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[3]
Gilles Clément, Manifeste du tiers paysage, Éditions Sens et Tonka, 2014.