Couverture de JDJ_356

Article de revue

République et laïcité - Comment en parler aux jeunes ?

Pages 54 à 59

Notes

  • [1]
    Magistrat honoraire : ancien juge des enfants, spécialement président du tribunal pour enfants de Bobigny de 1983 à 2014 ; président de l’Association ESPOIR gérant 23 services, forte de 450 travailleurs sociaux avec de nombreux Clubs de prévention dont un service mobilisé en Val-de-Marne par le préfet pour monter un dispositif de prise en charge sociale des jeunes en voie de radicalisation à l’instar de celui conçu et animé à Lyon par l‘institut Bergeret ; président de l’Association des Citoyens Réservistes de l’Éducation nationale (ACREN) créée en janvier dernier. Intervention à la Journée de sensibilisation à la préfecture d’Annecy, 30 juin 2016, soit 15 jours avant l’attentat terroriste de Nice et de Saint-Étienne du Rouvray. Au moment de sa formalisation, j’ai fait le choix de ne pas en changer la teneur.
  • [2]
    Emmanuel Brenner (dir), Les territoires perdus de la République, avec les contributions de Élisabeth Amblard, Rachel Ahrweiler, Arlette Corvarola, Emmanuel Brenner, Sophie Ferhadjian, Elise Jacquard, Valérie Kobrin, Gabrielle Lacoudre, Barbara Lefebvre, Iannis Roder, Elisabeth Sternell, Marie Zeitgeber et d’autres professeurs de collège et de lycée, Fayard, 3e édit., 2015.
  • [3]
    Sébastien Roché (CNRS) ne dit rien d‘autre dans son interview pour Le Monde du 20 juillet 2016 : « Il y a un terrain favorable à la formation des intentions meurtrières ».
  • [4]
    Comme l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 ou de Saint-Etienne de Rouvray.
  • [5]
    Michel Onfray , Le miroir aux alouettes, Plon, 2016.

1 Merci à l’Institut Bergeret de l’invitation à intervenir en entame de cette journée et merci M. le préfet de cette initiative qui vise à nous amener à réfléchir aux termes d’une des difficultés majeures à laquelle notre pays est confronté aujourd’hui : éviter qu’une partie de la jeunesse de France soit en rupture avec ce pays au point de lui souhaiter le pire et de commettre des gestes irréparables.

Quel est le problème à traiter ?

2 La France est groggy debout après les attentats de 2015. L’Euro de football a joué son rôle de dérivatif, sans leurrer quiconque. La situation est préoccupante.

3 Dans un passé récent, notre pays a déjà connu des vagues d’attentats meurtriers qui l’ont bouleversé. Mais aujourd’hui, outre la compassion pour les victimes et l’appréhension, sinon la crainte de supporter à tout moment de nouveaux passages à l’acte, un fait nouveau majeur s’impose : le sentiment est bien qu’une partie de la jeunesse de France est impliquée dans ces actions violentes. Elle rejette la République pour adhérer – encore est-ce à prouver - à d’autres valeurs.

4 Certes, des étrangers sont impliqués, mais des binationaux souvent nés en France, voire des personnes titulaires uniquement de notre nationalité sont à l’intérieur du pays prêts à frapper, quand déjà certains n’ont pas participé ou tenté de participer à des actions meurtrières. D’autres entendent rejoindre Daesh et ses terrains de guerre. Une partie de la population de France les soutient, en tout cas, ne les condamne pas.

5 Ils veulent imposer la loi de leur dieu sur la République. L’antisémitisme se redéveloppe, mais aussi un profond sentiment antifrançais. Et tous les moyens sont bons dans ce combat y compris celui d’associer l’islam à ces combats.

6 Comment ce pays parmi les premières puissances économiques et qui se veut mobilisé de longue date pour réduire les tensions sociales à travers de fortes politiques publiques a-t-il pu échouer à ce point à l’égard, d’une part importante des siens ? Cette question, toute une génération d’enseignants, de travailleurs sociaux, de magistrats, etc., engagés auprès des jeunes, se la posent. Ceux-là ont reçu un vrai coup de bambou en 2015 et voient une vie d’engagement remise en cause.

Ce phénomène est-il récent ?

7 Non, il s’est développé depuis plusieurs décennies, je dirais depuis les années 1980. Depuis une ou deux décennies, des lanceurs d’alerte ont joué leur rôle, mais force est de constater qu’ils n’ont pas véritablement été entendus et, en tout cas, pas à la hauteur de ce qui s’imposait.

8 Souvenons-nous ainsi de ces professeurs, auteurs collectivement voici 10 ans de l’ouvrage « Les territoires perdus de la République » [2] alors taxé de sulfureux et rapidement étouffé. Ces enseignants avaient été tenus pour des antimusulmans, des antiarabes primaires.

9 Personnellement, il y a 10-15 ans, je m’inquiétais du devenir de ces jeunes que je croisais dans mon cabinet de juge des enfants et que je taxais alors de nihilistes : que deviendraient-ils vers 30 ans avec leur faible bagage et leurs fractures, sans compter leur casier judiciaire mais surtout leur désespoir ?

10 Sans envisager le terrorisme, je les voyais s’inscrire dans la violence et la délinquance pour voir un statut. Dans le passé, le fait pour un jeune de croiser vers 25-30 ans une femme avec des perspectives familiales pouvait déboucher sur une relative stabilisation. Il était évident que ce schéma classique n’était plus opérant tellement était prégnant une très faible estime de soi, un grand isolement (sauf de pairs du quartier) et surtout une rupture franche d’avec la vie « normale ».

11 Dans un récent passé des voyants lumineux s’étaient allumés qui n’avaient inquiétés que l’espace d’un instant : une « Marseillaise » sifflée au stade de France un soir de France-Algérie ou encore des actes ou des propos de racisme anti-blancs. ! Souvenons-nous aussi des débats sur les mœurs : dans « les quartiers », les extrémistes musulmans ont souvent fait régresser à avant 1968 le statut des femmes de leur communauté avec ces jeunes filles interdites de se mettre en jupe ou de parler avec des garçons, voire destinées à arrivées vierges au mariage, sinon à être mariées sur ordre.

12 En 2015, les attentats ont ouvert (partiellement) les yeux de l’opinion et de certains de ceux qui nous gouvernent. Les cibles retenues par les terroristes parlent d’elles-mêmes : en janvier, les piliers de la République (liberté d’information avec Charie Hebdo, police et laïcité à travers l’Hyper Casher) ; en novembre, le mode de vie à l’occidentale.

13 En tout état de cause, indéniablement, à la fracture économique profonde et dénoncée dans la campagne présidentielle de 1995 par les candidats Jospin et Chirac et non réduite depuis, une nouvelle fracture idéologique et culturelle s’est ajoutée. [3]

14 Bien évidemment, la réalité est plus complexe. Tous les « jeunes de « banlieue » » paupérisés d’origine musulmane n’ont pas basculé, pas plus que tous les terroristes n’ont pas un passé délinquant. Mais le terreau est largement répandu.

Les chiffres parlent, mais ne doivent pas nous tromper

15 À suivre le premier ministre dans les éléments fournis en juin 2016, 9 000 Européens seraient partis au djihad dont 2 000 français. 250 seraient revenus. 1 800 jeunes sont suivis par les services de police. Parmi ces jeunes dénombre de 30 à 40 % de jeunes filles ou de femmes.

16 Ces chiffres, bien évidemment, n’ont pas de rigueur scientifique au regard de la réalité du phénomène. En vérité on peut penser sans se tromper que des dizaines de milliers de jeunes, mais pas seulement de très jeunes, peuvent basculer au gré d’une rencontre physique ou virtuelle, d’un événement invisible de l’extérieur de la vie. On sait que Daesch notamment tente de mobiliser cette armée potentielle avec tous ces soldats dormants… qu’elle ne connaît pas elle-même [4]. D’où la difficulté de le identifier et de les annihiler.

17 Si tous les jeunes délinquants ne se radicalisent pas au point d’exercer une contestation sociale violente, des jeunes tenus pour bien intégrés ont franchi le pas ou sont en passe de basculer. Ils échappent au ciment social pour être aspirés par un aimant puissant : le combat violent pour une certaine cause ou un idéal où la vie n’a pas la même valeur. À leur manière ils s’engagent.

De qui parle-t-on ? Enfants, adolescents, jeunes ?

18 Pour Monsieur et Madame Tout le monde, l’enfant a jusqu’à 12-13 ans ; ensuite on parle d’adolescent avant d’être majeur à 18 ans, mais le fils ou la fille reste toujours l’enfant de ses parents.

19 Pour le journal Tintin on est enfant de 7 à 77 ans !

20 Le juriste et le citoyen doivent se référer au droit : l’enfant a moins de 18 ans. À 18 ans, on devient un adulte.

21 On parle communément de jeune adulte : l’administration les cantonne entre 18 et 21 ans sachant que jusqu’à 1974, la majorité était à 21 ans.

22 Le sociologue entend par jeune la personne de 15 à 25 ans.

23 En pratique, ces nuances sémantiques sont essentielles. Ainsi, les moyens de contrainte de la justice ne sont pas les mêmes pour les mineurs et les majeurs.

Quelle démarche adopter ?

24 Dans ce contexte deux combats doivent être menés de pair :

25 1) « Déradicaliser » ceux qui ont déjà basculé, sont présents en France ou partis au djihad, voire pour certains, sont revenus.

26 2) Empêcher de basculer ceux qui n’ont pas encore franchi le pas, soit parce que trop jeunes, soit encore résistants.

27 On retrouve ici le même questionnement que sur la délinquance : déjà gérer l’ordre public à court et moyen terme en évitant de se prendre les pieds dans le tapis - un jeune incarcéré quelques mois peut sortir de prison plus dangereux qu’il y est entré - et dans le même temps par une politique publique en profondeur, veiller à l’ordre public au long terme en s’attachant aux causes profondes de la délinquance.

28 Ordre public à court terme, à moyen terme, à long terme, on n’y échappe pas !

29 Ne nous leurrons pas : dans la meilleure des hypothèses, le combat pour en finir avec le terrorisme va prendre deux ou trois décennies pardelà les actions menées au quotidien pour prévenir ou réagir à des actes violents. Il ne s’agit pas d’accepter quoi que ce soit comme l’avancent des démagogues, mais de réalisme. Les Français ne s’y trompent pas.

Par-delà la répression, nouer un dialogue

30 À court terme, le bras de l’État devra être ferme et user de tous les moyens en sa possession, et parfois des armes, dans ce qui est une guerre sur plusieurs terrains (externes comme français), mais dans le même temps un dialogue doit se nouer pour réduire au maximum la fracture entre membres de la société française et refonder la République pour retrouver un avenir apaisé.

31 Je ne m’attacherai pas au combat policier et judiciaire pour me cantonner au sujet qui m’est proposé. Simplement, j’insisterai sur le fait que l’un ne va pas sans l’autre.

32 Dialogue ne veut pas dire angélisme et « calinothérapie ». Très clairement, la justice pénale devra passer avec des incriminations sévères, notamment criminelles, comme celle de participation à un groupe armé en vue d’opérations terroristes, des peines de prison strictes, et s’il le faut, sans état d’âme, des incarcérations provisoires, avec la question bien évidemment qui en découle du traitement pénitentiaire de ces populations (cf. le débat sur séparation ou regroupement en prison des « islamistes »). Si des individus forment le projet d’attentats, on peut d’ores et déjà les incriminer pour association de malfaiteurs et les incarcérer provisoirement.

33 Personne ne peut nier que pour prévenir des passages à l’acte, il faudra souvent aller au contact de ces personnes. Notre propre intérêt l’impose. Même la contrainte doit être parlée et expliquée. Elle n’est pas une fin en soi. Reste que la tâche n’est pas aisée.

34 Nouer un dialogue suppose une acceptation des deux cotés. La difficulté de cette démarche commence immédiatement. Ce dialogue n’est pas évident à nouer avec des personnes sous l’emprise de forces qui annihilent leur personnalité et tout sens critique, qui se referment sur elles-mêmes, si tant est qu’elles aient été ouvertes sur l’autre.

35 On retrouve vite des relents d’affrontement des forces du Bien contre les forces du Mal ! Incontestablement, on est proche de la lutte contre l’embrigadement sectaire. Les personnes concernées sont totalement prisonnières de l’emprise qui s’est abattue sur eux, les privant de la moindre capacité critique. Quand on ne retrouve pas également des problèmes psychiatriques majeurs et des souffrances plus ou moins cachées.

36 Il faut donc aller chercher le jeune là où il se trouve et parfois là où il souffre. Ici comme pour la délinquance, les parents et les proches jouent un rôle majeur, même si souvent ils sont dépassés ou tombent des nues, sans savoir que d’autres sont là, physiquement ou via les réseaux qui jouent un rôle majeur.

37 En tout cas, fréquemment, on ne pourra pas faire sans la famille. En outre il va falloir mobiliser des professionnels. Et déjà ne pas perdre l’expertise et les moyens d’intervention sociaux les plus proches. D’où l’importance de sauvegarder et même de renforcer la prévention spécialisée. J’y reviendrai.

38 Parfois le mal auquel il faudra s’attacher et s’attaquer est profond et difficilement dicible. Pour illustration, on prend aujourd’hui conscience de la difficulté de l’exercice avec ces jeunes filles qui veulent partir au djihad au nom de leur féminité.

39 La difficulté ne tient pas seulement dans le fait ce nouer un dialogue avec les adultes présents. Il faut encore le nourrir et l’entretenir. Le fil ne doit pas casser.

Parler, mais parler de quoi ?

40 Quitte à en tirer les conséquences il faut observer que le discours sur les grands principes - « Liberté, Égalité, Fraternité » - sonnent creux aux oreilles de nombre de nos compatriotes, jeunes et moins jeunes, quand, au quotidien, le fossé est aussi important entre les aspirations et les réalités vécues, entre les droits formels et les droits réels ! Quand, qui plus est, beaucoup n’ont aucun espoir de voir les choses évoluer positivement et déjà leurs conditions de vie changer. Les discours et leurs auteurs sont discrédités. Le « Tous pourris ! » est à fleur de peau.

41 Dès lors, il convient de partir des fondamentaux avec des raisonnements simples et concrets.

42 Il faut donc déjà leur démontrer, quitte à trouver la pédagogie adaptée, que le combat pour les droits est permanent, ponctué d’avancées qu’il faut souvent arracher. C’est un combat pour conquérir un droit ; c’en est un autre pour le faire appliquer !

43 Le droit du travail est ici une belle illustration de cette démarche. L’armée et la justice ont réprimé les luttes en soutien à un certain patronat avant que des conquêtes soient acquises à travers la loi ou les conventions collectives ; entre-temps d’autres fronts se sont ouverts avec d’autres revendications, d’autres temps de répression, etc., et ainsi de suite. De tous temps et sur tous les continents.

44 Il faut encore relégitimer certains principes en revisitant l’histoire et en raisonnant publiquement. Combien d’adolescents vivent la scolarisation jusqu’à 16 ans non comme une conquête historique, mais comme une sanction ? Ils ne comprennent pas cette contrainte qui les empêche de commencer à maîtriser leur vie. Comme les enfants boliviens qui ont conquis avec leur syndicat le droit de travailler sous certaines conditions malgré la Convention 182 de l’OIT sur les pires formes de travail.

45 Il faut aussi revisiter certains fondamentaux, comme le rapport de la société et de la religion. La laïcité, un fondamental de la société française, est vécue comme une atteinte à la liberté de pensée et d’exercer sa religion quand, en vérité, ce principe conquis de haute lutte au début du XX ème siècle entend garantir à chacun de pouvoir vivre sa foi ou son agnosticisme et à tous de vivre ensemble en paix.

46 On est alors dans le dur : la séparation du spirituel et du temporel. La laïcité n’est pas dirigée contre la religion (hier les catholiques, aujourd’hui le musulmans), même s’il est vrai qu’elle entend cantonner leur territoire. C’était un atout que l’état-civil soit durant des siècles tenu par l’Église bien esseulée, mais c’est bien une mission de service public qui incombe à l’État. Outre de garantir à chacun le droit de pratiquer sa foi s’il est croyant ou son agnosticisme, elle permet à tous de cohabiter dans une société faite des richesses des uns et es autres en évitant le retour de procès en sorcellerie que nous avons connus sur nos sols trop longtemps avec les massacres qui en sont résultés. La laïcité est une avancée.

47 L’injustice sociale, pour réelle, ne doit pas nous faire perdre le sens des réalités, qui plus est pour des mythes. Les religions qui veulent guider le mode séculier doivent supporter la critique sous quelque forme que ce soit, y compris l’humour. D’ailleurs, certaines pratiques elles-mêmes l’autodérision. La liberté d’expression, sous couvert de ne pas diffamer ou injurier, est un pilier de toute société démocratique. J’entends que le sujet peut être délicat à aborder surtout sans culture historique. La caricature du prophète est vécue comme un blasphème par les musulmans. Il leur faut admettre que toute institution, y compris la religion, peut supporter la critique, dès lors surtout que la religion elle-même revendique d’éclairer le monde et de guider la vie de chacun. Cela prendra du temps. Les catholiques en savent quelque chose qui en ont supporté des vertes et des pas mûres.

48 Reste qu’on peut contester la religion et ses velléités sécularistes sans tomber dans l’injure et sans faire du mal. Certaines provocations ne s’imposent pas. Notre histoire est riche de compromis et de dérapages. Le pire est de réduire l’autre au silence sous quelque forme que ce soit.

49 J’invite chacun à lire ou relire les passages du dernier Michel Onfray - Le miroir aux alouettes[5], Plon, 2016 - sur les mythes religieux. Qui peut croire que Moïse a écarté la mer Rouge, que Marie était vierge avec un enfant ou que l’on va trouver 70 vierges au paradis ? Ce n’est offenser personne que de refuser ces mythes, pas plus qu’on a refusé d’entendre nier que la terre fût ronde.

50 Et puis, en remettant le spirituel à sa place il garantit des droits fondamentaux comme l’égalité hommes-femmes. Si l’on était resté sous la pression du religieux - en l’espèce catholique ou israélite – les femmes de France ne seraient pas aussi libres qu’elles le sont aujourd’hui, mais cantonnée à l’espace familial. On oublierait que c’est l’implication des femmes dans l’effort de guerre entre 1914 et 1918, puis le général de Gaulle avec le droit de vote mis en œuvre pour la première fois en 1946, enfin la lutte des femmes des années 1960-1970 qui ont permis de se rapprocher de l’égalité.

51 Veut-on un contre-exemple ? Il a fallu attendre 1995 pour que le viol entre époux soit condamné avec l’aval de la Cour de cassation et en 2005 celui du législateur. Jusqu’à peu, dans la patrie autoproclamée des droits de l’Homme, la femme mariée appartenait à son époux. Pour autant, chacun le sait qu’on est encore loin du « salaire égal pour travail égal ».

52 Aujourd’hui certains qui sont contre l’égalité hommes-femmes se retranchent derrière le religieux pour revenir à l’exploitation d’un sexe par l’autre. Regardons ce qu’il advient des jeunes femmes qui partent au Djihad ! Elles deviennent souvent des esclaves sexuelles. À quel sort sont vouées les femmes et jeunes filles enlevées par Daesch et ses émules ? Elles valent à peine quelques euros pièce sur le marché du repos des guerriers !

53 Au total, en revisitant l’histoire il faut démontrer avec des exemples qui parlent que l’on peut faire progresser la condition humaine par des luttes démocratiques, sans armes à tuer.

54 Au passage il faut assumer que rien n’est facile, ni gravé à jamais dans le marbre. Il faut alors assumer certaines contradictions et le fossé qui peut exister entre des promesses notamment électorales et la réalité. Ce fossé peut être important, ici comme ailleurs, entre l’affichage et le terrain.

55 Pour autant la pensée religieuse peut continuer à nourrir la pensée universelle et les religieux peuvent tenter, aujourd’hui comme hier, comme tout groupe de pression, d’influer les mœurs. Mais c’est la loi laïque, la loi de la République, qui doit l’emporter sur tout autre (morale, religion, déontologie, éthique, etc.) et nous être commune.

56 Concrètement sur un sujet d’actualité comme le recours aux nouvelles procréations, les religions sont légitimes à avoir un point de vue, mais c’est le Parlement qui doit décider de ce qui est permis ou interdit. Elles donnent un avis ; les élus du peuple décident. Point barre ! De même les psychiatres doivent respecter les règles du secret professionnel, en veillant comme quiconque à venir en aide à la personne en péril. Là encore les lois de la République l’emportent sur celles de Freud.

57 On doit constater, pour ne plus commettre cette erreur à l’avenir, que les laïcs post-1905 se sont endormis sur leurs lauriers des lois sur la laïcité obtenues de haute lutte. Ils doivent se mordre les doigts de ne pas avoir alors su mener régulièrement la bataille pour légitimer la séparation de l’État et des religions. Oui aux églises, aux synagogues et aujourd’hui aux mosquées, et pourquoi pas avec une contribution financière publique plutôt qu’avec de l’argent venu d’on ne sait où, mais non à l’emprise d’une religion ou des religions sur la vie publique. Chacun à sa place !

58 Ce service « après-vente » idéologique n’a pas été délivré. Il faut donc aujourd’hui et à chaud développer cette pédagogie. Le combat est loin d’être gagné. Les modérés religieux doivent le mener à côté des laïcs pour ne pas être emportés un jour par une vague extrémiste.

59 Des carrefours très nets peuvent être identifiés pour remettre les esprits à l’heure comme le statut fait aux femmes. Le respect des pratiques religieuses s’impose sans pour autant influencer le pays. On en a terminé avec le poisson du vendredi ; on ne va pas rendre le couscous obligatoire ! Plus sérieusement, il faut refuser de tout placer sous le joug du débat religieux. Ainsi, il faut refuser l’idée même de repas alternatifs à l’école pour les enfants : les enfants doivent, comme les adultes dans l’entreprise, bénéficier de choix d’entrées, de plats et de desserts. Chacun se nourrira en fonctions de sa faim, de ses goûts ou du respect de sa foi.

Dans le droit fil de ces diverses notations, on voit donc que nouer ce dialogue suppose de réunir plusieurs précautions

60 1°) Ne pas se contenter de viser les enfants et les jeunes. Il faut aussi s’attacher aux adultes qui leurs sont proches :

  • les parents ;
  • les enseignants et les travailleurs sociaux ;
  • les journalistes.

61 Bref créer les conditions d’un débat collectif. L’expérience de ces dernières décennies montre combien les adultes, y compris des professionnels, sont démunis pour argumenter d’une manière crédible face aux interpellations des plus jeunes, sachant qu’au regard du niveau d’information ou de scepticisme de leurs interlocuteurs ils ne peuvent pas se contenter d’une affirmation.

62 Or ils n’ont pas toujours les argumentaires quand - et là est peut être le plus grave - ils ne partagent pas les interrogations de ces enfants et de ces jeunes. Par exemple, comme eux ils ne sont pas loin de penser que tout est pourri quand il leur faudrait, certes admettre telle défaillance individuelle ou collective, mais s’attacher à démontrer la nécessité pour autant pour tous de respecter la règle. Un élu prévaricateur ou une personne célèbre consommatrice de drogue sans réaction policière ne sauraient justifier que chacun fraude ou consomme. Peut être nous faut-il préparer pour ces adultes des argumentaires de base qu’ils reformuleront à leur main pour monter au front du débat.

63 2°) Développer le sens critique et déjà montrer que la vérité est faire de reliefs

64 La vérité et l’analyse ne sont pas univoques, telles des dogmes, mais plurielles. Notamment pour revenir à notre sujet, il faut libérer les uns et les autres de l’emprise des certitudes du religieux.

65 Il ne faut pas hésiter à développer des raisonnements rationnels appuyés sur des faits établis et incontestables. Démontrer avant de commenter.

66 C’est comme cela qu’on en finira avec la thèse du complot ou du moins qu’on en réduira l’influence.

67 3°) Agir dans le temps où l’on parle

68 La parole ne pourra pas suffire si concrètement il n’y a pas de passages à l’acte perceptibles. Le ministère du verbe, pour utile qu’il soit, ne peut pas suffire à lui seul. Il faut scander les efforts développer, les expliquer, identifier les résistances, affirmer les acquis, montrer les avantages par rapport à la situation antérieures.

69 Là encore, le statut fait aux femmes au regard de l’histoire et, en comparaison, avec d’autres sociétés peut être une belle illustration.

70 4° Mobiliser toute la société, pas seulement des professionnels

71 Chaque jeune a besoin de trouver des adultes dans lesquels s’identifier, au moins un temps. Les jeunes qui nous préoccupent manquent de ces « modèles de proximité » et prêts à aller les chercher ailleurs.

72 On attend beaucoup des parents et, à défaut, de l’Éducation nationale. Mais l’Éducation nationale ne peut pas faire face avec ses seuls moyens à toutes les missions qui lui sont confiées. Il lui faut bénéficier de l’apport des citoyens mobilisés au sein de la Réserve nationale.

73 Le pays a été mobilisé en janvier 2015 pour répondre à l’attaque dont la France était l’objet.

74 Nous avons été 7 500 à répondre à l’appel des pouvoirs publics après les événements de janvier. 4 500 ont été retenus pour intervenir dans les établissements scolaires et dans le périscolaire à côté des enseignants et travailleurs sociaux.

75 7 500, cela peut apparaître beaucoup ; en vérité, c’est négligeable au regard des 40 millions de français qui auraient pu se porter volontaires pour parler de la République. Ceux qui sont restés chez eux quand ils auraient dû se mobiliser s’en mordront peut-être un jour les doigts.

76 La Réserve se veut plus qu’un instrument technique en appoint aux enseignants, comme de longue date l’Éducation nationale, a su mobiliser des spécialistes pour éclairer ses apports. Il s’agit désormais d’amener des enfants, des adolescents et des adultes à rencontrer des citoyens engagés et lucides qui croient en la République. Cette démarche doit s’inscrire dans la durée sur plusieurs décennies. C’est pour cela que nous avons créé un collectif - l’ACREN - pour être co-responsables avec les pouvoirs publics de la déclinaison – et sur la durée - de cette démarche majeure à nos yeux désormais - 2016 - inscrite dans la loi (Loi Égalité et Citoyenneté).

77 Force est de constater que cette belle idée de réserve citoyenne n’est pas facile à décliner.

78 Les enseignants ont des difficultés à intégrer ces apports extérieurs dans leur démarche. Tout simplement le temps « Éducation nationale » a sa propre mesure. Beaucoup de réservistes agréés, forts de leur engagement, ont été déçus de n’avoir pas été appelés immédiatement par des enseignants et vitupèrent contre le dispositif.

79 Il nous faut, avec le ministère, leur montrer qu’il n’y a là rien que de très naturel.

80 Hier, à travers une Université d’été, nous avons préparé avec le MEN, l’an II de la Réserve pour que dès la rentrée 2016-2017, cette mobilisation se concrétise dans des projets inscrits sur l’année.

81 D’ores et déjà des programmes développés montrent les potentialités de cette démarche.

82 A priori l’initiative doit venir des enseignants qui pourront mobiliser des réservistes en fonction de leurs compétences et des thèmes abordés, mais rien n’interdit des réservistes d’avancer des projets.

83 Je rappellerai que ces actions peuvent se développer également dans les temps périscolaires.

84 Observons enfin que le ministère lui-même a su élargir le champ en quittant le seul terrain de la laïcité, sujet difficile à aborder de face tant par des enseignants que par des réservistes citoyens, pour lui préférer le thème de l’engagement citoyen.

85 Pourquoi s’engager aujourd’hui dans la République quand on est chef d’entreprise, fonctionnaire, sportif ou simple citoyen ? Parce qu’on croit dans ses valeurs.

86 Je vous invite à vous faire agréer comme réservistes et… à rejoindre ensuite l’ACREN

Parler ne suffit pas

87 Il faut un discours cohérent pour combattre l’adversaire et ses mensonges, mais il faut encore faire bouger les lignes individuelles et collectives

88 Et puis, il faut oser aborder nos limites et nos contradictions, les assumer avec modestie, sans pour autant renier nos orientations et nos utopies.

89 Des sujets majeurs comme le conflit israélo-palestinien, et plus largement le rapport du monde arabe avec l’Occident, ne pourront pas être escamotés. Il ne s’agit pas de faire preuve de complaisance, mais d’aborder les sujets qui fâchent en éclairant les pistes pour y répondre autrement que la violence.

90 Au final, on le voit, parler de la République et de la laïcité aux jeunes n’est pas si simple. En tout cas, cette attitude appelle déjà à balayer devant notre porte. Trop longtemps, nous avons hésité à nouer ce dialogue faute de savoir, nous-mêmes, comme adultes, quoi répondre aux questionnements des nouvelles générations à la foi sur le passé et sur l’avenir qui leur est proposé.

91 Si des jeunes sont à la dérive, prêts à être hameçonnés au fil de l’eau c’est bien que nous les avons laissés filer. Il ne s’agit pas de chercher des excuses à quiconque mais d’essayer de comprendre comment on en est arrivé là pour trouver les bonnes attitudes. Nul n’ignore que cette démarche s’impose.

92 Il nous faut donc assumer nos ignorances et nos contradictions. Par exemple, sur la laïcité, nos insuffisances (le fossé entrées droits formels et les droits réels) et dans le même temps ne rien lâcher sur les principes qui structurent cette société.

93 En fait, on le voit, il nous faut être :

  1. responsables pour être crédibles ;
  2. sérieux, organisés et professionnels ;
  3. persévérants : je le répète, nous en prenons pour quelques décennies ;
  4. concrets avec des exemples tirés de la vie quotidienne ;
  5. ouverts en admettant le débat sans reculer sur l’essentiel ;
  6. exploiter les outils en notre possession et ne pas les sacrifier sur l’autel des économies à courte vue. Je pense notamment à la prévention spécialisée que la majorité des départements sont en train d’étrangler quand il faudrait au contraire la promouvoir et miser dessus.

Innover politiquement

94 Il nous fait revisiter l’histoire certes, mais aussi en tirer les laçons.

95 Il est évident que demain, par-delà les divisions politique classiques, il nous faudra promouvoir des rencontre de consensus pour engager sur la durée des politiques opérationnelles.

96 Ainsi, concernant le devenir de la prévention spécialisée : l’État et les collectivités locales, la droite et la gauche, par-delà les campagnes électorales, doivent transcender le quotidien et la répartition des compétences pour se doter d’un outil performant. L’État les collectivités locales y ont intérêt. Il nous faut envoyer des fantassins par-delà la ligne de fracture social été communautaire.

97 Cela suppose que l’État en assume une grande partie du coût ; cela signifie aussi qu’il faut faire confiance aux travailleurs sociaux en renonçant à leur imposer une nouvelle obligation de dénonciation. Les textes existent déjà, obligeant à dénoncer les crimes ou délits ou à réagir soit en agissant, soit en parlant pour les prévenir

98 Il nous faut opposer le rationnel à l’irrationnel, la science sur la foi.

99 Surtout nous ne devons plus nous contenter d’être « contre », contre les nazis, par exemple), mais nous affirmer « pour ». C’est bien l’enjeu politique majeur de cette période.

100 La page de la Libération est définitivement tournée. Par exemple, l’Europe de la CECA, du Marché commun, puis de l’Union européenne était d’abord destinée à en finir avec le spectre d’une troisième guerre mondiale sur la base du conflit franco-allemand. Le résultat a été atteint.

101 Un conflit franco-allemand est aujourd’hui exclu. Au point où les jeunes générations n’imaginent plus qu’il ait pu en être autrement. La question désormais est pourquoi aujourd’hui devrait-on être Européen ? On voit avec le Brexit et les débats dans plusieurs pays des 27 que la réponse n’est pas sur la table.

102 Sur tous les sujets il nous faut refonder les réponses acquises au fil du temps et tracer des perspectives. Plus facile à dire qu’à faire. Reste à nous mettre d’accord sur le contenu de ce « pour ». Telle n’est pas la moindre des difficultés auquel nous sommes confrontés. Faisons le pari que cette démarche amènera à refonder la République, c’est-à-dire la relégitimer, aux yeux des uns et des autres.

103 Bien évidemment, ces dispositifs techniques ne vaudront rien si, dans le même temps, les poches de pauvreté ne sont pas singulièrement réduites et si chacun n’a pas l’espoir de pouvoir vivre correctement et honnêtement sa vie.

104 Une fois de plus, on retrouve cette idée simple que le développement économique contribuera singulièrement à élever notre seuil d’humanité. En vérité, il est un point de passage obligé, mais insuffisant à lui seul.


Date de mise en ligne : 20/01/2017

https://doi.org/10.3917/jdj.356.0054

Notes

  • [1]
    Magistrat honoraire : ancien juge des enfants, spécialement président du tribunal pour enfants de Bobigny de 1983 à 2014 ; président de l’Association ESPOIR gérant 23 services, forte de 450 travailleurs sociaux avec de nombreux Clubs de prévention dont un service mobilisé en Val-de-Marne par le préfet pour monter un dispositif de prise en charge sociale des jeunes en voie de radicalisation à l’instar de celui conçu et animé à Lyon par l‘institut Bergeret ; président de l’Association des Citoyens Réservistes de l’Éducation nationale (ACREN) créée en janvier dernier. Intervention à la Journée de sensibilisation à la préfecture d’Annecy, 30 juin 2016, soit 15 jours avant l’attentat terroriste de Nice et de Saint-Étienne du Rouvray. Au moment de sa formalisation, j’ai fait le choix de ne pas en changer la teneur.
  • [2]
    Emmanuel Brenner (dir), Les territoires perdus de la République, avec les contributions de Élisabeth Amblard, Rachel Ahrweiler, Arlette Corvarola, Emmanuel Brenner, Sophie Ferhadjian, Elise Jacquard, Valérie Kobrin, Gabrielle Lacoudre, Barbara Lefebvre, Iannis Roder, Elisabeth Sternell, Marie Zeitgeber et d’autres professeurs de collège et de lycée, Fayard, 3e édit., 2015.
  • [3]
    Sébastien Roché (CNRS) ne dit rien d‘autre dans son interview pour Le Monde du 20 juillet 2016 : « Il y a un terrain favorable à la formation des intentions meurtrières ».
  • [4]
    Comme l’attentat de Nice du 14 juillet 2016 ou de Saint-Etienne de Rouvray.
  • [5]
    Michel Onfray , Le miroir aux alouettes, Plon, 2016.

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