Notes
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Rédactrice à Émergence, revue de l’ANPASE (Association nationale des personnels de l’action sociale en faveur de l’enfance et de la famille) ; secretariatanpase@free.fr
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La prévention spécialisée à l’heure de la diversité culturelle : état des lieux, questionnements, initiatives, projets innovants en matière de développement social communautaire, Rapport présenté par la Commission « diversité culturelle » du Conseil technique de la prévention spécialisée (CTPS), septembre 2009 ; http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/2__2009___prevention_specialisee.pdf
1 Q : Jean-Claude Sommaire, vous avez exercé des fonctions multiples dont une au Haut conseil à l’intégration.
2 R : Effectivement, au cours des quarante dernières années j’ai exercé des fonctions multiples, au sein de l’administration française, en lien avec la problématique qui vous intéresse. J’étais notamment secrétaire général du Haut conseil à l’intégration (HCI), en 2001, lorsque cette instance, a produit un très intéressant rapport intitulé « l’islam dans la République ». Ce rapport avait pour objectif principal de sensibiliser les pouvoirs publics au fait que l’islam ne devait plus être perçu comme une question « exotique » concernant des ressortissants étrangers, mais comme une question appelée à devenir de plus en plus « franco-française » concernant majoritairement des descendants de nos immigrations post coloniales devenus des citoyens français. Les années qui ont suivi ont montré la pertinence de cette approche.
3 Par ailleurs, depuis que je suis à la retraite, j’ai été président du Conseil technique de la prévention spécialisée et à l’origine de la publication, en 2009, d’un rapport intitulé « La prévention spécialisée à l’heure de la diversité culturelle : état des lieux, questionnements, initiatives, projets innovants en matière de développement social communautaire » [2] qui aborde très largement les questions qui vous préoccupent. Écrit sans langue de bois (le ministère des Affaires sociales s’était interrogé à l’époque sur l’opportunité de sa publication), il peut intéresser les travailleurs sociaux qui sont aujourd’hui confrontées à la « diversité culturelle ».
4 Enfin, j’ai participé, depuis sa création, après les émeutes de 2005, au séminaire « Travail social, Développement communautaire, Éducation populaire et citoyenne » qui a été à l’origine du colloque « Faire société autrement : Promouvoir le travail social et le développement communautaire pour mieux vivre ensemble demain, égaux et différents, dans une France multiculturelle » qui s’est tenu à Aubervilliers les 28 et 29 janvier 2011.
5 Je me souviens d’ailleurs vous y avoir vu en compagnie de Jacques Ladsous, ancien président du Conseil supérieur du travail social, qui avait participé activement à sa préparation. Ce séminaire, devenu depuis « le Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire », vient de publier très récemment les résultats d’une recherche action, menée sur neuf sites, intitulée « Du pas de côté à l’engagement dans le développement communautaire » dont je ne peux aussi que recommander la lecture.
6 Q : On sait que le concept d’intégration s’est délité sur fond de crise économique et donc sociale. « La République n’intègre plus », affirment les sociologues qui scrutent l’éventail des conséquences de ce phénomène. Une d’entre elles concerne le repli communautaire et une autre, de loin la plus visible et dérangeante, se manifeste par le rejet des valeurs occidentales. Elle conduit, dans les cas les plus extrêmes, aux débordements et aux crimes qui défrayent la chronique.
7 R : Attention, ne simplifions pas les choses abusivement. La République continue à intégrer plus qu’on ne le croit, le repli communautaire n’est pas général, et les dérives qui alimentent l’actualité tragique de ces dernières années ne concernent qu’une minorité de jeunes issus de l’immigration.
8 Cependant, il faut admettre que, depuis plusieurs décennies, le « modèle » français d’intégration, laïque et républicain, que notre vieille nation d’immigration s’est forgé au cours de son histoire, est en crise. En effet, après avoir réussi, jadis, à assimiler très rapidement les descendants d’une immigration alors majoritairement d’origine européenne, nous ne parvenons plus à intégrer socialement une part importante de nos jeunes compatriotes issus des immigrations post-coloniales, maghrébines et africaines sub-sahariennes notamment.
9 Les puissants instruments d’intégration dont nous disposions dans le passé se sont beaucoup affaiblis : l’école laïque et ses hussards de la République, l’Église catholique et ses patronages, le parti communiste et ses organisations satellites, les syndicats et leurs militants ouvriers, les associations d’éducation populaire, etc. Par ailleurs le service militaire, creuset républicain de la nation par excellence, a été supprimé. Bien évidemment, d’autres instruments d’intégration sont apparus depuis, mais ils sont infiniment plus incertains : internet et les réseaux sociaux, les mosquées et les Églises évangéliques, les associations communautaires, voire les réseaux de vente de cannabis dans certains quartiers, etc.
10 Il en résulte, pour notre nation, une fracture sociale qui devient, de plus en plus, une fracture territoriale, ethnique, culturelle et religieuse, alors que la bonne insertion dans notre société des populations nouvelles qui nous rejoignent est un défi majeur pour l’avenir de notre pays. Notre immigration contemporaine est infiniment moins maîtrisable que celle d’hier, elle est d’origine culturelle plus diverse, et elle est devenue beaucoup plus familiale. Dans un contexte économique difficile, le quartier a maintenant remplacé l’usine comme espace principal d’intégration.
11 Cependant, malgré ces profondes évolutions de notre paysage migratoire, un certain optimisme républicain a trop longtemps prévalu, conduisant à relativiser les difficultés de l’intégration au vu de nos succès anciens en matière d’assimilation. On pensait alors, un peu naïvement, que plus de temps serait nécessaire pour intégrer ces migrants issus d’un univers culturel plus différent. Or on constate aujourd’hui que malgré le temps passé, une part importante des jeunes générations issues de ces immigrations peinent à se sentir pleinement français, certains rejetant même complètement les valeurs de notre société (il suffit d’écouter certains rappeurs pour s’en convaincre).
12 Pour ma part je crois donc qu’il nous faut maintenant admettre, avec un certain nombre d’analystes, comme Martine Abdallah Pretceille, professeure à l’Université de Paris VIII, que notre pluralité contemporaine s’énonce désormais dans un contexte, et dans des termes, totalement différents que par le passé. En conséquence, il va nous falloir, impérativement, concevoir une nouvelle politique d’intégration adaptée, au plan politique, social, et éducatif, à la réalité pluriculturelle de la France d’aujourd’hui. Il n’est maintenant plus réaliste, de vouloir demander aux migrants d’oublier d’où ils viennent pour devenir ce que nous voudrions qu’ils soient.
13 Q- Certes, mais sur un plan général, quelles grandes orientations, à votre sens, serait-il pertinent de dégager pour « limiter » la casse ?
14 Notre « modèle » français, volontiers sacralisé par certains, n’est manifestement plus adapté aux réalités d’aujourd’hui, mais vouloir simplement l’actualiser est un exercice politiquement difficile. Un chantier de « refondation », engagé maladroitement par Jean-Marc Ayrault en février 2013, avait cet objectif, mais il a dû être abandonné, quelques mois plus tard, en raison des polémiques soulevées lors de la présentation de ses premiers travaux.
15 En ouvrant, fin 2009, dans des conditions discutables, un débat sur l’identité nationale, Nicolas Sarkozy, avait soulevé deux questions qui demeurent toujours d’actualité. La première se rapporte à la nature du lien existant entre immigration et identité nationale, réalité qu’il serait absurde de nier, et la seconde au bien-fondé, pour un pays démocratique soucieux de son avenir, d’avoir une réflexion prospective à ce sujet. Il faudrait pouvoir reprendre cette question, dans des conditions les plus sereines possibles, en examinant la diversité des possibles entre l’identité malheureuse d’Alain Finkielkraut et l’identité heureuse d’Alain Juppé.
16 Notre identité française, ce sont, d’abord, nos valeurs républicaines de liberté, d’égalité, et de fraternité, mais c’est, également, la laïcité, la démocratie, notre système public d’enseignement et de formation, nos régimes de protection sociale et de solidarité. Cependant s’y ajoutent aussi d’autres éléments, très importants au plan affectif, qui se rapportent à la géographie et à l’histoire de notre pays, à notre façon de vivre ensemble et de faire société, à notre perception des autres et de nous-mêmes.
17 Sur ce plan il faut être conscient que l’identité nationale de la France, réduite aujourd’hui, à son espace hexagonal et ne disposant plus que d’une souveraineté limitée du fait de son inscription dans l’Union européenne, n’est plus l’identité nationale de la France d’hier, forte de son empire colonial et de sa place de « grande nation » héritée d’une longue et glorieuse histoire.
18 De plus un pays qui connaît actuellement le chômage de masse, la stagnation du pouvoir d’achat pour le plus grand nombre, l’accroissement des inégalités, et des discriminations à l’égard des minorités ethniques, suscite moins facilement l’adhésion que celui qui, à l’époque des trente Glorieuses, connaissait le plein emploi, une hausse continue du niveau de vie pour tous, et pouvait donner l’assurance aux jeunes générations, quelles qu’étaient leurs origines, qu’elles auraient une vie meilleure que celle de leurs parents.
19 Aujourd’hui, même pour nos jeunes compatriotes, issus des immigrations maghrébines et africaines subsahariennes, qui connaissent des parcours de réussite, le discours républicain égalitaire a perdu de sa crédibilité. Malgré les efforts consentis, beaucoup d’entre eux ont le sentiment qu’ils ne pourront jamais devenir des « Français à part entière ». Quant à ceux qui sont en échec, ils ne se perçoivent nullement comme appartenant à la communauté nationale. Ils se sentent Algériens, Marocains, blacks, musulmans, mais surtout pas Français et ils expriment volontiers, sous des formes diverses, un fort ressentiment, voire un rejet, à l’égard de la France et de ses symboles.
20 En 2010, dans un intéressant manifeste pour l’adolescence, la pédopsychiatre Marie-Rose Moro témoignait avoir été sensibilisée, en Seine-St-Denis, à l’impact de notre histoire coloniale sur les jeunes Français issus de l’immigration. Ces adolescents, du fait de leur destin de Français minoritaires, se construisent une identité complexe incluant une part de l’histoire qui les a précédés.
21 Notre société gagnerait donc à assumer pleinement sa diversité culturelle en reconnaissant solennellement qu’il y a, aujourd’hui, diverses façons d’être français. Une reconnaissance raisonnable des identités particulières de nos jeunes compatriotes issus de l’immigration ne pourrait que faciliter leur adhésion pleine et entière à la communauté nationale.
22 Q : Oui affirmer et promouvoir une identité nationale inclusive pour tous, ne méconnaissant pas les identités particulières, pourrait être utile pour préserver notre « vivre-ensemble », mais, dans ce contexte, quel pourrait être le rôle des travailleurs sociaux ?
23 Trois chantiers de réflexion, prenant pleinement en compte la réalité pluriculturelle de la société française, pourraient être utilement ouverts à leur intention.
24 Le premier chantier, qui d’ailleurs aurait pu parfaitement trouver sa place dans le cadre des récents États généraux du travail social (EGTS), devrait réfléchir aux conditions à réunir pour pouvoir développer un « bon usage » des « communautés » ethniques, culturelles et religieuses, qui soit susceptible de faciliter l’intégration, dans la cité, des populations issues de l’immigration. Il devrait s’attacher à étudier le fait communautaire en tant que ressource, et non plus seulement en tant que handicap, en le distinguant clairement du communautarisme. Les travaux du Séminaire pour la promotion de l’intervention sociale communautaire pourraient l’alimenter utilement.
25 Bien évidemment ce chantier devrait aussi procéder à un nécessaire examen des « traditions » éducatives et culturelles qui posent problème afin de pouvoir mieux prévenir les divers dysfonctionnements familiaux qui peuvent en résulter.
26 Le second chantier devrait s’interroger, à la lumière d’une laïcité d’inclusion, sur la place de la religion au sein du travail social en reconnaissant, notamment, que l’islam, porteur de sens quand il n’est pas dévoyé, peut être un facteur d’intégration pour les jeunes générations dont nous parlons. Dans ce cadre il faudrait réfléchir aux possibilités de laisser aux établissements et services la possibilité de pouvoir déterminer eux-mêmes les réponses à apporter à certaines questions, qui nourrissent aujourd’hui des débats enflammés au plan national (espaces de prière, voile, nourriture halal, etc.).
27 Par ailleurs il faudrait s’interroger, dans ce cadre, sur la place que pourrait prendre certains éducateurs en matière d’éducation religieuse des jeunes de culture musulmane afin de les protéger des risques de radicalisation.
28 Le troisième et dernier chantier pourrait enfin travailler à l’adaptation des interventions éducatives et sociales à la réalité pluriculturelle de la société française d’aujourd’hui. Des actions éducatives spécifiques, à vocation émancipatrice (aides à la construction identitaire, à la maîtrise du langage, à l’exercice de la civilité, à l’adoption d’un comportement respectueux, etc.), gagneraient à venir compléter les actions, très utiles, mais insuffisantes, de médiation sociale et culturelle, à vocation essentiellement pacificatrice, qui se sont beaucoup développées ces dernières années.
29 Il faut former les éducateurs au développement social communautaire et à une approche laïque des problématiques religieuses qu’ils rencontrent sur le terrain.
30 Q : Quels outils serait-il bon de développer pour prévenir la radicalisation islamique et que faire quand les signes de celle-ci apparaissent ?
31 R : En matière de prévention de la radicalisation islamique, les orientations que je viens de vous exposer seraient certainement utiles, mais nous sommes dans un domaine largement nouveau qu’il nous faut appréhender avec beaucoup de modestie.
32 Cependant un certain nombre d’associations du secteur social, notamment du secteur de la prévention spécialisée, se sont engagées dans ce domaine et obtiennent des résultats significatifs. Regardons attentivement ce qu’elles font et construisons, avec pragmatisme, les méthodes et les outils nécessaires pour répondre le mieux, possible au défi sociétal auquel nous sommes confrontés car les réponses sécuritaires, indispensables, ne suffiront pas.
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Rédactrice à Émergence, revue de l’ANPASE (Association nationale des personnels de l’action sociale en faveur de l’enfance et de la famille) ; secretariatanpase@free.fr
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La prévention spécialisée à l’heure de la diversité culturelle : état des lieux, questionnements, initiatives, projets innovants en matière de développement social communautaire, Rapport présenté par la Commission « diversité culturelle » du Conseil technique de la prévention spécialisée (CTPS), septembre 2009 ; http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/2__2009___prevention_specialisee.pdf