Notes
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[1]
Directeur de recherche émérite au CNRS, CERSA, université Paris 2.
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[2]
Collectif Appel des appels, Politique des métiers. Manifeste, Paris, Fayard, coll. Mille et une nuits, 2011, 71 p.
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[3]
Michel Chauvière , L’Intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, Paris, La Découverte, 2011, coll. Cahiers libres.
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[5]
Michel Chauvière, « Les référentiels, vague, vogue et galères », Vie sociale, CEDIAS, n° 3, juillet-septembre 2006, pp. 21-32 (in Le temps des référentiels).
1 En France, la question de la formation des professionnels du social est récemment devenue un problème public après avoir été sciemment négligée par les tutelles politico-administratives pendant plusieurs décennies. Pour autant, lesdits États généraux du travail social et les différents rapports, parfois non diffusés (commission paritaire consultative - CPC, Groupe Lafayette, député Bourguignon, etc.) qui ont conduit au plan d’action gouvernemental d’octobre 2015 posent bien mal le problème et les solutions préconisées restent très discutables.
2 Dans tous ces travaux préparatoires, l’entrée choisie est double : d’une part, par les équipements (établissements, services, dispositifs…) et leur soi-disant nécessaire adaptation économique (à grand renfort de management et de bonne gestion) tant aux contextes de tassement des ressources financières qu’aux besoins évolutifs des dits usagers, d’autre part, par les opérateurs/employeurs (collectivités locales, ex-associations gestionnaires, dominants à la CPC, mais aussi entreprises sociales lucratives) et par la soi-disant adaptation indispensable des salariés à l’état de l’emploi.
3 Cette lecture utilitariste de la formation, dite aussi réingénierie, a un effet structurel presque ordinaire : le renforcement de la division interne du travail social entre cadres et exécutants et un double effet conjoncturel délétère : la liquidation des métiers historiques du travail social et la réduction en valeur relative de l’importante masse salariale indispensable à des activités où des humains rencontrent d’autres humains.
4 Les arguments mobilisés pour justifier cette nouvelle discipline sont nombreux, mais convergents. Le travail social d’antan plus ou moins clinicien est mort (affirmation pourtant sans preuve !). Trop de féodalités internes dispersent les efforts et font résistance à la modernité (les métiers ne seraient que des féodalités !). Vu la conjoncture, tout le monde doit accepter de faire mieux avec moins (austérité à tous les étages ? Pas si sûr !).
5 Comme les usagers l’exigent, il faut lutter contre les maltraitances et promouvoir une culture de la bientraitance et de la qualité (alibi facile pour cette nouvelle croisade morale !). C’est la seule voie pour remédier à l’absence de visibilité et d’évaluation de ce que font réellement les travailleurs sociaux sur le terrain (loin d’être une ouverture, c’est plutôt la variante du fameux There is no alternative des libéraux).
6 Enfin, dernier argument pour ceux qui n’auraient pas bien compris : les accords européens de Bologne nous obligent à organiser les formations en conformité avec les normes en vigueur (Licence/Master/Doctorat - LMD, European Credits Transfer System - ECTS, recherche et développement…). Bref, le travail social se range désormais dans le « capitalisme cognitif ».
7 Dit autrement, pour mieux répondre aux difficultés sociales complexes des citoyens les plus exposés, rebaptisés usagers (des services), le nouveau travail social fait face à trois nouvelles contraintes :
- il devra être beaucoup plus en phase avec les politiques publiques territorialisées et rationalisées où se pense et se décide l’action à grand renfort d’experts et de consultants ;
- il devra être plus soumis aux opérateurs/employeurs (publics, associatifs ou lucratifs) ayant gagné des parts de marché après appels d’offres ;
- enfin, ses métiers historiques devront cesser de se croire des acteurs collectifs à part entière tant du jugement social que des solutions à mettre en œuvre.
8 Le voilà donc débouté de son intelligence et de son expérience et renvoyé à un statut de ressource humaine, entre quelques cadres bien formés et nombre d’exécutants de plus bas niveau de qualification.
9 Que reproche-t-on aux métiers pour s’acharner à les liquider de la sorte ?
10 L’affaire ne concerne pas que le travail social, mais atteint aussi le vaste champ des métiers relationnels de l’humain : ceux de la justice, de la santé, de l’enseignement, de la recherche, de la culture, de l’animation, etc..
11 C’est à eux que transversalement s’adressait en 2011 un petit ouvrage de l’Appel des appels : « La politique des métiers » [2]. Nous y expliquions alors : « Les professionnels vivent péniblement l’altération profonde de leur métier, dans un sentiment où se mêlent injustice, démoralisation et révolte ».
12 La notion de métier est clairement prise ici dans le sens de ce qu’elle a de plus riche : comme habileté, « savoir-s’y-prendre », mais aussi comme praxis, œuvre, création, idéal partagé… Or c’est précisément ce sens là du travail social qui, après avoir été relativement reconnu et respecté pendant plusieurs décennies tant par les autorités administratives que par les bénéficiaires organisés, non sans tensions il est vrai, est aujourd’hui visiblement érodé, délégitimé, récupéré par certains groupes d’acteurs, mais aussi subordonné comme jamais pour ce qu’il en reste.
13 À vrai dire, ces métiers sont exposés à la lente désocialisation du social ce qui prend deux formes complémentaires :
- la marchandisation ou changement de logiciel (par éclatement de l’unité du social réalisé, effacement de toute doctrine de référence, arrivée des opérateurs marchands, trahison des élites historiques, Social impact bonds, « entreprenalisme », etc. qui mettent en cause les principes de solidarité et d’universalité) ;
- l’instrumentalisation du social déjà réalisée ou changement dans l’application par réduction des espaces de liberté des opérateurs, notamment associatifs, et des professionnels, par mise en concurrence au lieu de la nécessaire coopération, par réduction des libertés cliniques à la base, par utilitarisme des savoirs et de la recherche et crise du jugement social, au sens de ce qui fait expertise partagée et déclenche le désir d’agir pour autrui.
14 Pourtant, aujourd’hui encore l’idéal de métier dans le travail social continue de faire sens à plusieurs titres. Il est le signe d’une responsabilité sociétale, il est politique, d’un engagement au-delà du travail prescrit (on ne parle jamais assez du travail invisible des travailleurs sociaux), d’une inventivité en situation et d’une remarquable « clinicité » dans l’accompagnement des personnes en difficulté.
15 S’en priver c’est rabattre le travail social sur l’exécution, sans participation à la décision, et le « disciplinariser » par voie de contrôle (évaluations internes et externes). Le travail social risque alors de devenir étranger à lui-même, à la conscience que les professionnels en ont quand ils l’exercent. Ce qui peut conduire soit à la soumission sans responsabilité, soit au burn out ou à l’exit.
16 En matière de formation, la distinction s’impose entre objet et philosophie de la formation, conditions de sa mise en œuvre et sanction. Ce que le plan gouvernemental ne fait pas ou si peu.
À quel social s’agit-il de former ?
17 J’ai proposé, dans un ouvrage récent [3] d’y voir un « carré des intelligences ». Pour réaliser ce social arraché à la domination économique, construit de main d’homme et fragile, il a fallu construire solidairement quatre piliers :
- des droits, comme condition fondatrice dans un État de droit (droits libertés et surtout droits créances) ;
- des institutions protectrices durables, une condition plus contingente (mais qui n’ont jamais été ni de simples dispositifs administratifs ni a fortiori des entreprises lucratives) ;
- des savoirs libres et vivants, ouvrant à la compréhension et au possible, à la formation et à des métiers reconnus et qualifiés ;
- et enfin une éthique de la relation d’humanisation (qu’il s’agisse d’accompagnement, d’aide, de soutien, d’éducation, etc.), largement basée sur la parole, autrement dit une clinique du vivant, vu l’impossible maîtrise technique de tous ces problèmes et l’impossible garantie du résultat aux dits usagers.
18 Ainsi déconstruit, l’objet de la formation et de l’action est irréductible aux caricatures qui sont diffusées. Avenir éducs, un collectif de travailleurs sociaux français opposés à la réingénierie des métiers en cours [4], résume cette situation en une phrase : « on ne gère pas l’autre, on l’accompagne ».
Mais alors qu’est-ce que former ?
19 Former ce n’est pas adapter, mais préparer au travail et à l’emploi. Ce n’est pas un coaching individuel ni non plus bachoter selon les normes d’un programme ou, pour être moderne, de référentiels préconstruits [5]. C’est toujours une aventure humaine singulière, tout à la fois individuelle et collective, comportant son lot de subjectivité et de transfert.
20 Pour une large part, c’est aussi une maïeutique, car les personnes en formation ne sont jamais des pages blanches ; elles disposent généralement de compétences, de savoir-faire, d’une réflexion, d’outils d’analyse qu’il importe de déceler, de respecter et de faire progresser. Voilà une activité des plus sérieuses qui ne peut être abandonnée à des visions trop fonctionnalistes (occuper un poste à la sortie) ni comportementalistes (respecter de soi-disant bonnes pratiques imposées du dehors)
Qui forme et dans quel cadre ?
21 Former, ainsi défini, nécessite des formateurs, autrement dit les personnes susceptibles tout à la fois de stimuler, de soutenir, de valoriser, mais aussi de donner accès aux connaissances qui manquent, directement et indirectement.
22 Former implique également, dans tous les cas, qu’un espace-temps spécifique incubateur soit réservé, tactiquement séparé du monde des équipements et de l’action.
23 Cependant, si ce n’est pas aux entreprises, fussent-elles déclarées sociales, de former directement la main-d’œuvre, il leur revient tout de même d’y contribuer au moins par l’impôt et les cotisations, et, concrètement, par l’accueil des stagiaires sans en faire une ressource humaine quasi gratuite.
24 Dans l’organisation des formations sociales, sur le terrain, certains professionnels sont parfois considérés comme des formateurs, sans toutefois la rémunération et le statut. Pour autant, on ne peut pas dire que ces sites seraient qualifiants. À chacun son métier !
Qui sanctionne et quels sont les effets de cette sanction ?
25 À l’instigation de quelques pionniers, l’obtention de diplômes d’État pour les principaux métiers du social a été une grande conquête historique, en complément du salariat (statuts et conventions collectives).
26 Malheureusement, ces titres sont restés hors du droit commun universitaire, contrairement à des nombreux pays occidentaux où les formations sont depuis longtemps intégrées dans les universités et offrent de vraies reconnaissances et équivalences.
27 Pour autant, ces titres attribués à des personnes restent des présomptions de qualification aux emplois susceptibles d’être occupés. C’est à ce stade que l’employeur ou le directeur par délégation opère légitimement, s’agissant moins de donner du travail à tous que d’organiser au mieux des collectifs de travail viables, durables et efficaces. Ce qui est un autre enjeu, auquel les formations doivent contribuer en étant non pas en adéquation avec l’emploi et les organisations, mais comme potentialité pour tout emploi dans une perspective institutionnelle.
28 Enfin, rappelons-nous, en conclusion, que la formation est et doit rester un droit individuel.
Notes
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[1]
Directeur de recherche émérite au CNRS, CERSA, université Paris 2.
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[2]
Collectif Appel des appels, Politique des métiers. Manifeste, Paris, Fayard, coll. Mille et une nuits, 2011, 71 p.
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[3]
Michel Chauvière , L’Intelligence sociale en danger. Chemins de résistance et propositions, Paris, La Découverte, 2011, coll. Cahiers libres.
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[5]
Michel Chauvière, « Les référentiels, vague, vogue et galères », Vie sociale, CEDIAS, n° 3, juillet-septembre 2006, pp. 21-32 (in Le temps des référentiels).