Notes
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[1]
Secrétaire général de la Ligue des droits de l’Homme, ancien formateur en travail social au Centre de formation ÉRASME-CEMEA à Toulouse ; il a été responsable de service de prévention spécialisé, puis conseiller technique en collectivité territoriale ; il a codirigé l’Observatoire des nouveaux risques sociaux auprès de la DGAS.
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[2]
Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, Gouvernance des politiques de solidarité, groupe de travail sous la responsabilité de Michel DINET et Michel THIERRY, Rapporteur : Guy JANVIER, La Documentation française, Décembre 2012, 33 p. ; consultable sur http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_gouvernance_final_couv.pdf
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[3]
European Association of Schools of Social Work ; http://www.eassw.org/global-social-work/8/gdsw-definitioninternationale-du-travail-social.html
-
[4]
Commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC), http://social-sante.gouv.fr/grands-dossiers/travail-social/article/cpc-commission-professionnelle-consultative-du-travail-socialet-de-l
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[5]
Je fais là référence, comme d’autres auteurs à la note de Nicole Questiaux du 28 mai 1982 « Orientations principales sur le travail social ». Voir à ce sujet l’excellent numéro de Vie sociale : http://www.cedias.org/revue/ladresse-nicole-questiaux-travailleurs-sociaux-30-ans-apres
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[6]
États généraux du travail social, groupe de travail « Métiers et complémentarités », rapport remis par Didier TRONCHE, Commission professionnelle consultative (CPC) du travail social et de l’intervention sociale 18 février 2015 ; http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Metiers_et_complementarites.pdf
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[7]
On trouvera un développement conséquent de l’argumentaire dans le lien suivant signé par un collectif de 38 signataires : « Défendre les métiers sociaux », Le Monde, Idées, 23/06/2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/06/23/defendre-les-metiers-sociaux_4660307_3232.html
-
[8]
Rapport Reconnaître et valoriser le travail social de Madame Brigitte Bourguignon députée du Pas-de-Calais, Mission de concertation relative aux États généraux du travail social, juillet 2015, http://www.gouvernement.fr/partage/5068-rapport-reconnaitre-et-valoriser-le-travail-social
-
[9]
Ayant eu l’expérience du fonctionnement tant interne qu’externe d’un Conseil général, je tiens à disposition des personnes intéressées des anecdotes éclairantes à ce propos …
1 Cette contribution ne vise pas à développer un exposé objectif et exhaustif d’un processus long et complexe qui s’inscrit dans l’histoire elle-même touffue des formations au travail social en général, et aux métiers de l’éducation spécialisée en particulier.
2 Elle se borne à proposer le regard partial et partiel sur l’actualité de ces questions, regard porté par quelqu’un qui en fut protagoniste durant plus d’une trentaine d’années. J’ai ainsi exercé le métier de formateur d’éducateurs spécialisés ayant à ce poste l’expérience d’avoir au compteur trois réformes des formations (!), mais aussi de formateur d’autres professionnels et acteurs de l’intervention sociale, responsable quelques années de club de prévention et étant par ailleurs militant associatif.
3 Précisons d’emblée de jeu que j’ai acquis la conviction que les éducateurs spécialisés appartenaient au secteur du travail social. Évidente ailleurs, cette idée ne va pas de soi en France.
4 Dans notre pays, pour des raisons qu’il n’y a pas lieu de développer ici, les éducateurs spécialisés ont été et se sont progressivement enfermés, souvent pour le meilleur jadis et de plus en plus pour le pire aujourd’hui, dans des dispositifs qui se sont autonomisés et technicisés. Dans le même temps, la doxa professionnelle les a assignés à un rôle exclusif de « techniciens de la relation », pris dans la relation duelle avec ce qu’on arrive plus à identifier comme un usager, les coupant au final de toute prise en compte compréhensive et de toute influence sur le contexte politique et social déterminant les conditions même de leur intervention.
5 Je sais cette position encore hétérodoxe et dissonante quant à la façon dont les éducateurs sont dans la plupart des cas formés à ce jour dans de nombreux centres de formation et donc s’identifient ; pour autant c’est à partir de ce point de vue que j’aborderai l’actualité de l’évolution des formations de travailleurs sociaux dans le cadre duquel je pense se joue l’avenir du métier d’éducateur.
6 Ces précisions faites, revenons à notre sujet.
Une trajectoire erratique
7 Voilà une réforme qui a connu bien des aléas et des vicissitudes, et dont on ne connaît pas encore à ce jour l’aboutissement alors qu’elle a été déjà engagée depuis de longs mois. Rappelons-en schématiquement quelques étapes.
8 Décembre 2012, le gouvernement socialiste, encore fraîchement élu, s’attaque à la question de la pauvreté et de l’exclusion et engage une « Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale » dont une partie des travaux aborde la question de la formation des travailleurs sociaux au sein d’un groupe s’attachant à examiner de façon critique la « Gouvernance des politiques de solidarité ».
9 On se contentera juste de relever ici au passage le terme de gouvernance, un des fleurons de la novlangue managériale, en ce qu’il identifie bien une tendance lourde à l’œuvre dans l’élaboration et les perspectives de cette réforme. Ceci ne va pas sans poser des problèmes de fond sur lesquels nous reviendrons plus loin.
10 Il est également à noter que dans le rapport du groupe [2], sont posées deux perspectives qui traversent de façon récurrente depuis quelques années maintenant le secteur de l’intervention et du travail social :
- celle d’un travail social s’inscrivant dans des logiques de développement social territorialisé, articulant approche globale et transversalité entraînant décloisonnement des interventions et assouplissement des dispositifs ;
- celle de la participation des usagers et du repositionnement des acteurs dans le sens d’une coconstruction de l’intervention engageant usagers et associations d’usagers avec les professionnels.
11 À cet égard, soulignons que cette approche du travail social, assez nettement en rupture avec le modèle dominant dans notre pays privilégiant de façon massive la prise en charge individualisée dans le cadre de dispositifs cloisonnés, tend à se rapprocher de la définition internationale du travail social arrêté à Melbourne en 2014 par l’European Association of Schools of Social Work :
« Le Travail social est une pratique professionnelle et une discipline. Il promeut le changement et le développement social, la cohésion sociale, le pouvoir d’agir et la libération des personnes. Les principes de justice sociale, de droit de la personne, de responsabilité sociale collective et de respect des diversités, sont au cœur du travail social. Étayé par les théories du travail social, des sciences sociales, des sciences humaines et des connaissances autochtones, le travail social encourage les personnes et les structures à relever les défis de la vie et agit pour améliorer le bien-être de tous » [3].
13 À la suite de cette conférence qui a mis en évidence toutes les difficultés de ce secteur, l’obsolescence de nombreuses modalités d’intervention et le malaise des professionnels, le gouvernement se lance en 2014 dans l’aventure de l’organisation d’États généraux du travail social qui vont durer plusieurs mois à l’échelle du territoire national. Nous ne reviendrons pas non plus ici sur ce qu’a pu être cette initiative, mais pour y avoir été associé au plan opérationnel, je soulignerai toutefois que l’expérience ne m’a pas laissé le souvenir d’un espace partagé d’analyse ayant permis l’expression de l’ensemble des protagonistes, les professionnels ayant, par exemple, été très modérément associés aux travaux, et c’est là un euphémisme …
14 C’est dans ce cadre un peu baroque qu’un groupe de travail mandaté par la « Commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale » [4] va s’atteler à élaborer des scénarios d’évolution des 14 (!) diplômes de travail social relevant du Code de l’action sociale et des familles.
15 Ce qui devait arriver arriva : alors que ce secteur en déshérence d’orientations politiques depuis plus de 30 ans [5] passait là à côté d’une occasion cruciale de mettre en chantier de manière partagée ces États généraux furent bien loin d’atteindre les objectifs attendus… et les propositions du groupe de travail sur l’évolution des formations et diplômes, pourtant validés par la Commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC) [6] se sont heurtées à une opposition virulente tant des travailleurs sociaux, de leurs organisations syndicales que des formateurs et des personnels des centres de formation [7].
16 Ils ont quasiment constitué un front uni face à des propositions visant à instaurer une architecture conduisant à un diplôme unique de travailleur social organisé par niveaux et entraînant ce faisant, à la disparition des métiers canoniques tels que nous les connaissons (assistant de service social, éducateurs spécialisé, conseiller en économie sociale et familiale…).
17 Face à ce fiasco, il faudra toute l’habileté et la connaissance du secteur de la députée du Pas-de-Calais, Brigitte Bourguignon, à laquelle le premier ministre a dû demander une mission de concertation pour se sortir à moindre frais d’une initiative à l’origine pertinente, mais vite transformée en bourbier.
18 Exit donc les propositions du groupe de travail mandaté par la CPC. La députée prendra ainsi acte de l’impossibilité d’engager une réforme sur la base d’un projet marquée par les logiques de rationalisation technocratique portées par des employeurs qui ont été essentiellement à la manœuvre dans cette affaire, et contre la volonté de la majorité des organisations syndicales et de nombreux professionnels de la formation.
19 Pour autant, elle remettra l’ouvrage sur le métier « afin de mesurer la pertinence d’une réingénierie [on appréciera là aussi l’utilisation de la novlangue …] globale des 14 diplômes de travail social » et déboucher sur des propositions de réforme. [8]
Aujourd’hui, qu’en comprendre ? …
20 Il semble qu’après une première étape calamiteuse, le processus ait repris et qu’il soit possible de prévoir à l’heure où ces lignes sont écrites, que nous puissions y voir plus clair. On notera la prudence des propos tant la façon dont les choses ont été conduites jusque-là y incite, mais également parce que le calendrier politique et électoral français incline à avoir des doutes sur la fiabilité quant à la mise en œuvre des décisions qui pourront être prises.
21 Pour autant, et pour ce que nous avons pu en savoir, il semble que les travaux menés sous la responsabilité de la CPC conduiraient à proposer entre autres, et pour moi de façon significative quant aux enjeux en cours :
- le maintien des titres en l’état, sans toucher aux « métiers traditionnels » du secteur (AS, ES, …) ;
- l’alignement des diplômes « canoniques » sur un niveau universitaire licence (vieille revendication des professionnels du secteur …) ;
- la création de quatre familles de métiers : éducation spécialisée / action sociale/petite enfance/ management ;
- l’organisation d’un socle commun de formation transversal (cette idée allant dans le sens de favoriser cohérence des actions et meilleurs lisibilité des interventions semble faire consensus depuis longtemps).
22 Ces perspectives quant aux formations ne peuvent s’examiner sans les resituer dans le contexte plus général de l’évolution des secteurs d’emploi. Pour reprendre par facilité les grandes partitions que nous utilisons à cette occasion, on peut identifier grossièrement trois réalités :
23 En ce qui concerne le secteur social, et donc singulièrement les Conseils départementaux au plan statutaire, les négociations concernant les cadres sont en cours en parallèle - et pas forcément en synergie … - avec les perspectives de modification des formations, des diplômes et des niveaux. À ce premier niveau de complexité, ajoutons que tant les Conseils généraux naguère qu’actuellement les conseillers départementaux n’ont fait preuve d’une forte capacité d’innovation dans le registre de l’intervention sociale ou, à tout le moins, de gestion prospective qui aideraient à accompagner l’évolution des métiers et donc des formations [9]. Peu de visibilité donc… et peu d’attentes de ce côté ;
24 Pour ce qui est du secteur médico-social, le paysage n’est pas plus clair ! Souvent derrière un discours associatif humaniste de bon aloi, les grandes associations gestionnaires, contraintes ou volontaires poursuivent leurs mues et s’engagent dans une rationalisation des process. Ainsi, dans un contexte de gestion serrée des équipements et des frais de personnels ouvrent-elles aujourd’hui grandes leurs portes à la culture d’entreprise et aux professionnels qui l’accompagnent. Soucieuses de productivité et de résultats visibles, friandes de professionnels développant des compétences directement opérationnalisables, elles se montrent de plus en plus critiques à l’égard de formations perçues comme trop généralistes. À côté de cette organisation traditionnelle, le privé à but lucratif veille… quand il ne commence pas à pointer l’oreille …
25 Petit dernier arrivé, le secteur de l’aide et du maintien à domicile s’est structuré à moindre coût (notamment en ce qui concerne les revenus et les conditions de travail des salariés…). En toute logique, il ne paraît pas ou peu intéressé par une évolution des métiers qui se traduirait par une élévation du niveau de qualification, de reconnaissance universitaire… et d’élévation de statut.
26 Le tableau serait très largement incomplet sans évoquer le dispositif des formations et son contexte direct. Il est pris depuis maintenant des années dans une situation paradoxale qui voit cohabiter un discours politique enjoignant à la mise en cohérence des dispositifs et des établissements et, sur le terrain, des institutions et des acteurs pris dans des mouvements browniens de rapprochements, mise en réseau… quand ce n’est pas OPA, fusions-acquisitions ou carrément absorptions comme chez les « grands ».
27 Le démantèlement politiquement choisi par l’État de ses propres services et le transfert des financements du dispositif aux Conseils régionaux ont laissé une situation complexe et à l’avenir incertain. Le rapprochement avec l’Université paraît aujourd’hui incontournable, mais au risque de dilution et de disparition de ce qui fait sa précieuse originalité (alternance intégrative, procédures actives de formation …) dans une institution extrêmement lourde … et souvent chaotique, en recherche de « parts de marché » dans le secteur de la formation professionnelle qu’elle ne connaît que pas ou peu.
28 D’un autre côté, si les Conseils régionaux ont globalement maintenu à ce jour le dispositif de formation existant - à l’exception de la situation matérielle de bon nombre de ses étudiants qui vivent des conditions de vie particulièrement scandaleuses - ils sont également engagés dans des démarches technocratiques et généralement unilatérales de rationalisation du secteur de la formation professionnelle pouvant déboucher sur des restructurations hasardeuses.
29 À ce titre, le rapprochement/fusion mécanique avec le secteur de la formation aux métiers du sanitaire peut laisser très perplexe, si ce n’est inquiet…
En guise de conclusion provisoire
30 Si on veut bien prendre en compte les éléments d’analyse - encore une fois partielle et partiale - qui précède, on conviendra que le tableau est complexe… et peu rassurant.
31 De façon générale, il est à craindre que la succession de pas de clercs, de bouderies, de stratégies d’attente, de contournements des uns et des autres, de rendez-vous volontairement manqués auxquels nous avons assisté ne débouchent sur une situation insatisfaisante. Le pire serait alors soit que rien ne bouge, mais également qu’à défaut confronté à son incapacité à piloter une dynamique associant démocratiquement l’ensemble des protagonistes, l’État retrouvant sa tradition de gestion verticale et tranche en s’appuyant sur ses propres services et institutions dont on connaît dans ce genre d’occasions la capacité, confronté à une réalité complexe, à produire du compliqué, du rationnel de façade… et au final de l’inefficace.
32 De façon plus particulière, c’est de façon cruciale dans ce chantier en cours que me semble se jouer l’avenir du métier d’éducateur spécialisé :
- déployer le savoir pratique élaboré par les professionnels dans un cadre plus large de développement social ;
- construire sa place dans les politiques publiques en revendiquant un positionnement éthique et politique légitimant sa capacité à peser sur les analyses et les décisions.
33 Tout cela est en rapport direct avec l’évolution des contenus de formation, le niveau des diplômes au risque pour les éducateurs d’être à défaut rabattus sur un registre de technicité relationnelle qui les mettra en concurrence directe avec d’autres agents formés à moindre coût, dans une inflation de la segmentation et de la technicisation qui est déjà à l’œuvre.
Notes
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[1]
Secrétaire général de la Ligue des droits de l’Homme, ancien formateur en travail social au Centre de formation ÉRASME-CEMEA à Toulouse ; il a été responsable de service de prévention spécialisé, puis conseiller technique en collectivité territoriale ; il a codirigé l’Observatoire des nouveaux risques sociaux auprès de la DGAS.
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[2]
Conférence nationale contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale, Gouvernance des politiques de solidarité, groupe de travail sous la responsabilité de Michel DINET et Michel THIERRY, Rapporteur : Guy JANVIER, La Documentation française, Décembre 2012, 33 p. ; consultable sur http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_gouvernance_final_couv.pdf
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[3]
European Association of Schools of Social Work ; http://www.eassw.org/global-social-work/8/gdsw-definitioninternationale-du-travail-social.html
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[4]
Commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale (CPC), http://social-sante.gouv.fr/grands-dossiers/travail-social/article/cpc-commission-professionnelle-consultative-du-travail-socialet-de-l
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[5]
Je fais là référence, comme d’autres auteurs à la note de Nicole Questiaux du 28 mai 1982 « Orientations principales sur le travail social ». Voir à ce sujet l’excellent numéro de Vie sociale : http://www.cedias.org/revue/ladresse-nicole-questiaux-travailleurs-sociaux-30-ans-apres
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[6]
États généraux du travail social, groupe de travail « Métiers et complémentarités », rapport remis par Didier TRONCHE, Commission professionnelle consultative (CPC) du travail social et de l’intervention sociale 18 février 2015 ; http://social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/Metiers_et_complementarites.pdf
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[7]
On trouvera un développement conséquent de l’argumentaire dans le lien suivant signé par un collectif de 38 signataires : « Défendre les métiers sociaux », Le Monde, Idées, 23/06/2015, http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/06/23/defendre-les-metiers-sociaux_4660307_3232.html
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[8]
Rapport Reconnaître et valoriser le travail social de Madame Brigitte Bourguignon députée du Pas-de-Calais, Mission de concertation relative aux États généraux du travail social, juillet 2015, http://www.gouvernement.fr/partage/5068-rapport-reconnaitre-et-valoriser-le-travail-social
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[9]
Ayant eu l’expérience du fonctionnement tant interne qu’externe d’un Conseil général, je tiens à disposition des personnes intéressées des anecdotes éclairantes à ce propos …