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Article de revue

Social-formation : le regard d’un « grognard »

Pages 30 à 31

Notes

  • [1]
    Éducateur, ancien vice-président du Conseil supérieur du travail social (CSTS… devenu HCTS selon le décret n° 2016-905 du 1er juillet 2016)
  • [2]
    Reconnaître et valoriser le travail social, rapport au premier ministre de Madame Brigitte Bourguignon députée du Pas de Calais ; Mission de concertation relative aux États généraux du travail social, juillet 2015.

1 Puisqu’on me demande mon avis sur la formation des professionnels du social, je ne vais pas me récuser en fonction de mon âge et de mon passé, mais prendre le risque de m’exprimer une nouvelle fois sur ce problème.

2 Et je dirais qu’avant de penser à former, il faut d’abord savoir avec précision ce qu’on attend d’un professionnel du social, quel que soit son niveau d’intervention. C’est bien là que le bât blesse, car sur ce plan j’entends un concert de discordances qui me laisse parfois pantelant.

3 Lorsque le Conseil National de la Résistance en 1945 nous a demandé de ne laisser personne sur le bord de la route, nous avons bien compris que pour se reconstruire, notre pays avait besoin de tous, qu’ils soient dits normaux ou non, marginaux, bancals, tordus, handicapés de quelque nature, asociaux, etc..

4 Nous nous sommes mis alors à inventer des tas de situations où chacun pouvait trouver une place : la sienne.

5 Si la formation des assistantes sociales et celle des enseignants étaient déjà bien structurée, il nous fallait trouver nous, maîtres d’internats, éducateurs, animateurs… les éléments qui pouvaient nous aider à être compréhensifs sans être laxistes, imaginatifs sans tomber dans l’irréalité, créatifs sans être délirants. Il nous fallait trouver pour nous aider, nous rendre plus solides les éléments de croyance et de connaissance qui nous permettraient un accompagnement judicieux.

6 Pas facile, certes mais passionnant, et les sciences humaines, à commencer par la philosophie, l’histoire, la psychologie, la sociologie, la biologie… nous offraient un panel où puiser, nous permettant d’être actifs sans sombrer dans l’activisme, inventifs sans tomber dans l’aventurisme, accueillants sans aucune discrimination.

7 L’éducateur que je me sentais devenir, mais titre que me refusaient les enseignants ou les éducateurs naturels que sont les parents, se dénomma alors spécialisé pour faire reconnaître la spécificité de son rôle, et bien que la spécialisation fut en contradiction avec le caractère généraliste de son action.

8 Veut-on encore aujourd’hui de ce type de professionnel ? Au fur et à mesure que se développait l’action sociale, se sont multipliés les niveaux d’intervention et le métier comprend je ne sais combien de dénominations qui caractérisent des professions dont les référentiels peinent à définir les caractères spécifiques. Par exemple, va-t-on refuser à l’éducateur sa fonction médiatrice depuis que l’on a inventé la profession de médiateur avec un diplôme adéquat ? « Bien sûr que non disait Bertrand Schwartz : ce serait ridicule ».

9 Mais il existe une base commune à une action sociale véritablement utile, c’est d’établir avec les intéressés des relations de confiance qui leur permettent d’être rassurés sur eux-mêmes et d’oser assumer leurs potentialités. Ce qu’on appelle accompagner quelqu’un, c’est partager avec lui des éléments de sa vie, « vivre ensemble » dirait Claude Sigala, « agir ensemble » disait Tony Lainé, de façon à l’aider à repérer ses moyens et son désir et l’engager à vivre au niveau de ses responsabilités.

10 À l’âge où je suis arrivé aujourd’hui, et compte tenu de mes insuffisances, j’ai le soutien d’une auxiliaire de vie (aide à la personne) qui vient deux fois par semaine. En m’accompagnant pour descendre l’escalier, où faire quelques pas sur la route, elle a su gentiment me redonner confiance, à tel point que je n’hésite plus à faire seul ces expériences motrices. Elle m’encourage sans exiger, alors que celle que j’avais auparavant n’arrêtait pas de me faire la morale, et me forcer à faire ce que je ne voulais pas, ce qui m’a amené à renoncer à ses services.

11 Qu’on soit auxiliaire de vie ou intervenant à d’autres niveaux : soignant, assistant, animant, dialoguant etc., l’important est d’âtre capable de créer le contact dont dépend l’évolution favorable. Un de mes amis, Abdo Kahi, philosophe libanais, disait que le contact requiert une manière de regarder, une manière de parler, une manière de faire silence. Ceci peut utiliser la technique, mais repose surtout sur une philosophie de base, une manière de considérer l’autre, à quelque niveau d’intervention se situe-t-on. Je ne suis pas bien sûr qu’au-delà des mots, nos dirigeants soient capables de l’entendre.

12 Alors, si je regarde les travaux des États généraux du social, et le rapport de Mme Bourguignon[2], j’ai à la fois des espérances et des inquiétudes.

13 Des espérances : il faut savoir décloisonner les professions et créer des plates-formes communes, non pour faire des économies mais pour habituer les gens à se connaître et travailler ensemble. La plate-forme commune de départ doit comporter des choses simples, s’appuyer sur des principes philosophiques, relater et analyser des expériences, ce qui suppose que les personnes en formation aient la possibilité d’en faire. Lorsque j’ai commencé, les colonies de vacances étaient un moment favorable pour faire de telles expériences : un public hétérogène, des espaces de liberté, une vie sociale adaptée ; tous ces éléments pouvaient nous conduire à échanger nos réussites comme nos difficultés, à regarder les erreurs que nous avons commises et les éléments qui avaient permis une grande réussite. Ces échanges simples, encadrés par un formateur (CEMA, UFCV, ou autres) nous permettaient de faire le point sur les connaissances à acquérir, à approfondir, et à constituer le tissu d’une évolution humaniste qui était la colonne vertébrale de notre action.

14

« Il n’y a pas de déterminisme. L’homme est un être vivant toujours susceptible d’évolution, car il en a le désir et les moyens, même si l’intensité de ce désir et les moyens dont il dispose ne sont pas les mêmes pour tous. Tout le monde peut donc être utile et tenir sa place dans les milieux auxquels il participe ».

15 Ce préalable à l’acquisition de connaissances plus élaborées était indispensable pour garder à l’action éducative et sociale sa fraîcheur et sa spontanéité. Il me semble qu’il y a de cela dans les réformes proposées, mais cela me semble voilé par une installation hiérarchique qui me laisse perplexe. Car si l’évolution progressive des professionnels (encouragée par la formation permanente) est certes nécessaire et indispensable, il serait catastrophique qu’on aboutisse à des interventions cloisonnées où se dessinerait une fracture entre des théoriciens et des praticiens, ceux qui déterminent les actions et ceux qui les font. Or tout penseur qui ne confronte pas sa pensée aux réalités du terrain risque de devenir un dogmatique coincé dans l’irréalité et empêcher ceux qui sont au plus près d’avoir des initiatives liées à leur connaissance des gens et à la proximité des relations qu’ils entretiennent avec eux.

16 Lorsque j’ai commencé, notre souci était de créer des équipes cohérentes dont celui qui nous paraissait le plus « sage » au sens antique du mot devenait le directeur : celui qui oriente, qui maintient le cap, qui coordonne les actions. Dans cette équipe nous cherchions à avoir un panel de différences capables de faire face aux nombreuses diversités rencontrées. Que ces différences aient poussé à acquérir des connaissances spécifiques, cela va de soi et enrichit. Qu’elles entraînent une hiérarchisation des actions, c’est hélas une tendance, mais que l’on n’est pas obligé de suivre.

17 Dans les formations à promouvoir demain, j’aimerais donc revenir aux sources, sans pour autant renoncer au progrès des connaissances. Car plus la culture est grande, plus on est capable de faire face intelligemment aux situations difficiles. Les « dogmatiques » sont souvent de faux intellectuels qui possèdent des connaissances sans les avoir assimilées et distillées : leur faiblesse les rend rigides, et absents du terrain, ils refusent les initiatives et les innovations car ils ne savent pas s’y confronter.

18 Revenir aux sources, c’est à mon sens éviter les sélections brutales et amener les gens à s’essayer dans de bonnes conditions, c’est-à-dire dans des structures où l’on peut expérimenter sans risques pour ceux qu’on accompagne.

19 Une année faite d’essais et d’erreurs que l’on expose dans des groupes de paroles est une bonne introduction à cet accompagnement que ceux qui nous sont confiés attendent de nous. Quand je dis « dans de bonnes conditions », je veux dire dans des équipes où existe un projet clair, discuté avec ceux qui ne veulent plus s’appeler usagers, mais acteurs et où l’initiative n’est pas bridée par un emploi du temps strict et formel.

20 Ces endroits existent, parfois marginalisés par les professionnels mais qui sont des creusets expérimentaux. Ceux qui suivent les émissions (sur France-Inter) de Philippe Bertrand : les carnets de campagne, tous les jours de 12h30 à 12h45, le savent bien. Ce sont souvent des expérimentations modestes, mais dont on apprend beaucoup.

21 À partir de cette année « va et vient » introductive à la mise au travail et à sa compréhension, il peut y avoir à chaque regroupement des conférences bien choisies destinées à introduire ou à enrichir des pistes de réflexions, conférences qui peuvent être communes à tous et créer des premières relations entre intervenants de niveaux divers.

22 Selon les niveaux d’intervention des connaissances plus précises peuvent alors être apportées et on peut donc commencer à orienter les postulants vers des recherches plus précises. C’est alors qu’on peut différencier les niveaux 4, 3, 2, 1 comme compléments à ceux qui veulent posséder une plus large culture.

23 Si je me résume, en fin de propos, je souhaite vraiment que la formation débute par des expérimentations contrôlées conduisant à l’engagement et qu’elles se continuent par un apport alterné de connaissances et d’approfondissements dans les domaines les plus divers y compris celui des activités. Se prolongeant ainsi au gré des possibilités, des besoins ressentis, des désirs exprimés, les postulants ne devront jamais cesser de passer sur le terrain au moins trois mois par an dans des endroits où la personne en formation est vraiment prise en charge et elle-même accompagnée dans son parcours.

24 Au fur et à mesure de la progression, il est évident que les rémunérations devront être valorisées, mais l’essentiel est d’apporter à ceux dont nous avons la charge le maximum d’éléments qui leur permettent d’exister vraiment. Et vous verrez qu’on ne nous dira plus que nous ne servons plus à rien et que nous produisons des assistés.


Date de mise en ligne : 20/01/2017

https://doi.org/10.3917/jdj.356.0030

Notes

  • [1]
    Éducateur, ancien vice-président du Conseil supérieur du travail social (CSTS… devenu HCTS selon le décret n° 2016-905 du 1er juillet 2016)
  • [2]
    Reconnaître et valoriser le travail social, rapport au premier ministre de Madame Brigitte Bourguignon députée du Pas de Calais ; Mission de concertation relative aux États généraux du travail social, juillet 2015.

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