Couverture de JDJ_251

Article de revue

Les protagonistes du harcèlement moral au travail

Pages 29 à 35

Notes

  • [*]
    Professeur à l’ESSEC, avocat à la Cour d’appel de Paris.
  • [**]
    Doctorante Paris I.
  • [1]
    P. Ravisy, Le harcèlement moral au travail, Delmas Express, 2004 ; G. Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002 ; E. Monteiro, « Le concept de harcèlement moral dans le code pénal et le code du travail », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n° 2, 2003, p. 277
  • [2]
    V. en ce sens, Cass.soc., 13 mai 1997, Société Assystel maintenance c/ Sido, pourvoi n° 94-41844, inédit titré ; Cass.soc., 27 juin 1997, Mercereau c/ SA Scady, pourvoi n° 95-43124, inédit titré.
  • [3]
    B. Gauriau, « L’employeur doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés. Recherche d’un fondement juridique », Droit social. n° 11, novembre 2001, p. 921.
  • [4]
    L’employeur étant tenu de répondre des agissements des personnes se trouvant sous sa subordination.
  • [5]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [6]
    CA Paris, 16 janvier 1997, 18e ch. E, Chantereau c/ SNC Sebb, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [7]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003 ; G.Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002.
  • [8]
    Arrêt de la Cour d’appel de Versailles rendu le 24 novembre 2004, n°07486, SA MAIF ; note sous arrêt, Semaine sociale Lamy, 21 février 2005, n° 1203, p. 10.
  • [9]
    Comité d’Hygiène, Sécurité et Condition de Travail.
  • [10]
    F.C., « La notion de risque grave appliquée à la santé mentale », Semaine sociale Lamy, 21 février 2005, n° 1203.
  • [11]
    Des exemples de pays, tels que la Suède ou l’Allemagne, ayant adoptés des lois relatives à la protection des travailleurs sur les lieux de travail prennant en compte explicitement la santé psychologique, serait peut-être à suivre.
  • [12]
    A. Mazeaud, « Harcèlement entre salarié : apport de la loi de modernisation », Droit social, 2002, p. 321
  • [13]
    A. Mazeaud, « Harcèlement entre salariés : apport de la loi de modernisation », Droit social, 2002 ; G. Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p. 24-25.
  • [14]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [15]
    V. Maurus, « Les harcelés du travail », Le Monde du 26 avril 2005, p. 11.
  • [16]
    V. en ce sens, le témoignage de M-C. Soula, inspecteur du travail, selon qui le harcèlement moral deviendrait un véritable « mode de management », de « gestion du personnel », propos recueillis par C. Vernhes, le 9 avril 2001, « C’est un mode de management », http://www.rfi.fr/actufr/articles/016/article_7269.asp.
  • [17]
    En ce sens d’ailleurs, l’affaire fort médiatisée où un géant de la grande distribution « Carrefour » était accusé de harcèlement moral. Dans cette affaire, un extrait du rapport 2002 du médecin du travail chargé de l’hypermarché Carrefour d’Athis-Mons dénonçait les « méthodes de management contraires à la dignité de l’homme » usitées dans l’entreprise.
  • [18]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n° 03-44055, inédit.
  • [19]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n° 03-44055, inédit.
  • [20]
    CA Bordeaux, 3 mars 2000, SA Marbot et Cie c/ Durepaire, cité dans Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [21]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [22]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 23 février 2005, n° 02-45988, inédit.
  • [23]
    M-F. Hirigoyen, « Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien », éd. Syros, 1998.
  • [24]
    Aux termes de l’article L 121-7 du Code pénal « est complice la personne qui, sciemment, par aide ou assistance a facilité la préparation ou la consommation d’un crime ou d’un délit, ou encore la personne qui, par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir, a provoqué une infraction ou donné des instructions pour la commettre ».
  • [25]
    G. Aubourg et H. de Moura, précité.
  • [26]
    G. Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p. 23-24.
  • [27]
    J. Delga et A. Rajkumar, « Le harcèlement moral : éléments caractéristiques du harcèlement moral au regard du Code du travail et de la jurisprudence contemporaine », Droit Ouvrier, avril 2005, n° 681, p. 161.
  • [28]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n° 03-40025, inédit. (V. p. 54 de ce numéro)
  • [29]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 26 janvier 2005, n° 02-47296, publié au bulletin.
  • [30]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 5 avril 2005, n° 02-46634, publié au bulletin.
  • [31]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n° 02-46527, inédit.
  • [32]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n° 03-46074, inédit.
  • [33]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 27 octobre 2004, n° 04-41008, publié au bulletin.
  • [34]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 6 octobre 2004, n° 03-47759, inédit.
  • [35]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 juin 2004, n° 02-41795, inédit.
  • [36]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 juin 2005, n° 03-41778, inédit.
  • [37]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 12 juillet 2005, n° 05-41181, inédit.
  • [38]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n° 02-46137, inédit.
  • [39]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 15 mars 2005, n° 03-42070, publié au bulletin.
  • [40]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 24 mai 2005, n° 03-42682, inédit.
  • [41]
    dont ceux de H. Leymann (psychosociologue du travail), Mobbing : la persécution au travail, Seuil, 1993 et M-F. Hirigoyen (psychologue), Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Syros, 1998.
  • [42]
    V. Maurus, « Les harcelés du travail », Le monde du 26 avril 2005, p. 11.
  • [43]
    Philippe Ravisy, précité
  • [44]
    Conseil de prud’hommes de Nîmes (référé), 12 mars 2003, Pierron c/ SA ATM (Groupe Clemessy), Droit ouvrier, novembre 2003, p.496 certains secteurs de travail tels les administrations publiques (en particulier les collectivités territoriales), le secteur médico-social et l’enseignement, où « très souvent les tâches ne sont pas définies et où, par conséquent, on peut toujours reprocher quelque chose à quelqu’un ». A contrario donc, il y aurait moins de victimes de harcèlement moral dans les secteurs de production, où les tâches sont par définition techniquement bien attribuées à chacun des travailleurs.
  • [45]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 mars 2005, n° 03-40251, publié au bulletin.
  • [46]
    G. Le Nagard, « Enquête : emploi des seniors : tout reste à faire », Entreprise et Carrières, n° 761, p. 12 et suiv.
  • [47]
    En effet, certains jeunes actifs, compte tenu de leur précarité sont dans une situation plus délicate, et donc plus propice au harcèlement que d’autres. V. en ce sens, un arrêt rendu le 24 mai 2005 par la chambre sociale de la Cour de cassation, n° 03-43056, inédit, où une emploi-jeune demandait la résiliation judiciaire de son contrat de travail, en reprochant à la directrice de l’association qui l’employait des faits de harcèlement moral à son égard.
  • [48]
    C. Dejours, « Les différentes formes de mal-être au travail », in Société et problèmes de santé mentale, 2004
  • [49]
    V. Maurus, précité.
  • [50]
    L’article L 122-49 al. 2 du Code du travail prévoit ainsi qu’« aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir témoigné d’agissements de harcèlement moral ou pour les avoir relatés ».
  • [51]
    Arrêt rendu le 23 novembre 1994 par la Cour de cassation, in Le harcèlement moral de G. Aubourg et H. de Moura, précité.
  • [52]
    Arrêt du 26 novembre 2003 de la Cour d’appel de Paris, n° 02-30497, Gie Recherche Gestion Développement c/ Mori, RJS 4/04, n° 480.
  • [53]
    J. Delga, « De l’éthique d’entreprise et de son cynisme », Dalloz-Cahier droit des affaires, n° 43, p. 3126.

1Le harcèlement moral est une infraction médiatique mais complexe qui nécessite une étude approfondie. La revue d’action juridique et sociale avait déjà publié, dans son numéro 244 d’avril 2005, « Les éléments caractéristiques du harcèlement moral ». « Les protagonistes du harcèlement moral » constituent en quelle que sorte la suite de ce premier thème.

2Ce sujet bien qu’envisagé essentiellement sous un angle spécialisé, et donc de juriste, nous paraît pouvoir capter l’attention d’un plus large public. Les médecins, et notamment les médecins du travail, les syndicats, les représentants du personnel, les membres du comité d’entreprise, mais aussi les employeurs et employés sont plus spécifiquement concernés. Qui ne connaît un exemple de personnes harcelées ou de harceleur ? Quelle vision à l’analyse devons-nous avoir des responsables, auteurs et complices, comme des victimes et des témoins ? Doit-on considérer que l’auteur de l’infraction de harcèlement ne peut être que le supérieur hiérarchique ? Faut-il n’y voir qu’un abus au bénéfice de l’entreprise ? Doit-on estimer que la position de force du harceleur le dispense d’une visite médicale qui ne serait opportune que pour le harcelé ? La méconnaissance ou la passivité de l’employeur le dispense-t-elle de toute responsabilité et l’immunise-t-elle contre toute poursuite judiciaire ? Les techniques managériales utilisées, derrières lesquelles se retranchent aujourd’hui les auteurs, ne doivent elles pas être dénoncées ? Faut-il vraiment penser qu’il existe une faiblesse chez le harcelé, un manque de caractère qui le rend naturellement sujet à de tels abus ? Et que dire alors du témoin à l’heure où tout le monde évoque le sujet, y compris le législateur, mais où personne ne veut en la matière témoigner. Les écrits ci-dessous peuvent paraître iconoclastes. Ils n’en sont pas moins juridiques et conformes aux réalités. Il existe de fausses idées qu’il convenait d’autant plus fortement de dénoncer que la gestion des capitaux prédomine aujourd’hui sur la gestion des hommes non seulement dans les sociétés mais aussi dans les associations. Le harcèlement moral a un bel avenir.

3L’étude sera consacrée dans une première partie aux responsables du harcèlement moral, auteurs directs ou indirects, et complices implicites, comme souvent les dirigeants de plus en plus sans culture d’entreprise autre que financière. La seconde partie abordera plus spécifiquement la personne de la victime et des témoins.

I – Auteurs et complices responsables en matière de harcèlement moral

4La loi du 17 janvier 2002 relative à la modernisation sociale réprime le harcèlement moral d’une manière générale, sans considération de la personne dont il émane. Ainsi au sein d’une entreprise, le harcèlement moral peut être l’ œuvre tant de l’employeur que des salariés. Mais, il convient de s’intéresser non seulement aux agresseurs 1, mais également aux complices 2, ces derniers n’étant pas spécifiquement visés par la loi.

A – Auteurs et (ou) responsables du harcèlement

5L’auteur direct du harcèlement, celui qui a participé à l’infraction peut être poursuivi. Mais l’employeur en tant que tel a aussi une responsabilité particulière en dépit même d’une certaine passivité.

1 – L’auteur direct du harcèlement ou l’agresseur direct

6La loi ne prévoit pas de profil type du harceleur. De nombreux auteurs [1] distinguent principalement quatre variétés de harcèlement moral, défini selon le niveau hiérarchique de l’agresseur par rapport à sa victime au sein de l’entreprise. Cette orientation sera en substance suivie.

Le supérieur hiérarchique

7Le harcèlement exercé par un supérieur hiérarchique sur son subordonné est de loin le cas le plus fréquent et connu (bien qu’en réalité, ce type de harcèlement ne constitue qu’une variante de l’abus d’autorité). C’est d’ailleurs, en ce sens, qu’antérieurement à la loi relative à la modernisation sociale, la Haute juridiction se prononçait. En effet, en l’absence de législation spécifique incriminant le harcèlement moral, c’est par le détour des pratiques jugées abusives que les juges condamnaient le phénomène [2].

8En ce domaine, et même s’il n’est pas l’auteur direct de l’infraction de harcèlement, du fait de son pouvoir de direction, c’est généralement la responsabilité de l’employeur qui est recherchée. L’employeur doit en effet répondre non seulement de ses propres agissements, mais également de ceux des personnes qui, au sein de l’entreprise, exercent de fait ou de droit, une autorité sur les salariés. Ainsi, notamment dans un arrêt rendu le 10 mai 2001, dans l’affaire Société Repass’Net contre dame Bouet, la chambre sociale de la Cour de cassation a condamné le gérant d’une société à indemniser son ancienne salariée du préjudice moral résultant du comportement de son épouse, cette dernière ayant multiplié les insultes et mauvais traitements, envers ladite salariée [3] (sur le problème spécifique de la responsabilité de l’employeur en tant qu’auteur, co-auteur ou complice, en cas notamment de conflit entre salariés et son obligation de prévention, voir infra responsabilité de l’employeur).

9Toutefois, la recherche quasi-systématique de la responsabilité de l’employeur [4] n’entrave nullement la condamnation, pour fait de harcèlement moral, de ses représentants légaux et salariés [5]. Par ailleurs, une responsabilité à l’encontre des donneurs d’ouvrage dans le cadre de contrats de sous-traitance ou d’une mise à disposition [6] peut également être recherchée.

Le salarié envers son supérieur

10De fréquence proportionnellement inverse, le harcèlement moral peut également provenir d’un salarié vers son supérieur hiérarchique. Les hypothèses sont rares (d’ailleurs, il n’existe à ce jour aucune jurisprudence en la matière), mais ne constituent pas pour autant un désuet cas d’école. En effet, le harcèlement instigué par un subordonné sur son employeur ou ses représentants peut être envisagé, notamment par exemple lors de restructurations lorsque qu’une nouvelle personne extérieure est amenée à diriger une nouvelle équipe dont elle est mal aimée, pour diverses raisons (soit que cette dernière remplace une personne qui leur était chère, soit qu’eux même espéraient une promotion interne ou encore compte tenu de la faiblesse de caractère du supérieur qui ne parvient pas à asseoir son autorité) [7].

11Il convient de remarquer, par ailleurs, que si la jurisprudence en la matière est rarissime, cela ne signifie nullement que la pratique l’est aussi. En effet, les cas d’insubordination sont fréquents, et peuvent de par leur répétition, étalés dans le temps discréditer le supérieur hiérarchique, et conduire à un véritable harcèlement. Le supérieur hiérarchique désavoué hésitera (par crainte notamment d’être licencié pour inaptitude professionnelle, à diriger une équipe par exemple) à diligenter une action en justice contre son subordonné-harceleur. Et, de fait, le phénomène risque d’échapper à la justice, alors pourtant qu’il existe.

12Parmi toutes les tentatives esquissées pour approcher le phénomène, en amont de la voie judiciaire, la dernière en date [8], mérite l’attention. L’affaire concernait un établissement de la MAIF où régnait une atmosphère peu conviviale, constatée comme telle par l’inspection du travail. Averti de ces conditions de travail, l’employeur procède à une enquête sur le site. De son côté, le CHSCT [9] décide qu’il faut recourir à un expert en raison d’un risque grave suite au « constat d’une dégradation des conditions de travail du personnel du centre de Malakoff qui entraîne une souffrance au travail » [10]. Mais, suivant la volonté de la direction, cette mesure est différée. Or, un an plus tard, estimant les actions conduites par l’employeur en vue de l’amélioration de la situation insuffisante, le CHSCT décide de mettre en œuvre ladite mesure adoptée, et de mandater un expert sur le fondement de l’article L 236-9 du Code du travail (c’est-à-dire le risque grave). La direction saisit sitôt le juge judiciaire, afin que soit « prononcer l’annulation de la délibération du CHSCT », arguant que « cette expertise n’est pas nécessaire ». Elle est déboutée de sa demande par un arrêt confirmatif de la Cour d’appel, qui, considère l’ordonnance prise par le CHSCT fondée, en ce sens que la « situation, génératrice de troubles chez plusieurs salariés, constitue un risque grave pour la santé et la sécurité dûment constatée, au sens de l’article L 236-9 du Code du travail » (or, s’agissant d’expertise décidée par le CHSCT, la charge des frais incombe à l’employeur).

13Cet arrêt est innovateur, dans la mesure où il tend à assimiler la santé mentale à un risque grave et permet donc l’action en amont, par l’intervention de l’expertise. N’est-ce pas là, le germe d’une action à la fois préventive du harcèlement moral, mais également d’un procédé capable de mettre en exergue toutes les formes de harcèlement au sein de l’entreprise, par le recours d’un expert ?

14En l’espèce, bien que des études et recherches s’intéressent de plus en plus à la charge mentale, au mal-être, au stress, le concept de prise en compte de la santé psychique ou psychologique ne semble pas avoir encore trouvé toute sa place dans la culture française de prévention. Les recherches étudient la question, mais le droit du travail ne reconnaît pas vraiment la notion, du moins explicitement [11]. Or, il conviendrait que l’aide psychologique ne soit pas limitée aux harcelés mais qu’elle s’étende aux harceleurs, qui, s’ils résolvaient leurs propres problèmes, seraient sans doute moins enclin à harceler.

Les personnes de même niveau hiérarchique

15Enfin, il a été démontré tant par la doctrine [12] que les cas d’espèces, que la pratique de harcèlement moral peut prospérer au sein d’un groupe de personne de même niveau hiérarchique. En effet, de tels agissements ont été décelés au sein d’un même groupe de travailleur, un salarié harcelant un autre ou même un groupe de salariés exerçant une pression psychologique sur un de leur collègue. Il s’agit en l’espèce de harcèlement moral dit horizontal simple ou collectif. Le harcèlement est entretenu par une dévalorisation progressive de la victime par l’agresseur et la situation de la victime s’envenime quand cette dépréciation du salarié est acceptée et même cautionnée par le groupe (c’est l’exemple type du harcèlement horizontal collectif) [13].

16Dans le cas du harcèlement exercé par un ou plusieurs salariés (harcèlement collégial) du même niveau hiérarchique, les agissements condamnables se traduisent soit par un refus de travailler avec le salarié victime, ou une volonté de le dévaloriser, soit par le fait de proférer des menaces, injures, voir des violences, un ensemble de comportements intolérables et réprimés par la loi, conduisant à l’exclusion du salarié du groupe de travail [14].

2 – L’employeur responsable (auteur indirect ou passif) du harcèlement

17À l’heure où le harcèlement moral devient une véritable stratégie d’entreprise [15], en vu soit de conduire les salariés à la démission, soit de faciliter des accords transactionnels de départ permettant ainsi à la direction de réduire non seulement les indemnités et procédures de licenciement [16], mais encore et surtout de masquer les difficultés relationnelles de l’entreprise [17], il convient de souligner à nouveau, mais de manière plus détaillée la responsabilité de l’employeur. En effet, ce dernier, peut être mis en cause dans des cas plus spécifiques qu’il est opportun de décrire, sans toutefois qu’il soit possible d’élaborer une liste exhaustive.

18L’employeur qui incite ses subordonnés à se liguer contre un salarié engage sa responsabilité, (contractuelle mais également pénale). Dans un arrêt rendu le 29 juin 2005, la chambre sociale a condamné l’employeur (un géomètre expert) aux versements de diverses sommes à la salariée (secrétaire comptable) au titre de dommages et intérêts pour fait de harcèlement moral [18]. Après avoir affecté une salariée dans un local exigu, dépourvu d’un chauffage décent et sans outil de travail, « l’employeur avait également volontairement isolé [la victime] des autres salariés de l’entreprise en leur demandant de ne plus lui parler », et il avait même été « jusqu’à mettre en doute son équilibre psychologique et avait eu un comportement excessivement autoritaire à son égard », dans un arrêt rendu le 29 juin 2005, la chambre sociale a condamné ledit employeur (un géomètre expert) aux versements de diverses sommes à la salariée (secrétaire comptable) au titre de dommages et intérêts pour fait de harcèlement moral [19].

19Mais l’employeur engage aussi sa responsabilité du fait d’une certaine passivité alors même qu’il a connaissance d’un climat d’hostilité ou qu’il ne peut le méconnaître. Ainsi, dans un arrêt rendu le 3 mars 2000 par la Cour d’appel de Bordeaux dans l’affaire SA Marbot et Cie c/ Durepaire [20], l’employeur a été reconnu responsable de la rupture du contrat de travail d’une salariée réintégrée. Dans cette espèce, « suite à sa réintégration pour licenciement non autorisé, une salariée protégée a dû faire face à l’hostilité de ses collègues, car l’employeur avait clairement informé les autres salariés que son retour l’obligeait à licencier quelqu’un d’autre. Du fait de sa passivité face à cette hostilité entretenue, l’employeur a été jugé responsable de la rupture du contrat de travail à ses torts » [21].

20Dans l’hypothèse de harcèlement entre salariés, à défaut même d’incitation de l’employeur, il pèse sur ce dernier une obligation de lege de prévenir, ce type d’agissements au sein de son entreprise. Sa responsabilité peut être engagée par application de l’article L 122-48 du Code du travail qui dispose qu’il « appartient au chef d’entreprise de prendre toutes dispositions nécessaires en vu de prévenir tous actes constitutifs de harcèlement moral ». En contrepartie, c’est en toute légitimité, que l’employeur peut licencier un salarié caractériel, harcelant ses subordonnés. Ainsi, dans une espèce jugée le 23 février 2005, la chambre sociale a décidé que constituait une cause réelle et sérieuse de licenciement, le comportement de la salariée (directrice administrative et comptable de la société), « qui dénigrait et harcelait ses subordonnés en public et manifestait de l’agressivité tant à l’égard de son employeur qu’envers les autres salariés et les contractants de l’entreprise. Elle était à l’origine de la mésentente grave énoncée dans la lettre de licenciement et cette mésentente perturbait le fonctionnement de l’entreprise » [22].

3 – À la recherche d’un profil type du harceleur ou des techniques de harcèlement

21La tendance des études à focaliser les analyses sur la personnalité du harceleur conduit trop souvent à oublier le caractère destructeur des techniques managériales.

Harceleur personne physique

22Dans son célèbre ouvrage Marie-France Hirigoyen [23] trace les principaux traits psychologiques du harceleur. Elle le dépeint comme un pervers narcissique. Un menteur compulsif, toujours à critiquer et soucieux de tout contrôler, usant et abusant de son charme pour convaincre. Le narcissisme du harceleur le pousse à minimiser les apports de ses collaborateurs, en instrumentalisant son équipe, afin d’aménager un maximum de reconnaissance personnelle. C’est d’ailleurs, probablement pour cette raison précise que les harcelés sont le plus souvent des personnes compétentes. Ainsi, le harceleur, quel que soit le motif à l’origine de son action, n’agit pas d’une façon qui profite à l’entreprise mais plutôt en fonction de ce qui sert son propre intérêt. Toutefois, l’analyse des différents cas de harcèlement moral démontre que tous les harceleurs ne sont pas des pervers narcissiques qui trouvent leur accomplissement personnel dans la négation, l’annihilation de l’autre. Ce sont le plus fréquemment des hommes qui seuls ou à plusieurs mettent en place des processus pour imposer leurs marques. Il s’agit en l’occurrence, plus de forcer la victime, de lui imposer sa loi dans une relation pervertie au pouvoir qu’une réelle recherche de jouissance sadique et perverse.

23L’employeur est bien souvent l’instigateur ou du moins le responsable des harcèlements de type institutionnel (qui participe d’une stratégie de gestion de l’ensemble du personnel) ou professionnel (c’est-à-dire organisé à l’encontre d’un ou plusieurs salariés, précisément désignés, destiné à contourner les procédures légales de licenciement) – voyez notamment infra le problème des seniors-. Dans les faits, le harcèlement institutionnel et le harcèlement professionnel se recoupent et se confondent parfois, certaines directions organisant et nourrissant une sorte de « lutte de clans », « lutte pour la vie », à l’intérieur de l’entreprise en mettant des salariés en concurrence sur les mêmes fonctions et en déstabilisant les collectifs de travail. C’est particulièrement le cas de certains salariés qui deviennent des cibles en fonction des « besoins » de l’entreprise : des cadres doublons à l’occasion de fusion/ absorption d’entreprise ou de travailleurs ayant atteint un certain âge (V. infra). C’est aussi le cas dans l’hypothèse d’un nouveau pouvoir en place (suite notamment à des fusions acquisitions) ou le jeune nouvel employeur s’entoure d’une équipe tout aussi jeune oubliant, voir en rejetant, la culture passée de l’entreprise (V. infra le problème des seniors ).

Techniques de harcèlement managérial

24L’une des techniques du harcèlement managérial consiste à faire basculer la victime (que l’on veut évincer de l’entreprise à moindre frais) dans une situation ambiguë et à entretenir le flou. L’un des procédés est le suivant : il consiste à détruire par l’humiliation la victime, tout en faisant semblant de lui offrir dans le même temps la perspective des primes, voir même de promotions. De sorte que si la victime cherche à se confier auprès de son collègue et même parfois de son proche entourage, nul ne la comprend, ou ne consent à la croire. Progressivement, la victime perd confiance, en elle-même et en autrui, et s’isole (trop souvent dans un état dépressif). Ainsi, plongée dans le doute, la victime est déconcertée, et à l’usure devient totalement déstabilisée du fait de manipulations diverses et perverses qui tendent à masquer le harcèlement exercé à son encontre, sans qu’elle puisse être à même de matérialiser les agissements répréhensibles dont elle fait l’objet, si ce n’est par la démonstration de l’altération de sa santé physique et morale. Le harcèlement érigé en véritable technique de management recherche ce mutisme de la victime, qui se sentant honteuse d’être ainsi harcelée, pensant que la faute vient peut être d’elle, se remet en question au lieu de combattre son persécuteur

B – Le complice

25La complicité ne fait pas l’objet de dispositions particulières. La loi du 17 janvier 2002 ne la vise pas expressément en tant que telle.

26L’attention de l’employeur doit toutefois être attirée comme précédemment (V. supra les responsables du harcèlement) par le fait qu’il peut faire l’objet de poursuite pour complicité passive. S’agissant d’une infraction pénale, toute personne qui par son aide ou assistance apporte sa contribution ou son soutien à la préparation ou réalisation du délit de harcèlement moral, sera considérée comme le complice du harceleur [24], et sanctionnée en tant que telle.

27La complicité peut être active ou passive. Généralement, les actes de complicité sanctionnés sont des actes positifs [25]. L’exemple classique de la complicité dans le harcèlement moral est celui du harcèlement collectif ou de groupe, où par mimétisme les salariés se braquent chacun leur tour contre un salarié et concourent à la mise à l’écart, au placard, au rebut de celui-ci. En pratique le complice n’est sanctionné par les tribunaux que s’il a lui-même pris part aux actes de malveillance à l’égard du salarié harcelé en devenant un allié du harceleur. Mais la complicité ne résulte pas toujours d’agissements positifs. Elle peut naître de toute connivence, d’un simple soutien implicite et masqué tel que la non-dénonciation, l’inaction face à de tels agissements dont en a pourtant connaissance le complice. Ainsi, la complicité par abstention d’un collègue ou du supérieur hiérarchique du harceleur, qui ayant connaissance de la situation de harcèlement moral subi par un salarié, n’apporte cependant aucun soutien à la victime, est une attitude qui pourrait faire l’objet d’une sanction - ne serait-ce que disciplinaire [26]. De surcroît, ce dernier pourrait parfois engager sa responsabilité, notamment au titre de la non assistance à personne en danger.

28La complicité passive de l’employeur, supérieur hiérarchique qui laisserait en connaissance de cause se répéter des agissements constitutifs de harcèlement moral mérite d’être relevée (V. supra). Dans ce cas, la discussion risque de se reporter sur le fait de savoir si l’employeur avait réellement, et dans quelle mesure connaissance de l’existence d’un tel comportement au sein de son entreprise. Ainsi, le Conseil de prud’hommes de Paris, dans un jugement rendu le 15 décembre 1999, a retenu la responsabilité de l’employeur au motif « qu’il n’est pas concevable que, dans l’entreprise, alors même que deux autres salariés ont été licenciés suite à des harcèlements moraux du même directeur Monsieur Coccoli, l’employeur ne soit pas au courant de ce qui se passe avec cette personne, d’autant que ces deux licenciements ont fait l’objet de procédures, tant devant le Conseil de prud’hommes que devant la Cour d’appel ». En l’espèce, une salariée ayant une certaine ancienneté dans l’entreprise s’était mise en arrêt maladie peu après l’arrivée d’un nouveau cadre dirigeant et réclamait des dommages et intérêts pour préjudice moral du fait de harcèlement.

II – Victimes et témoins du harcèlement moral

29En incriminant le harcèlement moral au travail, la loi du 17 janvier 2002 a voulu protéger la victime directe de ces agissements, et pour rendre effective cette protection, l’a étendue au profit des témoins de ces comportements, qui désormais n’ont plus « théoriquement » (ou ne devraient plus avoir) à craindre de par leur témoignage de devenir à leur tour de potentielles victimes.

A – Les victimes

30C’est par le truchement d’un faisceau d’indices, par le biais de témoignages, que les juges tentent de d’appréhender le harcèlement moral. Il existe un aléa certain en la matière. De facto des personnes ont été de véritables victimes de harcèlement moral, sans pour autant que cet état soit reconnu par les tribunaux, faute notamment de preuves ou témoignages précis et suffisants. Il n’existe pas a priori de portait robot de la victime et il convient de se défaire de l’opinion selon laquelle cette dernière serait de santé morale fragile. Toutefois, des secteurs d’activité, des fonctions, des catégories de salariés semblent plus visés que d’autres par les pratiques de harcèlement.

1 – Difficultés de reconnaissance d’un profil type de la victime : « l’employé modèle ? »

31Toute personne, quel que soit son secteur d’activité, sa fonction, son statut social ou sa position hiérarchique au sein de l’entreprise [27] peut être touchée par des agissements constitutifs de harcèlement moral. Les exemples de personnes qui se plaignent en justice a tort ou a raison de harcèlement sont variés. L’énumération de quelques décisions jurisprudentielles témoignera de cette diversité de profils.

32Ainsi, dans l’espèce de l’arrêt de cassation rendu le 8 décembre 2004 par la chambre sociale de la Cour de cassation, c’est un officier de la marine marchande, engagé en qualité de lieutenant par un contrat à durée déterminée qui se plaignait de subir des faits de harcèlement moral de la part de son capitaine [28].

33Dans une autre affaire, par un arrêt de rejet cette fois, rendu le 26 janvier 2005 et confirmant la position prise par les juges du fond, la chambre sociale de la Cour de cassation a permis à un salarié engagé en tant que chauffeur-livreur, puis promu successivement technicien de maintenance, puis chargé d’atelier mécanique, « de rompre son contrat de travail et d’en imputer la rupture à l’employeur » dès lors que « l’employeur a eu à l’égard du salarié une attitude répétitive de violences morales et psychologiques » [29]

34Dans cette même perspective, a été validé par la haute juridiction, la décision des juges prud’hommaux autorisant la résiliation judiciaire du contrat de travail d’une assistante dentaire pour harcèlement moral et sexuel [30]. De même, dans un arrêt en date du 8 février 2005 [31], la chambre sociale a reconnu victime de harcèlement moral une salariée de la société Isotopchim chimie fine. Cette dernière ayant été mise en redressement judiciaire, la discussion portait sur le point de savoir si « l’AGS devait garantir le paiement de la somme allouée à l’intéressée en réparation de son préjudice » consécutif au harcèlement subi. La Cour de cassation, suivant les juges du fond, a précisé que l’AGS y était tenue.

35La chambre sociale de la Cour de cassation a encore validé implicitement (en refusant de contrôler les éléments de fait) la décision des premiers juges du fonds qui avaient « estimé que le comportement de l’employeur à l’égard de la salariée [en l’occurrence une coiffeuse] était constitutif d’un harcèlement moral » [32]. Dans une autre espèce, par un arrêt du 27 octobre 2004, c’est une animatrice de magasin qui a été reconnue comme moralement harcelée [33].

36Nombreuses sont les décisions de rejet de la qualification de harcèlement moral au travail. Ainsi, par exemple la demande d’une conductrice d’autobus a été rejetée par un arrêt rendu le 6 octobre 2004 par la chambre sociale [34], de même celle d’un chauffeur de taxi [35], d’une cuisinière [36], d’une chargée de vente [37], ainsi que celle d’une responsable du personnel elle-même [38]. À également été rejetée, le 15 mars 2005, la demande résiliation du contrat de travail aux torts de son employeur pour harcèlement moral d’une aide-comptable [39], puis le 24 mai 2005, celle d’une coiffeuse, devenue responsable qualifiée de salon, pour insuffisance de preuve (malgré les attestations produites au débat) « de l’existence à la charge de l’employeur, d’un comportement fautif revêtant les caractères d’un harcèlement moral » [40] (V. infra les difficultés de la preuve en matière de harcèlement moral).

37En l’absence d’une description précise de la physionomie des victimes de harcèlement moral, il est quasi impossible de dresser le portrait robot de ces dernières. Aussi, en la matière, l’analyse juridique s’appuie-t-elle nécessairement sur les travaux socio-psychologiques [41]. À l’analyse des études de victimologie conduites récemment, contrairement aux idées reçues, les victimes de harcèlement moral ne sont pas des personnes à la personnalité faible et sans volonté. Loin s’en faut. La plupart des victimes de harcèlement seraient plutôt remplies de joie de vivre, débordant d’énergie, pleine d’humanité, consciencieuse et pleinement impliquée dans son travail. Caricaturalement le profil type des victimes de harcèlement moral serait même celui des « employés modèles » [42].

2 – Les victimes cibles : les salariés protégés

38Des auteurs ont tenté de déterminer des catégories de victimes potentielles de harcèlement moral. Ainsi, d’après Me Philippe Ravisy, certains salariés seraient plus particulièrement concernés par le harcèlement moral dit répressif, en l’occurrence les représentants du personnel et les délégués syndicaux ou les salariés qui, après avoir été très bien notés, ont cessé de plaire ou sont considérés comme des « traîtres » [43]. Ce fut d’ailleurs les faits de l’espèce considérée dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Bordeaux dans l’affaire SA Marbot et Cie c/ Durepaire (V. supra).

39S’agissant du harcèlement moral subi par les salariés protégés, une autre affaire jugée en référé par le Conseil de prud’hommes de Nîmes le 12 mars 2003 [44], témoigne de la pression psychologique exercée sur ces derniers. En l’espèce, un salarié embauché par la SA ATM connaît une progression régulière de sa carrière, passant d’ouvrier en 1991 à chef d’équipe en 1993, puis responsable de division en 1998. Mais, à compter du 13 août 1998, date de sa désignation en qualité de délégué syndical de la CGT, son évolution est non seulement arrêtée, mais de surcroît, il fait l’objet de multiples « sanctions, brimades, retrait progressif de ses attributions, menaces, refus de lui donner des responsabilités, puis du travail, [et même] interdit professionnel » de la part des dirigeants de la société, qui furent condamnés par le Conseil de prud’hommes sur le fondement du harcèlement moral.

40Dans une autre affaire encore, la chambre sociale a reconnu victime de harcèlement « un réceptionnaire à la société Carcoop France, délégué syndical puis membre du comité d’entreprise, [qui avait attrait] son employeur en justice aux fins de dommages et intérêts et de résiliation judiciaire de son contrat de travail, en invoquant un harcèlement, un déroulement de carrière discriminatoire et un défaut de reclassement à l’occasion de reprises de fonctions consécutives à leur interruption pour maladie professionnelle »[45].

3 – Le problème spécifique et actuel des victimes « seniors »

41Les salariés expérimentés, « les seniors » jouissant d’une certaine ancienneté et d’une ancienne influence au sein de l’entreprise, sont actuellement du fait même d’une législation, qui rend difficile leur éviction des victimes de harcèlement. Une enquête récente en atteste : « la moitié des salariés interrogés ont le sentiment qu’eux-mêmes ou des personnes de leur entreprise ont été, ou sont, victimes de harcèlement moral en raison de leur âge » [46]. C’est souvent lors du renouvellement de la direction que la situation des seniors devient inconfortable. Tout particulièrement lorsque le nouveau dirigeant est « plutôt quadra que quinqua » et insuffisamment formé pour gérer des salariés plus expérimentés. Dès lors, le dirigeant incapable de manager ces salariés qui ont souvent été des responsables importants cherche à s’en débarrasser, au mieux en les invitant malgré eux à quitter l’entreprise de manière plus ou moins amiable (en témoigne les nombreuses confessions de quinquagénaires ayant transigé). Les plus jeunes n’échappent certes pas totalement [47] au harcèlement, mais s’étant bien souvent nettement moins investis dans l’entreprise que leurs aînés, ils sont plus enclin à la quitter en cas de mésentente.

4 – Importance des secteurs d’activités à tâches mal définies

42Pour certains auteurs, tel Christophe Dejours [48], ce n’est pas tant la fonction ou la qualification professionnelle qu’il faut prendre en compte mais le secteur d’activité. D’après cet auteur, si les modes d’organisation du travail aujourd’hui favorisent la naissance et la prolifération du phénomène de harcèlement moral au travail, il est permis de dénombrer des secteurs particulièrement exposés à ces agissements, du fait même de leur organisation. Ainsi, il dénonce l’organisation de certains secteurs de travail tels les administrations publiques (en particulier les collectivités territoriales), le secteur médico-social et l’enseignement « où très souvent les tâches ne sont pas définies et où par conséquent on peut toujours reprocher quelque chose à quelqu’un ». A contrario, donc il y aurait moins de victime de harcèlement moral dans les secteurs de production où les tâches sont par définition techniquement bien ou mieux attribuée à chacun des travailleurs.

43L’appréhension du harcèlement moral est toujours fort complexe, et il n’est pas toujours facile de mettre des mots sur une souffrance ou de l’exprimer. Le constat est que la montée de l’individualisme et la désolidarisation dans le monde de l’entreprise tendent à favoriser la gestation du harcèlement moral [49]. Or, se défaire de l’isolement, faire connaître la situation de détresse, consécutive à cette agression est le premier pas indispensable dans la voie de la lutte judiciaire. En effet, à défaut, comment prouver, et a fortiori où trouver les témoins de ces agissements ?

B – Les témoins

44Le rôle du témoin est capital et il existe une protection légale du témoin, mais on peut se demander si elle est en fait véritablement suffisante et adaptée.

1 – La protection juridique prévue par la loi

45La loi de modernisation sociale a prévu d’assurer une certaine protection de ceux qui relatent des faits de harcèlement moral [50]. Elle a repris une jurisprudence ancienne bien assise qui considérait que « le témoignage en justice d’un salarié ne peut, sauf abus, constituer une faute, ni même une cause de licenciement » [51]. L’article L 122-49 alinéa 2 du Code du travail actuellement applicable indique qu’« aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir témoigné d’agissements de harcèlement moral ou pour les avoir relatés ». Cette protection concerne tant le témoignage devant une juridiction, que les attestations écrites, voir les propos adressés à d’autres personnes, comme les représentants du personnel. La loi permet ainsi à un salarié de témoigner des pratiques de harcèlement alors même qu’une telle modalité peut nuire à l’image de l’entreprise ou de son représentant. En cas de préjudice subi le témoin peut demander soit la condamnation de son employeur à des dommages et intérêts, soit en cas de licenciement sa réintégration assortie de dommages et intérêts en raison du préjudice causé par une mesure de licenciement prononcée en contravention de la loi. Ainsi la Cour d’appel de Paris, dans un arrêt rendu le 26 novembre 2003 [52], affirme : « un témoignage écrit ne manifestant ni légèreté, ni mauvaise foi, ne constitue pas une faute pouvant être reprochée au salarié qui ne se rend coupable d’aucun abus de droit », et même « qu’une telle attestation écrite ne constitue pas davantage une violation de l’obligation générale de loyauté à l’égard de l’employeur, mais réalise un droit, voir une obligation, justifiant la réparation du préjudice moral du fait de l’action engagée par l’employeur à l’encontre du salarié qui n’a commis aucune faute en se contentant de prêter son concours à la justice ». Mais cette protection est elle vraiment suffisante ?

2 – Une insuffisante protection pratique

46Le témoignage d’un salarié n’est pas sans danger. Il faut un certain caractère pour mettre en cause des pratiques d’entreprise, dénoncer des collègues ou son employeur en cas de harcèlement d’un proche, alors même que la définition de ce délit est inexistante et que le harcelé est le plus souvent conduit à se terrer. Le courage est bien souvent indispensable. Le risque est d’autant plus important que le témoin n’est pas un salarié protégé, délégué syndical ou délégué du personnel par exemple et que le soutien d’un groupe manque. Le témoignage risque d’être considéré comme portant atteinte aux intérêts de l’entreprise. Une plainte pour dénonciation calomnieuse n’est pas à exclure ce d’autant qu’il n’existe pas de définition précise du harcèlement qui ne sera qualifié comme tel par les tribunaux qu’a posteriori. Il convient donc d’être prudent, de ne pas témoigner notamment devant des personnes pouvant être juridiquement qualifiées d’étrangères à l’entreprise. En dépit même de telles précautions la pratique révèle l’existence d’autres risques certes liés à l’ingratitude de tout témoignage et de toute défense, mais qui concerne plus particulièrement le harcèlement moral. Le harcelé traité de paranoïaque (il le devient parfois par la force des choses) est rarement écouté avec sérieux. Il est marginalisé dans l’entreprise. La prise en considération de sa situation entraîne à son tour la marginalisation du témoin. De plus et surtout, il arrive fréquemment que le harcelé tente de quitter l’entreprise suite à une démission plus ou moins négociée secrètement, ce, sans porter plainte. La volonté de reconstruction personnelle du harcelé à travers la recherche d’un nouvel emploi le conduit pour des raisons d’opportunité (et d’efficacité) à minimiser au fil du temps sa situation, à ne pas l’ébruiter de crainte de difficultés. Dés lors, le témoin devient un témoin gênant pour l’employeur mais aussi pour la victime. Il est lâché. Il peut devenir à son tour une victime harcelée. Sa générosité assimilée au mieux à du « don quichottisme », alors même que ce témoignage est juridiquement une obligation, ne peut que lui nuire dans le monde de l’entreprise où l’absence de marginalisation prédomine sur le respect des valeurs individuelles et humaines et la défense d’autrui. À défaut de textes législatifs, les dispositions des codes éthiques si souvent évoquées aujourd’hui dans les entreprises devraient pallier de telles insuffisances de protection. Mais cette préoccupation ou la volonté de lutter contre le harcèlement moral n’est pas véritablement celle de tels codes qui présentent souvent un caractère plus moralisateur que moral à l’égard des salariés [53].

47Il faut en convenir, le témoin est mal protégé.


Date de mise en ligne : 29/09/2014

https://doi.org/10.3917/jdj.251.0029

Notes

  • [*]
    Professeur à l’ESSEC, avocat à la Cour d’appel de Paris.
  • [**]
    Doctorante Paris I.
  • [1]
    P. Ravisy, Le harcèlement moral au travail, Delmas Express, 2004 ; G. Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002 ; E. Monteiro, « Le concept de harcèlement moral dans le code pénal et le code du travail », Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, n° 2, 2003, p. 277
  • [2]
    V. en ce sens, Cass.soc., 13 mai 1997, Société Assystel maintenance c/ Sido, pourvoi n° 94-41844, inédit titré ; Cass.soc., 27 juin 1997, Mercereau c/ SA Scady, pourvoi n° 95-43124, inédit titré.
  • [3]
    B. Gauriau, « L’employeur doit répondre des agissements des personnes qui exercent, de fait ou de droit, une autorité sur les salariés. Recherche d’un fondement juridique », Droit social. n° 11, novembre 2001, p. 921.
  • [4]
    L’employeur étant tenu de répondre des agissements des personnes se trouvant sous sa subordination.
  • [5]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [6]
    CA Paris, 16 janvier 1997, 18e ch. E, Chantereau c/ SNC Sebb, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [7]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003 ; G.Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, le droit au quotidien, 2002.
  • [8]
    Arrêt de la Cour d’appel de Versailles rendu le 24 novembre 2004, n°07486, SA MAIF ; note sous arrêt, Semaine sociale Lamy, 21 février 2005, n° 1203, p. 10.
  • [9]
    Comité d’Hygiène, Sécurité et Condition de Travail.
  • [10]
    F.C., « La notion de risque grave appliquée à la santé mentale », Semaine sociale Lamy, 21 février 2005, n° 1203.
  • [11]
    Des exemples de pays, tels que la Suède ou l’Allemagne, ayant adoptés des lois relatives à la protection des travailleurs sur les lieux de travail prennant en compte explicitement la santé psychologique, serait peut-être à suivre.
  • [12]
    A. Mazeaud, « Harcèlement entre salarié : apport de la loi de modernisation », Droit social, 2002, p. 321
  • [13]
    A. Mazeaud, « Harcèlement entre salariés : apport de la loi de modernisation », Droit social, 2002 ; G. Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p. 24-25.
  • [14]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [15]
    V. Maurus, « Les harcelés du travail », Le Monde du 26 avril 2005, p. 11.
  • [16]
    V. en ce sens, le témoignage de M-C. Soula, inspecteur du travail, selon qui le harcèlement moral deviendrait un véritable « mode de management », de « gestion du personnel », propos recueillis par C. Vernhes, le 9 avril 2001, « C’est un mode de management », http://www.rfi.fr/actufr/articles/016/article_7269.asp.
  • [17]
    En ce sens d’ailleurs, l’affaire fort médiatisée où un géant de la grande distribution « Carrefour » était accusé de harcèlement moral. Dans cette affaire, un extrait du rapport 2002 du médecin du travail chargé de l’hypermarché Carrefour d’Athis-Mons dénonçait les « méthodes de management contraires à la dignité de l’homme » usitées dans l’entreprise.
  • [18]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n° 03-44055, inédit.
  • [19]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 29 juin 2005, n° 03-44055, inédit.
  • [20]
    CA Bordeaux, 3 mars 2000, SA Marbot et Cie c/ Durepaire, cité dans Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [21]
    Harcèlement et discrimination, Social Pratique, n° 384 – 10 mars 2003.
  • [22]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 23 février 2005, n° 02-45988, inédit.
  • [23]
    M-F. Hirigoyen, « Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien », éd. Syros, 1998.
  • [24]
    Aux termes de l’article L 121-7 du Code pénal « est complice la personne qui, sciemment, par aide ou assistance a facilité la préparation ou la consommation d’un crime ou d’un délit, ou encore la personne qui, par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir, a provoqué une infraction ou donné des instructions pour la commettre ».
  • [25]
    G. Aubourg et H. de Moura, précité.
  • [26]
    G. Aubourg et H. de Moura, Le harcèlement moral, Éditions de Vecchi, coll. Le droit au quotidien, p. 23-24.
  • [27]
    J. Delga et A. Rajkumar, « Le harcèlement moral : éléments caractéristiques du harcèlement moral au regard du Code du travail et de la jurisprudence contemporaine », Droit Ouvrier, avril 2005, n° 681, p. 161.
  • [28]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n° 03-40025, inédit. (V. p. 54 de ce numéro)
  • [29]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 26 janvier 2005, n° 02-47296, publié au bulletin.
  • [30]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 5 avril 2005, n° 02-46634, publié au bulletin.
  • [31]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n° 02-46527, inédit.
  • [32]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 décembre 2004, n° 03-46074, inédit.
  • [33]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 27 octobre 2004, n° 04-41008, publié au bulletin.
  • [34]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 6 octobre 2004, n° 03-47759, inédit.
  • [35]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 juin 2004, n° 02-41795, inédit.
  • [36]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 juin 2005, n° 03-41778, inédit.
  • [37]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 12 juillet 2005, n° 05-41181, inédit.
  • [38]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 8 février 2005, n° 02-46137, inédit.
  • [39]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 15 mars 2005, n° 03-42070, publié au bulletin.
  • [40]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 24 mai 2005, n° 03-42682, inédit.
  • [41]
    dont ceux de H. Leymann (psychosociologue du travail), Mobbing : la persécution au travail, Seuil, 1993 et M-F. Hirigoyen (psychologue), Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Syros, 1998.
  • [42]
    V. Maurus, « Les harcelés du travail », Le monde du 26 avril 2005, p. 11.
  • [43]
    Philippe Ravisy, précité
  • [44]
    Conseil de prud’hommes de Nîmes (référé), 12 mars 2003, Pierron c/ SA ATM (Groupe Clemessy), Droit ouvrier, novembre 2003, p.496 certains secteurs de travail tels les administrations publiques (en particulier les collectivités territoriales), le secteur médico-social et l’enseignement, où « très souvent les tâches ne sont pas définies et où, par conséquent, on peut toujours reprocher quelque chose à quelqu’un ». A contrario donc, il y aurait moins de victimes de harcèlement moral dans les secteurs de production, où les tâches sont par définition techniquement bien attribuées à chacun des travailleurs.
  • [45]
    Arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation rendu le 16 mars 2005, n° 03-40251, publié au bulletin.
  • [46]
    G. Le Nagard, « Enquête : emploi des seniors : tout reste à faire », Entreprise et Carrières, n° 761, p. 12 et suiv.
  • [47]
    En effet, certains jeunes actifs, compte tenu de leur précarité sont dans une situation plus délicate, et donc plus propice au harcèlement que d’autres. V. en ce sens, un arrêt rendu le 24 mai 2005 par la chambre sociale de la Cour de cassation, n° 03-43056, inédit, où une emploi-jeune demandait la résiliation judiciaire de son contrat de travail, en reprochant à la directrice de l’association qui l’employait des faits de harcèlement moral à son égard.
  • [48]
    C. Dejours, « Les différentes formes de mal-être au travail », in Société et problèmes de santé mentale, 2004
  • [49]
    V. Maurus, précité.
  • [50]
    L’article L 122-49 al. 2 du Code du travail prévoit ainsi qu’« aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir témoigné d’agissements de harcèlement moral ou pour les avoir relatés ».
  • [51]
    Arrêt rendu le 23 novembre 1994 par la Cour de cassation, in Le harcèlement moral de G. Aubourg et H. de Moura, précité.
  • [52]
    Arrêt du 26 novembre 2003 de la Cour d’appel de Paris, n° 02-30497, Gie Recherche Gestion Développement c/ Mori, RJS 4/04, n° 480.
  • [53]
    J. Delga, « De l’éthique d’entreprise et de son cynisme », Dalloz-Cahier droit des affaires, n° 43, p. 3126.

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