Couverture de RIDE_333

Article de revue

La régulation des plateformes digitales : propos introductifs

Pages 271 à 274

Notes

  • [1]
    Voy., par exemple, le numéro de la RIDE consacré à la question « Les grandes entreprises échappent-elles au droit ? » (introduit par M. Eeckhoudt, « Propos introductifs », RIDE 2016/2, pp. 151-164).
  • [2]
    Voy., à ce sujet, L. Burgorgue-Larsen, « Les nouvelles technologies », Pouvoirs 2009/3, pp. 65-80.
  • [3]
    R. Noguellou et D. Renders (eds.), Uber et Taxis. Comparative Law Studies, Bruxelles, Bruylant, 2018.
  • [4]
    Voy. également A. Strowel, Quand Google défie le droit, Bruxelles, Larcier, 2011.
English version

1Les plateformes numériques, dont celles permettant l’échange de contenus, à l’instar de Facebook et Google, et celles de l’économie collaborative, comme Uber, Airbnb ou Deliveroo, sont, plus que jamais, l’objet de l’attention des régulateurs nationaux ou européens – qu’il s’agisse des autorités en matière de vie privée, de concurrence, de protection des consommateurs, de fiscalité ou en matière sociale par exemple. Ce numéro spécial de la Revue entend faire le point sur les questions juridiques posées par l’essor de l’économie des plateformes digitales, désormais au cœur de nombreux litiges et débats publics. Ce numéro fait suite à une riche journée d’étude organisée le 1er mars 2019 à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, par le Centre de recherche interdisciplinaire « Droit, entreprise et société » de l’UCLouvain et l’Association internationale de droit économique.

2Les plateformes jouent un rôle croissant dans une nouvelle économie des échanges facilitée par la technologie numérique, en particulier les applications pour smartphones. Elles tirent profit de la mise en relation d’individus ou d’opérateurs échangeant des contenus, comme sur Facebook, ou des prestations, par exemple publicitaires sur Google ou de transport avec Uber, en échange de données et/ou d’argent.

3Ce nouveau « courtage » mondialisé fait à la fois revivre certains questionnements sur le rôle du droit dans une économie globalisée et naître des questions juridiques inédites. Le mode opératoire des plateformes numériques remet en effet sur le devant de la scène des questions anciennes, dont l’acuité et l’actualité sont toutefois renouvelées :

  1. la question de la réglementation des entreprises multinationales [1], leur absence d’ancrage territorial, les difficultés d’assurer l’effectivité du droit au-delà des frontières, et donc également le besoin de recourir à la régulation européenne ou à la coopération internationale ;
  2. les rapports entre l’homme et la technique [2], et les nouvelles interactions entre humains par l’entremise du numérique, qui font disparaître certaines distances (grâce à Amazon Mechanical Turk, un traducteur indien pourra aisément offrir ses services à une société française) et en créent de nouvelles (les échanges décontextualisés sur Facebook ou Twitter ne creusent-ils pas les clivages en attisant les propos extrêmes ?).

4Ce numéro s’intéresse surtout aux questions juridiques qui se posent de manière analogue dans de nombreux États et appellent une régulation harmonisée, ou à tout le moins des pratiques convergentes. Les autorités étatiques sont toutes amenées à intervenir d’une manière ou d’une autre (légiférer, rendre des jugements, instituer un nouveau régulateur, etc.) à la suite de diverses pressions (politiques) ou demandes (en justice). Mais les circonstances, l’autorité saisie, l’encadrement juridique, les préoccupations et priorités locales, etc., varient, ce qui aboutit à des résultats souvent divergents.

5Une comparaison systématique des actions des parties intéressées et des réactions des autorités concernées a été réalisée en droit administratif à propos de la régulation d’Uber et des services de taxi [3]. La présente livraison de la Revue internationale de droit économique entend offrir une comparaison des orientations actuelles dans la régulation des plateformes à travers différentes branches du droit économique.

6Dans une première contribution à visée générale, Alexia Autenne et Élisabeth de Ghellinck examinent la structure des plateformes à la lumière de la théorie de la firme et revalorisent la firme comme un intermédiaire sur les marchés. Dans une perspective plus sectorielle, Anne Trescases analyse ensuite le nouveau rôle des plateformes dans la distribution des assurances et la digitalisation des acteurs traditionnels de ce secteur. Ces derniers ne sont pas (encore) menacés en raison de l’existence de nombreuses barrières réglementaires, mais leur situation pourrait changer en raison du développement de nouvelles technologies comme les blockchains qui remettent en question le modèle de gestion de la confiance.

7Plusieurs contributions examinent ensuite les modes de protection des utilisateurs des plateformes. S’agissant de la protection des consommateurs tout d’abord, Denis Voinot et Aurélien Fortunato soulignent les faiblesses de l’approche européenne qui repose sur le paradigme de l’information dans le rapport contractuel, dont les limites sont connues. Aussi suggèrent-ils plutôt de développer une série de bonnes pratiques, sur une base obligatoire ou volontaire. En termes de protection sociale ensuite, Elena Signorini replace le travail par l’intermédiaire des plateformes dans le cadre du travail considéré comme « non standard » et la précarité à laquelle cette forme de travail conduit. Aussi accueille-t-elle favorablement les initiatives de la Commission européenne, des associations représentatives des travailleurs et des États membres pour que la législation prenne mieux en compte la multiplicité des formes de travail.

8En matière de prérogatives fiscales, Marie Lamensch et Edoardo Traversa montrent les difficultés pratiques que rencontrent tant les États que les plateformes pour la collecte de l’impôt, les réactions législatives dans ce contexte, ainsi que les risques et avantages associés à ces nouvelles pratiques fiscales.

9Plusieurs contributions envisagent ensuite les questions de la fixation des prix et des échanges de données et d’informations. Richard Steppe analyse d’abord la pratique largement répandue de la tarification algorithmique, les dangers qu’elle représente en termes de collusion tacite et les outils du droit de la concurrence qui peuvent réguler ce phénomène. Julie Charpenet passe ensuite en revue les effets de la standardisation par les acteurs privés des demandes étatiques d’accès aux données et la manière dont les plateformes se posent en gardiennes du respect de la vie privée. Alain Strowel et Enguerrand Marique examinent enfin les mécanismes qui permettent d’assurer une information de qualité sur les plateformes, et de limiter la désinformation de masse sur les réseaux d’échanges de contenus et la prolifération des avis factices dans l’évaluation des participants à l’économie dite collaborative. Outre la transparence, ils plaident pour la mise en œuvre de dispositifs techniques limitant la propagation d’informations de mauvaise qualité.

10Vassilis Hatzopoulos offre enfin une contribution de synthèse sur la régulation des plateformes digitales en proposant un cadre où l’autoréglementation, la réglementation par les pairs et les systèmes de réputation en ligne, ainsi que la réglementation par les États et l’Europe se complètent utilement.

11Trois tendances lourdes ressortent de l’examen de cette nouvelle économie des échanges et appellent à réajuster la régulation des plateformes digitales pour l’avenir.

12Premièrement, le pouvoir d’ordonnancement privé des plateformes est grand, et leur permet de défier les États dans l’exercice de ses rôles traditionnels (perception de l’impôt, etc.) ou dans son rôle de protection des consommateurs ou des travailleurs [4]. Ce nouveau pouvoir privé découle en particulier de la place des plateformes dans la gestion des données et de l’information. Cet accroissement du pouvoir privé se traduit dans tous les secteurs examinés, du droit fiscal à la prévention de la distribution d’informations de mauvaise qualité. L’intermédiation par les plateformes pourrait aussi rééquilibrer le pouvoir des citoyens face à l’État, le pouvoir des consommateurs vis-à-vis des fournisseurs de services. En pratique, le rééquilibrage des forces se fait surtout au profit des plateformes, dont les usagers deviennent dépendants économiquement (les petits fournisseurs de services et les travailleurs), voire politiquement (les préoccupations citoyennes captées par les priorités algorithmiques dans la propagation d’informations).

13Deuxièmement, la question de la confiance dans l’économie des plateformes est tout à fait centrale et ubiquitaire à la fois. La fiabilité de l’information disponible, la création d’attentes concernant la bonne exécution de certaines prestations contractuelles ou encore la volonté de créer un système d’attribution des profits et avantages plus équilibré affectent les conditions dans lesquelles la confiance peut s’établir, d’une part, entre les usagers sur les divers versants des plateformes et, d’autre part, entre l’opinion publique et les plateformes. On touche ici à l’une des conditions du bon fonctionnement de l’économie de marché – l’information et le respect des contrats – dont la réalisation doit être suffisamment garantie par des institutions, cette fonction ne pouvant être intégralement déléguée au marché lui-même.

14Troisièmement, au-delà des questions d’efficience, se pose le problème de la répartition des gains résultant d’une activité économique. À cet égard, l’importance de la (para)fiscalité, des contributions sociales et du droit de la concurrence ne sont plus à démontrer, mais le défi demeure d’appliquer concrètement leurs règles à des activités qui se fondent sur des techniques nouvelles, dans un environnement largement déterritorialisé. Cet aspect est essentiel, car une juste répartition des gains générés par cette nouvelle économie des échanges est nécessaire pour qu’elle débouche sur un progrès humain.

15En renouvelant nos remerciements aux auteurs qui ont contribué à ce numéro, nous formulons le vœu que les idées proposées ici puissent essaimer et féconder la recherche au sujet du droit et de l’économie des plateformes digitales, qui n’en est encore qu’à ses débuts.


Date de mise en ligne : 06/01/2020

https://doi.org/10.3917/ride.333.0271

Notes

  • [1]
    Voy., par exemple, le numéro de la RIDE consacré à la question « Les grandes entreprises échappent-elles au droit ? » (introduit par M. Eeckhoudt, « Propos introductifs », RIDE 2016/2, pp. 151-164).
  • [2]
    Voy., à ce sujet, L. Burgorgue-Larsen, « Les nouvelles technologies », Pouvoirs 2009/3, pp. 65-80.
  • [3]
    R. Noguellou et D. Renders (eds.), Uber et Taxis. Comparative Law Studies, Bruxelles, Bruylant, 2018.
  • [4]
    Voy. également A. Strowel, Quand Google défie le droit, Bruxelles, Larcier, 2011.

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