Couverture de RIEJ_078

Article de revue

Essentialiser la sécurité sociale pour la défendre ? A propos de : Colette Bec, La Sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2014, 328 p.

Pages 219 à 232

Notes

  • [1]
    Voy. toutefois les recensions, contrastées, de J.-F. Spitz, « Solidarité ou assurance ? Les fondements de la sécurité sociale en France », La vie des idées, 2014, 9 p., www.laviedesidees.fr/Solidarite-ou-assurance.html, enthousiaste, et J.-C. Barbier, « Note de lecture critique », Revue française des affaires sociales, vol. 68, n° 3, 2014, p. 157-161, plus réservé, en particulier sur la méthode suivie.
  • [2]
    On pense en particulier au pénétrant chapitre que Gauchet a consacré à la sécurité sociale dans sa monumentale quadrilogie sur la genèse du projet démocratique : M. Gauchet, « Protéger les individus », L’avènement de la démocratie, vol. III, A l’épreuve des totalitarismes (1914-1974), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, p. 600-621.
  • [3]
    Pour un essai (vain ?) dans cette veine – inscrit dans le contexte belge –, voy. D. Dumont, « Que reste-t-il du principe de légalité en droit de la sécurité sociale ? Sécurité sociale et démocratie parlementaire », Revue de droit social, 2017, n° 1-2, « Aux sources du droit social. En hommage à Micheline Jamoulle » (dir. D. Dumont et F. Dorssemont), p. 113-146, sous presse.
  • [4]
    Le même étonnement est exprimé avec force par J.-C. Barbier, « Note de lecture critique », op. cit.
  • [5]
    L’auteure réserve toutefois une note de bas de page aux incontournables travaux de Castel (p. 220, note n° 3).
  • [6]
    Dans le même sens, A. Supiot, « La sécurité sociale entre transformisme et réformisme », Revue de droit sanitaire et social, 2016, n°1, « Dynamiques du droit de la sécurité sociale (1945-2015) », p. 5-10.
  • [7]
    Sur son rôle exact, voy. E. Jabbari, « Pierre Laroque et les origines de la Sécurité sociale », Informations sociales, n° 189, « 1945-2015 : la Sécurité sociale, un service public », 2015, p. 12-19.
  • [8]
    F. Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 600. Pas davantage que l’auteure (p. 217 à 227), nous n’avons de sympathie pour l’étrange conversion de Ewald au néolibéralisme, pour ne pas dire au darwinisme social (voy. notamment les propos assez crus tenus dans F. Ewald et D. Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, 2000, p. 63 et 64), intervenue dans les années 2000. Mais l’impasse faite sur la somme historique du généalogiste le plus fameux de l’Etat-providence français n’en reste pas moins surprenante.
  • [9]
    Si l’on peut se permettre un parallèle avec le cas de la Belgique, serait, de notre point de vue, pareillement incongrue une lecture de l’évolution du système belge de protection sociale au cours des dernières décennies qui ramènerait toutes les transformations à l’œuvre à une succession de glissements au regard d’un hypothétique âge d’or de la redistribution, de l’universalité et de l’égalité par trop mythifié. Certes, dans le champ politique, les socialistes ont souvent adopté après-guerre un discours inspiré par l’idée de rupture, et majoritairement plaidé pour des prestations sociales généreuses, universelles, financées par l’impôt et fournies par des services publics centralisés, à la manière d’un Beveridge. Mais dans le même temps, les démocrates-chrétiens, beaucoup plus méfiants face à l’étatisme, se sont toujours montrés plus sensibles au principe de subsidiarité et à l’idée de compromis entre les classes, plaidant pour des assurances sociales contributives laissant une certaine place à la responsabilité individuelle, cofinancées par les travailleurs et les employeurs et fournies par toute une gamme d’organismes privés non marchands. Et dans l’ensemble, il est indéniable que notre système de sécurité sociale est objectivement plus marqué par la seconde orientation que par la première, quelle que soit la préférence normative – les regrets pour le passé, les souhaits pour l’avenir – que l’on puisse avoir. Voy., parmi d’autres, G. Vanthemsche, La sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé, Bruxelles, De Boeck, coll. « Pol-His », 1994 ; E. Arcq et P. Blaise, « Histoire politique de la sécurité sociale en Belgique », Revue belge de sécurité sociale, vol. 40, n° 3, 1998, p. 481-714 ; P. Reman et P. Pochet, « Transformations du système belge de sécurité sociale », L’Etat social actif. Vers un changement de paradigme ? (dir. P. Vielle, P. Pochet et I. Cassiers), Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société », 2005, p. 121-148.
  • [10]
    Ce thème était déjà au centre du précédent ouvrage de l’auteure, mais appliqué principalement au champ des relations de travail et aux politiques de l’emploi : C. Bec, De l’Etat social à l’Etat des droits de l’homme ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2007.
  • [11]
    On pense bien sûr à son célèbre diptyque : M. Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le Débat, n° 3, 1980, p. 3-21 et Id., « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », Le Débat, n° 110, 2000, p. 258-288.
  • [12]
    Entre autres exemples, il est ainsi dit de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qu’elle n’est pas intégrée dans le corps des traités européens tout en ayant « une valeur symbolique très importante » (p. 293), alors que la Charte a la même valeur que les traités et est donc devenue un instrument juridique contraignant depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009.
  • [13]
    Dans cette veine, voy., parmi d’autres, le billet corrosif de D. Zamora, « Plaidoyer contre le respect des pauvres », Politique, n° 83, « Le purgatoire de l’égalité », 2014, p. 34-37.
  • [14]
    Pour une cartographie intellectuelle richement documentée, voy. par exemple J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2016.
  • [15]
    A ce sujet, voy. les réflexions, comme toujours très fines, de R. Lafore, « Les ‘droits sociaux’ et le droit social », La justiciabilité des droits sociaux : vecteurs et résistances (dir. D. Roman), préface de M. Delmas-Marty, Paris, Pedone, 2012, p. 451-458.
  • [16]
    Sur ce point, O. De Schutter, « Activation Policies for the Unemployed : Redefining a Human Rights Response », Activation Policies for the Unemployed, the Right to Work and the Duty to Work (dir. E. Dermine et D. Dumont), Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Work & Society », 2014, p. 255-277, reproduit dans Id., « Welfare State Reform and Social Rights », Netherlands Quarterly of Human Rights, vol. 33, n° 2, 2015, p. 123-162.
  • [17]
    Pour un développement de cette perspective, au carrefour de la philosophie du droit et du droit social, adossé aux travaux de Claude Lefort, E. Dermine, Droit au travail et politique d’activation des personnes sans emploi. Etude critique du rôle du droit international des droits humains, préface de O. De Schutter et P. Vielle, Bruxelles, Bruylant, 2017, chapitre 1 du titre II. En plus des travaux de Lefort cités par l’auteure, voy. C. Lefort, « Les droits de l’homme en question », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 13, « Les droits de l’homme dans la crise de l’Etat-providence », 1984, p. 11-47.
  • [18]
    Dans un registre plus explicite, voy. notamment les propositions de A. Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, deuxième partie ; E. Laurent, Le bel avenir de l’Etat-providence, Paris, Les liens qui libèrent, 2014 ; B. Gazier, B. Palier et H. Périvier, Refonder le système de protection sociale. Pour une nouvelle génération de droits sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2014.

Introduction

1Professeure de sociologie (émérite) à l’Université Paris-Descartes et auteure de travaux bien connus des initiés sur l’histoire de l’assistance publique en France, Colette Bec a publié en 2014 un ouvrage à la fois ambitieux et atypique sur l’évolution du système français de protection sociale. Sobrement intitulé La Sécurité sociale, l’ouvrage est paru dans la prestigieuse collection « Bibliothèque des sciences humaines » des éditions Gallimard. L’ouvrage est étonnamment passé quelque peu inaperçu, ou, à tout le moins, n’a pas reçu l’écho qu’il méritait [1]. Pourtant, son propos est original. Surtout, on aurait tort de s’en détourner au motif que la sécurité sociale, ses méandres et ses tourments sont affaires de spécialistes : l’ouvrage concerne en effet tout autant la sécurité sociale en tant que telle que l’évolution de la démocratie et du rapport au politique, rien moins. D’où, du reste, le sous-titre du livre, qui en annonce l’ampleur : Une institution de la démocratie.

2Soutenue par une écriture racée, cette voie large distingue l’ouvrage ici recensé des nombreux travaux experts consacrés à la protection sociale, qui appréhendent celle-ci principalement par le prisme technique de ses normes juridiques, comme le font les juristes de droit social, ou par l’étude du positionnement de ses acteurs, de ses performances sociales ou encore de ses paramètres économiques, ainsi que s’y emploient politologues, sociologues et économistes. Là où la très grande majorité de ces travaux portent sur tel aspect, tel secteur ou telle réforme de la protection sociale, dont la complexité et les ramifications donnent souvent aux spécialistes le sentiment qu’elle est rétive à toute généralisation, le livre de C. Bec, lui, se donne pour objet l’ensemble de la sécurité sociale, elle-même réinscrite dans le temps long de la maturation du projet démocratique.

3En résumé – telle est du moins la compréhension que nous avons de l’ouvrage –, l’auteure semble chercher à identifier une forme d’« essence » de la sécurité sociale, et à saisir ses difficultés contemporaines comme autant de manifestations d’un écart croissant, apparu très rapidement, entre cette essence, soit ce que la sécurité sociale aurait dû être, et ce qu’elle est effectivement. La présente étude critique propose un aperçu de l’argumentaire déployé par Colette Bec (1.), avant de discuter sa démarche puis le cœur de son propos, celui-ci n’étant pas sans lien avec celle-là (2.).

4Disons-le d’emblée : on pourrait souscrire sans trop de difficultés à la thèse défendue si elle était inscrite dans une perspective explicitement normative, mais on n’est en revanche pas sûr de pouvoir la partager sur un plan socio-historique. Autrement dit, sans doute la sécurité sociale gagnerait-elle à se rapprocher à l’avenir de l’épure idéale suggérée, à tout le moins entre les lignes, par l’auteure, mais c’est tout autre chose que d’affirmer, dans une perspective de sciences sociales, soit le registre dans lequel l’auteure entend a priori se situer, que le système français de protection sociale tel qu’il s’est déployé dans la seconde moitié du 20e siècle aurait dévié de la feuille de route voire du destin qui lui avait été assigné par ses pères fondateurs, dans la mesure où il est douteux que pareille vision claire et largement partagée il y ait jamais eu.

1 – La sécurité sociale comme institution phare de la démocratie

5Le propos central du livre est simple mais fort. Il est tout entier ramassé dans son introduction, dense, voire un peu difficile d’accès au premier abord pour qui a l’habitude de s’intéresser à la sécurité sociale avant tout par le biais de ses normes ou de ses chiffres, mais qui capture parfaitement la trame de l’essai.

6La crise de l’Etat-providence, sur laquelle on a tellement glosé, et que la sempiternelle quête d’équilibre financier n’a jamais cessé de mettre aux devants de l’actualité, n’est pas, soutient Bec, à imputer en premier lieu au retournement structurel de la conjoncture économique à la fin des années 1970 et au début des années 1980. La crise ne s’explique pas d’abord par la déstabilisation durable des paramètres économiques qui signent la fin du plein emploi. Elle est fondamentalement endogène, au sens où la sécurité sociale portait en elle les germes de sa propre fragilisation. Les ratés du keynésianisme à la fin des Trente Glorieuses ne sont donc pas la cause première mais le révélateur de cette faille interne. Ils ont fait apparaître au grand jour ce que les succès économiques et sociaux des trois décennies d’après-guerre avaient permis un temps de masquer ou contenir. La remise en cause idéologique de l’Etat-providence a alors pu s’engouffrer dans la brèche.

7Cette fragilité intrinsèque de la sécurité sociale, l’auteure la situe dans une distance grandissante entre l’esprit de 1945 et ses mises en œuvre ultérieures, c’est-à-dire entre l’intention des pionniers de la sécurité sociale française et les réalisations effectives de leurs successeurs. Dans l’immédiat après-guerre, la sécurité sociale, avance Bec, était envisagée comme une politique de protection globale, qui devait couvrir l’ensemble de la population et intégrer celle-ci dans un seul et même système de redistribution égalitaire. Or, ce projet n’a jamais été entièrement réalisé. Dès le départ, ont été maintenus toute une série de régimes spécifiques, propres à certaines catégories de la population – tels les fonctionnaires –, auxquels bien d’autres sont venus s’ajouter par la suite – notamment pour les indépendants. Et en plus du maintien de ces particularismes, le système qui a été mis en place, plus fondamentalement, n’a jamais surmonté la vieille fracture entre les assurances sociales, centrées sur la protection des travailleurs, et l’assistance, rebaptisée depuis aide sociale, qui s’adresse quant à elle aux diverses catégories en marge du travail. D’où, au total, de nombreuses disparités de traitement, une architecture institutionnelle baroque, une persistance du corporatisme et une multiplicité de canaux de financement. Ce déficit de cohérence du système nuit à sa légitimité et altère son efficacité.

8L’ouvrage proprement dit suit un fil historique, qu’il serait trop long de reconstituer ici dans son entièreté. Il nous mène, de manière fort classique, de la lente remise en cause, idéologique et politique, du libéralisme orthodoxe à la fin du 19e siècle à aujourd’hui, attachant une attention particulière pour le moment 1945 puis aux étapes de sa déconstruction. La lecture proposée est manifestement nourrie par les travaux du philosophe Marcel Gauchet [2]. Dans la veine de ceux-ci, elle accorde une attention privilégiée à la représentation de la société qui irrigue les vagues de réformes successives. L’émergence de l’interventionnisme en matière sociale est ainsi rapportée à l’échec du libéralisme autorégulateur, qui avait cru pouvoir faire advenir l’individu en se contentant de le proclamer libre et en cantonnant les pouvoirs publics dans une posture attentiste. L’explosion de la question sociale invalide cette illusion d’un ordre spontané et contraint le politique à intervenir pour organiser collectivement la vie en société. C’est alors tout un imaginaire nouveau qui se substitue à un autre. La variante réformiste du socialisme et l’humanisme chrétien font cause commune pour imposer la préoccupation de construire rationnellement un cadre collectif qui permette l’émancipation individuelle, à égale distance de la « liberté libérale » (p. 26), fossoyeur de la justice sociale, et du rêve marxiste, destructeur quant à lui de l’indépendance individuelle.

9Dans cette perspective, à la fois planificatrice et adossée à l’horizon de l’autonomie personnelle, la sécurité sociale, qui prend définitivement son envol au sortir de la guerre, ne peut être réduite à une simple technique réparatrice : elle consiste, bien plus largement, en un programme de protection de l’ensemble de la société, consubstantiellement arrimé à l’idéal démocratique. Il s’agit de faire advenir réellement, au-delà des proclamations formelles, une société d’hommes libres – de « faire vivre ensemble des individus déliés », écrit Bec (p. 15), ou encore, citant cette fois Gauchet, d’« amener la formule de la société des individus à sa pleine réalisation » (p. 299). Le droit social donne ainsi consistance à l’individu abstrait du droit civil. Mais pour que l’Etat-providence puisse être le support qui permette à chaque individu d’être acteur de sa propre vie, ce même Etat doit imposer des contraintes collectives – à commencer par les prélèvements obligatoires –, indispensables pour permettre la solidarisation effective de la société.

10C’est toute cette subtile dialectique de l’individuel et du collectif qui, avance Bec, n’a cessé de se déliter dans le contexte de la remise en cause de l’Etat-providence, initiée dès les années 1960, et de la multiplication des appels en faveur d’une plus grande « efficacité » et d’une meilleure « gestion » de la sécurité sociale. Pour l’auteure, la focalisation croissante du monde politique comme des partenaires sociaux sur la question de l’équilibre budgétaire de la sécurité sociale, et son appréhension dans une perspective de plus en plus technicienne et comptable plutôt que d’abord politique, c’est-à-dire relative aux choix collectifs à poser et à leur impact sur l’organisation du vivre-ensemble, ont pu prospérer « grâce » à un processus de délégitimation intellectuelle de l’Etat. Quand on évoque ce processus, on songe généralement en premier lieu au néolibéralisme et à sa dénonciation du caractère liberticide de l’intervention des pouvoirs publics. Mais on sait aussi que le néolibéralisme en tant que tel n’a finalement connu, dans les pays d’Europe continentale comme la France, qu’un succès somme toute limité. C’est pourquoi la cible de l’auteure est en réalité bien davantage la « deuxième gauche » initiée par Pierre Rosanvallon, ce courant intellectuel et politique né à l’intérieur du parti socialiste française qui a critiqué le poids trop grand donné, en France, à des pouvoirs publics jugés trop centralisateurs et impersonnels, et qui, dans la foulée, a plaidé pour que soit redonnée plus d’autonomie et de liberté à la société civile. Bec reproche à la deuxième gauche d’avoir ainsi contribué à disqualifier le politique comme instance médiatrice entre l’individuel et le collectif, faisant objectivement le jeu du néolibéralisme.

11Ce serait, pour reprendre une expression beaucoup employée par l’auteure, le « mode d’appartenance » à la société des individus qui aurait été progressivement défait. Cette révision de la représentation que se fait la collectivité d’elle-même aurait ouvert la voie à l’affadissement de la « visée intégrative originelle » (p. 193) de la sécurité sociale. Alors que celle-ci nourrissait l’ambition première de lutter contre les inégalités et de réduire les écarts, la solidarité tend aujourd’hui, avec le développement des politiques d’activation, à se faire toujours plus injonctive, conditionnelle, révocable. Au lieu de rester arrimée à la finalité de transformer la société tout entière dans un sens plus juste, la protection sociale voit sa fonction de plus en plus rabattue sur celle de limiter la casse.

12Et en dépit de l’unanimité qui l’entoure, la rhétorique consensuelle des droits de l’homme n’y change rien, termine Bec. Au contraire même, dans le sens où la prolifération des droits individuels entretient l’illusion qu’il est possible d’atteindre l’égalité et la justice par la démultiplication des « droits à » – droit à l’insertion, droit à l’emploi, droit au logement, etc – sans se préoccuper des conditions de l’effectuation de ces « droits », et en particulier des contraintes collectives qu’il faut s’imposer pour pouvoir les concrétiser. Pour preuve, pendant que les droits de l’homme sont de plus en plus investis de la fonction symbolique de faire société, les orientations prises par les réformes qui se succèdent concourent objectivement à précariser encore davantage les pauvres, en restreignant l’accès aux assurances sociales à ceux qui sont le mieux intégrés sur le marché de l’emploi – les insiders –, tandis que tous ceux qui ne peuvent satisfaire à leurs conditions d’éligibilité toujours plus exigeantes tendent à être refoulées dans le champ de l’assistance.

13Chargée de maintenir un semblant de cohésion sociale, cette dernière est totalement impuissante à contenir l’accroissement des écarts. En raison de l’amplification de « la partition (…) de la protection entre un secteur assuranciel aux conditions restrictives et un secteur assistanciel renouvelé et extensif » (p. 258), une part toujours plus importante de la population à la marge est déversée sur les minima sociaux. A quoi bon consacrer un droit à l’insertion quand, au même moment, bien plus en amont, la déstabilisation de la condition salariale induit mécaniquement une augmentation du nombre de laissés-pour-compte ? En raison de leur apolitisme, soutient l’auteure, les droits de l’homme occultent les facteurs économiques et sociaux qui produisent la misère au lieu de combattre efficacement celle-ci. Bref, ils servent de cache-sexe à la régression sociale.

14Le droit n’est pas capable de faire société en lieu et place du politique : tel est, en définitive, le nerf de l’argumentaire – et la cause ultime des tourments de la sécurité sociale.

2 – La Sécurité sociale, ou le paradis perdu ?

15Le propos est fort et mérite d’être discuté. La grande originalité de l’analyse proposée est de rompre avec le récit usuel d’un progrès continu, porté par plus d’un siècle de luttes ouvrières, qui a vu les classes laborieuses progressivement s’affranchir du paupérisme grâce à la sécurité sociale, progrès continu ensuite brutalement interrompu par les chocs pétroliers au tournant des années 1970, dont a résulté une déglingue toujours pas digérée et sans solution de rechange à ce jour. A contre-courant de cette lecture dominante, Bec va extirper les racines de la crise de l’Etat-providence dans et dès le moment capital : 1945 et ses suites immédiates. Ce faisant, elle nous invite incidemment à cesser de croire qu’un retour pérenne de la croissance économique, à supposer qu’il puisse avoir lieu, suffirait à remettre la sécurité sociale sur les rails, pour prendre la mesure du caractère structurel, ou endogène comme elle dit, de sa fragilité.

16Plus spécifiquement, au juriste de droit de la sécurité sociale qui fait le constat dépité que, sur le plan légistique, « son » droit n’est pas loin de représenter un véritable anti-modèle, tant il s’agit d’un droit mouvant, complexe, peu lisible, boursouflé, riche en dispositions kilométriques et marqué par une invraisemblable profusion de détails, et qui s’interroge sur la manière d’y remettre un semblant d’ordre [3], l’auteure cherche à montrer « ce dont la sédimentation de couches législatives et réglementaires est le symptôme », à savoir la permanence de « résistances » et d’« oppositions catégorielles » très fortes au projet unificateur et égalitaire des origines (p. 11).

17Au passage, on soulignera que l’auteure manifeste un intérêt certain pour la perception de la sécurité sociale et de ses mutations par les juristes, intérêt exprimé en particulier à travers de nombreuses références à la revue Droit social et à différentes contributions classiques dues aux grands noms du droit de la sécurité sociale en France, tels Paul Durand, Jean-Jacques Dupeyroux ou encore Robert Lafore. Cet intérêt mérite d’être souligné tant rares sont les spécialistes de politique sociale qui daignent lire les juristes de droit social. En l’occurrence, on a la faiblesse de penser que l’auteure a gagné par ce détour une compréhension plus fine du détail et, pourrait-on dire, de la « texture » des politiques publiques en cause que celle permise par le seul regard plus extérieur, adossé aux chiffres et aux discours, des sciences sociales.

18Pour autant, l’ouvrage ici recensé soulève de notre point de vue deux réserves importantes. La première a trait aux ressources (non) mobilisées à l’appui de la démonstration (A.), la seconde, plus fondamentale, à la thèse proprement dite qui est défendue (B.).

A – Peut-on faire de la socio-histoire des politiques sociales en se passant des ressources empiriques ?

19La démarche surprend d’abord par le caractère assez sélectif des ressources bibliographiques utilisées. Beaucoup de passages sont étonnamment économes en références. Parce qu’y sont évoquées des choses bien connues ? Voire. C’est que de nombreuses affirmations ne vont pas de soi et que, faute de n’être pas davantage argumentées ou documentées, elles encourent le risque d’être jugées un peu hâtives, ou en tout cas de ne pas convaincre. Au vrai, il ne s’agit pas de suspecter l’auteure, dont les travaux historiques minutieux sont bien connus des initiés, de légèreté. C’est plutôt que la démarche étonne en soi au regard des standards méthodologiques usuels en sciences sociales [4], d’autant que l’auteure ne prend pas la peine de s’en expliquer.

20Ainsi, les parties rétrospectives ne font pratiquement aucune référence aux travaux classiques des grands théoriciens français de l’Etat-providence, tels François Ewald, Robert Castel et Pierre Rosanvallon. Parce que l’auteure ne partage pas leur lecture ? Mais alors, pourquoi ne pas le dire explicitement et l’argumenter [5], au lieu de faire comme si ces travaux n’existaient pas – tout en s’inscrivant en de nombreux endroits dans leur continuité directe, voire en les paraphrasant ? Dans la même veine, diverses formules sont placées entre guillemets sans qu’une référence permettre d’en connaître la provenance, ce qui est un peu curieux. De même encore, un certain nombre de données chiffrées sont mentionnées sans source ni définition, de sorte qu’on lit que « la pauvreté » ou « les inégalités » augmentent, sans que l’on sache de quelle pauvreté et de quelles inégalités il est question et à quels indicateurs il est fait référence. Et l’on pourrait multiplier les exemples à l’envi. « Les études disponibles révèlent que (…) » (p. 243) : lesquelles ? Pourquoi ne pas les citer ? Tels effets « ont été largement analysés » (p. 293) : par qui ? Tels autres problèmes se sont vus consacrer une « foule de commentaires » (p. 132) et une « surabondance d’études » (p. 133) : par exemple ?

21Par ailleurs, les ressources bibliographiques mobilisées, quand il y en a, sont presque exclusivement françaises. La littérature en langue anglaise n’est pas du tout convoquée, ou à peine : on ne compte guère qu’une demi-douzaine de références pour une bibliographie finale longue de vingt pages. Certes, ce choix peut au premier abord se comprendre, dans la mesure où il s’agit d’un ouvrage portant principalement sur le système de sécurité sociale français et son histoire. Mais du coup, la dimension comparative en est totalement absente. Or, les analyses comparées du cas français, qui sont par ailleurs en bonne partie le fait d’auteurs français mais publiant en anglais – on pense par exemple à Bruno Théret, Jean-Claude Barbier ou Bruno Palier – permettent de saisir ses singularités. Par exemple, ce n’est qu’à la toute fin de l’ouvrage que l’auteure fait brièvement référence à l’ouvrage de Gøsta Esping-Andersen Les trois mondes de l’Etat-providence, le classique des classiques dans le domaine des politiques sociales comparées, pour relever que la France relève de la famille des Etats-providence continentaux, fondés sur le schéma des assurances sociales adossées à l’exercice d’un travail (p. 249). Or, ce n’est pas anodin, dans la mesure où – on va y revenir dans un instant – ce rappel porte potentiellement en lui une invalidation de la lecture défendue selon laquelle la sécurité sociale française aurait été conçue comme « radicalement » (quatrième de couverture) distincte des assurances sociales limitées à la protection des salariés.

22Que l’on nous donc comprenne bien : la réserve méthodologique ici exprimée n’est pas coquetterie de juriste friand de notes de bas de page interminables et d’appareil bibliographique « exhaustif ». C’est plutôt que la parcimonie des références permet à l’auteure de disqualifier certaines lectures et d’en soutenir d’autres sans parfois d’autres arguments que l’assertion. Peut-on – et, soit dit en passant, la question pourrait être adressée aussi à Marcel Gauchet, même si lui est philosophe – poser des diagnostics en se dispensant de l’empirie en sciences sociales ? Pour prendre un ultime exemple, pourquoi parler d’un « processus continu de dégradation des conditions de vie de fractions de plus en plus larges de la population » (p. 232) ou de « la dégradation continue de la situation économique et sociale de pans toujours plus importants de la population » (p. 254) sans autres indications ? « Continu » depuis quand ? « Dégradation » jusqu’à quel point ? « Fractions de plus en plus larges » jusqu’où ? La France est-elle maintenant sur le chemin de la Grèce ? Bref, pourquoi ne pas chercher à circonscrire les phénomènes évoqués avec plus de rigueur et de précision, pour éviter que le propos ne soit trop vite rangé par les sceptiques au rayon des dénonciations à discréditer pour leur excessif catastrophisme ?

B – La sécurité sociale peut-elle être appréhendée autrement qu’à partir de son histoire, ses acteurs et ses dispositifs propres ?

23Venons-en au cœur de la lecture défendue par Colette Bec de la genèse et des mutations de la sécurité sociale.

24D’un point de vue normatif, on ne peut qu’abonder dans le sens de l’auteure lorsqu’elle rappelle, contre l’imaginaire solipsiste porté par la représentation libérale de la liberté, que ce n’est que par l’organisation collective de leur sécurité que les individus peuvent être rendus réellement libres, ou du moins qu’ils peuvent l’être de manière autant que possible égalitaire. Dans la foulée, il est tout aussi salutaire de souligner, comme elle le fait avec insistance, qu’avant d’être une vaste machinerie bureaucratique dont la priorité devrait être l’équilibre des comptes, la sécurité sociale est une institution par laquelle la société tout entière organise politiquement son destin [6] et, à ce titre, un pilier central du projet démocratique. On ne peut donc que la rejoindre quand elle appelle à cesser de se saisir de la sécurité sociale uniquement dans une perspective comptable et gestionnaire, pour chercher plutôt à renouer avec sa signification première et à identifier ses véritables problèmes. Et on ne peut que rallier son point de vue à nouveau quand, en finale de l’ouvrage, elle dénonce avec force l’illusoire aspiration contemporaine à vouloir l’émancipation individuelle tout en se dispensant de continuer à penser et structurer de manière collective le vivre-ensemble, bref à vouloir et croire une authentique démocratie possible sans Etat social.

25Pour les observateurs de la protection sociale, est en particulier stimulante la thèse selon laquelle le système français – sur ce point, le propos semble largement applicable à d’autres cas continentaux –, faute d’avoir jamais réussi à surmonter la vieille coupure entre assurance et assistance, ni à gommer les particularismes porteurs d’iniquité, portait dès le départ en lui les germes de sa propre déstabilisation. Il apparaît en effet assez plausible que le maintien d’une protection (très) inégale des différents groupes de victimes de la question sociale puis, de manière plus générale, des différentes catégories de la population est source de problèmes de légitimité majeurs.

26Mais la principale question que soulève cette lecture est de savoir si, d’un point de vue socio-historique, il est pertinent d’aller chercher le nœud du problème dans un moment aussi circonscrit et fugace que 1945, et l’élaboration du projet d’une politique globale de sécurité sociale dans le sillage des travaux du Conseil national de la résistance. Tout l’esprit de la sécurité sociale voire sa quintessence peuvent-ils être ramenés à la matrice universaliste et égalitaire qui, à un moment bien précis et très particulier de l’histoire, a animé un « plan » n’ayant, en tant que tel, jamais été entièrement concrétisé ? Appréhender toute la sécurité sociale – la Sécurité sociale, comme l’écrit invariablement l’auteure – à partir du dessein que lui avait assigné à ce moment-là un homme clé, soit le haut fonctionnaire Pierre Laroque, que l’auteure qualifie sans hésiter de « Beveridge français » (p. 118 et 122) [7], n’est-ce pas l’essentialiser, c’est-à-dire la ramener à une forme d’épure intouchable, pour ne pas dire de paradis perdu, au regard duquel toute la suite de l’histoire ne peut alors qu’apparaître comme une succession de dévoiements, de trahisons et d’espoirs déçus au parfum de déglingue sans fin ? Autrement dit, est-il fondé de faire du projet d’un homme, fût-il incontournable et sa pensée comme son action directement inscrites dans la ligne d’un moment crucial, une manière de nature intrinsèque de la sécurité sociale, au lieu d’appréhender cette dernière à partir de ce que ses acteurs, au pluriel, en ont réellement fait au fil du temps et de leurs conflits et compromis, à savoir une construction instable, imparfaite, constamment en mouvement, depuis toujours confrontée à d’incessants mouvements de flux et de reflux au gré de la conjoncture politique et idéologique ? Plus que la trahison d’une ambition originelle, n’est-ce pas là simplement son mode de fonctionnement constitutif, celui d’une société qui « négocie avec elle-même » en permanence, comme le dit Ewald [8] ? Celui de la démocratie.

27Soit dit en passant, rejaillissent ici les réserves exprimées plus haut sur l’appareil documentaire (non) mobilisé : les travaux historiques accentuant les éléments de continuité entre le système déployé après-guerre et les assurances sociales préexistantes sont un peu vite écartés, au motif qu’ils ne captureraient pas le plus important, à savoir qu’au-delà de l’apparente continuité des dispositifs, l’esprit animant la désormais Sécurité sociale se distinguerait radicalement de celui des protections catégorielles de type bismarckien antérieures, afin de « se libérer » de leur héritage (p. 116) et de « contrecarrer » (p. 126) leur hégémonie. La césure invoquée n’est-elle pas excessive ? A tout le moins, elle est, pour le lecteur profane, bien plus affirmée que démontrée. Ce sentiment est renforcé quand on lit sous la plume de Bec elle-même, dans la conclusion de l’ouvrage, cette concession : le projet de 1945 a été échafaudé « dans le climat d’illusion lyrique qui a suivi la Libération » et présente toutes les allures « d’un rêve né de la guerre » (p. 299). Mais dans ce cas, pourquoi alors lui avoir donné autant de poids et n’avoir eu de cesse de matraquer « sa prégnance persistante » (p. 132) [9] ?

28Par ailleurs, l’analyse proposée se double, en particulier dans la dernière partie de l’ouvrage, d’un procès de la substitution du droit au politique comme registre d’organisation privilégié de la société [10]. Alors que la protection sociale visait, selon Bec, à transformer la société tout entière dans un sens plus égalitaire par un programme global de réduction des écarts porté par l’Etat, elle se limiterait de plus en plus, à mesure qu’elle se replie sur les assurances catégorielles, à maintenir un semblant de cohésion sociale. Ce mouvement prendrait en particulier la forme d’une extension du filet assistanciel ciblé sur les pauvres et la consécration au bénéfice de ceux-ci d’illusoires droits individuels en tout genre, souvent dépourvus d’effectivité. S’en suit une charge finale très forte contre l’apolitisme des droits fondamentaux, manifestement nourrie par le scepticisme manifesté à l’endroit de leur succès par Marcel Gauchet [11] : leur prolifération ne servirait qu’à masquer l’affadissement continu de l’Etat social et de ses ambitions.

29Ici aussi, le procès fait aux droits de l’homme nous paraît excessif, en raison de son caractère trop massif – en plus d’être déforcé par quelques approximations sur le plan juridique que nous laisserons de côté [12]. Que l’on ne nous mécomprenne pas : bien sûr qu’il est pertinent de souligner que la multiplication des mécanismes d’aide ciblés, décentralisés, de proximité, qui visent à faire du bénéficiaire l’acteur de sa propre réinsertion resteront en bonne partie inutiles tant et aussi longtemps qu’ils ne seront pas enchâssés dans une remise en cause, plus en amont, des politiques économiques qui conduisent mécaniquement à l’accroissement de l’exclusion sociale. Evidemment qu’il faut déplorer, et bruyamment, l’abandon de la lutte contre les inégalités au profit d’une lutte contre la seule pauvreté, du moins quand celle-ci se réduit à faire montre de « respect » pour la personne pauvre, de « compréhension » pour ses difficultés personnelles et d’« écoute » à l’endroit de ses craintes pour espérer réduire significativement la précarité, en lieu et place de la redistribution des richesses [13]. Mais de là à ériger « les droits de l’homme » tout entiers, accusés de faire le lit de cette substitution, en un facteur d’occultation systémique des données économiques, sociales et politiques, il y a un pas que nous ne franchirions pas.

30La dénonciation des droits fondamentaux comme religion postmoderne faisant le jeu de l’individualisme narcissique et du désengagement de l’Etat est loin d’être nouvelle. Elle fait du reste l’objet d’une vaste littérature que, Gauchet mis à part, l’auteure ne convoque à nouveau guère [14]. S’il est indéniable que l’histoire du droit social ne rend pas celui-ci et le produit des luttes sociales dans lesquelles il s’origine entièrement solubles dans le registre des prérogatives individuelles propre aux droits de l’homme [15], il n’en reste pas moins que ces derniers peuvent être « transformateurs » sur le plan sociétal en plus de contribuer utilement à la préservation des acquis sociaux [16]. Certes, il faut dénoncer ce qui n’est rien d’autre que de la politique-spectacle, ou une mystification, quand le législateur consacre des « droits à » incantatoires et inopérants dépourvus de la moindre espèce d’effectivité pour les premiers concernés. Mais, pour un juriste, il est douteux que l’on puisse réellement parler de droit de l’homme, à tout le moins de droit justiciable, face à pareil cas de figure. Quand ils sont pris au sérieux, les droits sociaux fondamentaux impliquent en réalité à l’évidence la mise en place de politiques publiques délibérées collectivement, qui s’attaquent vraiment à la privation matérielle. Parce qu’ils appellent ainsi des choix collectifs pour être effectués, notamment en termes de financement, ils peuvent être éminemment politiques [17]. Partant, pourquoi considérer, comme le fait Bec dans ses attaques notamment contre la deuxième gauche, que la promotion d’un Etat assujetti au droit et aux libertés fait nécessairement le lit d’un rétrécissement de la redistribution autant que d’une dépolitisation du vivre-ensemble ? Hors de la toute-puissance d’un Etat jupitérien, point de solidarité possible ?

Conclusion

31Bref, l’ouvrage ici recensé est sans aucun doute rafraîchissant par ses préoccupations, loin des regards exclusivement techniciens et gestionnaires, et impressionnant par l’ampleur du parcours diachronique revisité, en plus d’être servi par une plume élégante. Mais il déconcerte en accumulant les assertions formulées sur le mode de l’essai polémique et en érigeant en principes fondateurs du système français de sécurité sociale ce qui semble s’apparenter en définitive davantage à des préférences normatives, aussi légitimes ces dernières soient-elles.

32Du reste, on peut se demander pourquoi, tant qu’à mêler les registres, l’auteure ne s’avance pas plus à découvert, dans la conclusion de l’ouvrage, sur le terrain prospectif et propositionnel. Sur ce plan, on doit en effet se contenter de la dernière phrase du livre, en forme de suggestion un peu cryptée : « l’échec patent de cette orientation [l’illusion d’une émancipation individuelle qui dispenserait d’une organisation solidaire de la société] invite à appréhender à nouveau la question de la protection dans les termes d’une solidarité délibérée et éduquée qui seule donnerait sa chance à l’exercice de la responsabilité dans une démocratie renouvelée » (p. 306) [18].


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Date de mise en ligne : 21/06/2017

https://doi.org/10.3917/riej.078.0219

Notes

  • [1]
    Voy. toutefois les recensions, contrastées, de J.-F. Spitz, « Solidarité ou assurance ? Les fondements de la sécurité sociale en France », La vie des idées, 2014, 9 p., www.laviedesidees.fr/Solidarite-ou-assurance.html, enthousiaste, et J.-C. Barbier, « Note de lecture critique », Revue française des affaires sociales, vol. 68, n° 3, 2014, p. 157-161, plus réservé, en particulier sur la méthode suivie.
  • [2]
    On pense en particulier au pénétrant chapitre que Gauchet a consacré à la sécurité sociale dans sa monumentale quadrilogie sur la genèse du projet démocratique : M. Gauchet, « Protéger les individus », L’avènement de la démocratie, vol. III, A l’épreuve des totalitarismes (1914-1974), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, p. 600-621.
  • [3]
    Pour un essai (vain ?) dans cette veine – inscrit dans le contexte belge –, voy. D. Dumont, « Que reste-t-il du principe de légalité en droit de la sécurité sociale ? Sécurité sociale et démocratie parlementaire », Revue de droit social, 2017, n° 1-2, « Aux sources du droit social. En hommage à Micheline Jamoulle » (dir. D. Dumont et F. Dorssemont), p. 113-146, sous presse.
  • [4]
    Le même étonnement est exprimé avec force par J.-C. Barbier, « Note de lecture critique », op. cit.
  • [5]
    L’auteure réserve toutefois une note de bas de page aux incontournables travaux de Castel (p. 220, note n° 3).
  • [6]
    Dans le même sens, A. Supiot, « La sécurité sociale entre transformisme et réformisme », Revue de droit sanitaire et social, 2016, n°1, « Dynamiques du droit de la sécurité sociale (1945-2015) », p. 5-10.
  • [7]
    Sur son rôle exact, voy. E. Jabbari, « Pierre Laroque et les origines de la Sécurité sociale », Informations sociales, n° 189, « 1945-2015 : la Sécurité sociale, un service public », 2015, p. 12-19.
  • [8]
    F. Ewald, L’Etat providence, Paris, Grasset, 1986, p. 600. Pas davantage que l’auteure (p. 217 à 227), nous n’avons de sympathie pour l’étrange conversion de Ewald au néolibéralisme, pour ne pas dire au darwinisme social (voy. notamment les propos assez crus tenus dans F. Ewald et D. Kessler, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, 2000, p. 63 et 64), intervenue dans les années 2000. Mais l’impasse faite sur la somme historique du généalogiste le plus fameux de l’Etat-providence français n’en reste pas moins surprenante.
  • [9]
    Si l’on peut se permettre un parallèle avec le cas de la Belgique, serait, de notre point de vue, pareillement incongrue une lecture de l’évolution du système belge de protection sociale au cours des dernières décennies qui ramènerait toutes les transformations à l’œuvre à une succession de glissements au regard d’un hypothétique âge d’or de la redistribution, de l’universalité et de l’égalité par trop mythifié. Certes, dans le champ politique, les socialistes ont souvent adopté après-guerre un discours inspiré par l’idée de rupture, et majoritairement plaidé pour des prestations sociales généreuses, universelles, financées par l’impôt et fournies par des services publics centralisés, à la manière d’un Beveridge. Mais dans le même temps, les démocrates-chrétiens, beaucoup plus méfiants face à l’étatisme, se sont toujours montrés plus sensibles au principe de subsidiarité et à l’idée de compromis entre les classes, plaidant pour des assurances sociales contributives laissant une certaine place à la responsabilité individuelle, cofinancées par les travailleurs et les employeurs et fournies par toute une gamme d’organismes privés non marchands. Et dans l’ensemble, il est indéniable que notre système de sécurité sociale est objectivement plus marqué par la seconde orientation que par la première, quelle que soit la préférence normative – les regrets pour le passé, les souhaits pour l’avenir – que l’on puisse avoir. Voy., parmi d’autres, G. Vanthemsche, La sécurité sociale. Les origines du système belge. Le présent face à son passé, Bruxelles, De Boeck, coll. « Pol-His », 1994 ; E. Arcq et P. Blaise, « Histoire politique de la sécurité sociale en Belgique », Revue belge de sécurité sociale, vol. 40, n° 3, 1998, p. 481-714 ; P. Reman et P. Pochet, « Transformations du système belge de sécurité sociale », L’Etat social actif. Vers un changement de paradigme ? (dir. P. Vielle, P. Pochet et I. Cassiers), Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Travail & société », 2005, p. 121-148.
  • [10]
    Ce thème était déjà au centre du précédent ouvrage de l’auteure, mais appliqué principalement au champ des relations de travail et aux politiques de l’emploi : C. Bec, De l’Etat social à l’Etat des droits de l’homme ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2007.
  • [11]
    On pense bien sûr à son célèbre diptyque : M. Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique », Le Débat, n° 3, 1980, p. 3-21 et Id., « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », Le Débat, n° 110, 2000, p. 258-288.
  • [12]
    Entre autres exemples, il est ainsi dit de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qu’elle n’est pas intégrée dans le corps des traités européens tout en ayant « une valeur symbolique très importante » (p. 293), alors que la Charte a la même valeur que les traités et est donc devenue un instrument juridique contraignant depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, le 1er décembre 2009.
  • [13]
    Dans cette veine, voy., parmi d’autres, le billet corrosif de D. Zamora, « Plaidoyer contre le respect des pauvres », Politique, n° 83, « Le purgatoire de l’égalité », 2014, p. 34-37.
  • [14]
    Pour une cartographie intellectuelle richement documentée, voy. par exemple J. Lacroix et J.-Y. Pranchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2016.
  • [15]
    A ce sujet, voy. les réflexions, comme toujours très fines, de R. Lafore, « Les ‘droits sociaux’ et le droit social », La justiciabilité des droits sociaux : vecteurs et résistances (dir. D. Roman), préface de M. Delmas-Marty, Paris, Pedone, 2012, p. 451-458.
  • [16]
    Sur ce point, O. De Schutter, « Activation Policies for the Unemployed : Redefining a Human Rights Response », Activation Policies for the Unemployed, the Right to Work and the Duty to Work (dir. E. Dermine et D. Dumont), Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, coll. « Work & Society », 2014, p. 255-277, reproduit dans Id., « Welfare State Reform and Social Rights », Netherlands Quarterly of Human Rights, vol. 33, n° 2, 2015, p. 123-162.
  • [17]
    Pour un développement de cette perspective, au carrefour de la philosophie du droit et du droit social, adossé aux travaux de Claude Lefort, E. Dermine, Droit au travail et politique d’activation des personnes sans emploi. Etude critique du rôle du droit international des droits humains, préface de O. De Schutter et P. Vielle, Bruxelles, Bruylant, 2017, chapitre 1 du titre II. En plus des travaux de Lefort cités par l’auteure, voy. C. Lefort, « Les droits de l’homme en question », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, n° 13, « Les droits de l’homme dans la crise de l’Etat-providence », 1984, p. 11-47.
  • [18]
    Dans un registre plus explicite, voy. notamment les propositions de A. Supiot, L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010, deuxième partie ; E. Laurent, Le bel avenir de l’Etat-providence, Paris, Les liens qui libèrent, 2014 ; B. Gazier, B. Palier et H. Périvier, Refonder le système de protection sociale. Pour une nouvelle génération de droits sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Nouveaux débats », 2014.

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