Notes
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[1]
F. Jacques, Logique ou rhétorique de l’argumentation ?, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, p. 54.
-
[2]
G. Kalinowski, Le rationnel et l’argumentation, à propos du “Traité de l’argumentation” de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, in Revue philosophique de Louvain, 1972, t. 70, pp. 406-407.
-
[3]
L. Apostel, What is the Force of an Argument ? Some Problems and Suggestions, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, pp. 99-109.
-
[4]
G. Bouchard, La nouvelle Rhétorique, Introduction à l’œuvre de C. Perelman, Québec, Université de Laval, 1980, pp. 4 et 5.
-
[5]
L. Wintgens, La Nouvelle Rhétorique et le droit, in La philosophie à l’épreuve du phénomène juridique : droit et loi, Actes du Ve colloque de l’Association française de philosophie du droit, Marseille, Presses universitaires d’Aix, 1987, pp 140-150.
-
[6]
O. Reboul, Introduction à la Rhétorique, Paris, PUF, 1991, pp. 97-98.
-
[7]
C. Plantin, Essais sur l’argumentation, introduction linguistique à l’étude de la parole argumentative, Paris, Kimé, 1990, pp. 11-22.
-
[8]
F. Ost et M. van de Kerchove, De la théorie de l’argumentation au paradigme du jeu, quel entre-deux pour la pensée juridique ?, in R.I.E.J., 1991.27, pp.77-98.
-
[9]
« C’est à l’idée d’évidence, comme caractérisant la raison, qu’il faut s’attaquer si l’on veut faire une place à une théorie de l’argumentation qui admette l’usage de la raison pour diriger notre action et pour influer sur celle des autres » (Ta, p. 4, nous utilisons la 5e édition du Ta, publiée en 1988, aux éditions de l’Université de Bruxelles). Ainsi, refusant les intuitions ou le principe d’évidence, Perelman entend faire de l’argumentation un moyen de preuve discursive. D’autre part, il semble aussi faire de l’aspect intersubjectif de l’argumentation une dimension essentielle : « L’objet de cette théorie est l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment » (Ta, p. 5). On encore : « Car toute argumentation vise à l’adhésion des esprits […] » (Ta, p. 18).
-
[10]
Ta, p. 5.
-
[11]
Ta, p. 10. C’est nous qui soulignons.
-
[12]
Ta, p. 23.
-
[13]
Ta, p. 34.
-
[14]
Ta, p. 41.
-
[15]
Ta, p. 42.
-
[16]
Ta, p. 42.
-
[17]
La plupart sont aujourd’hui disponibles dans deux volumes : C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1989 ; Ethique et Droit, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1990.
-
[18]
C’est la version de P. Gochet, qui lit tous les schèmes argumentatifs de Perelman de cette façon, à l’exception des dissociations (P. Gochet, L’empire rhétorique, rhétorique et argumentation, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, pp. 363-369).
-
[19]
Nous effectuons par là une démarche inverse de celle qui nous a occupé dans les “Cadres de l’argumentation” du Ta, puisque, au lieu de partir de l’affirmation ou de l’appartenance de l’argumentation à un domaine qui l’englobe et de définir à partir de celui-ci ses caractéristiques, nous cherchons d’abord ces dernières ; il est ensuite loisible de la rapprocher de la logique ou d’un autre champ, si cela s’avère pertinent.
-
[20]
Les Etudes philosophiques, Paris, 1959, pp. 131-138. Repris dans C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1989, pp. 425-435.
-
[21]
Ibidem, p. 432.
-
[22]
Ibidem, p. 433.
-
[23]
Écrit en collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca dans Archivio di Filosofia, vol. Semantica, Rome, 1955, pp.249-269. Repris dans C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1989, pp.123-150.
-
[24]
“Il faut se demander si une attention suffisante a été portée au rapport étroit qui, selon nous, existe entre l’insertion des notions dans les raisonnements non contraignants et l’évolution des notions” (Ibidem, p. 131).
-
[25]
L’idée de l’évolution et de la nécessaire indépassable imperfection des connaissances en sciences humaines que développe Perelman a pour origine historique les travaux de E. Dupréel, dont C. Perelman fut l’élève (cfr. aussi M. Maneli, The New Rhetoric and Dialectics, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, pp. 222-223).
-
[26]
Alors que c’est une interprétation entendue. Voir par exemple, M. Côté, La Philosophie du raisonnable de C. Perelman, Laval théologique et philosophique, juin 1985, 41 2, p. 197.
-
[27]
Un autre élément appuyant notre interprétation est l’intérêt de Perelman pour le genre épidictique (Ta, § 11), où il importe de développer longuement une thèse qui n’a pas besoin de justifications, étant déjà admise par le public.
-
[28]
Nous devons aussi ajouter que si Perelman a bien cette vision-là de l’argumentation, il n’a pas que celle-là. L’idée de l’argumentation moyen de justification est aussi présente chez lui. Voir par exemple C. Perelman, Jugements de valeurs, justification et argumentation, in Revue Internationale de philosophie, 1961, n° 58, fasc. 4, repris dans C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1989, pp. 197-207.
-
[29]
In Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, tome LVIII, 1972-5, pp. 144-56.
-
[30]
Sur l’idée de “construction de vision du monde” au moyen de l’argumentation, voir aussi M. Côté, La philosophie du raisonnable de C. Perelman, Laval théologique et philosophique, juin 1985, 41, 2, pp. 199-201.
-
[31]
Ibidem, 1972, p. 154.
-
[32]
C. Perelman, Philosophie première et philosophie régressive, Dialectica, 1949, 11, in C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’université de Bruxelles, 1989, pp.153-177.
-
[33]
En outre, pour un exposé résumé plus détaillé des techniques argumentatives étudiées par Perelman, on pourra consulter : C. Perelman, L’empire rhétorique, rhétorique et argumentation, Paris, J. Vrin, 1977, coll “Pour demain” ; Logique et argumentation, Bruxelles, Presses universitaires de l’Université de Bruxelles, 1971, pp. 87-147 ; G. Bouchard, La nouvelle rhétorique, introduction à l’œuvre de C. Perelman, op. cit. ; O. Reboul, Introduction à la rhétorique, op. cit.
-
[34]
J. Locke, The Second Treatise of Civil Government and A Letter Concerning Toleration, cité dans le Ta, p. 297.
-
[35]
Ta, pp. 311-326.
-
[36]
Ce qui nous rapproche alors de l’argument d’incompatibilité.
-
[37]
Rhétorique à Herennius, Livre II, § 38, cité par Perelman, p. 320.
-
[38]
En exemple, il cite une réflexion de Ryle : “Devons-nous dire alors que les réflexions de l’agent sur la manière intelligente de se comporter exigent qu’il réfléchisse d’abord à la meilleure manière de réfléchir à la façon d’agir ?“(Ta, p. 381). Ajoutons également que la relation cause-conséquence est souvent difficile à utiliser car la détermination de la conséquence n’est pas chose aisée : d’une situation découlent souvent plusieurs conséquences, les unes positives, les autres non. Dans cette mesure, lorsqu’on veut isoler une conséquence particulière, il faut lui donner un statut spécial, en la rapprochant fortement de la cause, jusqu’à en faire sa “condition nécessaire et suffisante” (Ta, p. 361). Mais dans ce cas, l’argument devient de forme quasi-logique.
-
[39]
Extrait de H. BAWK, Le psychiatre dans la société, in La Semaine des Hôpitaux de Paris, 25e année, n° 74, pp. 3046-3047, cité par Perelman, in Ta, p. 382).
-
[40]
Ta, p. 382-3.
-
[41]
Ta, p. 394.
-
[42]
Ta, p. 403.
-
[43]
Ta, p. 504.
-
[44]
La dernière colonne (“les dissociations”) concerne un thème que nous n’avons pas abordé : les dissociations ou couples de notions sont à la fois proches des liaisons, car elles en constituent l’origine transcendentale, et éloignées d’elles parce qu’elles structurent un texte tout à fait différemment. L’étude des dissociations et de leur rapport avec les liaisons est un problème complexe qui mériterait une réflexion propre, que nous ne pouvons entamer ici.
-
[45]
C’est le cas du rapport cause-conséquence qui peut évoluer vers l’équivalence quasi-logique.
-
[46]
Ainsi la double hiérarchie fonctionne-t-elle avec des arguments de comparaison.
-
[47]
Plus techniquement, on peut affirmer avec Kalinowski que ce que Perelman présente comme des schèmes de raisonnement dans sa typologie, ce ne sont en fait que des exemples de raisonnement. En effet, le schème suppose la formalisation du raisonnement, marquée par la présence de lettres de variables, ce que n’a pas fait Perelman (G. Kalinowski, op. cit., p. 413).
-
[48]
Le dernier chapitre de la typologie est bien consacré à l’“interaction des arguments” et aurait pu constituer une espèce de mise en situation textuelle de la typologie. Malheureusement, il reste très programmatique.
-
[49]
Par là, on remarque un retour de la logique formelle en argumentation puisque le paradigme de l’opposition forme/fond provient de cette discipline. Par conséquent, il est possible de soutenir que, malgré lui, Perelman reste pris dans un modèle “formaliste” de la rationalité. Et conséquemment, la tentative de L. Apostel de formaliser la force des arguments a sa raison d’être.
-
[50]
Cfr. les articles de Perelman que nous avons analysés sur ce sujet.
-
[51]
On se trouve alors dans la ligne de ceux qui étudient les sophismes, cherchant des normes d’argumentation (cfr. C.L. Hamblin, Fallacies, London, Methuen, 1970 ; J. Woods et D.N. Walton, Critique de l’argumentation, Paris, Kimé, 1992).
-
[52]
Ta, p. 675.
-
[53]
Et ce de l’aveu de Perelman lui-même, cfr. Ta, p. 258. En outre, pour un exposé plus détaillé des faiblesses de la théorie de Perelman, on consultera F.H. Van Eemeren, R. Grootendorst et T. Kruiger, Handbook of Argumentation Theory, Dordrecht, Foris, 1987, pp. 251-259 ; M. Kienpointner, The Empirical Relevance of Perelman’s New Rhetoric, Argumentation, november 1993, Vol. 7, n°4, p. 420.
-
[54]
Dans une étude consacrée à Perelman, G. Hottois aborde aussi la question de l’originalité argumentative de tout texte. Mais un point nous sépare quand il considère cette unicité comme indépassable, et en tout cas indicible : « La dialectique dialogique ou argumentante est, elle, irréductiblement plurielle, polymorphe et imprévisible. Les raisons articulées dans son travail ne sont pas toujours d’ores et déjà ramenées à l’action de la “Raison” »(G. Hottois, Du sens commun à la société de communication, Études de philosophie du langage, Paris, Vrin, 1989, p. 163).
-
[55]
Derrière le problème des multiples résonances mises à jour et celui de leur organisation, se cache la dimension artisanale de l’argumentation. C’est en effet de savoir-faire plutôt que de savoir qu’il faudrait parler pour décrire cet aspect.
-
[56]
Ce texte est proposé à l’analyse dans A. Nysenholc et TH. Gergely, Argumenter, information et persuasion, Bruxelles, De Boeck-Université, 1991, pp. 76-79. Nous reproduisons dans la colonne de gauche l’analyse faite par ces auteurs. On pourra ainsi la comparer avec la nôtre.
-
[57]
On notera tout de suite un écart entre notre méthode et la leur : ils proposent d’isoler une thèse dans le texte, alors que nous nous y opposons, et que nous définissons ce qu’ils appellent thèse comme un “argument résumé”, pour le traiter de la même manière que les autres arguments.
-
[58]
Pour ne pas allonger inconsidérément cette analyse, nous n’étudions pas la caractéristique d’énoncer deux exemples, ni leurs rapports.
-
[59]
On pourrait d’ailleurs parler de dissociation.
-
[60]
On se rappellera que le terme “analyse” n’est pas tout à fait adéquat, il faudrait plutôt parler de “construction”. Néanmoins, comme l’usage est bien ancré, nous ne nous en priverons pas.
-
[61]
Notons ici que nous ne reprochons pas à l’auteur d’avoir utilisé un argument quasi logique. Il nous importe par contre de mettre au jour les ressorts de celui-ci et de voir quels sont ou seront ses effets sur le reste du texte. De ce point de vue, il est intéressant de souligner l’homogénéisation effectuée par l’argument car c’est un point faible de celui-ci, qu’un bon orateur devra prévenir, ou en tout cas dont il doit tenir compte, sous peine d’incohérence.
-
[62]
Ce que ne remarquent pas Th. Gergely et N. Nysenholc, car ils font de ce passage une pure et simple illustration.
-
[63]
Nous aurions pu nous arrêter davantage sur l’analogie, qui est un argument original en ce que nous ne l’avons pas encore situé dans la typologie de l’auteur. Mais nous y reviendrons car d’autres analogies se profilent dans le texte.
-
[64]
Dans la typologie de l’auteur en tout cas, il y a une différence qualitative nette entre l’aspect théorique des notions et leur expression dans des faits.
-
[65]
On notera que Nysenholc et Gergely avaient également repéré une analogie dans cet argument. Mais nous doutons qu’elle prenne le même aspect que la nôtre.
I – Introduction
1Le point de départ de notre réflexion est une question simple et pragmatique : que peut-on faire du Traité de l’argumentation de C. Perelman ? Peut-il être utile à celui qui doit lire et analyser des textes dans le domaine des sciences humaines ? En particulier, va-t-il intéresser l’“honnête homme”, c’est-à-dire le lecteur qui n’est ni linguiste, ni sociologue, ni logicien ?
2Notre réponse s’organise en deux temps. Premièrement, nous nous interrogerons sur l’existence d’une conception de la raison dans la pensée de Perelman. La cause de ce “détour” se trouve dans l’hypothèse suivante : le Traité de l’argumentation n’est intéressant qu’à la condition de proposer une méthode pour mettre au jour la rationalité d’un texte (et non point sa force persuasive). Dès lors, l’existence d’une réflexion sur la notion de raison est un prérequis à l’intérêt qu’on peut porter au Traité en tant que méthode d’analyse de textes.
3Or, il apparaît que cette philosophie de la raison est bien présente chez Perelman. Celle-ci se construit en s’opposant à la rationalité de la logique formelle. Ainsi, plus qu’un processus linéaire et analytique, la raison, que Perelman appelle argumentative, est dynamique et globale. Globale parce qu’elle apparaît comme travaillant le sens d’un texte par amplification et contamination, et dynamique car on y remarque de perpétuelles évolutions dans le sens des notions utilisées.
4Inscrite dans cette conception de la raison, la typologie des arguments de Perelman se révèle intéressante pour l’analyse de textes. En effet, à partir de définitions de schèmes d’arguments souples et ouvertes, il est possible d’appréhender les textes dans ce qu’ils ont d’évolutif. Pratiquement, il faut se servir de cette typologie en étant attentif à l’indétermination d’un argument textuel plutôt qu’à son adéquation à un modèle ou à une forme précise. De fait, comme cette indétermination est ce qui permet au sens d’un texte de se développer, l’intérêt porté à celle-ci pourra servir de fil conducteur pour juger de la valeur rationnelle du texte étudié.
II – La problématique de l’argumentation de C. Perelman
II.1 – Préambule
5Il est frappant de constater combien la théorie de l’argumentation de C. Perelman a donné lieu a des interprétations contradictoires. Ainsi, F. Jacques [1] voit en notre auteur un homme entièrement préoccupé de persuasion. G. Kalinowski fait le même constat [2], cependant que L. Apostel propose une interprétation logiciste du Traité de l’argumentation (désormais noté Ta) : il esquisse une méthode de calcul (arithmétique) de la force des arguments à partir de paramètres tirés du Ta [3]. Plus courantes sont les interprétations médianes : G. Bouchard pense que la problématique de C. Perelman se développe en même temps, et harmonieusement, dans une dimension logique et dans une dimension persuasive [4]. Par contre, L. Wintgens fait de Perelman un penseur qui balance de la logique à la persuasion [5]. Il lui en tient d’ailleurs rigueur en lui reprochant de développer une pensée circulaire, la persuasion étant définie par la logique et vice versa. O. Reboul situe C. Perelman dans un entre-deux, mais il s’agit cette fois d’un lieu à égale distance du “logique” et de l“arbitraire” [6]. Enfin, C. Plantin voit dans la raison pratique développée par C. Perelman un concept indépendant de la raison théorique. Cependant, il s’interroge sur leur rapport et reproche à Perelman de n’en avoir pas fait la synthèse. Par là, nous comprenons que, selon lui, la raison pratique n’a pas un statut complètement indépendant de la raison théorique [7]. En outre, il insiste sur la position centrale qu’occupe la notion de persuasion dans le Ta.
6Qu’est-ce à dire ? Bien sûr, il y a autant d’interprétations que d’interprètes. Mais en ce qui nous concerne, nous voudrions faire intervenir une dimension à la fois pragmatique et interne à l’œuvre de Perelman pour proposer une vision de celle-ci. En effet, comme il nous importe de rendre le Ta efficace, en particulier dans sa dimension d’outil d’analyse de textes, nous allons chercher une interprétation de la pensée de Perelman fondant cette dimension. Autrement dit, nous allons mettre au jour les principes directeurs de la problématique perelmanienne qui permettraient l’analyse de textes et l’usage des techniques argumentatives développées dans le Ta même. Pour ce faire, une double démarche s’impose. D’abord, recenser les potentialités de l’œuvre de Perelman sur ce sujet et in abstracto, ensuite, les affiner (ce qui suppose une sélection) au contact des techniques d’analyse argumentative présentées dans le Ta. Et par là, il faut entendre la recherche d’articulations entre la théorie et la pratique, c’est-à-dire la transformation des principes généraux en règles d’usage, le passage d’une épistémologie à une méthodologie.
II.2 – Dans le Ta
7De toute évidence, la problématique perelmanienne se déploie d’une façon qu’on pourrait qualifier de “dialectique”, ou d’entre-deux en suivant F. Ost et M. van de Kerchove [8]. En effet, dans le Ta, Perelman commence par distinguer deux pôles en argumentation, un pôle probatoire et un autre correspondant à la dimension persuasive de l’argumentation. Or, dans la suite des “Cadres de l’argumentation” (première partie du Ta), on va le voir balancer de l’un à l’autre de ces pôles, l’approfondissement de l’un le renvoyant en fait vers l’autre.
8Observons ce mouvement dans le texte même. C’est donc tout au début de son Traité que Perelman donne à l’argumentation une définition double. D’une part, elle est un moyen de prouver une thèse, et d’autre part un moyen permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion d’un auditoire à une thèse qu’on lui présente [9]. Ajoutons encore qu’il insiste très fort sur la différence qu’il y a entre ces deux définitions ou perspectives :
“Rien ne nous permet de considérer a priori comme proportionnels les degrés d’adhésion à une thèse avec sa probabilité, et d’identifier évidence [c’est-à-dire ici un sentiment psychique provoqué chez un auditoire] et vérité. Il est de bonne méthode de ne pas confondre, au départ, les aspects du raisonnement relatifs à la vérité et ceux qui sont relatifs à l’adhésion, mais de les étudier séparément, quitte à se préoccuper ultérieurement de leur interférence ou de leur correspondance éventuelle…” [10].
10Avec cette distinction comme point de départ, on aurait pu supposer que Perelman allait construire deux problématiques de l’argumentation, l’une sous l’angle persuasif, l’autre sous l’angle de la preuve. Mais il n’en est rien. En effet, si la suite des “Cadres de l’argumentation” étudie la dimension persuasive en s’intéressant aux effets produits sur un auditoire, Perelman en profite aussi pour délimiter ses objectifs et affirmer qu’il ne veut pas faire une théorie de l’argumentation qui serait une étude des moyens de persuader différents types d’auditoire, mais qu’il va s’intéresser à un seul auditoire :
“En changeant d’auditoire, l’argumentation change d’aspect, et si le but qu’elle vise est toujours d’agir efficacement sur les esprits, pour juger de sa valeur, on ne peut pas ne pas tenir compte de la qualité des esprits qu‘elle parvient à convaincre. Ceci justifie l’importance particulière que nous accorderons à l’analyse des argumentations philosophiques, traditionnellement considérées comme les plus “rationnelles” qui soient, justement parce qu’elles sont censées s’adresser à des lecteurs sur lesquels les suggestions, la pression ou l’intérêt ont peu de prise” [11].
12Ainsi donc, Perelman s’intéresse à la “valeur rationnelle” de l’argumentation. En plus, il fait de l’auditoire de qualité constitué par les philosophes la norme rationnelle de l’argumentation. Le mouvement est assez étonnant car il revient à réunir les dimensions persuasive et rationnelle de l’argumentation, nettement distinguées plus tôt. En effet, l’exactitude d’une argumentation (sa vérité, comme dit Perelman) se mesure à l’effet persuasif de celle-ci sur un auditoire déterminé (celui des philosophes). Les données du problème se compliquent encore dans la suite des “Cadres de l’argumentation”, lors du déploiement de cet auditoire de philosophes, norme rationnelle de l’argumentation. En effet, Perelman va aller plus loin dans la spécification de son objet d’étude. Plutôt que de définir concrètement l’auditoire particulier, garant de la “rationalité” des arguments, il se fait l’écho du désir des philosophes de persuader non pas seulement l’auditoire des bons collègues philosophes mais plutôt l’humanité toute entière :
“[…] Ce qui suscite par-dessus tout l’intérêt, c’est une technique argumentative qui s’imposerait à tous les auditoires indépendamment, du moins à tous les auditoires composés d’hommes compétents et raisonnables” [12].
14Et il poursuit :
“La recherche d’une objectivité, quelle que soit sa nature, correspond à cet idéal, à ce désir de transcender les particularités historiques ou locales de façon que les thèses défendues puissent être admises par tous” [13].
16Cet auditoire qu’il faut persuader pour “être objectif”, pour dire “vrai”, c’est ce que Perelman appelle l’auditoire universel. Celui-ci rassemble tous les hommes raisonnables et ne s’adresse qu’à la partie non historique c’est-à-dire non contingente d’eux. Ces propriétés de l’auditoire universel font qu’il est indésignable, car on n’est jamais sûr que l’auditoire qu’on a persuadé est bien une incarnation ou un exemple correct de l’auditoire universel. Perelman en est conscient et affirmera que la prétention à persuader l’auditoire universel n’est pas une question de fait mais de droit [14]. Mais cette conséquence de la définition de l’auditoire universel a elle-même une conséquence importante pour le problème de l’évaluation de la qualité ou de la valeur rationnelle des arguments. Si l’auditoire universel n’a qu’une existence de droit, si c’est surtout un idéal que vise le philosophe, va-t-il pouvoir jouer réellement son rôle de norme ?
17Il nous semble donc que l’auditoire universel tel qu’il est décrit par Perelman ne peut pas intervenir dans l’analyse et l’évaluation des arguments. Nous croyons qu’il en était lui-même conscient car, pour traiter cette problématique, l’auditoire universel va être remplacé par la logique. “A la limite, la rhétorique efficace pour un auditoire universel serait celle ne maniant que la preuve logique” [15]. Dès lors, nous voici retournés dans une perspective classique sur l’argumentation. Et par rapport à la double définition de l’argumentation ouvrant le Ta, nous sommes clairement dans la dimension probatoire de celle-ci. L’idéalisation de la dimension persuasive opérée à travers la notion d’auditoire universel en est responsable. Cependant, très vite, Perelman refuse ce rapprochement de la rhétorique avec la logique. En effet, si l’argumentation a une forme logique alors “[…] l’adhésion de l’esprit semble suspendue à une vérité contraignante et les procédés d’argumentation ne jouent aucun rôle. L’individu, avec sa liberté de délibération et de choix, s’efface devant la raison qui le contraint et lui enlève toute possibilité de doute” [16].
18Faisons le point. Dans le Ta, la philosophie de l’argumentation de Perelman se caractérise par un balancement (nous pourrions tout aussi bien dire une tentative de réunion) allant d’une perspective logique sur l’argumentation à la volonté de tenir compte de la situation de communication et donc le souci de persuasion qui s’y marque également. En quelque sorte, nous reconnaissons la pertinence de toutes les interprétations faisant de la théorie de Perelman une pensée médiane. Ceci dit, il faut aussi admettre que cette vision de la philosophie de Perelman ne nous convient guère, en regard de notre objectif de départ : la détermination d’un cadre méthodologique fort servant à l’analyse de textes argumentés. Si la dialectique est une belle idée en philosophie, elle devient problématique quand elle doit servir de guide à l’analyse d’arguments : il n’est pas envisageable d’opérer des lectures de texte qui balanceraient de l’aspect persuasif à l’aspect logique de ceux-ci, ou tenteraient de les réunir. Il nous faut un fondement plus établi et plus clair. Or, il est une source qu’il serait intéressant de consulter dans cette optique, ce sont toutes les œuvres annexes de Perelman sur l’argumentation. Et nous désignons par là les nombreux articles qu’il a écrits sur ce sujet, avant et après la parution du Ta. Tout en se situant dans la ligne de celui-ci, on y trouve des précisions et des nuances importantes [17].
II.3 – Dans les écrits autour du Ta
19Jusqu’à présent, l’argumentation est définie en tant qu’elle relève d’un ou deux champs, le logique ou le persuasif. A partir de là, il est facile d’en déduire la forme du phénomène argumentatif : du point de vue logique, l’argumentation est un processus qui, partant de prémisses, aboutit à des conclusions au moyen de règles de passage permettant d’aller des unes aux autres [18]. En présupposant alors que ces règles sont communes à toute argumentation, on cherche à les mettre en évidence. Dans l’autre cas, si l’argumentation est un phénomène persuasif, on la décrit comme un processus de communication, c’est-à-dire un phénomène psychologique ou psychosociologique, qu’on cherche à décrire au moyen des lois de ces sciences. Pour sortir de l’impasse dans laquelle nous a mené cette façon d’aborder l’argumentation, nous allons partir d’une autre question pour lire les articles de Perelman : quelle est la forme générale du processus argumentatif ? Autrement dit, nous allons déterminer comment Perelman décrit ce fait brut qu’est un texte argumenté [19].
20Dans un article de 1959, intitulé “Opinions et vérité” [20], Perelman distingue entre deux types de connaissance, la connaissance par évidence et la connaissance utilisant comme moyen de preuve l’argumentation. Cette dernière, en tant que connaissance, permet d’atteindre la vérité. Et voici la définition qu’il en donne :
“La vérité n’est pas coïncidence parfaite avec son objet, à moins de ne pas avoir d’objet, comme dans les conceptions formalistes des sciences déductives, elle est approximation et généralisation” [21].
22Par quels mécanismes le résultat de l’activité de connaissance est-il approximatif et s’apparente-t-il à une généralisation ? On trouve dans cet article un élément de réponse. En effet, Perelman affirme que ce type de connaissance, qu’il appelle connaissance opinion, se construit non pas à partir d’une table rase, mais à partir des connaissances déjà élaborées dans le passé. Il s’agit alors, en argumentant, d’améliorer ces connaissances. Pratiquement, il faut réagir, c’est-à-dire modifier les connaissances existantes en justifiant cette modification par des arguments qui seront admis par l’auditoire reconnu compétent pour le domaine en question [22] :
“C’est dans les règles et les critères déjà élaborés, dans les méthodes déjà éprouvées et que l’on ne peut améliorer et remplacer que pour des raisons reconnues valables même pour ceux qui les avaient admis jusqu’alors que le novateur qui perfectionne et enrichit le savoir humain, qui étudie et approfondit le champ de la connaissance rationnelle, trouvera les arguments qui lui permettront d’imposer son point de vue”.
24Il est intéressant de noter que les données d’où part le novateur et qu’il va critiquer ont le statut de connaissance. Ce qui signifie, si on suit Perelman, qu’elles sont déjà des généralisations et des approximations. En d’autres mots, elles ont un côté imparfait ou flou, tout autant d’ailleurs que le résultat de l’argumentation puisque celle-ci servira par après de point de départ à de nouvelles argumentations. Dans cette optique, un autre article se révèle intéressant, “Les notions et l’argumentation” [23]. Perelman y définit les notions utilisées en argumentation comme des notions confuses. Ce qu’il a en tête en disant cela, c’est que les notions dont fait usage un argumenteur, lorsqu’il les introduit dans son discours, ne sont pas “définitivement élaborées” [24]. Cela veut dire que ces notions vont et doivent être définies au fur et à mesure de l’argumentation. Perelman va même plus loin que l’idée d’un enrichissement ou d’une complexification du sens des notions, car il soutient exactement que le sens d’une notion au départ n’est pas le même que le sens de celle-ci à la fin de l’argumentation. Ce qui peut signifier entre autres que ce dernier sens n’a plus rien à voir (ou très peu) avec le sens du départ [25].
25Il semble que la représentation perelmanienne de l’argumentation commence à se dégager plus nettement. L’intérêt porté à l’évolution des notions indique que Perelman ne fait pas ou pas uniquement de l’argumentation une méthode de justification [26] : il ne la considère pas comme un moyen destiné à faire admettre une thèse préalablement (et donc définitivement) élaborée. Il semble plutôt faire de l’argumentation un processus de construction d’une thèse [27]. C’est comme si celle-ci se déployait, s’expliquait, voire s’amplifiait dans l’argumentation, et donc que c’était ça la fonction de cette dernière. Dans cette mesure, le texte est un objet en devenir ou plutôt en développement [28].
26Nous convoquons à présent l’article “Philosophie, rhétorique, lieux communs” [29]. Dans celui-ci, notre interprétation de la philosophie de l’argumentation de Perelman se trouve confirmée puisqu’il y est dit que le travail du philosophe qui argumente est de “tendre à préciser, à définir les notions dont il se sert” (p.154), fournissant ainsi des “visions du monde raisonnées” (p. 155) [30]. Les moyens de remplir cette tâche s’appellent bien sûr des arguments. Parmi ceux-ci, on trouve les “lieux communs”. En particulier, les lieux communs du préférable.
“Les lieux communs du préférable constitueront les raisons les plus générales qui soient permettant de justifier, dans tous les domaines, les préférences et les choix. Comme exemple de tels lieux, mentionnons les lieux de la quantité (est préférable ce qui est utile au plus grand nombre), les lieux de la qualité (ce qui est unique est préférable à ce qui est commun), les lieux de l’ordre (la cause est supérieure à l’effet), le lieu de l’essence (qui accorde une supériorité aux individus les plus représentatifs de l’espèce), etc…” [31].
28Les lieux, en tant qu’arguments, ont une fonction justificatoire. Soit. Ils indiquent ce qu’il faut choisir entre deux ou plusieurs éléments et sont la raison de ce choix. Mais il importe aussi de comprendre cette fonction dans la mesure où elle permet de “préciser et de définir des notions” et où elle présente des “visions du monde raisonnées”. Ainsi, en appliquant tel ou tel lieu aux notions de départ, on donne sens à celles-ci et on les définit ou précise. Par exemple, en faisant des notions de départ une cause ou un effet (lieux de l’ordre), un élément unique par rapport à d’autres (lieux de la qualité), quelque chose d’utile (lieux de la quantité), l’argumenteur donne du sens aux notions de départ. Pour le dire brièvement, le choix de lieux est aussi le choix du contenu de ce qu’on va défendre et justifier. Il nous semble donc que, derrière l’aspect justificatif des arguments, il faut voir une dimension créative de ceux-ci.
29Ajoutons encore un élément : il semble bien que l’aspect constructif de l’argumentation suscite la possibilité d’une autoévaluation du texte argumenté. Perelman note que la valeur de ce qu’on appelle habituellement la thèse d’un texte dépend de sa capacité à expliquer les faits en question ou le problème de départ [32]. Classiquement, on parlerait d’une plus ou moins bonne justification argumentative de la thèse. Or, sachant que les arguments constituent le sens de la thèse, la question de la valeur épistémologique d’un texte doit changer. Il ne s’agit plus de s’interroger sur la puissance explicative d’une thèse, au sens où les théories scientifiques expliquent plus ou moins bien les faits, mais d’étudier les arguments sous l’angle de leur cohérence interne : il faut se demander s’ils forment, ensemble, un tout - une histoire - unique. Autrement dit, si l’un peut être lu dans l’autre, et s’ils forment une vision, au sens de coup d’œil, du monde.
30En somme, nous venons de donner du phénomène argumentatif une description générique. Par là, nous avons terminé la première partie de notre travail. Il convient à présent de tenter de l’articuler à notre description des techniques d’analyse de texte argumentés proposées dans le Ta. Nous procéderons en deux temps. Tout d’abord, nous proposerons une brève description de ces techniques telles qu’elles apparaissent dans le Ta, ensuite, nous déterminerons de quelle manière elles doivent s’utiliser pour être en accord avec notre vision de l’argumentation.
III – L’analyse des arguments dans le Ta
III.1 – Résumé
31L’étude des techniques argumentatives - plus simplement des arguments - occupe la plus grande partie du Ta (plus de 400 pages). C’est pourquoi nous ne pouvons en présenter ici un panorama complet. Nous prenons le parti de décrire un échantillon des arguments étudiés par Perelman, complété par deux tableaux synoptiques de toutes les techniques argumentatives. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur au Ta lui-même [33].
32Perelman classe les arguments (ou liaisons) en trois catégories : les arguments quasi logiques, les arguments basés sur la structure du réel et les liaisons qui fondent la structure du réel.
33Les arguments quasi logiques sont ceux qui présentent une liaison entre notions ressemblant à une liaison logique. Un argument classique de ce point de vue est l’incompatibilité. Elle consiste à présenter deux thèses de telle sorte que leur présence (ou acceptation) simultanée soit exclue. Un autre argument de type quasi logique est la règle de justice. Du point de vue de la liaison des notions, il consiste à identifier, partiellement au moins, deux situations. La conséquence de cette identification est qu’on veut voir appliquer le même traitement aux deux situations en question. Perelman prend un exemple dans le Second traité du gouvernement civil :
“Aucun homme ne se plaint du mauvais gouvernement des affaires de son voisin. Aucun homme n’est irrité contre un autre pour une erreur commise en ensemençant son champ ou en mariant sa fille […]. Mais si quelqu’un ne fréquente pas l’Église, s’il ne conforme pas là sa conduite exactement aux cérémonies habituelles, ou s’il n’amène pas ses enfants pour les faire initier aux mystères sacrés de telle ou telle congrégation, cela cause immédiatement un tumulte” [34].
35Et Perelman de commenter cet exemple en montrant que Locke cherche à assimiler deux objets, les affaires civiles et les affaires religieuses, pour exiger ensuite qu’on les traite identiquement.
36Un troisième type d’argument quasi logique très classique est l’argument basé sur la relation tout/partie [35]. Dans cette forme d’argument, où le réel est présent comme un tout constitué de parties, on peut se focaliser soit sur les relations entre le tout et ses parties, soit sur les relations entre les parties elles-mêmes. Dans le premier cas, l’argumenteur affirmera le plus souvent la supériorité du tout sur la partie. Dans le second, appelé argument de division, on étudie les relations entre parties. Celles-ci sont le plus souvent exclusives l’une de l’autre [36]. Illustrons cela par un exemple :
“Tu me traites, mon père, avec une rigueur que je ne mérite pas. En effet, si tu juges Chresphonte un méchant homme, pourquoi me le donnais-tu pour mari ? Si c’est, au contraire, un homme de bien, pourquoi me forcer, malgré moi, malgré lui, à quitter un tel homme ?” [37]
38La situation générale, autrement dit le tout délimitant le réel en cause, c’est la situation familiale de la jeune fille. Deux possibilités s’offrent à elle, garder son mari ou le quitter. Ces deux partis sont exclusifs et exigent un choix. Dans notre exemple, l’aspect temporel de l’opinion du père de la jeune fille (et donc sa possible évolution) est gommé pour pouvoir faire ressortir une incompatibilité. On voit par là combien ce genre d’argument réduit la complexité des situations.
39La seconde classe d’arguments regroupe les arguments basés sur la structure du réel, c’est-à-dire relevant d’un lien habituel (ou habituellement admis) entre les objets du réel. En outre, cette catégorie d’arguments se subdivise en liaisons de succession et liaisons de coexistence. Par lien de succession, Perelman entend grosso modo le rapport d’une cause à son effet. Cette liaison peut prendre différentes formes. Ainsi par exemple, elle peut être la relation principe-conséquence, ou moyen-fin. Dans le premier cas (principe-conséquence), c’est le premier terme qui est valorisé ; dans le second (moyen-fin), ce sera plutôt la fin.
40En ce qui concerne la liaison causale, Perelman dit beaucoup de choses, nous en épinglons deux, assez représentatives. Premièrement, il remarque que la relation causale a ceci de particulier qu’elle peut souvent être réitérée. Si on a affirmé que X est la cause de Y, on est tenté de chercher la cause de X. De ce point de vue, la valorisation de X risque de n’être que temporaire [38].
41Une deuxième propriété qu’il souligne pour le lien causal concerne en particulier le rapport moyen-fin entre deux situations. Ce rapport a ceci de particulier qu’il permet de passer très facilement à un autre rapport moyen-fin qui concernerait une autre situation prise comme moyen pour la même fin. Voici l’exemple que donne Perelman :
“La médecine expérimentale chez les animaux admettait que, pour l’utilité de la médecine humaine, on pouvait sacrifier l’animal. Bientôt l’idée se fit jour que pour l’utilité de l’ensemble de l’humanité, on pouvait sacrifier quelques êtres humains. Bien sûr, au début cette idée soulevait des défenses internes, fortes, mais l’habitude vient à bout de tout. On commence par admettre l’idée de l’expérimentation sur des condamnés à mort, puis l’idée fut émise de l’expérimentation sur des prisonniers de droit commun, et enfin l’idée fut conçue de l’expérimentation sur ses ennemis ! La marche des idées est comme on le voit extrêmement redoutable et en même temps très insidieuse” [39].
43On a affaire à une contamination du rapport moyen-fin. Cette caractéristique est due, selon Perelman, au fait que donner le sens de moyen à une situation, c’est se donner la possibilité de la juger en fonction de cet aspect et donc de s’apercevoir qu’une autre situation serait, sous cet angle, meilleure, nous voulons dire, serait un moyen (donc semblable au précédent) mais bien plus efficace. Aussi, pour éviter cet élargissement potentiel du rapport moyen-fin, il faut montrer qu’entre deux moyens (par exemple l’usage des animaux et des hommes), il y a une différence de “nature” très importante impliquant qu’on ne puisse substituer l’un à l’autre [40].
44Par ailleurs, il existe quelques arguments basés sur les liaisons de succession mais ne faisant pas intervenir l’idée de causalité. C’est le cas de l’argument de gaspillage. Dans celui-ci, la succession des événements est présentée sous l’aspect d’une totalité, qu’il convient de compléter, de terminer, voire simplement de préférer par rapport à ce qui ne présente pas ce caractère global.
45Dans la classe des arguments basés sur la structure du réel, outre les arguments fondés sur la liaison de succession, on trouve les arguments basés sur la liaison de coexistence. Perelman en dit ceci : “Les liaisons de coexistence unissent deux réalités de niveau inégal, l’une étant plus fondamentale, plus explicative que l’autre” [41]. Dans ce type d’argument, grâce au rapport qui existe entre les deux éléments, on transfère la valeur du premier vers le second. L’exemple type est l’interaction acte-personne. Lorsqu’on utilise cet argument, on se sert de la personne et des jugements qu’on porte sur elle pour donner un sens, organiser ses actes et les juger. Ainsi, dans les mots de Perelman :
“Souvent l’idée que l’on se fait de la personne […] est le point de départ de l’argumentation et sert, soit à prévoir certains actes inconnus, soit à interpréter d’une certaine façon les actes connus, soit à transférer sur les actes, le jugement porté sur l’agent” [42].
47Enfin, la troisième classe d’arguments regroupe les arguments qui fondent la structure du réel. Le trait caractéristique de ceux-ci est l’usage d’un cas particulier pour fonder une thèse, que celle-ci soit universelle ou particulière. Nous analyserons deux arguments parmi ceux considérés par Perelman, l’argument par l’exemple et l’analogie.
48L’argument par l’exemple consiste à partir d’un ou plusieurs cas particuliers pour en tirer une règle générale. C’est ce qu’on appelle généralement l’induction. Il est remarquable de constater qu’étudiant cet argument, Perelman ne s’intéresse pas à l’établissement de règles qui garantiraient une exactitude maximale à l’induction. Ce qui l’intéresse au contraire, c’est l’influence des exemples sur la loi, du point de vue du sens de celle-ci. C’est en fait non pas tant à leur fonction justificatoire mais à leur fonction que nous avons appelée de construction ou d’élaboration de sens que s’intéresse Perelman. L’un des éléments, sur lequel il insiste à cet égard, est que le sens de la règle varie en fonction des exemples choisis. Il prend “le cas” du droit où, dans la construction d’une règle, les exemples, les cas particuliers à résoudre donnent sens, orientent la règle qui va être élaborée. Et l’ajout d’exemples aux précédents va modifier la règle. De même mais inversement envisagé, on dira que la règle possède une certaine plasticité, qui lui permet de se modifier pour accepter différents exemples, en droit en particulier.
49L’analogie quant à elle est une liaison entre deux objets, plus exactement entre deux rapports. Une analogie se schématise ainsi :
50Le phore est le domaine le mieux connu, le domaine référence par rapport au thème.
51Dans l’analogie, thème et phore appartiennent à des domaines ou champs différents. Voici un exemple tiré du Livre d’Ezéchiel : “Je mettrai dans leurs entrailles un esprit nouveau, et j’ôterai de leur corps le cœur de pierre et leur donnerai un cœur de chair” [43].
52Perelman interprète cette phrase ainsi :
- piété/insoumission comme cœur de chair/cœur de pierre
53La caractéristique de l’analogie, souligne Perelman, est sa richesse, en ce sens qu’elle va beaucoup plus loin que l’affirmation d’une simple identité de rapport. Ici, au départ, le thème et le phore sont rapprochés parce que le rapport entre les deux termes qui les constituent est le même, à savoir la substitution d’un élément à l’autre : la chair va remplacer la pierre comme la piété va remplacer l’insoumission. Mais à partir de cette similitude, il est tentant d’en ajouter (implicitement) d’autres, comme par exemple : de même que la chair est vivante et la pierre morte, on dira que la piété donne la vie par rapport à l’insoumission. L’analogie permet donc d’enrichir, c’est-à-dire de “structurer” le thème sur base du phore. D’un point de vue évaluatif, on ne peut cependant aller trop loin dans le rapprochement des deux structures. Elles appartiennent à des domaines différents, ce qu’il convient de ne pas oublier. Aussi l’identité n’est-elle pas totale. Cette limite de l’argument par analogie, Perelman la souligne sans l’approfondir longuement. Il dit néanmoins que si on pousse trop loin l’analogie, les deux situations apparaissent appartenir au même domaine ; on a alors affaire à des arguments par l’exemple. Cela signifie qu’on a un cas particulier fondant ou illustrant non plus une règle générale comme c’est habituellement le cas, mais un autre cas particulier.
III.2 – Tableaux synoptiques de la typologie de Perelman
54Le premier tableau rappelle les trois grandes divisions opérées par Perelman dans le champ des arguments [44].
Liaisons | Dissociations | ||
---|---|---|---|
arguments quasi logiques | arguments basés sur la structure du réel | arguments fondant la structure du réel |
55Le second tableau que nous proposons reprend toutes les catégories d’arguments étudiées par Perelman, et indique pour chacune d’elles les variantes possibles.
56Il est intéressant de noter que la manière dont un argument est rapproché de sa catégorie-mère est très variable. Ainsi, le cas particulier peut se distinguer du cas générique par une propriété remarquable en sus, tout en conservant par ailleurs les propriétés du cas générique (exemple : la rétorsion ou la liaison acte/essence). D’autres fois, le cas particulier se caractérise par une proximité globale avec le cas-mère, sans qu’il y ait correspondance terme à terme avec celui-ci (exemple : l’argument du sacrifice, l’argument d’autorité ou la liaison symbolique). En outre, certains arguments correspondent à une version spécifique d’un principe fondamental, autrement dit, à une traduction et un développement propre du schème principal (exemple : l’inclusion et l’argument de division).
57Le troisième tableau renforce le caractère “flou” de cette typologie puisqu’il recense les possibles rapprochements entre arguments n’appartenant pas à une même catégorie.
58A nouveau, on notera que les rapprochements sont effectués à des titres divers. Ils peuvent avoir pour origine une évolution de l’argument, qui passe insensiblement alors d’une forme à l’autre [45]. D’autre fois, ce rapprochement peut être dû à un élément précis du schème. La ressemblance peut aussi provenir du fait qu’un argument en présuppose un autre pour fonctionner [46]. Enfin, il existe des ressemblances d’air de famille entre arguments : de toute évidence, ils sont proches l’un de l’autre mais il est difficile de définir précisément les traits qu’ils ont en commun. Cet éclairage montre bien, nous semble-t-il, l’existence d’une certaine instabilité dans la typologie de Perelman.
59Pour l’expliquer, on tiendra compte du fait que cette typologie a un aspect très empirique : elle est constituée à partir d’une collection énorme d’exemples d’arguments. Il semble que Perelman ait tenté de faire droit à chacun d’eux et particulièrement à la spécificité de chacun d’eux. Par conséquent, sa typologie est peu systématisée mais, en contrepartie, pour comprendre les arguments, elle oblige à se référer au texte d’où ils sont extraits, ce qui est un élément très intéressant, comme nous allons le montrer [47]. En outre, et pour reprendre le fil de notre plan, nous faisons remarquer que le Ta ne contient pas de partie méthodologique ; autrement dit, Perelman n’y aborde pas le problème de l’usage de sa typologie pour l’analyse de textes [48]. Or, notre réflexion cherche justement à articuler une philosophie de l’argumentation avec une méthode d’analyse de textes. Nous allons par conséquent étudier la possibilité de rapprocher une philosophie de l’argumentation constructiviste telle que développée précédemment avec la typologie empiriste de Perelman.
IV – Des usages d’une théorie de l’argumentation
IV.1 – Lien entre la définition générale de l’argumentation et l’analyse concrète des arguments
60La définition perelmanienne de l’argument comme processus de liaison des notions peut être rapportée de deux façons différentes à la philosophie de l’argumentation que nous avons mise en évidence. Une première interprétation souligne le fait que les arguments sont des liaisons entre des choses. Autrement dit, les arguments interviennent entre des éléments préexistants. Ils sont en quelque sorte la forme d’un fond constitué des notions du texte étudié. L’intérêt et la force de cette description sont qu’elle donne corps à l’existence des arguments : ils deviennent des entités indépendantes et isolables dans un texte [49]. Enfin, cette façon d’envisager les arguments peut s’intégrer à une perspective constructive de l’argumentation. En effet, l’argument-forme est une partie importante du sens d’une thèse puisqu’il détermine les relations entre notions et que changer un argument a donc une répercussion sur le sens du texte. Néanmoins, par la distinction originelle qu’opère cette philosophie entre notion et argument, il est tentant de se focaliser sur celle-là et de faire des arguments des justifications de notions, ou d’ensembles interreliés de notions, c’est-à- dire des justifications de thèse. En effet, traditionnellement, si les arguments sont des objets distincts des thèses, alors on les voit comme des justifications de celles-ci. La position de Perelman sur l’argumentation nous semble relever de cette ambivalence. Tout en partant d’une vision justificatoire des arguments, il a reconnu aussi leur fonction constructive [50]. Or, prendre la pleine mesure de cette dernière suppose, nous semble-t-il, d’abandonner la dimension justificatoire des arguments, et plus fondamentalement la distinction thèse-arguments, ce qu’il n’a pas réellement fait.
61La seconde hypothèse d’interprétation part du principe que l’argument est la construction du sens du discours. Autrement dit, changer un argument, c’est changer de thèse. A la suite de quoi, faire l’analyse concrète des arguments, c’est faire l’analyse d’un texte, tout simplement. Le terme d’argument prend alors une extension beaucoup plus grande, jusqu’à se confondre avec le sens du texte. Inversement, puisque l’argument construit des liaisons et qu’il constitue l’intégralité du sens du texte, il faut en déduire que les notions sont des entités vides. Elles ne possèdent pas de contenu propre, mais sont entièrement déterminées par les relations (argumentatives) qu’elles entretiennent avec d’autres notions. Dans cette perspective, une notion, ce n’est rien d’autre qu’une façon concentrée d’énumérer une série de liaisons ou arguments.
62La différence majeure entre les deux interprétations concerne bien sûr le statut des notions. Dans la première, ce sont des objets stables ; ils ressemblent à ces éléments de mathématique ensembliste entre lesquels s’organisent des relations (injection, bijection…). De même, les arguments sont des relations (par exemple la relation moyen/fin ou la relation cause/conséquence ou encore l’incompatibilité) entre des objets (par exemple l’âme et le corps). Dans cette optique, il est assez aisé de caractériser des arguments puisqu’ils sont des structures indépendantes des objets et réitérables, pouvant donc être étudiées pour elles-mêmes. Il est même possible d’en réglementer l’usage [51]. De là, on peut exiger une application identique de la structure quel que soit l’objet textuel d’application, exactement comme pour les relations ensemblistes des mathématiques. Par contre, si la réalité pré-discursive des objets du discours est une fiction, la manière d’appréhender les arguments ne peut demeurer mathématique. L’argument ne s’envisage plus comme un placage extérieur qui se mettrait sur des notions. Au contraire, comme toute notion qui a du sens est une notion faite de relations, elle est consubstantielle à son in-formation, c’est-à-dire à son argumentation. Du coup, tout argument amené dans un texte est un argument qui fait, au sens fort, les notions. Nous voulons ici pousser la logique de l’argumentation constructive, s’opposant au dualisme forme-fond, à son maximum, et dire qu’aucun argument n’est isolable de son insertion textuelle. Autrement dit, un argument n’est pas une entité théorique (de pure forme), mais est toujours in situ ou plutôt in actu. Cette optique correspond à la volonté de s’occuper du texte dans sa spécificité et son organisation propre et non de définir le plus précisément possible des catégories argumentatives fonctionnant comme des constantes présentes dans tout texte. L’argument n’est pas une catégorie mais ce qu’une catégorie révèle, c’est-à-dire, comme on l’a souligné ci-dessus, la ou les notions présentes dans le texte, ces dernières étant considérées comme le lieu de l’originalité, donc de la différenciation d’un texte par rapport à tous les autres.
63Si on veut synthétiser la différence qui sépare ces deux orientations, on peut les caractériser en disant que l’une permet une analyse de textes “méta-” et l’autre non. La première interprétation constitue une analyse “méta-” en ce qu’elle aurait pour objectif d’établir des “lois” et “constantes” pour des arguments que la seconde interprétation aurait révélés. Elle fonctionnerait sur le mode de l’abstraction puisqu’elle se dégagerait de l’inscription textuelle des arguments pour les étudier pour eux-mêmes. La seconde interprétation resterait, elle, à un premier niveau car elle ne serait pas une théorie sur les arguments mais une étude d’arguments, une analyse de textes où on recherche comment émergent des arguments c’est-à-dire non pas “sortent” mais “apparaissent dans”.
IV.2 – Puissance d’analyse de typologies d’arguments
64Nous venons de faire un pas en direction de la mise en évidence d’une méthodologie pour l’argumentation. Grâce à cela, nous pouvons reprendre le problème de l’usage d’une typologie d’arguments. Tout d’abord, il convient de résumer les traits marquants de celle de Perelman rendant difficile son utilisation. On notera ainsi :
- des imperfections quant à la précision des définitions d’arguments ;
- une certaine incomplétude soulignée par Perelman lui-même [52] ;
- de réelles difficultés pour appliquer cette typologie à l’analyse de textes. En effet, les arguments sont rassemblés en trois catégories, selon les éléments de liaison qu’ils ont en commun. A l’intérieur de ces catégories, les arguments se distinguent par des liaisons qu’ils possèdent en propre. Or, sauf cas exceptionnels, dans l’analyse de textes argumentés, les liaisons telles qu’elles sont décrites dans le Ta n’apparaissent pas nettement (même dans les exemples de Perelman, il est parfois difficile de repérer la liaison en question : on hésite, on aperçoit plusieurs interprétations possibles [53].
65Si la construction d’une typologie d’arguments correspondait à une orientation “méta” sur l’argumentation, et si elle visait à différencier les arguments en fonction d’une caractérisation de ceux-ci plus ou moins abstraite, on devrait considérer le manque de précision et l’incomplétude de la typologie de Perelman comme des défauts majeurs. Cependant, si on se place dans la perspective constructive développée plus haut, faisant de l’argument un acte d’analyse et un moyen de révéler le sens d’un texte, ces deux défauts ne sont pas rédhibitoires. Au contraire, ils sont consubstantiels de cette définition-là des arguments. En effet, il n’y a pas de sens à prétendre faire une typologie exhaustive des arguments car cela signifierait qu’on prétend avoir clôturé le champ des possibles en matière de textes. D’autre part, une imprécision dans la définition abstraite des arguments est normale puisque cette définition sert seulement d’indicateur, ou de point de départ à une analyse qui s’attache plus à la différence qu’à la ressemblance.
66Mais surtout, les arguments ne sont pas des entités isolables des notions. D’où, si on a défini un argument, cette définition vaut surtout pour le discours à partir duquel on a construit la définition et beaucoup moins pour les autres, sinon par analogie plus ou moins forte. Par conséquent, attribuer à une définition d’argument une grande extension, c’est l’obliger à se vider pour accueillir des exemples qui sont à chaque fois un cas particulier.
67Cela doit nous faire comprendre que la démarche même qui consiste à essayer de donner une définition “classique” d’un argument est une tâche dangereuse, car c’est une tâche en contradiction avec la définition de l’argument comme créateur, amplificateur de thèse, de même qu’elle est en contradiction avec notre objectif qui est l’analyse de textes argumentés. Sous cet angle, le dernier défaut relevé (la typologie ne s’adapte que très difficilement à l’analyse réelle des textes) est le plus grave. Il indique un manque dans le système perelmanien : celui de ne pas avoir poussé jusqu’au bout - jusqu’à la constitution d’une technique - la seconde dimension de sa réflexion sur l’argumentation constructive.
IV.3 – Du Bon Usage…
68A quoi sert, dès lors, la typologie des arguments construite par Perelman ? Quel intérêt une personne qui ne serait pas théoricien de l’argumentation et donc ne pourrait se contenter d’une réflexion “méta” sur les arguments peut-elle trouver dans cette typologie ? Autrement dit, est-il possible d’utiliser cette typologie pour l’analyse de textes argumentés ? Selon nous, la réponse est positive. Et le moyen est d’user de cette typologie de façon dynamique.
69Le propre des définitions proposées par Perelman est leur souplesse, qui entraîne leur vacuité, avions-nous remarqué. Eh bien, nous allons faire de cette caractéristique le moyen d’aborder l’analyse des textes. Pour percevoir de quelle manière, une ultime réflexion théorique est nécessaire. On se souvient que la thèse d’un aspect constructif de l’argumentation avait d’abord le sens d’une opposition à l’aspect justificatoire de celle-ci. Ensuite, nous avons approfondi cet aspect pour y déceler deux manières pour un argument de prendre sens, soit comme une forme qui construirait, en structurant un matériau de base, les notions, soit, et pour le dire brièvement, comme un élément synonyme de l’idée de notion. Si l’on prend le premier sens de l’expression “argument constructif”, on dira que les arguments sont des objets statiques car leur définition - et plus exactement la représentation qu’on se fait réflexivement de celle-ci - est donnée d’un coup, en bloc, à la manière des objets mathématiques. Par contre, si nous prenons le second sens, celui où l’argument se veut reflet du texte même, nous constatons que les arguments possèdent un aspect dynamique car il suit le déploiement de la lecture que nous faisons du texte. On dira que l’argument se présente “en construction” dans le texte.
70Pratiquement, la technique que nous proposons consiste à partir d’une première caractérisation du texte, que l’on pourrait qualifier de point de départ ou de qualification grossière. La typologie de Perelman peut servir à ce but. Il est en effet toujours possible de “lire” dans un texte un argument de la typologie de Perelman.
71Mais le point nodal de l’analyse va résider dans la façon de traiter ce rapprochement. Ce dernier doit être considéré comme un point de départ, ou mieux une caisse de résonance. Plutôt que de chercher à interpréter le texte de manière à corroborer le rapprochement fait, il est intéressant de se focaliser sur tout ce qui l’en écarte, que ce soit des éléments réellement contradictoires avec celui-ci ou des éléments qui amènent une précision de la première caractérisation. Ces éléments peuvent à leur tour être rapprochés de la typologie de Perelman pour être caractérisés, et ainsi de suite. On n’applique plus simplement la typologie de Perelman sur un texte, on fait résonner celui-ci dans la typologie perelmanienne en étant attentif au mouvement d’amplification, de déformation qu’elle produit et en cherchant à les corriger, en fonction du texte lui-même.
72Ainsi par exemple, qualifier le sens d’un paragraphe d’une relation de moyen/fin entre les notions d’âme et de corps, c’est commencer par organiser un texte, mais d’une manière si souple qu’elle permet toutes les évolutions et corrections qui seules feront droit à la réalité unique et différenciée du texte. Qu’il faille ensuite trouver que la relation en question est aussi une relation du type acte/personne et également une inclusion d’une notion dans l’autre est tout à fait plausible et désirable, de ce point de vue. Il faut alors déterminer comment penser ensemble toutes ces déterminations, comment on peut proposer une grille d’analyse qui rende raison de ces originalités. Bref, il s’agit de reconstruire une typologie propre au texte, à la place (mais à partir) de celle de Perelman. Et à partir de cette caractérisation, on fait alors surgir le sens global du texte [54].
73Seule une multiplication des relations et leur organisation [55] peuvent montrer en quoi ce qu’on appelle couramment et un peu simplement l’argument d’un texte, et qui est, dans notre réflexion, un point de départ, constitue le sens d’un texte. De cette façon, sera mis en évidence le caractère original de tout texte (puisque chaque “argument” a le sens de toutes les corrections qui lui sont apportées) et son aspect “se construisant”. Travail d’approfondissement, travail indéfini, pour un “bon usage” du Traité de l’argumentation.
Un exemple d’analyse argumentative
74Nous proposons l’analyse d’un texte au moyen de la méthode brièvement développée dans cette réflexion. Il s’agit d’un extrait de La Pensée Sauvage de C. Levy-Strauss, le début de ce livre en l’occurrence [56].
1. Thèse (combattue) | 1. On s’est longtemps plu à citer ces langues où 2. les termes manquent, pour exprimer des 3. concepts tels que ceux d’arbre ou d’animal, |
2. Thèse contraire (défendue) | 4. bien qu’on y trouve tous les mots nécessaires 5. à un inventaire détaillé des espèces et des 6. variétés. Mais, en invoquant ces cas à l’appui 7. d’une prétendue inaptitude des “primitifs” à 8. la pensée abstraite, on omettait d’abord 9. d’autres exemples, qui attestent que la 10. richesse en mots abstraits n’est pas l’apana- |
réfutation de 1 (pétition de principe) | 25. Dans toute langue, d’ailleurs, le discours et 26. la syntaxe fournissent les ressources indis- 27. pensables pour suppléer aux lacunes du 28. vocabulaire. Et le caractère tendancieux de |
75Dans notre méthode d’analyse, le premier point consiste à comparer les arguments du texte avec ceux de la typologie de Perelman. Ce qui suppose d’isoler dans le texte des parties qui ressemblent à des schèmes de la typologie perelmanienne. On trouve d’ailleurs dans Nysenholc et Gergely une première esquisse de ce travail, à gauche du texte [57]. En outre, ce travail de comparaison doit être guidé par un souci de cohérence substantielle. Il faut donc essayer de sélectionner des rapprochements définissant le comparé de manière cohérente par rapport au reste du texte. Prise au pied de la lettre, cette obligation est impossible à satisfaire au début de l’analyse, puisqu’on ne connaît pas encore ce que sera le reste du texte (au point de vue de son sens argumentatif, bien sûr). Il faut donc travailler en spirale, et considérer les premiers arguments comme des coups de sonde.
76La première partie du texte qui nous semble pouvoir constituer un schème irait de la ligne 1 à la ligne 10. L’auteur reproche à certains (“l’on s’est longtemps plu”) d’avoir oublié des exemples attestant le contraire de la thèse qu’ils défendent. En première approche, nous avons affaire à un argument organisé autour du rapport tout-partie. Plus précisément, la ressemblance est forte avec les arguments de division. Pour rappel, ceux-ci se focalisent non sur la notion de tout mais sur les parties, et précisément les rapports entre celles-ci. Ce qui est bien le cas ici, où le tout est à l’horizon (l’ensemble des témoignages des ethnologues du langage) et où l’auteur discute de l’oubli d’une partie de ces témoignages. L’argument de division débouche souvent sur un dilemme : entre les parties du tout, il faut en choisir une. Dans notre texte, nous n’avons pas affaire - à ce stade-ci de l’analyse, mais on sait que par principe il faudra y revenir - à un dilemme, mais cependant les relations entre les deux parties sont quand même des relations d’opposition : ces “autres exemples” qu’invoque l’auteur sont destinés à remettre en cause la thèse tirée des premiers exemples.
77En bref, nous nommons notre premier argument un argument de division, et cela signifie qu’il ressemble au schème de ce nom de la typologie de Perelman. Par ailleurs, la vision du monde introduite par ce schème aurait “dû” déboucher sur un dilemme, c’est-à-dire l’exclusion de la thèse des adversaires de l’auteur, au profit de celle de l’auteur lui-même, à travers une opposition entre les exemples invoqués de part et d’autre. Or cela ne semble pas clairement être le cas. Le reste de l’analyse nous en apprendra davantage.
78Le deuxième argument court de la ligne 11 à la ligne 24. Cette partie forme en effet clairement une unité. L’auteur prend lui-même deux exemples du fait que “la richesse en mots abstraits n’est pas l’apanage des seules langues civilisées” (ligne 10-11) [58]. Qu’est-ce qu’un exemple ? Selon Perelman, un exemple n’est pas simplement un élément d’une induction, c’est bien plus que cela : l’exemple est une manière de traduire la règle générale dont on considère traditionnellement que l’exemple est exemple. Or, si la règle en question peut se traduire en un exemple, cela signifie que sa nature n’est pas de subsumer une série de cas, mais d’être le point de vue qui donne sens à celui-ci. Mais alors, quelle conséquence cela implique-t-il pour notre texte ? Et surtout quels rapports, ou mieux, quelle cohérence peut-on y trouver avec le premier argument ? De prime abord, les deux arguments pourraient paraître contradictoires si on ajoutait qu’habituellement, le recours à l’exemple implique une vision du monde où l’émergence de cas nouveaux ne suscite pas une opposition avec les cas anciens, mais plutôt un aménagement, une réinterprétation de l’ancienne règle. Du coup, le dilemme attendu du premier argument n’est pas du tout en harmonie avec la vision du monde du second. Sauf à dire que la typologie de l’auteur n’est pas tout à fait identique à celle de Perelman. Mais pour le savoir, il faut posséder davantage d’éléments. Aussi, nous poursuivons la lecture.
79Le troisième argument est remarquable, non seulement par sa concision mais aussi par sa nature. En effet, les lignes 25 à 28 constituent une entité autonome, tant par rapport à ce qui les précède que par rapport à ce qui les suit. Tout d’abord, il s’agit d’un énoncé universel (“Dans toute langue”). Ensuite, il concerne un thème (la syntaxe) qui n’est pas abordé auparavant, et ne le sera pas directement après. Pour comprendre cet argument, il faut se référer au précédent en cherchant non pas à quoi il répond explicitement mais dans quelle vision du monde, construite par ces arguments, il peut s’inscrire. Il apparaît que le troisième argument vient combattre la thèse de l’inaptitude des primitifs à la pensée abstraite. Du coup, cet argument renforce l’idée du dilemme que l’auteur voulait installer entre sa thèse et celle de ses adversaires. Dès lors, on ne considérera pas non plus comme un hasard que le troisième argument vienne après le deuxième. Et nous ne parlons pas arithmétique ici… En effet, le constat que nous avions fait lors du deuxième argument, à savoir la perte du dilemme lors de la traduction de la thèse de l’auteur dans des exemples, se trouve avalisé puisque l’auteur a lui-même senti le besoin de le réaffirmer après.
80En conséquence, nous pouvons énoncer deux principes, sous bénéfice d’inventaire, concernant la typologie du texte étudié. Premièrement, on voit se dessiner une typologie dualiste [59] dans le texte, basée sur une opposition théorique-pratique, ou abstrait-concret. En effet, on remarque que, lorsqu’il travaille des notions abstraites et des propositions universelles, l’auteur construit un dilemme, c’est-à- dire une relation tout/partie. Il y a fort à parier qu’il développerait tout aussi facilement des arguments d’incompatibilité ou d’identité. D’un autre côté, lorsqu’il travaille des exemples, des cas concrets, il semble bien fonctionner de manière moins tranchée ; on serait plus proche des schèmes de l’exemple et de l’illustration, bien sûr, mais aussi certainement de l’analogie, voire même des liaisons de coexistence. Cette première “analyse” [60] est, certes, un peu sommaire. Néanmoins, elle suffit à fonder notre seconde affirmation : cette typologie est non seulement le cadre ou l’horizon du texte étudié, mais elle est aussi son enjeu. En effet, l’auteur ne se bat pas (seulement) contre ceux qui prétendent conclure “à l’inaptitude des ‘primitifs’ à la pensée abstraite”, il se bat plus fondamentalement contre sa propre typologie, ses faiblesses et les pièges qu’elle lui joue, en particulier lorsqu’il s’occupe de “ceux qui prétendent”…
81Ainsi, s’il commence par s’opposer à “ceux qui prétendent…”, c’est au travers du fait qu’ils invoquent des exemples. Du coup, cette opposition se construit, pour lui, dans la première partie de sa typologie, celle que nous avons appelée théorique. Ensuite, il porte cette opposition dans la seconde partie de sa typologie : le passage pouvait sembler facile, naturel et normal, de la mention (toute théorique) d’exemples, on passe alors à leur utilisation. Mais ce faisant, on entre dans une autre manière d’argumenter, autrement dit dans une autre façon de conceptualiser. La preuve en est que la vision du monde sous-jacente à l’usage d’exemples ne contient pas l’idée d’un dilemme. Du coup, il va falloir “rattraper” ce dilemme. Le troisième argument vient jouer ce rôle, de manière abrupte. On observera ensuite que le quatrième argument, tout aussi abruptement, retourne à l’utilisation d’exemples.
82Nous faisons courir celui-là de la ligne 28 à la ligne 50. Il est à nouveau constitué de deux exemples, précisément deux citations. Celles-ci illustrent une idée de l’auteur. Arrêtons-nous d’abord à cette idée : “Et le caractère tendancieux de l’argument évoqué au paragraphe précédent est bien mis en évidence, quand on note que la situation inverse, c’est-à-dire celle où les termes très généraux l’emportent sur les appellations spécifiques, a été aussi exploitée pour affirmer l’indigence intellectuelle des sauvages”. L’auteur reproche à ses adversaires de se contredire (“c’est tendancieux”). En effet, il lui semble que pour eux, l’observation peut être A (les indigènes utilisent peu de termes généraux) ou —A (les indigènes utilisent beaucoup de termes généraux), cela implique toujours une indigence intellectuelle chez les sauvages.
83Nous sommes bien dans un schème quasi logique, puisque le trait remarquable de cet argument est l’homogénéisation des objets qu’il opère. En effet, parmi “ceux qui prétendent à l’indigence intellectuelle des sauvages”, l’argument ne veut opérer aucune distinction de temps, de lieux, ou de contextes d’énonciation. Aucune sous-catégorie n’est dessinée dans ce groupe : ils sont tous et uniquement définis par la thèse de l’indigence intellectuelle des sauvages. Pas étonnant dès lors que, formant un bloc homogène, on puisse leur reprocher l’usage d’un fait et de son contraire pour défendre cette thèse [61].
84La suite de l’argument est tout aussi intéressante. De prime abord, elle vient renforcer ce que disait l’auteur en illustrant l’existence d’affirmations d’“indigence intellectuelle des sauvages” à partir de la présence de nombreux termes généraux dans leurs langues. Si nous suivons notre première interprétation de la typologie de l’auteur, nous devons nous attendre à des problèmes de cohérence vis-à-vis du schème quasi logique. Et de fait, la première citation pose déjà problème dans la mesure où nous ne sommes pas sûrs d’avoir réellement affaire à un représentant “de ceux qui affirment l’indigence intellectuelle des sauvages” à partir de la présence de nombreux termes généraux dans leurs langues. Rien ne prouve dans cette citation que le thème en soit cette indigence, ni même simplement que l’enjeu concerne l’opposition termes généraux/termes concrets (ou singuliers). Ainsi, alors que l’homogénéisation implicite du schème quasi logique devrait, par cohérence, demeurer, on observe qu’elle a du mal à se maintenir. On voit par là la difficulté à unifier les deux pans de la typologie de l’auteur.
85La seconde illustration est plus étonnante encore. La suite du texte nous apprend en fait que cette illustration va être développée. Or, en la déployant, l’auteur n’en fait plus une illustration de la thèse tendancieuse de ses adversaires, mais une thèse qui, somme toute, rejoint la sienne. Avant de voir comment nous soulignons ce mouvement de pensée : en passant des schèmes théoriques aux schèmes pratiques, l’opinion - la thèse dit-on traditionnellement - de l’auteur sur l’objet en discussion est amenée à changer [62].
86Passons ensuite au cinquième argument. Nous considérons qu’il va de la ligne 51 à la ligne 71. Visiblement il s’agit d’une glose de la citation précédente. On commence par une analogie, selon Nysenholc et Gergely. Celle-ci rapproche l’indigence du savant occidental de celle du sauvage et par là, les capacités de l’un et de l’autre. La suite renforce ce mouvement puisque l’auteur raconte une histoire destinée à faire voir que la notion d’utilité a été mal comprise : définie trop restrictivement, on n’y a perçu que l’idée d’intérêt pratique. Et conséquemment, la langue des primitifs, orientée vers l’utile, n’a jamais été envisagée comme une langue à connotation abstraite, permettant le développement de connaissances théoriques.
87Ainsi donc, le travail discursif de l’auteur sur l’exemple ou plutôt avec et dans l’exemple s’apparente à un travail d’interprétation, de précision et d’aménagements de la règle traduite par l’exemple. Par là, on rejoint tout à fait ce que disait Perelman de l’usage du schème de l’exemple. Mais du coup, l’opposition entre l’auteur et ses adversaires s’estompe - et c’est flagrant ici -, plus exactement, la vision du monde n’est plus du tout celle de l’opposition et du dilemme [63]. Que dire dès lors de ce qu’on appelle traditionnellement la thèse et qui avait été identifié par Nysenholc et Gergely comme une partie du texte, à savoir celle qui allait de la ligne 6 à la ligne 11 ? Est-ce que l’auteur combat vraiment ceux qui affirment l’ “inaptitude des primitifs à la pensée abstraite”, et est-ce qu’il défend vraiment l’idée que “la richesse en mots abstraits n’est pas l’apanage des seules langues civilisées” ? Certes. Mais le vrai sens de cette thèse, le sens complet devrions-nous dire, celui qui vient même à s’opposer parfois à ce concentré de thèse (en tant que concentré) ne se donne qu’à travers l’analyse de tous les arguments du texte.
88Reprenons notre lecture. Nous en sommes à la ligne 72, laquelle marque typographiquement une coupure dans le texte. Nous envisageons la suite et la fin du texte comme un seul et même argument.
89Le sixième argument installe un rapprochement entre ce que pense l’auteur et ce que pense un rédacteur de l’Encyclopédie. Nous avons bien affaire à une comparaison. Devant deux “objets” distincts, on les soupèse et on observe que, sous l’angle de la question du rapport entre capacité d’abstraire et forme de langue, les deux “objets” sont identiques : ils affirment la même chose. D’autre part, cette comparaison a un trait remarquable : si elle commence comme un rapprochement de deux opinions, toutes théoriques, elle se poursuit par contre de façon différente puisque la citation tirée de l’Encyclopédie ne mentionne que des cas concrets. Ainsi donc, nous avons une comparaison se déployant entre une opinion et des faits. Ce qui est très intéressant puisque l’auteur arrive ainsi à réunir le pan théorique de sa typologie (une comparaison sur des perspectives théoriques) avec le pan pratique (l’exemplification de ses idées).
90Sur le plan technique, il est difficile de soutenir que nous avons encore affaire à une comparaison ; on devrait plutôt parler d’une analogie. En effet, d’une part les termes du rapprochement sont devenus très hétérogènes [64]. D’autre part, les cas concrets cités par le rédacteur de l’Encyclopédie ne forment pas une simple énumération. Par le fait de les avoir introduits comme faisant partie d’un texte de l’Encyclopédie, et d’avoir résumé auparavant la pensée de ce texte, les cas concrets prennent l’apparence, ou plutôt le statut, de système. Ces deux aspects de la comparaison nous amènent à dire qu’il s’agit plutôt d’une analogie, telle qu’elle a été définie par Perelman.
91Cette analogie est particulière et spécifique au texte étudié. Mais en même temps, ce texte s’y inscrit très bien. Grâce à ce schème, l’auteur est parvenu à penser un rapport entre les deux pans de sa typologie, le théorique et le pratique. En effet, à partir d’une comparaison (argument quasi logique), il peut exemplifier sa “thèse” sans pour autant devoir la modifier, puisque la relation entre thèse et faits prend alors la forme analogique [65].
92Beaucoup de choses pourraient encore être dites sur ce texte, mais il nous importait surtout de donner à voir l’effet produit par notre méthode sur l’analyse concrète d’un texte.
Notes
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[1]
F. Jacques, Logique ou rhétorique de l’argumentation ?, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, p. 54.
-
[2]
G. Kalinowski, Le rationnel et l’argumentation, à propos du “Traité de l’argumentation” de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, in Revue philosophique de Louvain, 1972, t. 70, pp. 406-407.
-
[3]
L. Apostel, What is the Force of an Argument ? Some Problems and Suggestions, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, pp. 99-109.
-
[4]
G. Bouchard, La nouvelle Rhétorique, Introduction à l’œuvre de C. Perelman, Québec, Université de Laval, 1980, pp. 4 et 5.
-
[5]
L. Wintgens, La Nouvelle Rhétorique et le droit, in La philosophie à l’épreuve du phénomène juridique : droit et loi, Actes du Ve colloque de l’Association française de philosophie du droit, Marseille, Presses universitaires d’Aix, 1987, pp 140-150.
-
[6]
O. Reboul, Introduction à la Rhétorique, Paris, PUF, 1991, pp. 97-98.
-
[7]
C. Plantin, Essais sur l’argumentation, introduction linguistique à l’étude de la parole argumentative, Paris, Kimé, 1990, pp. 11-22.
-
[8]
F. Ost et M. van de Kerchove, De la théorie de l’argumentation au paradigme du jeu, quel entre-deux pour la pensée juridique ?, in R.I.E.J., 1991.27, pp.77-98.
-
[9]
« C’est à l’idée d’évidence, comme caractérisant la raison, qu’il faut s’attaquer si l’on veut faire une place à une théorie de l’argumentation qui admette l’usage de la raison pour diriger notre action et pour influer sur celle des autres » (Ta, p. 4, nous utilisons la 5e édition du Ta, publiée en 1988, aux éditions de l’Université de Bruxelles). Ainsi, refusant les intuitions ou le principe d’évidence, Perelman entend faire de l’argumentation un moyen de preuve discursive. D’autre part, il semble aussi faire de l’aspect intersubjectif de l’argumentation une dimension essentielle : « L’objet de cette théorie est l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à leur assentiment » (Ta, p. 5). On encore : « Car toute argumentation vise à l’adhésion des esprits […] » (Ta, p. 18).
-
[10]
Ta, p. 5.
-
[11]
Ta, p. 10. C’est nous qui soulignons.
-
[12]
Ta, p. 23.
-
[13]
Ta, p. 34.
-
[14]
Ta, p. 41.
-
[15]
Ta, p. 42.
-
[16]
Ta, p. 42.
-
[17]
La plupart sont aujourd’hui disponibles dans deux volumes : C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1989 ; Ethique et Droit, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1990.
-
[18]
C’est la version de P. Gochet, qui lit tous les schèmes argumentatifs de Perelman de cette façon, à l’exception des dissociations (P. Gochet, L’empire rhétorique, rhétorique et argumentation, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, pp. 363-369).
-
[19]
Nous effectuons par là une démarche inverse de celle qui nous a occupé dans les “Cadres de l’argumentation” du Ta, puisque, au lieu de partir de l’affirmation ou de l’appartenance de l’argumentation à un domaine qui l’englobe et de définir à partir de celui-ci ses caractéristiques, nous cherchons d’abord ces dernières ; il est ensuite loisible de la rapprocher de la logique ou d’un autre champ, si cela s’avère pertinent.
-
[20]
Les Etudes philosophiques, Paris, 1959, pp. 131-138. Repris dans C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1989, pp. 425-435.
-
[21]
Ibidem, p. 432.
-
[22]
Ibidem, p. 433.
-
[23]
Écrit en collaboration avec L. Olbrechts-Tyteca dans Archivio di Filosofia, vol. Semantica, Rome, 1955, pp.249-269. Repris dans C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1989, pp.123-150.
-
[24]
“Il faut se demander si une attention suffisante a été portée au rapport étroit qui, selon nous, existe entre l’insertion des notions dans les raisonnements non contraignants et l’évolution des notions” (Ibidem, p. 131).
-
[25]
L’idée de l’évolution et de la nécessaire indépassable imperfection des connaissances en sciences humaines que développe Perelman a pour origine historique les travaux de E. Dupréel, dont C. Perelman fut l’élève (cfr. aussi M. Maneli, The New Rhetoric and Dialectics, in Revue Internationale de Philosophie, 1979, 127-128, pp. 222-223).
-
[26]
Alors que c’est une interprétation entendue. Voir par exemple, M. Côté, La Philosophie du raisonnable de C. Perelman, Laval théologique et philosophique, juin 1985, 41 2, p. 197.
-
[27]
Un autre élément appuyant notre interprétation est l’intérêt de Perelman pour le genre épidictique (Ta, § 11), où il importe de développer longuement une thèse qui n’a pas besoin de justifications, étant déjà admise par le public.
-
[28]
Nous devons aussi ajouter que si Perelman a bien cette vision-là de l’argumentation, il n’a pas que celle-là. L’idée de l’argumentation moyen de justification est aussi présente chez lui. Voir par exemple C. Perelman, Jugements de valeurs, justification et argumentation, in Revue Internationale de philosophie, 1961, n° 58, fasc. 4, repris dans C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’Université de Bruxelles, 1989, pp. 197-207.
-
[29]
In Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, tome LVIII, 1972-5, pp. 144-56.
-
[30]
Sur l’idée de “construction de vision du monde” au moyen de l’argumentation, voir aussi M. Côté, La philosophie du raisonnable de C. Perelman, Laval théologique et philosophique, juin 1985, 41, 2, pp. 199-201.
-
[31]
Ibidem, 1972, p. 154.
-
[32]
C. Perelman, Philosophie première et philosophie régressive, Dialectica, 1949, 11, in C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles, éd. de l’université de Bruxelles, 1989, pp.153-177.
-
[33]
En outre, pour un exposé résumé plus détaillé des techniques argumentatives étudiées par Perelman, on pourra consulter : C. Perelman, L’empire rhétorique, rhétorique et argumentation, Paris, J. Vrin, 1977, coll “Pour demain” ; Logique et argumentation, Bruxelles, Presses universitaires de l’Université de Bruxelles, 1971, pp. 87-147 ; G. Bouchard, La nouvelle rhétorique, introduction à l’œuvre de C. Perelman, op. cit. ; O. Reboul, Introduction à la rhétorique, op. cit.
-
[34]
J. Locke, The Second Treatise of Civil Government and A Letter Concerning Toleration, cité dans le Ta, p. 297.
-
[35]
Ta, pp. 311-326.
-
[36]
Ce qui nous rapproche alors de l’argument d’incompatibilité.
-
[37]
Rhétorique à Herennius, Livre II, § 38, cité par Perelman, p. 320.
-
[38]
En exemple, il cite une réflexion de Ryle : “Devons-nous dire alors que les réflexions de l’agent sur la manière intelligente de se comporter exigent qu’il réfléchisse d’abord à la meilleure manière de réfléchir à la façon d’agir ?“(Ta, p. 381). Ajoutons également que la relation cause-conséquence est souvent difficile à utiliser car la détermination de la conséquence n’est pas chose aisée : d’une situation découlent souvent plusieurs conséquences, les unes positives, les autres non. Dans cette mesure, lorsqu’on veut isoler une conséquence particulière, il faut lui donner un statut spécial, en la rapprochant fortement de la cause, jusqu’à en faire sa “condition nécessaire et suffisante” (Ta, p. 361). Mais dans ce cas, l’argument devient de forme quasi-logique.
-
[39]
Extrait de H. BAWK, Le psychiatre dans la société, in La Semaine des Hôpitaux de Paris, 25e année, n° 74, pp. 3046-3047, cité par Perelman, in Ta, p. 382).
-
[40]
Ta, p. 382-3.
-
[41]
Ta, p. 394.
-
[42]
Ta, p. 403.
-
[43]
Ta, p. 504.
-
[44]
La dernière colonne (“les dissociations”) concerne un thème que nous n’avons pas abordé : les dissociations ou couples de notions sont à la fois proches des liaisons, car elles en constituent l’origine transcendentale, et éloignées d’elles parce qu’elles structurent un texte tout à fait différemment. L’étude des dissociations et de leur rapport avec les liaisons est un problème complexe qui mériterait une réflexion propre, que nous ne pouvons entamer ici.
-
[45]
C’est le cas du rapport cause-conséquence qui peut évoluer vers l’équivalence quasi-logique.
-
[46]
Ainsi la double hiérarchie fonctionne-t-elle avec des arguments de comparaison.
-
[47]
Plus techniquement, on peut affirmer avec Kalinowski que ce que Perelman présente comme des schèmes de raisonnement dans sa typologie, ce ne sont en fait que des exemples de raisonnement. En effet, le schème suppose la formalisation du raisonnement, marquée par la présence de lettres de variables, ce que n’a pas fait Perelman (G. Kalinowski, op. cit., p. 413).
-
[48]
Le dernier chapitre de la typologie est bien consacré à l’“interaction des arguments” et aurait pu constituer une espèce de mise en situation textuelle de la typologie. Malheureusement, il reste très programmatique.
-
[49]
Par là, on remarque un retour de la logique formelle en argumentation puisque le paradigme de l’opposition forme/fond provient de cette discipline. Par conséquent, il est possible de soutenir que, malgré lui, Perelman reste pris dans un modèle “formaliste” de la rationalité. Et conséquemment, la tentative de L. Apostel de formaliser la force des arguments a sa raison d’être.
-
[50]
Cfr. les articles de Perelman que nous avons analysés sur ce sujet.
-
[51]
On se trouve alors dans la ligne de ceux qui étudient les sophismes, cherchant des normes d’argumentation (cfr. C.L. Hamblin, Fallacies, London, Methuen, 1970 ; J. Woods et D.N. Walton, Critique de l’argumentation, Paris, Kimé, 1992).
-
[52]
Ta, p. 675.
-
[53]
Et ce de l’aveu de Perelman lui-même, cfr. Ta, p. 258. En outre, pour un exposé plus détaillé des faiblesses de la théorie de Perelman, on consultera F.H. Van Eemeren, R. Grootendorst et T. Kruiger, Handbook of Argumentation Theory, Dordrecht, Foris, 1987, pp. 251-259 ; M. Kienpointner, The Empirical Relevance of Perelman’s New Rhetoric, Argumentation, november 1993, Vol. 7, n°4, p. 420.
-
[54]
Dans une étude consacrée à Perelman, G. Hottois aborde aussi la question de l’originalité argumentative de tout texte. Mais un point nous sépare quand il considère cette unicité comme indépassable, et en tout cas indicible : « La dialectique dialogique ou argumentante est, elle, irréductiblement plurielle, polymorphe et imprévisible. Les raisons articulées dans son travail ne sont pas toujours d’ores et déjà ramenées à l’action de la “Raison” »(G. Hottois, Du sens commun à la société de communication, Études de philosophie du langage, Paris, Vrin, 1989, p. 163).
-
[55]
Derrière le problème des multiples résonances mises à jour et celui de leur organisation, se cache la dimension artisanale de l’argumentation. C’est en effet de savoir-faire plutôt que de savoir qu’il faudrait parler pour décrire cet aspect.
-
[56]
Ce texte est proposé à l’analyse dans A. Nysenholc et TH. Gergely, Argumenter, information et persuasion, Bruxelles, De Boeck-Université, 1991, pp. 76-79. Nous reproduisons dans la colonne de gauche l’analyse faite par ces auteurs. On pourra ainsi la comparer avec la nôtre.
-
[57]
On notera tout de suite un écart entre notre méthode et la leur : ils proposent d’isoler une thèse dans le texte, alors que nous nous y opposons, et que nous définissons ce qu’ils appellent thèse comme un “argument résumé”, pour le traiter de la même manière que les autres arguments.
-
[58]
Pour ne pas allonger inconsidérément cette analyse, nous n’étudions pas la caractéristique d’énoncer deux exemples, ni leurs rapports.
-
[59]
On pourrait d’ailleurs parler de dissociation.
-
[60]
On se rappellera que le terme “analyse” n’est pas tout à fait adéquat, il faudrait plutôt parler de “construction”. Néanmoins, comme l’usage est bien ancré, nous ne nous en priverons pas.
-
[61]
Notons ici que nous ne reprochons pas à l’auteur d’avoir utilisé un argument quasi logique. Il nous importe par contre de mettre au jour les ressorts de celui-ci et de voir quels sont ou seront ses effets sur le reste du texte. De ce point de vue, il est intéressant de souligner l’homogénéisation effectuée par l’argument car c’est un point faible de celui-ci, qu’un bon orateur devra prévenir, ou en tout cas dont il doit tenir compte, sous peine d’incohérence.
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[62]
Ce que ne remarquent pas Th. Gergely et N. Nysenholc, car ils font de ce passage une pure et simple illustration.
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[63]
Nous aurions pu nous arrêter davantage sur l’analogie, qui est un argument original en ce que nous ne l’avons pas encore situé dans la typologie de l’auteur. Mais nous y reviendrons car d’autres analogies se profilent dans le texte.
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[64]
Dans la typologie de l’auteur en tout cas, il y a une différence qualitative nette entre l’aspect théorique des notions et leur expression dans des faits.
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[65]
On notera que Nysenholc et Gergely avaient également repéré une analogie dans cet argument. Mais nous doutons qu’elle prenne le même aspect que la nôtre.