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Article de revue

2. La démocratie en quête de principes

Pages 150 à 166

Notes

  • [1]
    Ce paragraphe résume la thèse que j’ai développée dans mon article sur La philosophie de l’arrêt Connerotte, in Journal des Procès, 1997, n° 324, pp. 10-14.
  • [2]
    Tanghe, p. 107.
  • [3]
    Tanghe, p. 111.
  • [4]
    Tanghe, p. 108.
  • [5]
    Cette expression, classique dans la jurisprudence de la Cour en matière de principes généraux du droit, est effectivement reprise dans l’arrêt Connerotte.
  • [6]
    DWORKIN a développé ce schéma de manière circonstanciée dans L’empire du droit, Paris, P.U.F., 1994. Pour une courte synthèse, on peut lire mon compte rendu de l’ouvrage au Journal des Tribunaux, 1994, p. 795.
  • [7]
    Cass. 15 juin 1989, Pas. 1989, I, 1117 et s. (pris sur conclusions conformes du Premier avocat général Velu, non publiées à la Pasicrisie). - Repris notamment dans Cass. 4 février 1993, J.L.M.B., 1993, p. 1048 et s.
  • [8]
    Sur le rôle joué par le Parquet de la Cour de cassation dans l’évolution de cette jurisprudence : J. M. Piret, Impartialité du juge et suspicion légitime, in Présence du droit public et des droits de l’homme, Mélanges offerts à J. Velu, t. 2, Bruxelles, Bruylant, 1992, pp. 857-870, spéc. pp. 859-60. À noter que Ganshof se fondait lui-même sur une jurisprudence, demeurée constante, du Conseil d’État.
  • [9]
    Sur la base de l’article 441 du Code d’instruction criminelle. Ce point est également mentionné par M. Tanghe (p. 112).
  • [10]
    Cass. 24 septembre 1986, publié au Journal des Procès, 1986, n° 91, pp. 27-31, avec une note de Philippe Quarre.
  • [11]
    L’article 828, 8° prescrit la récusation si le juge “a donné conseil, plaidé ou écrit sur le différend…”. Or le juge était intervenu comme conseil de la sœur de M. Salik, dans un litige civil, donc distinct, mais portant sur les faits qui donnaient lieu aux poursuites ou sur des faits similaires.
  • [12]
    Dworkin parle à cet égard de l’incidence de la “force gravitationnelle” (gravitational force) relative des sources et notamment des précédents sur l’évolution de la jurisprudence (Taking Rights Seriously, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1978, pp. 111-113 et 121).
  • [13]
    Evoquée par M. Tanghe, pp. 110-111.
  • [14]
    Le texte néerlandais de l’arrêt est publié au Tijdschrift voor Processrecht en Bewijsrecht / Revue de droit judiciaire et de la preuve, 1997-2, p. 95 et suiv., accompagné d’une note solide et convaincante de S. Sonck.
  • [15]
    Tanghe, p. 111.
  • [16]
    Nos vifs remerciements vont à M. Butzler, qui nous a très obligeamment communiqué, à titre scientifique, le dossier.
  • [17]
    Notamment Cass. 1er décembre 1983, 23 mai 1984, 7 mai 1986, 16 novembre 1988, 22 novembre 1990, 30 janvier 1991, 18 novembre 1992 et encore 19 mars 1996.
  • [18]
    En ce sens : Sonck, op. cit., pp. 98-9.
  • [19]
    Sauf si les causes de récusation surviennent ultérieurement (art. 833 du Code judiciaire).
  • [20]
    Liège, 7 avril 1992, 1992, p. 1157, qui se fonde sur la prééminence de la norme internationale (l’art.6.1. de la Convention de sauvegarde) sur la norme interne.
  • [21]
    Cass., 4 février 1997, R.G. P. 96. 1322 N (en cause Dewulf), réf. IDJ n° 97-08191. - Même décision dans Cass., 24 novembre 1994.
  • [22]
    Arrêt Remit c. France, 23 avril 1996.
  • [23]
    Tanghe, p. 113
  • [24]
    Tanghe, p. 117.
  • [25]
    Tanghe, p. 115-116
  • [26]
    Au sens technique, la pragmatique étudie le rapport du signe à ses utilisateurs, et souvent la construction du sens du message par le ou les destinataires. Le concept de “lecteur modèle” est développé par U. Eco (in Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, spécialement I. « Intentio lectoris ». Notes sur la sémiotique de la réception, pp. 19-47) et a été transposé en droit par F. Ost, L’herméneutique juridique entre hermétisme et dogmatisme. Le jeu de l’interprétation en droit, in Revue internationale de sémiotique juridique, 1993, p.37 et s..
  • [27]
    Il constitue un cas d’application supplémentaire du principe général de “respect dû aux expectatives légitimes d’autrui” proposé par X. Dieux dans une thèse très convaincante (Bruxelles, Bruylant, 1997).
  • [28]
    Après avoir parfois un peu erré. - Voyez à ce sujet : J. Van Compernolle, Évolution et assouplissement de la notion d’impartialité objective, in Rev. trim. dr. h., 1994, pp. 437-444. - R. Ergec et A. Schaus, La Convention européenne des droits de l’homme. Examen de jurisprudence, in R.C.J.B., 1995, pp. 341-419, §§ 100-107. - P. Martens, La tyrannie de l’apparence, in Rev. trim. dr. h., 1996, pp. 640-656.
  • [29]
    Voyez la surprenante allusion de M. Tanghe (p. 114) à la métaphysique platonicienne, qui est parfaitement contradictoire avec la conception démocratique du sens développée dans la suite de l’article.
  • [30]
    Tanghe, p. 125 et aussi p. 120-121 sur l’écoute des parties.
  • [31]
    Tanghe, p. 123.
  • [32]
    Dans le même sens : Tanghe, p. 120.
  • [33]
    La Cour de cassation n’a statué sur les oppositions Russo-Collet et Benaïssa que le 11 décembre 1996. Ces arrêts ont été publiés, ainsi que les moyens d’opposition, au J.L.M.B., 1997, pp. 175-197.
  • [34]
    Le droit d’être entendu par le juge chargé de l’instruction, reconnu par l’ancien droit, est présenté par Faustin Helie comme une garantie essentielle. La Cour de cassation refuse cependant de le consacrer absolument en admettant notamment la régularité de l’instruction pour rapport. En outre, par l’effet des délégations des devoirs d’enquête à la police judiciaire, certains inculpés demeurent sous le coup d’une inculpation parfois durant plusieurs années sans avoir le moindre entretien avec le juge d’instruction chargé de l’enquête. Cette situation inacceptable constitue une violation caractérisée des droits de la défense.
  • [35]
    “Un droit démocratique ?”, p. 131 et suiv.
  • [36]
    Plutôt que de Tocqueville plusieurs fois cités plus haut dans l’article. - Voyez notamment : C. Lefort, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981. Signalons aussi la récente publication du bon essai d’Hugues Poltier, Claude Lefort. La découverte du politique, Paris, Michalon, col. « Le bien commun », 1997.
  • [37]
    E. Liekendael, La séparation des pouvoirs à l’aube du troisième millénaire (Discours prononcé par le Procureur général à l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation du 1er septembre 1997), Journal des Tribunaux, 1997, pp. 553-564, § 43, in fine, p. 559. Voici en son entier le passage critiqué : “A peine est-il besoin de rappeler que, dans notre État de droit, auquel nous sommes tous si fermement attachés, le pouvoir législatif fait les lois, le pouvoir exécutif les exécute, le pouvoir judiciaire les applique. Cette application suppose presque toujours une interprétation et, à cet égard, l’interprétation par la Cour de cassation est souveraine, sous la réserve d’une éventuelle loi interprétative”. Le contexte indique que le Procureur général utilise vraisemblablement ici l’adjectif souverain dans un sens kelsenien : la décision de la Cour serait souveraine au sens où elle ne pourrait être remise en cause par une autre juridiction ou un autre pouvoir. Cet usage n’en est pas moins malheureux à notre avis au regard des exigences du débat démocratique, à la nécessité duquel Mme Liekendael se montre par ailleurs très sensible dans un discours d’un ton nouveau et ouvert.
  • [38]
    Tanghe, p. 137.
  • [39]
    Il serait d’ailleurs sain pour nos institutions que les décisions de nos hautes juridictions aient plus souvent les honneurs des journaux télévisés, comme c’est le cas, presque quotidiennement, aux États-Unis, pour les décisions de la Cour Suprême.
  • [40]
    La Cour de cassation le reconnaît de manière formelle en déclarant irrecevables les pourvois formés sur le moyen de la violation de la jurisprudence de la Cour.
  • [41]
    Tanghe, p. 147.
  • [42]
    En donne un gage l’expression des “dissenting opinions” dans les décisions des juridictions de Common Law mais aussi des cours européennes de Strasbourg et Luxembourg, qui influencent directement notre droit (dans le même sens : Tanghe, p. 148).
  • [43]
    Ces principes sont à tel point importants qu’ils sont garantis à la fois par la Constitution et par les Conventions protectrices des droits de l’homme.
  • [44]
    Voyez le texte de l’attendu cité au début du présent article.
  • [45]
    « Pour elle [la Cour de cassation] la rencontre entre droit et démocratie n’a jamais eu lieu, semble-t-il » (p. 145).
  • [46]
    Tanghe, pp. 139-140.
  • [47]
    Tanghe, p. 140.
  • [48]
    Tanghe, p. 139, souligné par nous.
  • [49]
    Tanghe, p. 142.
  • [50]
    Tanghe, p. 144.
  • [51]
    Voyez pourtant Tanghe lui-même, p. 136, notamment : “du moment que les rapports sociaux sont perçus exclusivement en termes de jeu et d’oppositions d’intérêts de groupe, il s’agit déjà d’une perversion de l’esprit de la démocratie”. La voie entrouverte de la conciliation judiciaire des intérêts contredit d’autre part le portrait tracé par Tanghe du démocrate qui a “abdiqué la foi en une unité sociale au-delà de tout conflit” (p. 132).
  • [52]
    Tanghe, p. 131.
  • [53]
    Tanghe, p. 144.
  • [54]
    Tanghe, p. 114.
  • [55]
    Tanghe, p. 132.
  • [56]
    Tanghe, p. 121.
  • [57]
    En ce sens, Tanghe, pp. 140-141.
  • [58]
    « l’impartialité ne se détermine pas en mettant en balance, d’une part, le comportement du juge d’instruction et, d’autre part, la nature ou le caractère de gravité exceptionnelle des faits qu’il instruit » (Cass., 11 décembre 1996, précité, p. 185).

1M. Tanghe rejoint l’opinion commune dans sa contestation très sévère de l’arrêt Connerotte. Il s’en distingue cependant par l’argumentation, fournie et intéressante à plus d’un titre, qu’il produit à l’appui de cette critique.

2Le problème, tel qu’il est abordé dans l’article, nous paraît bien posé. D’une part, M. Tanghe a raison d’affirmer que la Cour de cassation ne s’est pas bornée, comme on l’a dit trop souvent, à appliquer la loi de manière mécanique, mais qu’au contraire, elle a fait “œuvre créatrice”. Pour le dire autrement, l’arrêt Connerotte constitue un de ces cas difficiles (hard cases) qui fournissent parfois l’occasion d’une avancée jurisprudentielle, par le moyen d’un arrêt de principe. Encore faut-il bien mesurer en quoi exactement a consisté l’innovation en l’espèce. D’autre part, en s’interrogeant sur la nature de la démocratie et la mission des juges dans une démocratie, M. Tanghe situe l’analyse de l’arrêt à son juste niveau. La Cour elle-même, on le verra, ne l’a pas envisagé autrement.

3Ceci posé, la lecture que l’article fait de l’arrêt est à plusieurs égards contestable et la position qu’il défend sur l’application démocratique des lois nous paraît inconséquente et même contradictoire. La décision est en réalité motivée de manière plus solide et moins méprisable qu’on nous la dépeint. Elle repose sur une philosophie plus tenable et plus juste que celle esquissée par M. Tanghe, même si la Cour de cassation n’en a pas encore elle-même tiré toutes les conséquences de droit. C’est du moins ce que cette étude, en forme de réponse, tentera de montrer, dans le cadre du débat ouvert qui s’engage.

I – Un arrêt de principe [1]

4Comme le souligne M. Tanghe et contrairement à ce qui a été trop souvent avancé pour condamner ou, au contraire, pour justifier (bien mal) la décision de la Cour de cassation, aucun texte de loi n’imposait clairement et de manière univoque le dessaisissement du juge Connerotte après sa participation à la fameuse soirée spaghetti. L’article 542 du Code d’instruction criminelle, qui règle la procédure de renvoi pour cause de suspicion légitime en matière pénale, prévoit notamment que “la Cour de cassation peut, sur la réquisition du Procureur général près cette Cour (…) renvoyer l’affaire d’un juge d’instruction à un autre juge d’instruction”. Ses termes accordent donc à la Cour la faculté (et non l’obligation) de dessaisir et en tout cas lui confère un pouvoir d’appréciation. Dans sa motivation, l’arrêt opère en outre ce qu’il appelle “un rapprochement” entre ce texte et une disposition tirée du Code judiciaire, l’article 828, 10° qui range, au nombre des causes de récusation cette fois, la circonstance que le juge a été, “depuis le commencement du procès, reçu par une partie à ses frais ou a agréé d’elle des présents”.

5Est-ce à dire, comme l’avance M. Tanghe, que la rigueur de la loi a servi “d’alibi commode [2]” pour dissimuler une justice qui se rend “à la tête du client [3]” ? Faut-il interpréter les déclarations publiques de Mme Liekendael, selon qui l’application ferme et sereine de la règle n’autorisait qu’une seule conclusion, aussi douloureuse soit-elle, comme un moyen pour les juges de se décharger de leur responsabilité sur le législateur [4] ?

6La lecture des attendus suffit à réfuter cette interprétation. Dans sa motivation, la Cour de cassation fonde sa décision, en ordre principal, non pas sur une disposition légale quelconque mais bien directement sur un principe général de droit, qu’elle puise au fondement même de l’ordre constitutionnel démocratique, et plus spécialement dans l’organisation du pouvoir judiciaire :

7

“Attendu que l’impartialité des juges est une règle fondamentale de l’organisation judiciaire ; qu’elle constitue, avec le principe de l’indépendance des juges à l’égard des autres pouvoirs, le fondement même non seulement des dispositions constitutionnelles qui règlent l’existence du pouvoir judiciaire mais de tout État démocratique ; que les justiciables y trouvent la garantie que les juges appliqueront la loi de manière égale”

8Au sens fort du terme, l’arrêt Connerotte constitue un arrêt de principe. Dans des circonstances exceptionnelles et dramatiques, la plus haute juridiction du pays affirme de manière absolue le droit d’être jugé par un juge impartial et indépendant à l’égard de toutes les parties en cause, quelles que soient la nature et la gravité des faits reprochés. Le principe contraint l’interprétation des “dispositions légales qui le consacrent [5]” et impose en l’espèce le dessaisissement.

9Le raisonnement de la Cour de cassation ne procède donc pas d’une exégèse étroite du texte légal. Il s’inscrit plutôt dans le schéma proposé par Dworkin pour la solution des cas difficiles. Le juge ne procède ni à une application mécanique des textes ni à une évaluation arbitraire de la situation. Il recherche le sens profond de la règle à la lumière du principe qui la fonde, en veillant à ce que la solution dégagée donne à voir l’ordre juridique dans son ensemble sous son meilleur jour, c’est-à-dire comme un ordre cohérent et juste. Cette solution s’impose au juge comme la seule “bonne réponse” possible [6].

II – La jurisprudence antérieure de la Cour de cassation

10A l’occasion de l’arrêt Connerotte, la Cour de cassation a franchi un nouveau pas. Cette avancée prolonge l’évolution d’une jurisprudence qui, si elle ne présente pas toujours un caractère linéaire, n’est pas pour autant aussi chaotique que ne le croit M. Tanghe. Dès 1989, la Cour avait en effet proclamé formellement que “la règle suivant laquelle le juge doit être indépendant et impartial constitue un principe général du droit applicable à toutes les juridictions [7]”. Cet arrêt récompensait le patient travail, initié par Ganshof van der Meersch, dans sa fameuse mercuriale de 1970 sur les principes généraux du droit, et poursuivi sans relâche, pendant près de vingt ans, par le Parquet de la Cour de cassation [8].

11S’il est exact que la Cour est souvent apparue réservée, sinon circonspecte, dans l’appréciation des motifs de suspicion légitime, on doit comme toujours se montrer prudent dans l’invocation des précédents. Ainsi, dans la fameuse affaire Salik, dont M. Tanghe rappelle les circonstances pour le moins troublantes, la Cour de cassation n’était pas saisie d’une demande de dessaisissement mais bien d’une demande d’annulation de tous les actes d’instruction accomplis par le juge Collin [9]. La Cour refuse d’y faire droit mais prend soin de préciser que les soupçons de partialité qui pesaient sur le juge, intervenu préalablement en qualité d’avocat contre le prévenu, “eussent pu, le cas échéant justifier une demande de dessaisissement pour cause de suspicion légitime [10]”. Elles auraient également pu conduire à la récusation [11]. Ni l’une ni l’autre de ces procédures n’avaient toutefois été engagées en l’espèce.

12La nouveauté de l’arrêt Connerotte tient donc, non pas tant au principe d’impartialité lui-même, qu’au fondement constitutionnel et démocratique qui lui est conféré, de manière solennelle, dans des circonstances exceptionnelles et dramatiques. Que la Cour fasse ainsi évoluer, à petits pas, sa jurisprudence ne constitue pas en soi une raison de la désavouer. M. Tanghe ne plaide-t-il pas lui-même en faveur d’une conception évolutive du droit ? Plus largement que la stricte conformité de l’arrêt Connerotte aux précédents, c’est la justification globale qu’il produit qu’il faut considérer, de même que le poids dont l’arrêt est susceptible de peser sur l’évolution de la jurisprudence future de la Cour [12].

III – L’arrêt Holliday Inn

13Pour cette raison déjà et pour son intérêt propre, l’affaire Holliday Inn[13], tranchée par un arrêt de la Cour de cassation du 23 décembre 1996 [14], soit un peu plus de deux mois après le premier arrêt Connerotte et quelques jours seulement après le second, requiert un examen plus approfondi. A l’origine, l’affaire concernait le licenciement d’un employé de service de l’hôtel Holliday Inn d’Anvers, par ailleurs membre de la délégation syndicale et du comité de sécurité et d’hygiène de l’entreprise. La procédure compliquée de licenciement d’un travailleur protégé est réglée par la loi du 19 mars 1991 et nécessite l’intervention du Président du tribunal du travail. C’est en cette qualité que M. Van Wijmeersch, Président du tribunal du travail d’Anvers, fut saisi le 20 septembre 1996 par l’employeur, la société Holliday Inn, d’une requête en suspension du contrat de travail pendant la durée de la procédure, à laquelle il fit droit le 14 octobre. Dans l’intervalle, l’employé et ses conseils apprirent que le Président Van Wijmeersch avait bénéficié à plusieurs reprises et gratuitement des facilités dudit hôtel. Abstraction faite de ce qui se “chuchote” [15], ils affirment, pièces à l’appui, que le Président s’est vu offrir au moins deux nuitées en 1996 et que son fils avait également pu disposer sans frais d’une chambre pour la nuit, une dizaine de jours seulement avant l’engagement de la procédure [16]. Cette découverte motiva le dépôt d’une requête en suspicion légitime. La Cour de cassation déclara la requête irrecevable parce qu’elle ne visait qu’un seul magistrat et non l’ensemble du tribunal et reposait sur des motifs qui auraient pu ouvrir la voie à une demande de récusation.

14Cette décision s’ajoute à une longue série d’arrêts similaires [17]. Elle obéit au souci de réserver à la procédure lourde de dessaisissement par la Cour de cassation un caractère exceptionnel et à encourager les justiciables à engager d’abord et de préférence la procédure plus légère de la récusation, qui se déroule directement au niveau de la juridiction saisie [18].

15Toutefois, les possibilités d’obtenir la récusation dans les circonstances de l’espèce apparaissent très réduites, compte tenu des conditions imposées par le Code judiciaire, lesquelles sont d’interprétation restrictive. Ainsi, la requête en récusation doit être déposée avant les plaidoiries [19], c’est-à-dire à un moment où, dans le cas présent, les faits n’étaient pas encore connus. En outre, le fameux article 828, 10° du Code judiciaire, invoqué dans l’arrêt Connerotte, ne vise le juge qui a été “reçu par une partie à ses frais”, ce qui s’est bien produit ici, que si cette réception a eu lieu “depuis le commencement du procès”, ce qui n’a pas été le cas. Peut-être pourrait-on se rabattre sur l’article 828, 4°, qui vise le juge “débiteur” d’une des parties, mais à la difficile condition de faire triompher une interprétation large et non technique du terme “débiteur”. Enfin, en pratique, il n’est guère aisé d’obtenir d’une juridiction qu’elle récuse, du moins contre le gré de celui-ci, son chef de corps.

16Comment apprécier cette décision au regard de l’arrêt Connerotte ? Dans ce cas, l’argument selon lequel la requête en suspicion légitime doit viser l’ensemble du tribunal et non un seul juge n’était pas recevable car l’article 542 du Code d’instruction criminelle prévoit explicitement le renvoi de l’affaire “d’un juge d’instruction à un autre”. Mais, au-delà de l’argument de texte, la Cour a confirmé l’impartialité comme principe général et fondamental de notre droit. Or tout droit suppose une procédure qui permette de le mettre en œuvre. Cette procédure fait précisément défaut dans l’affaire Holliday Inn où, malgré des circonstances qui font planer un doute très sérieux sur l’impartialité du juge, tant la voie de la récusation que celle de la suspicion légitime sont barrées ou en tout cas semées d’embûches.

17Une solution à cette impasse aurait consisté, au nom du principe général d’impartialité et d’indépendance du juge, à ouvrir plus largement, au-delà du texte de l’article 828 du Code judiciaire, la procédure et les causes de récusation. Cette voie avait d’ailleurs été empruntée par un arrêt de la Cour d’appel de Liège [20]. La Cour de cassation l’a cependant fermée en des termes non équivoques, repris tout récemment dans une décision du 4 février 1997 : “les causes de récusation étant limitativement énumérées par la loi, une violation de l’article 6.1. de la Convention européenne de sauvegarde des droit de l’homme et des libertés fondamentales et du principe général du droit relatif aux droits de la défense et à l’impartialité du juge ne saurait être invoquée par la voie de la récusation [21]”.

18La situation juridique créée par ces décisions est inacceptable. Elle conduit, dans des cas qui sont loin d’être exceptionnels, à priver le justiciable du droit fondamental à être jugé par un magistrat impartial, pour des motifs techniques tenant à l’organisation déficiente des procédures. Elle est en outre contraire à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, qui vient de rappeler que “l’article 6.1. de la Convention implique pour toute juridiction nationale l’obligation de vérifier l’impartialité du tribunal lorsqu’une contestation non dépourvue de fondement survient sur ce point [22]”. Elle est enfin contraire à l’esprit de l’arrêt Connerotte, qui a bien montré que les procédures judiciaires doivent être interprétées à la lumière des principes qui les sous-tendent et non faire échec à l’application de ces principes.

19Faut-il pour autant y voir un nouveau retournement de jurisprudence ou le signe que l’arrêt Connerotte n’était après tout qu’une décision de circonstance ? Une interprétation paraît prématurée. L’arrêt Holliday Inn a une portée plus limitée que l’arrêt Connerotte : c’est un arrêt de rejet, qui ne se prononce pas sur le fond de la demande mais seulement sur sa recevabilité et qui confirme, sans nouvel examen, une jurisprudence ancienne quoique très contestable. Rendu deux mois après l’arrêt Connerotte, par une autre chambre de la Cour, d’un régime linguistique différent et qui plus est dans une toute autre matière, sans que les conseils du requérant aient pu adosser leur requête à ce précédent de poids, il démontre, ainsi que l’arrêt du 4 février 1997, que la Cour elle-même n’a pas encore mesuré toutes les conséquences de sa décision, en particulier sur d’autres pans de sa propre jurisprudence. Il appartient à la doctrine, aux justiciables et à leurs conseils, au public enfin d’imposer cette mise à niveau par la critique, l’exercice des recours et le débat.

IV – L’impartialité

20Pour en revenir à l’arrêt lui-même, M. Tanghe critique la notion d’impartialité imposée par la Cour de cassation car elle 1o se fonderait sur une apparence purement subjective [23] ; 2° ne tiendrait pas compte de la position asymétrique des parties, l’inculpé et la victime, dans la procédure pénale [24] ; 3° ne tiendrait pas davantage compte du statut spécial du juge d’instruction, qui est également officier de police judiciaire [25].

21L’impartialité d’un juge s’apprécie non d’après ses sentiments profonds et secrets mais sur la base de faits et d’indices extérieurs, à la lumière des croyances que ceux-ci ont pu légitimement générer chez autrui. Ce critère constitue une application classique de l’adage anglais « Justice must not only be done, it must also be seen to be done ». Il reflète un point de vue pragmatique, au sens tant courant que technique du terme, qui détermine le sens et la portée d’une attitude moins d’après l’intention secrète de l’émetteur que par référence à l’interprétation d’un tiers observateur, placé en position de “lecteur modèle” [26]. Ce critère n’est pas “purement subjectif’ dans la mesure où il ne se fonde pas plus sur le sentiment profond de l’inculpé que sur celui du juge, mais s’appuie au contraire sur l’interprétation plausible de faits ou d’indices dûment constatés [27]. La jurisprudence récente de la Cour de Strasbourg en offre plusieurs applications convaincantes [28]. Il s’agit donc moins, comme le craint M. Tanghe, d’abandonner la vérité pour l’apparence que de délaisser l’essence imperceptible au profit du phénomène observable [29]. De ce point de vue, il ne paraît pas aberrant que le fait de participer à un dîner en compagnie des victimes et de recevoir, à cette occasion, un cadeau de valeur symbolique soit interprété comme mettant en cause l’impartialité du juge à l’égard des prévenus.

22La position asymétrique de l’inculpé et de la victime dans la procédure pénale importe peu à cet égard dans la mesure où la garantie d’impartialité ne règle pas les relations des parties entre elles mais bien de chaque partie à l’égard du juge. Il ne s’agit donc absolument pas de mettre la victime et l’inculpé sur un même plan ni sur les deux plateaux d’une balance. Les articles 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde et 14.1 du Pacte de New-York imposent d’ailleurs expressément l’impartialité tant dans les procédures répressives que dans les contestations civiles.

23Enfin, si la loi et la Constitution ont entendu confier la responsabilité de certains actes de poursuite à un juge, c’est précisément pour donner au justiciable toutes les garanties que comporte l’intervention judiciaire. Comme le rappelle la Cour de cassation dans l’arrêt Connerotte, “le juge d’instruction ne cesse à aucun moment d’être un juge”. Il est donc soumis au devoir d’impartialité, dans toute sa rigueur. La reconnaissance générale du principe d’indépendance et d’impartialité a heureusement soldé depuis 1989, au moins quant à l’impartialité, la mauvaise querelle entre la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg et notre haute juridiction, qui s’était refusée à appliquer, dès la phase de l’instruction préparatoire, l’article 6.1. de la Convention européenne de sauvegarde, fixant les garanties du procès équitable.

V – La victime

24M. Tanghe reproche d’autre part à la Cour de cassation de cantonner la victime dans un rôle purement passif [30] et d’interdire au juge toute manifestation naturelle de sympathie à son égard [31].

25Sur le premier point, on ne peut que lui donner raison. Une bonne justice ne requiert pas seulement un juge impartial mais encore un juge informé. C’est pourquoi le juge doit, avant de se prononcer et dans la mesure du possible, entendre toutes les parties à la cause, selon le principe “audi alteram partem”. Dans la procédure de dessaisissement du juge Connerotte, la Cour a manifestement ignoré ce principe en faisant droit à la requête de son Procureur général, sans entendre les parents des victimes, qui pourtant réclamaient la parole, ni le juge Connerotte, concerné au premier chef. Cette attitude est d’autant plus incompréhensible que l’article 546 du Code d’instruction criminelle réserve expressément la possibilité pour la Cour de ne pas statuer sur le champ et d’ordonner la communication du dossier au ministère public de la juridiction saisie (soit ici M. Bourlet), au juge d’instruction saisi (soit ici M. Connerotte) et à “l’autre partie” (soit ici les parents des victimes qui se sont constituées parties civiles). Le choix normal du contradictoire aurait sans doute permis d’approfondir l’enquête sur les faits et la discussion des principes [32]. Le recours en opposition, ouvert a posteriori aux familles et effectivement exercé par elles, n’offrait pas à cet égard la même garantie, la Cour pouvant difficilement revenir sur la décision prise et immédiatement exécutée [33].

26Il est grand temps que la loi reconnaisse à la victime le statut de véritable partie à la cause, en lui conférant le droit d’être entendue à tous les stades de la procédure, et notamment par le juge d’instruction. Ce droit d’être entendu par le juge d’instruction devrait symétriquement être accordé à l’inculpé alors que, dans l’état actuel des choses, aussi bizarre que cela puisse paraître, la jurisprudence de la Cour de cassation ne le garantit pas [34].

27La question de savoir dans quelle mesure le juge peut manifester sa sympathie et son émotion à l’égard des victimes est plus délicate. L’affaire Dutroux a certes mis en évidence le caractère inhumain d’une organisation policière et judiciaire, qui laisse la victime seule face à sa douleur, dans le silence, l’ignorance ou pis, le mépris. La victime a droit à notre respect et à notre considération. Elle doit être informée, assistée et, si besoin est, prise en charge par l’autorité publique. Mais appartient-il au juge d’instruction d’assumer cette mission ? Méfions-nous de la confusion des rôles. Le juge est chargé de dire le droit. Son statut est construit autour de cette exigence. Il emporte des devoirs particuliers, notamment d’impartialité à l’égard de l’inculpé. Ce statut et ces devoirs sont peu compatibles avec des manifestations publiques d’affection ou d’émotion que notre époque tend à considérer, sous l’influence des médias, comme la manifestation la plus achevée de l’humanité.

VI – La mission démocratique du juge

28Les critiques adressées à l’arrêt Connerotte débouchent opportunément sur une réflexion sur la justice démocratique et l’office du juge. Dans un passage bien enlevé [35], où l’on a crû reconnaître notamment une parenté avec les analyses de Claude Lefort [36], M. Tanghe rappelle, avec beaucoup d’à propos, que, dans une démocratie, la question de la justice fait l’objet d’une discussion permanente et interminable, d’un conflit proprement politique. Ce différend n’est pas accidentel ou temporaire, mais, au contraire, il est l’essence même de la démocratie. Aussi bien, il ne peut y avoir en matière de justice, n’en déplaise à Platon, de souverain bien, de vérité dernière ni d’évidence inébranlable, car il est impossible d’en appeler à un fondement ontologique ultime, à un garant divin ou à une vision commune des fins dernières de la société, pour mettre un terme définitif au conflit des interprétations.

29En démocratie, la justice est l’affaire de tous, tout le temps. Personne, pas même la majorité parlementaire en place, qui “fait la loi”, ne peut prétendre détenir le fin mot de la règle. Aucun “juge suprême” ne dispose d’un savoir absolu et définitif quant à l’application des lois et à leur interprétation. A cet égard, Mme Liekendael utilise une expression malheureuse, lorsqu’elle affirme, dans sa dernière mercuriale, de manière incidente mais formelle, que “l’interprétation [de la loi] par la Cour de cassation est souveraine [37]”. En démocratie, la Souveraineté réside dans le peuple, entité infigurable qu’aucun organe, quel qu’il soit, ne peut prétendre incarner. Si la Cour de cassation, au sommet de la pyramide judiciaire, joue un rôle éminent dans l’interprétation des règles de droit, ses arrêts ne demeurent pas moins soumis au débat et à la controverse, tant en amont dans le cours de la procédure, qu’en aval, dans les discussions et les critiques que peut susciter la décision, au sein des cercles excentriques qui vont de la doctrine spécialisée à l’espace public dans son ensemble. A cet égard, les démonstrations et protestations, souvent passionnées, qui ont précédé et surtout suivi l’arrêt Connerotte et plus largement l’affaire Dutroux, ne constituent pas tant une menace pour la démocratie, nous en tombons d’accord avec M. Tanghe [38], qu’un signe de sa vitalité [39].

30Les cours et tribunaux ont pour mission de statuer sur les poursuites pénales et de régler les contestations sur les droits civils et politiques. L’autorité de la chose jugée s’attache aux décisions prises à l’issue de l’exercice des voies de recours. Cette autorité ne s’étend pas toutefois aux questions de droit tranchées par l’arrêt, qui sont toujours susceptibles d’un nouvel examen et, si nécessaire, d’une remise en cause. Notre droit ignore le régime du précédent obligatoire [40]. La jurisprudence n’est pas épargnée par la discussion permanente qui agite la démocratie. Comme l’écrit M. Tanghe, une “jurisprudence démocratique (…) ne dissimule pas la contingence de ses décisions et ose avouer sa finitude [41]”. Ajoutons qu’une telle jurisprudence peut revendiquer sans honte et publiquement le fait avéré de sa propre évolution à travers le temps. On ira plus loin encore pour dire, à la suite de Dworkin, que la force d’un droit vivant se mesure à sa capacité à refléter et à intégrer les débats et les conflits qui animent la société. Cette capacité implique d’abord la reconnaissance de la pluralité des opinions et de la nécessité du débat [42]. Les règles de la procédure n’ont d’ailleurs pas d’autre objet que de fixer le cadre et les règles d’un tel débat.

31Autant nous adhérons au principe de cette jurisprudence démocratique, autant l’application qu’en propose M. Tanghe dans l’affaire Connerotte nous apparaît confuse, inconséquente et même incompatible avec ce principe lui-même.

32La démocratie, avons-nous vu, requiert du juge une attitude modeste, qui ne se réclame pas d’un savoir absolu, fut-il scientifique, mais reconnaît au contraire que “la bonne réponse” en droit ne peut provenir que d’une véritable discussion de la question litigieuse. Cette discussion, qui se déroule librement sur la place publique, les principes et les règles de la procédure ont pour objet de l’organiser dans le prétoire. La discussion judiciaire participe ainsi du débat démocratique sur la justice, qu’elle n’épuise par pour autant. Les principes de la procédure (notamment la publicité des audiences et du prononcé, le contradictoire, les droits de la défense et bien sûr l’indépendance et l’impartialité du juge [43]), en tant qu’ils favorisent et protègent le bon déroulement de la discussion, conditionnent le caractère démocratique du fonctionnement de la justice. La Cour de cassation, l’a bien compris en fondant directement, dans l’arrêt Connerotte, son appréciation rigoureuse de l’impartialité du juge sur le caractère démocratique de l’État [44]. Contrairement à ce qu’écrit M. Tanghe, la Cour a donc établi un lien entre le droit et la démocratie [45].

33Cependant, pour M. Tanghe, “le respect des procédures, abstraction faite de tout contenu, n’est pas l’expression de l’esprit démocratique, bien au contraire [46]” et “l’obsession procédurale, loin de favoriser la démocratie, l’énerve et la fatigue [47]”. Selon lui, les garanties de la procédure ne sont que des moyens au service d’un but supérieur, d’une valeur primordiale : la démocratie elle-même. Si bien que “lorsque se présentent des conflits entre des valeurs fondamentales et des garanties manifestement perverties s’imposent parfois des choix déchirants. Ce qui importe dans ce cas, c’est d’avoir en vue le sens profond de la démocratie et de ne pas s’en tenir à la seule considération des moyens (pervertis) [48]”.

34J’avoue ne pas comprendre le sens de ses propos. Comment pourrions-nous passer outre le respect des procédures de discussion au nom du sens profond de la démocratie, quand nous avons reconnu, à la suite de M. Tanghe lui-même, que le sens profond de la démocratie fait l’objet d’un conflit insoluble et requiert la poursuite d’une discussion jamais close ? Certes, les principes de la discussion eux-mêmes ne sont pas soustraits à l’empire de la discussion et à l’interprétation. Mais de quel droit le juge pourrait-il décider de les écarter purement et simplement, sinon au titre d’un savoir infaillible sur la justice, les valeurs ou la vérité, auquel la démocratie lui impose précisément de renoncer ?

35Selon M. Tanghe, c’est la balance des valeurs et des intérêts en conflit, en fonction du poids que ceux-ci représentent dans l’état actuel de la société, des besoins et des opinions, que devra effectuer le juge pour prendre sa décision [49]. Les magistrats ont pour mission de réguler ces intérêts et valeurs, de les articuler, de les “solidariser”, ce qui requiert “du bon sens, l’intelligence de la contingence des situations, le sens de la nature des choses” [50]. Cette conception de la décision judiciaire, reprise à l’école sociologique, si elle s’éloigne d’une application exégétique de la loi, n’est pas pour autant conforme aux exigences démocratiques. D’une part, parce qu’elle abaisse, de manière inacceptable, le débat démocratique sur le droit et la justice au niveau d’un conflit d’intérêt [51]. D’autre part, parce qu’en faisant du juge l’arbitre de ce conflit, elle élève un jugement de valeur, dont rien ne garantit la légitimité, au rang de règle de droit.

36La position défendue par M. Tanghe est intenable car elle se contredit elle-même. On ne peut pas tout à la fois gloser sur l’impossibilité de recourir désormais aux garanties ontologiques [52] et encourager les juges à fonder leurs arrêts sur on ne sait quel sens profond de la nature fluctuante des choses [53] ; affirmer d’un côté que nous ne disposons plus d’évidences inébranlables et en appeler de l’autre à Platon, le maître métaphysicien, pour reprocher à la Cour de cassation de préférer l’opinion à la vérité dans l’appréciation de l’impartialité [54] ; assumer le caractère essentiel et indépassable du conflit en démocratie [55] et exiger ensuite du juge qu’il solutionne celui-ci par un système de poids et mesures [56].

37Être démocrate ne dispense pas de demeurer conséquent, que du contraire. Si la démocratie coïncide avec l’institutionnalisation de la discussion sur le bien et le juste, alors le combat pour la démocratie doit tendre à développer les espaces nécessaires à la poursuite de cette discussion. Ce qui implique de veiller au respect des principes et des règles de procédure, dans la mesure où ceux-ci garantissent la libre discussion du juste au plan judiciaire. Certes, ces règles ne suffisent pas à construire un ordre juridique [57]. Mais elles sont la condition nécessaire de sa légitimité. Il ne saurait donc être question de renoncer aux règles de la discussion sous la pression des intérêts en cause. Y céder reviendrait à abdiquer le principe démocratique au profit du pur rapport de forces.

38Ces raisons justifient, à mon avis, le refus de la Cour de procéder dans l’affaire Connerotte à une quelconque mesure des intérêts en présence [58]. En effet, il ne s’agissait pas en l’espèce de mettre en balance, d’une part, l’intérêt de Dutroux et Nihoul (qui n’est jamais évoqué dans la décision) et, d’autre part, l’intérêt des victimes, les vœux de l’opinion publique ou la gravité des faits, mais bien de sauvegarder le principe de la libre discussion (qui suppose un juge impartial) contre la pression de quelque intérêt que ce soit. Ce respect des principes ne constitue pas une fin en soi. Il conditionne la légitimité des poursuites menées contre les criminels et par suite de l’arrêt qui éventuellement les condamnera et du châtiment qui sanctionnera leur forfait. En ce sens, il rejoint l’exigence de justice.

VII – De la nécessité d’approfondir la jurisprudence Connerotte

39En affirmant solennellement que l’indépendance et l’impartialité des juges constitue un principe fondamental de notre constitution démocratique et de l’organisation du pouvoir judiciaire, l’arrêt Connerotte marque une étape importante dans la formulation et la mise en œuvre, parfois laborieuse, d’une véritable éthique judiciaire procédurale. Le respect de cette éthique conditionne aujourd’hui la légitimité du pouvoir judiciaire dès lors que l’application de la règle de droit n’est plus perçue comme une activité seulement logique ou même savante mais bien comme impliquant nécessairement l’ouverture d’une discussion contradictoire et argumentée.

40Il importe à présent de tirer toutes les conséquences de droit de cette décision de principe, y compris pour peser sur l’évolution de certains pans de la jurisprudence de la Cour de cassation qui ne prennent pas toute la mesure du principe d’impartialité. Ainsi, la voie est désormais largement ouverte pour exiger que le justiciable dispose, à tous les stades de l’affaire, d’une procédure clairement identifiée, permettant de vérifier l’impartialité du juge saisi, lorsqu’un doute peut être soulevé sur ce point avec quelque apparence de fondement. Cette exigence n’est pas satisfaite à ce jour, comme le montre encore le récent arrêt Holliday Inn, en raison des conditions restrictives auxquelles sont soumises les procédures en récusation et en dessaisissement pour cause de suspicion légitime.

41Mais l’éthique procédurale ne se limite pas à l’indépendance et à l’impartialité des juges. Elle fonde également le droit de toutes les parties intéressées à une cause d’être entendues et de participer à la discussion contradictoire qui doit mener à la décision. Force est de constater qu’en faisant le choix d’un examen unilatéral de la requête en dessaisissement du juge Connerotte, alors que la loi offrait l’occasion d’un débat contradictoire la Cour a méconnu ce droit. Ce choix est d’autant plus dommageable qu’il jette une ombre sur une décision par ailleurs courageuse et puissamment motivée. Peut-être la Cour s’est-elle effrayée des conséquences d’un tel débat, qu’imposait pourtant la logique démocratique.

42La jurisprudence de la Cour de cassation, en tant qu’elle dit notre droit, n’est pas la propriété privée de la Cour. Il appartient à chacun de nous, démocratiquement, selon nos moyens, d’agir en vue de la faire évoluer dans le sens de ce qui nous paraît juste. De ce point de vue, l’arrêt Connerotte offre, pour moi, autant de motifs de se réjouir que de continuer le combat.


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Date de mise en ligne : 08/09/2019

https://doi.org/10.3917/riej.039.0150

Notes

  • [1]
    Ce paragraphe résume la thèse que j’ai développée dans mon article sur La philosophie de l’arrêt Connerotte, in Journal des Procès, 1997, n° 324, pp. 10-14.
  • [2]
    Tanghe, p. 107.
  • [3]
    Tanghe, p. 111.
  • [4]
    Tanghe, p. 108.
  • [5]
    Cette expression, classique dans la jurisprudence de la Cour en matière de principes généraux du droit, est effectivement reprise dans l’arrêt Connerotte.
  • [6]
    DWORKIN a développé ce schéma de manière circonstanciée dans L’empire du droit, Paris, P.U.F., 1994. Pour une courte synthèse, on peut lire mon compte rendu de l’ouvrage au Journal des Tribunaux, 1994, p. 795.
  • [7]
    Cass. 15 juin 1989, Pas. 1989, I, 1117 et s. (pris sur conclusions conformes du Premier avocat général Velu, non publiées à la Pasicrisie). - Repris notamment dans Cass. 4 février 1993, J.L.M.B., 1993, p. 1048 et s.
  • [8]
    Sur le rôle joué par le Parquet de la Cour de cassation dans l’évolution de cette jurisprudence : J. M. Piret, Impartialité du juge et suspicion légitime, in Présence du droit public et des droits de l’homme, Mélanges offerts à J. Velu, t. 2, Bruxelles, Bruylant, 1992, pp. 857-870, spéc. pp. 859-60. À noter que Ganshof se fondait lui-même sur une jurisprudence, demeurée constante, du Conseil d’État.
  • [9]
    Sur la base de l’article 441 du Code d’instruction criminelle. Ce point est également mentionné par M. Tanghe (p. 112).
  • [10]
    Cass. 24 septembre 1986, publié au Journal des Procès, 1986, n° 91, pp. 27-31, avec une note de Philippe Quarre.
  • [11]
    L’article 828, 8° prescrit la récusation si le juge “a donné conseil, plaidé ou écrit sur le différend…”. Or le juge était intervenu comme conseil de la sœur de M. Salik, dans un litige civil, donc distinct, mais portant sur les faits qui donnaient lieu aux poursuites ou sur des faits similaires.
  • [12]
    Dworkin parle à cet égard de l’incidence de la “force gravitationnelle” (gravitational force) relative des sources et notamment des précédents sur l’évolution de la jurisprudence (Taking Rights Seriously, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1978, pp. 111-113 et 121).
  • [13]
    Evoquée par M. Tanghe, pp. 110-111.
  • [14]
    Le texte néerlandais de l’arrêt est publié au Tijdschrift voor Processrecht en Bewijsrecht / Revue de droit judiciaire et de la preuve, 1997-2, p. 95 et suiv., accompagné d’une note solide et convaincante de S. Sonck.
  • [15]
    Tanghe, p. 111.
  • [16]
    Nos vifs remerciements vont à M. Butzler, qui nous a très obligeamment communiqué, à titre scientifique, le dossier.
  • [17]
    Notamment Cass. 1er décembre 1983, 23 mai 1984, 7 mai 1986, 16 novembre 1988, 22 novembre 1990, 30 janvier 1991, 18 novembre 1992 et encore 19 mars 1996.
  • [18]
    En ce sens : Sonck, op. cit., pp. 98-9.
  • [19]
    Sauf si les causes de récusation surviennent ultérieurement (art. 833 du Code judiciaire).
  • [20]
    Liège, 7 avril 1992, 1992, p. 1157, qui se fonde sur la prééminence de la norme internationale (l’art.6.1. de la Convention de sauvegarde) sur la norme interne.
  • [21]
    Cass., 4 février 1997, R.G. P. 96. 1322 N (en cause Dewulf), réf. IDJ n° 97-08191. - Même décision dans Cass., 24 novembre 1994.
  • [22]
    Arrêt Remit c. France, 23 avril 1996.
  • [23]
    Tanghe, p. 113
  • [24]
    Tanghe, p. 117.
  • [25]
    Tanghe, p. 115-116
  • [26]
    Au sens technique, la pragmatique étudie le rapport du signe à ses utilisateurs, et souvent la construction du sens du message par le ou les destinataires. Le concept de “lecteur modèle” est développé par U. Eco (in Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992, spécialement I. « Intentio lectoris ». Notes sur la sémiotique de la réception, pp. 19-47) et a été transposé en droit par F. Ost, L’herméneutique juridique entre hermétisme et dogmatisme. Le jeu de l’interprétation en droit, in Revue internationale de sémiotique juridique, 1993, p.37 et s..
  • [27]
    Il constitue un cas d’application supplémentaire du principe général de “respect dû aux expectatives légitimes d’autrui” proposé par X. Dieux dans une thèse très convaincante (Bruxelles, Bruylant, 1997).
  • [28]
    Après avoir parfois un peu erré. - Voyez à ce sujet : J. Van Compernolle, Évolution et assouplissement de la notion d’impartialité objective, in Rev. trim. dr. h., 1994, pp. 437-444. - R. Ergec et A. Schaus, La Convention européenne des droits de l’homme. Examen de jurisprudence, in R.C.J.B., 1995, pp. 341-419, §§ 100-107. - P. Martens, La tyrannie de l’apparence, in Rev. trim. dr. h., 1996, pp. 640-656.
  • [29]
    Voyez la surprenante allusion de M. Tanghe (p. 114) à la métaphysique platonicienne, qui est parfaitement contradictoire avec la conception démocratique du sens développée dans la suite de l’article.
  • [30]
    Tanghe, p. 125 et aussi p. 120-121 sur l’écoute des parties.
  • [31]
    Tanghe, p. 123.
  • [32]
    Dans le même sens : Tanghe, p. 120.
  • [33]
    La Cour de cassation n’a statué sur les oppositions Russo-Collet et Benaïssa que le 11 décembre 1996. Ces arrêts ont été publiés, ainsi que les moyens d’opposition, au J.L.M.B., 1997, pp. 175-197.
  • [34]
    Le droit d’être entendu par le juge chargé de l’instruction, reconnu par l’ancien droit, est présenté par Faustin Helie comme une garantie essentielle. La Cour de cassation refuse cependant de le consacrer absolument en admettant notamment la régularité de l’instruction pour rapport. En outre, par l’effet des délégations des devoirs d’enquête à la police judiciaire, certains inculpés demeurent sous le coup d’une inculpation parfois durant plusieurs années sans avoir le moindre entretien avec le juge d’instruction chargé de l’enquête. Cette situation inacceptable constitue une violation caractérisée des droits de la défense.
  • [35]
    “Un droit démocratique ?”, p. 131 et suiv.
  • [36]
    Plutôt que de Tocqueville plusieurs fois cités plus haut dans l’article. - Voyez notamment : C. Lefort, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981. Signalons aussi la récente publication du bon essai d’Hugues Poltier, Claude Lefort. La découverte du politique, Paris, Michalon, col. « Le bien commun », 1997.
  • [37]
    E. Liekendael, La séparation des pouvoirs à l’aube du troisième millénaire (Discours prononcé par le Procureur général à l’audience solennelle de rentrée de la Cour de cassation du 1er septembre 1997), Journal des Tribunaux, 1997, pp. 553-564, § 43, in fine, p. 559. Voici en son entier le passage critiqué : “A peine est-il besoin de rappeler que, dans notre État de droit, auquel nous sommes tous si fermement attachés, le pouvoir législatif fait les lois, le pouvoir exécutif les exécute, le pouvoir judiciaire les applique. Cette application suppose presque toujours une interprétation et, à cet égard, l’interprétation par la Cour de cassation est souveraine, sous la réserve d’une éventuelle loi interprétative”. Le contexte indique que le Procureur général utilise vraisemblablement ici l’adjectif souverain dans un sens kelsenien : la décision de la Cour serait souveraine au sens où elle ne pourrait être remise en cause par une autre juridiction ou un autre pouvoir. Cet usage n’en est pas moins malheureux à notre avis au regard des exigences du débat démocratique, à la nécessité duquel Mme Liekendael se montre par ailleurs très sensible dans un discours d’un ton nouveau et ouvert.
  • [38]
    Tanghe, p. 137.
  • [39]
    Il serait d’ailleurs sain pour nos institutions que les décisions de nos hautes juridictions aient plus souvent les honneurs des journaux télévisés, comme c’est le cas, presque quotidiennement, aux États-Unis, pour les décisions de la Cour Suprême.
  • [40]
    La Cour de cassation le reconnaît de manière formelle en déclarant irrecevables les pourvois formés sur le moyen de la violation de la jurisprudence de la Cour.
  • [41]
    Tanghe, p. 147.
  • [42]
    En donne un gage l’expression des “dissenting opinions” dans les décisions des juridictions de Common Law mais aussi des cours européennes de Strasbourg et Luxembourg, qui influencent directement notre droit (dans le même sens : Tanghe, p. 148).
  • [43]
    Ces principes sont à tel point importants qu’ils sont garantis à la fois par la Constitution et par les Conventions protectrices des droits de l’homme.
  • [44]
    Voyez le texte de l’attendu cité au début du présent article.
  • [45]
    « Pour elle [la Cour de cassation] la rencontre entre droit et démocratie n’a jamais eu lieu, semble-t-il » (p. 145).
  • [46]
    Tanghe, pp. 139-140.
  • [47]
    Tanghe, p. 140.
  • [48]
    Tanghe, p. 139, souligné par nous.
  • [49]
    Tanghe, p. 142.
  • [50]
    Tanghe, p. 144.
  • [51]
    Voyez pourtant Tanghe lui-même, p. 136, notamment : “du moment que les rapports sociaux sont perçus exclusivement en termes de jeu et d’oppositions d’intérêts de groupe, il s’agit déjà d’une perversion de l’esprit de la démocratie”. La voie entrouverte de la conciliation judiciaire des intérêts contredit d’autre part le portrait tracé par Tanghe du démocrate qui a “abdiqué la foi en une unité sociale au-delà de tout conflit” (p. 132).
  • [52]
    Tanghe, p. 131.
  • [53]
    Tanghe, p. 144.
  • [54]
    Tanghe, p. 114.
  • [55]
    Tanghe, p. 132.
  • [56]
    Tanghe, p. 121.
  • [57]
    En ce sens, Tanghe, pp. 140-141.
  • [58]
    « l’impartialité ne se détermine pas en mettant en balance, d’une part, le comportement du juge d’instruction et, d’autre part, la nature ou le caractère de gravité exceptionnelle des faits qu’il instruit » (Cass., 11 décembre 1996, précité, p. 185).

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